On sait que Bichat définissait la vie comme « l’ensemble des fonctions qui résistent à la mort ». Une telle définition, toute négative, ne dessine ainsi qu’en creux l’idée qu’on peut se faire de la vie en un sens biologique. Il en va de même si l’on cherche à définir la politique par la résistance. Dans les deux cas, résister vaut comme condition de possibilité, nécessaire, mais non suffisante : la vie et la politique présentent une positivité que leur définition par le seul concept de résistance conduit à négliger nécessairement. Certes, un organisme devenu impuissant à résister aux menaces extérieures, virales par exemple, est exposé à mourir, tout comme une impuissance à résister au pouvoir signifie la disparition de la politique. Il s’en faut cependant de beaucoup que le fonctionnement de la matière vivante se réduise à cette action strictement négative, de même qu’une politique intégralement envisagée sous l’angle de la résistance tend à devenir strictement réactive : la politique restreinte à une forme de résistance a besoin de ce à quoi elle s’oppose pour exister (tout comme la définition circulaire de Bichat fait de la vie biologique ce qui a besoin de la mort pour être pensable), alors qu’une forme vive de politique (non cristallisée dans des institutions) se raffermit dans l’opposition à ce qu’elle nie, sans en dépendre pour autant. Il y a un geste strictement affirmatif de la politique vive qui la désigne comme souveraine, y compris lorsqu’elle en passe par des actes de résistance : à l’inverse du plaisir de ressentiment, il y a un plaisir de résister, accordé comme par surcroît, à une puissance qui prend plaisir à toutes les formes de son affirmation, y compris lorsqu’elles en passent par des modalités de résistance.
Si, donc, il est souvent possible, et même assez aisé de pouvoir s’accorder sur ce que l’on rejette, dans une acception large du terme de politique, notamment lorsqu’on s’oppose à un pouvoir, comme ce fut le cas dans ce qu’on a appelé les « révolutions arabes », en revanche, c’est la positivité de ce désir politique, nécessairement multiple, qui est difficile à cerner. Il ne s’agirait pourtant pas d’en conclure que ce désir s’épuise dans la seule destruction d’un état de fait – c’est au nom d’autre chose, même si cela est difficile à penser et à énoncer, que l’on se soulève, parfois au péril de sa propre vie. Il ne s’agirait pas non plus, pour lutter contre des organisations politiques liberticides toujours promptes à occuper la place du pouvoir devenue vacante après une révolution (organisations jamais dépourvues d’un projet politique, sociétal à appliquer) de leur opposer un projet émancipateur. C’est dans cet intervalle entre une politique définie comme simple résistance au pouvoir et une politique pensée sur le modèle d’une utopie clés en mains (transcendante) – le modèle de la politique conçue comme pragmatisme, reconduite à des choix qui ne seraient que techniques étant écarté, comme négation même de la politique, en sa dimension essentiellement conflictuelle – qu’on va ici tenter d’envisager l’idée d’une politique qui, dans sa puissance insurrectionnelle même, veut plus que seulement nier ce qui est, tout en se révélant incompatible avec la moindre anticipation (par concept ou par image) de ce qui pourrait venir. On pourra la juger sans prudence, mais au moins une telle politique s’inscrit-elle dans le mouvement même d’un devenir, que toute anticipation ne pourrait que figer. L’imprudence, elle serait plutôt dans les constructions intellectuelles d’un Bataille ou d’un Caillois, jouant littéralement avec le feu, à travers les mythes nazis, qu’ils voulaient utiliser pour les détourner – il n’y a pas de souffle insurrectionnel dans les textes de Bataille de la période du Collège de Sociologie, mais plutôt une grande fatigue, celle de qui fait l’éloge de la mort comme source de joie. Et puis, par ailleurs, la prudence n’a jamais empêché le pire en politique, comme en témoigne encore notre époque elle-même, lorsque, sacrifiant à la prudence (et à une de ses variantes modernes : la sécurité) comme à une idole, elle établit, de fait, l’état d’exception permanent – supposé, précisément, empêcher le retour du pire, quand il en constitue pourtant une modalité !
S’il n’est peut-être plus aussi utile aujourd’hui d’en revenir, à nouveau, à une critique du modèle transcendant de l’utopie, notamment après les travaux d’Hannah Arendt, relatifs à la distinction entre « fabrication » (poièsis) et « action » (praxis), mais aussi ceux de René Schérer, introduisant, dans le sillage de Deleuze, l’idée d’une utopie immanente, attentive aux surgissements de virtualités inscrites dans l’épaisseur du présent, en revanche, il l’est sans doute davantage, d’insister sur une dimension de la politique qui, non utopique, ne se réduirait pourtant pas à une pratique de la résistance. Autrement dit, s’il n’est pas nécessaire d’en passer par un schéma (même immanent) d’utopie pour penser un devenir politique, il s’agit cependant d’être attentif au fait que ce devenir ne tombe pas sous l’emprise des puissances du nihilisme, le risque étant double à cet égard : le danger, évident, d’une reterritorialisation des lignes de fuite (l’anti-sarkozysme transformé en pro-hollandisme), mais surtout celui, plus insidieux, d’un « grand Dégoût ». C’est sur ce dernier qu’il convient de s’arrêter, en ce qu’il peut présenter les dehors d’une résistance effective au pouvoir, et pourtant relever essentiellement du ressentiment.
Deleuze et Guattari avaient bien insisté sur l’existence de trois types de lignes : une ligne assez souple, travaillée par des segmentations (entre territoires et lignages) constituant l’espace social ; une ligne de segmentarité dure, relevant d’un appareil d’Etat ; une ou plusieurs lignes de fuite, définies par décodage et déterritorialisation. Or, précisaient-ils, aucune ligne n’est, en elle-même, bonne ou mauvaise, et il reviendrait donc à « la pragmatique » ou à « la schizo-analyse » d’étudier les dangers propres à chaque ligne (1). Et c’est donc dans cette optique qu’ils en venaient à définir les dangers spécifiques aux lignes de fuite elles-mêmes, celles qui nous intéressent ici, si l’on veut en effet bien voir dans certaines modalités de la résistance au pouvoir une direction qui serait bien celle d’une ligne de fuite : « Nous avons beau présenter ces lignes [de fuite] comme une sorte de mutation, de création, se traçant non pas dans l’imagination, mais dans le tissu même de la réalité sociale, nous avons beau leur donner le mouvement de la flèche et la vitesse d’un absolu – ce serait trop simple de croire qu’elles ne craignent et n’affrontent d’autre risque que celui de se faire rattraper quand même, de se faire colmater, ligaturer, renouer, reterritorialiser. Elles dégagent elles-mêmes un étrange désespoir, comme une odeur de mort et d’immolation, comme un état de guerre dont on sort rompu : c’est qu’elles ont-elles-mêmes leurs propres dangers […]. Pourquoi la ligne de fuite est-elle une guerre d’où l’on risque tant de sortir défait, détruit, après avoir détruit tout ce qu’on pouvait ? Voilà précisément le quatrième danger : que la ligne de fuite franchisse le mur, qu’elle sorte des trous noirs, mais que, au lieu de se connecter avec d’autres lignes et d’augmenter ses valences à chaque fois, elle ne tourne en destruction, abolition pure et simple, passion d’abolition. Telle la ligne de fuite de Kleist, l’étrange guerre qu’il mène, et le suicide, le double suicide comme issue qui fait de la ligne de fuite une ligne de mort » (2). Les auteurs de Mille plateaux insistent bien sur le fait qu’il s’agit ici de lignes de fuite envisagées « dans le tissu même de la réalité sociale », et non « dans l’imagination », ce qui les distingue donc de lignes utopiques, et pourtant, indiquent-ils, ces lignes peuvent tourner en lignes d’abolition. Le danger nihiliste n’épargne donc pas les lignes de fuite en elles-mêmes, et certaines formes de résistance au pouvoir peuvent par conséquent, sans pour autant se nier dans un mouvement de reterritorialisation, sécréter une « passion d’abolition » – ce pourrait être le cas à trop se centrer, par exemple, sur les gestes d’immolation ayant accompagné les débuts de certaines révolutions arabes récentes, à trop valoriser ces suicides en tant que tels. En effet, de tels gestes n’ont un sens échappant au cri de Viva la muerte ! qu’à la condition d’être envisagés comme l’indice d’un manque à être propre à l’existence actuelle – comme un appel à enflammer l’existence pour qu’elle brûle de mille feux, et non pour qu’elle disparaisse dans la cendre. On n’échappe au nihilisme en ce cas qu’à travers le dehors vers lequel plonge l’acte d’immolation, en ce que ce geste vaut alors comme condamnation d’un état de fait (actuel) contre un autre état de fait (au moins possible), et non comme réclamation de la cessation de tout état de fait. C’est un empêchement à être qui motive alors le geste, à l’opposé, donc, de toute passion d’abolition. C’est pareillement que le suicide de Deleuze n’aurait pas à être inscrit sur une ligne de mort : c’est le caractère insupportable d’une existence empêchée par des difficultés respiratoires extrêmes qui donnerait alors son sens au geste par lequel le philosophe s’est défenestré, précisément au nom d’une existence désirable, et pas du tout par préférence pour le néant. C’est d’ailleurs en ce sens que Deleuze interprétait la question du suicide, dans l’optique de Spinoza, c’est-à-dire à l’image d’un empoisonnement : « c’est le groupe [de parties] perturbé qui prend le dessus, et qui, sous son nouveau rapport, induit nos autres parties à déserter notre système caractéristique » (3). Ainsi, la mort, ne nous étant pas intérieure, surviendrait toujours à partir d’un dehors, selon Spinoza, et dans le cas du suicide, par conséquent, la partie de soi-même s’étant empoisonnée en entrant en composition avec un élément extérieur, entraînerait une modification de notre nature, faisant la nouvelle nature s’affirmer au détriment de l’ancienne. Dans ce cas, c’est encore le conatus qui serait à l’œuvre, sous sa forme affirmative, seulement comme affirmation d’une autre nature : par l’acte de suicide, ce ne serait pas alors une nature qui agirait contre elle-même, mais une nouvelle nature agissant contre une ancienne l’empêchant de s’affirmer. En cela, le suicide envisagé dans une optique spinoziste relèverait d’une forme de mutation, à l’opposé du suicide de Kleist qui, lui, relèverait d’une forme de guerre. En effet, si l’on doit bien continuer d’affirmer que l’agencement du désir présidant aux lignes de fuite est de l’ordre d’une machine de guerre, il faut cependant préciser que cette dernière « n’a […] pas la guerre pour objet, mais l’émission, le passage de flux mutants » ; par conséquent, c’est lorsque la machine de guerre fait l’objet d’une réappropriation par l’État (reterritorialisation), ou pire encore, lorsqu’elle devient elle-même appareil d’État, qu’elle fait de la guerre, de la destruction l’objet de sa quête, ayant ainsi « perdu sa puissance de muer »(4). Dans ce cas, la guerre n’est plus occasionnée par un élément extérieur rencontré, mais devient désirée au travers d’un agencement spécifique, qui, traçant une ligne de fuite, reste certes ordonné à la machine de guerre : « […] c’est précisément quand la machine de guerre n’a plus pour objet que la guerre, quand elle substitue ainsi la destruction à la mutation, qu’elle libère la charge la plus catastrophique. […] Alors la machine de guerre ne trace plus des lignes mutantes, mais une pure et froide ligne d’abolition »(5). Que la guerre conduite par les Palestiniens reste de l’ordre d’une mutation, et non d’une guerre, c’est bien ce à quoi aspirait Jean Genet, lorsque dans les pages d’Un captif amoureux, il référait cette lutte à celle des Black Panthers : à lutter contre les Blancs, les Noirs avaient fini par se défaire de tout propre, ou plus exactement, étaient entrés dans un processus de métamorphose, par lequel, par exemple, quelque chose de la langue des Blancs (pourtant honnie et combattue) était entré dans leurs façons de parler, non sans que ces dernières, symétriquement, rejaillissent sur la langue des Blancs. Quand, à l’inverse, c’est la guerre elle-même qui semble être le but recherché de la guérilla, quand c’est le sacrifice de soi sur le champ de bataille qui paraît visé, alors ce sont là les signes d’une machine de guerre ne donnant plus naissance qu’à une ligne d’abolition.
Alain Naze
Persévérer dans le devenir / 2013
Extrait du texte publié dans Outis ! n°3
1 Gilles Deleuze, Félix Guattari, Mille plateaux, Paris, Editions de Minuit, 1980, p.277.
2 Id., p.279-280.
3 Gilles Deleuze, Spinoza. Philosophie pratique, Paris, Editions de Minuit, 1981, p.60.
4 G. Deleuze, F. Guattari, Mille plateaux, op. cit., p.280-281.
5 Id.
Archive pour le Tag 'pouvoir destituant'
« Le monde est grand, terrible et compliqué. Toute action portant sur sa complexité, peut éveiller des échos inattendus. » Antonio Gramsci
Le suicide peut-il devenir le détonateur d’un geste ouvrier de désertion politique? Un acte de révolte extrême qui, tout en étant singulier, met en question l’absence de formes de résistance communes qui seraient efficaces au niveau global ? La série impressionnante de suicides d’ouvriers dans les usines Foxconn de Shenzhen en Chine, un enchaînement tragique et spectaculaire inauguré en 2009, définit les contours d’une situation sans issue. Foxconn présente le visage le plus avancé du capitalisme contemporain. Là où cohabitent, jusqu’au point de se confondre, l’élaboration technologique la plus performante et la dimension archaïque et barbare des mécanismes de la production industrielle. Chez Foxconn, on produit les composants électroniques de la marchandise la plus fétiche que l’on puisse imaginer, comme par exemple l’iPhone. L’objet contenant, au niveau idéologique le plus élevé, ce qui, pour le citoyen du monde, constitue à la fois ce qu’il y a de plus superflu et ce qu’il y a de plus nécessaire, à savoir le téléphone portable, l’air que nous respirons. Par le travail, les capacités, le sang, la douleur des ouvriers, on promeut la logique qui soutient le capital numérique : la communication au nom de la communication. Enfermés quatorze heures par jour dans un bunker de trois kilomètres carrés, entouré par des dortoirs, plus de 400 000 ouvriers (surtout des migrants), pour un salaire de 240 euros par mois (dans le meilleur des cas), contribuent à la production, jour et nuit, des produits qui composent l’atmosphère, l’esprit, la réalité du monde gouverné par le capital financier transnational. Foxconn est l’un des bassins industriels parmi les plus grands du monde. C’est l’usine-Lager où l’on fabrique la liberté. Une liberté de communiquer qui, en puissance, doit être sans limites. Partant, la militarisation des conditions de travail doit aussi être sans limites. Les camps nazis, où trônait l’épigraphe sinistre, grotesque et criminelle Arbeit macht frei, étaient, pour les travailleurs esclaves, des usines de la mort ; alors qu’à Shenzhen on essaie, d’une manière hypocrite et infructueuse, de cacher la vérité. Mais la vérité se cache dans une clause du contrat que ceux qui sont embauchés chez Foxconn doivent signer : « Il ne faut pas s’ôter la vie et il ne faut pas se faire du mal ». Cela n’est plus suffisant : depuis quelques temps des protections anti-suicides délimitent les hangars de Shenzhen. Comme si l’on voulait entraver, voire interdire, le geste de refus le plus extrême et le plus inouï afin que le labeur continu, 24 heures sur 24, ne soit pas interrompu. Aux yeux des habitants du monde, les Etats-Unis, quand ils ne font pas la guerre aux quatre coins de la planète, se confondent avec les dispositifs Apple. Leur production a lieu en Chine. En Chine, le capitalisme contemporain semble assumer son visage le plus vrai et le plus terrifiant, en réalisant probablement sa logique interne : il expérimente sans réserve sa dissociation d’avec la démocratie. Comme si le capitalisme en Chine pouvait enfin faire sa propre critique et abandonner toute prudence. D’un point de vue strictement historico-politique, la crise économico-financière de 2008, n’est que la tentative du capitalisme de faire du monde une Chine un peu plus grande. Dans cette perspective, ce n’est pas par hasard que la crise, si l’on s’en tient à ses conséquences, est plus grave en Europe. En Europe, l’implication entre la démocratie et le capitalisme est plus ancienne et plus sophistiquée. Donc les résistances, même au niveau formel, à leur séparation sont plus âpres. Il est certain que la catastrophe de la Foxconn concerne des histoires individuelles qui illustrent également le renouvellement de très vieilles formes d’esclavage de ceux qui n’ont rien, sinon leur propre corps. Elles se réfèrent, du moins nous le pensons, à l’absence de toute perspective politique – si la politique n’est réduite qu’à logique du gouvernement de la vie – capable de laisser entrevoir une transformation radicale de l’état actuel des choses.
Que nous dit la communauté impossible des morts de Foxconn ?
L’expansion globale du pouvoir, la diffusion tentaculaire et supranationale des agences économiques et politiques gouvernant, par d’innombrables ramifications, le monde, ont causé, pour l’instant, comme l’a montré Foucault, la fin de la logique moderne qui a fondé l’opposition, sur le plan politique, entre un pouvoir et un contre-pouvoir. Entre un pouvoir et une forme de résistance qui tient de lui sa propre raison d’être car elle s’y oppose pour prendre sa place.Ce schéma, qui n’a ici qu’une fonction étiologique et qui est donc une simple modélisation, peut être résumé dans la formule dialectique opposant un pouvoir constitué et un pouvoir constituant-révolutionnaire, où un sujet politique, avec une identité définie, se propose de devenir un nouveau pouvoir constitué. Aujourd’hui, tout cela a volé en éclats. La constellation de subjectivités biopolitiques inédites, liées à des formes nouvelles de production de la connaissance et la fin du Pouvoir, imposent d’imaginer et d’inventer des pratiques de résistance à même de délégitimer et de détruire l’ordre des temps modernes et de promouvoir des désertions capables de révoquer, loin de toutes les institutions existantes, le système où la politique se résume à la question du pouvoir, quand elle renonce de manière programmatique à la chance de la transformation. Actuellement, ceux qui font de la politique, ceux qui agissent, luttent et habitent les seuils où s’étayent les conflits contre le bio-capital contemporain, n’ont plus aucune relation avec la logique moderne de la représentation politique. Ils pensent leur rôle au-delà de l’horizon symbolique et matériel de la politique. Ils s’activent sur un terrain où, selon l’ordre des temps modernes, la politique serait exclue. Mais, en réalité, il s’agit de lieux (pensons, par exemple, à ceux qui travaillent à Lampedusa avec les migrants persécutés par les dispositifs juridiques de l’Union européenne) où des mouvements sans une identité précise, sans aucun rapport avec le pouvoir, contribuent à créer une fêlure dans l’organisation de l’économie-monde néolibérale. Il est nécessaire de trouver des formes de résistance qui se placent au-delà de la logique de la résistance traditionnelle. En effet, une forme de résistance est efficace si elle arrive à relier sa propre situation locale – là où les corps se heurtent, luttent, se rebellent, fuient – à la dimension globale de l’économie capitaliste, comme il advient dans les occupations de territoires destinés à héberger des lignes de communication (qu’est-ce qu’il y a de plus important pour une économie globale qu’un aéroport, comme celui qui devrait voir le jour à Notre-Dame-des-Landes près de Nantes, ou d’une ligne TGV, comme celle qui veut défigurer à jamais le paysage de le val de Suse dans les Alpes ?). Il est question de formes de désertion qui ne révoquent pas seulement le pouvoir, mais plus profondément sa logique économico-juridique. Elles conçoivent le refus de la domination de l’économie-monde libérale comme un mouvement global de destitution du pouvoir du capital. Le numéro 3 d’Οúτις ! ambitionne de trouver un fil rouge qui pourrait lier les milliers de formes de rejet du capitalisme sauvage – les luttes des précaires, des étudiants, des clandestins, des migrants, des ouvriers – dans une série de conduites politiques refusant la logique du pouvoir, au nom de la fondation de nouvelles institutions à même de garantir le développement générique de la singularité humaine. Des institutions qui devraient être capables de protéger l’écart existant entre la survie, pour laquelle il vaut toujours la peine de mettre fin à ses jours, et une vie.Nous pensons que s’il y a une chance pour une politique révolutionnaire elle doit passer nécessairement à travers une révolution de la politique où le premier geste serait un mouvement destituant qui, à nos yeux, se manifeste comme une praxis radicale du refus. Un pouvoir destituant qui ne propose aucune alternative immédiate au pouvoir qu’il combat ; il l’esquive plutôt, il évite également la question de l’identité, en résistant – pour utiliser encore ce nom, certes noble, mais désormais probablement suranné – à la capture de ceux qui veulent donner un nom à tout ce qui a lieu sans être calculé, prévu, mesuré. Bref, toute hypothèse d’une nouvelle fondation du communisme, de l’organisation politique, doit nécessairement faire les comptes jusqu’au bout avec la catastrophe de notre temps : la domination globale de l’économie néolibérale. Cette catastrophe implique, d’abord, le courage de promouvoir, de favoriser, d’encourager, de soutenir tout mouvement destituant capable de déchaîner un événement de rupture radicale pour une autre politique. Sans ce geste de refus, complexe et multiple, sans l’ambition d’arrêter ce monde (par une grève sauvage ?), où des singularités infinies deviennent un pouvoir destituant à même de promouvoir les conditions de la transformation, toute idée de métamorphose du monde risque de devenir la manifestation d’un devoir-être abstrait. Dans une phase historique que nous n’hésitons pas à dire destituante, face à des mouvements qui secouent les fondements et la légitimité des pouvoirs constitués, de l’Egypte à Oakland, en passant par le Chili, le Mexique et Athènes, les suicides de la Foxconn expriment un Non qu’il serait stupide et erroné de considérer comme infructueux, sans effets et sans héritages. Si ce Non ne peut et ne doit pas devenir la pratique de la lutte contre le capital global (nous avons besoin, en effet, de gestes singuliers de refus qui puissent être imités) aussi en l’honneur de ceux qui ont voulu finir avec la violence du pouvoir, ce Non, alors, doit être occupé et doit devenir politique. Nous devons travailler afin que ce Non devienne une avalanche où le refus de la violence du capital recueille le mouvement à même d’interrompre – depuis rien, à l’improviste – la routine farouche de la logique capitaliste, au nom d’une autre machine : destituante et libératrice.
Clandestins, rebelles, ouvrières, pirates, étudiants, migrants, sans domicile fixe, poètes, Grisha Perelman, chômeurs, précaires, queer, ouvriers au bout des forces, paysans sans terre, banlieusards, de tous les pays, unissez-vous !
Outis
Pouvoir destituant. Au-delà de la résistance.
Potere destituente. Oltre la resistenza. / juin 2013
Le troisième numéro d’Oὖτiς ! entend vérifier et relancer une notion qui est actuellement très utilisée dans le débat philosophique, politique et culturel : le pouvoir destituant. Nous tentons de clarifier les choses : le pouvoir destituant est une figure représentant un contrecoup conceptuel face aux milliers de révoltes, de gestes, de raisonnements politiques qui alimentent l’action de tous ceux qui, en évitant la capture de la part du pouvoir, pratiquent la défection par l’esquive du principe du pouvoir politique et de son renversement dialectique, la résistance. L’expansion globale du pouvoir, la diffusion tentaculaire et supranationale des agences économiques et politiques destinées à gouverner le monde, ont épuisé la validité de la logique politique moderne qui a imposé l’opposition entre un pouvoir et un contre-pouvoir. La constellation inédite de subjectivités politiques, liées à de nouvelles formes de production cognitive, impose d’imaginer des pratiques de résistance originales à même de délégitimer l’ordre du moderne. Oὖτiς ! ambitionne de trouver un fil rouge qui pourrait lier dans une série de conduites refusant la logique du pouvoir les milliers de formes de rejet du capitalisme sauvage – les luttes de précaires, d’étudiants, de clandestins, de migrants, d’ouvriers – qui essaient d’inventer de nouvelles institutions capables de garantir le développement générique de la singularité humaine. C’est la raison pour laquelle Oὖτiς ! présente treize Thèses sur le pouvoir destituant et une longue enquête sur les mouvements qui, au niveau global, adoptent la praxis destituante, en tant que déclinaison fondamentale de leur existence.
Call for papers ! Appel pour le n°4
Depuis le 11 Septembre et la seconde guerre d’Irak, des démocraties occidentales font de la guerre sur la « frontière globale » contre différentes figures de la barbarie le principal moyen de promotion de leur supposée juste cause. Lire ICI