Les amis de W. C. Fields ont pu dire de ce célèbre acteur du muet : « Quelqu’un qui déteste les chiens et les enfants ne peut pas être complètement mauvais. » Renverser, en quelques mots, tout ce que l’humanité peut charrier de bons sentiments, est toujours admirable. Comment alors, en travaillant, dans le cadre de la Biennale internationale de design de Saint-Etienne 2013, sur la place et le statut de l’animal, ne pas tomber dans le mièvre et l’affecté ? C’est sans compter sur la question même de l’animal – redoutable – qui vous embarque dans une mise en cause profonde de ce qui fait les contours et la substance du contemporain. Une révolution copernicienne de la pensée qui vous oblige simultanément à regarder derrière vous et à vous projeter, inquiet, vers le monde qui se profile.
2012. Dans la zone interdite autour de Fukushima, cent mille animaux vivent sur des terres contaminées. Certains fermiers ne se résolvent pas à abandonner leurs bêtes et, chaque jour, risquent leur vie pour les nourrir. « Lorsque je les quitte, je me dis que c’est peut-être pour la dernière fois, alors je retire ma casquette et je me prosterne. Je pense que les bêtes me comprennent », raconte un éleveur. Le réel… et la fiction. Dans le monde de Philip K. Dick, dans Les androïdes rêvent-ils de moutons électriques ?, la catastrophe nucléaire a aussi eu lieu. La nature a quasi disparu ; des animaux-machines consolent faiblement l’humanité, plongée dans des mégalopoles rouillées et crasseuses, où l’on distingue les hommes des androïdes en les soumettant au test de Voight-Kampff, dit « d’empathie » qui met à l’épreuve le rapport à l’animalité. L’exil vers Mars semble la seule alternative à la putréfaction de la vie. Le bannissement du règne animal, composante de l’anthropocène, fut anticipé de manière radicale, voire dramatique, par Philip K. Dick. Impossible de ne pas faire le lien entre les deux histoires, celle de K. Dick et la nôtre. Que prédisait l’auteur ? Qu’après avoir détruit et remplacé l’animal par une machine, l’homme ferait le cruel constat qu’il ne peut demeurer au monde sans éprouver les formes multiples du vivant. Que concluait le romancier ? Que nous demeurerions inconsolables après les avoir anéanties.
La production d’animaux mécaniques n’est pas qu’un fantasme de romancier génial. Le mouton électrique de Rick Deckard, le héros du roman de Philip K. Dick, est un descendant direct du Canard digérateur de Jacques de Vaucanson qui prétendait en 1739 que le volatile assimilait la nourriture. Deux siècles plus tard, en 1950, la domestication de la technique par l’emprunt de la forme animale se poursuit avec les Tortues électroniques Elmer et Elsie de William Grey Walter, dites « Tortues de Bristol » qui repèrent les sources de lumière de faible intensité. En 1953 Job, le renard électronique d’Albert Ducrocq, présente des compétences semblables à celles des tortues. L’histoire s’accélère. En 1999. Sony met au point Aibo, un robot-chien de compagnie, qui n’obéit pas systématiquement aux ordres de son maître. En 2012 Robojelly se déplace à la manière d’une méduse pour traquer les dégazages pétroliers. Des entités artificielles qui endossent la forme, le nom, le statut – et la place ? – de l’animal mettront-elles à l’épreuve le lien ontologique entre humains et non-humains ? Confusion, désordre, chaos de la nature versus ordre, propreté et fonctionnalité de la technique animée ?
Au fil de la cohabitation, les usages de l’animal au profit de l’homme se sont étendues : de l’exploitation de l’animal pour ses ressources jusqu’à la domestication qui adapte les capacités des bêtes aux besoins humains : chasse, agriculture, transport, communication, etc. La plupart des rôles utilitaires dévolus aux animaux a peu à peu été abandonné, supplantée par les techniques : l’animal est relégué aux limbes du monde, même si la bête continue d’être exploitée pour sa viande, sa peau, ses organes, éventuellement pour son affection. C’est ici que se manifeste l’humaine schizophrénie : d’un côté, l’homme industriel exploite veaux, vaches, cochons et poulets, dans le but d’assurer sa survie et son confort, quand de l’autre – pris de remords –, il cherche à mettre fin à la subordination dans laquelle il a installé l’animal. La multiplication d’artefacts animaliers (création de mobiliers dédiés aux animaux de compagnie, jouets pour désennuyer les porcelets d’élevage industriel, etc.) témoigne peut-être du sentiment confus de l’homme à l’adresse de ce presque semblable. Sans doute aussi, l’émergence du concept de « bien-être animal » dans les abattoirs, dans les laboratoires des sciences expérimentales, dans les élevages. Des initiatives plaident pour la réintroduction de la traction animale dans les champs, voire même dans les villes ; des éleveurs se battent pour la préservation des races bovines quasiment disparues sous le joug de la rationalisation industrielle ; l’animalité devient un sujet de l’avant-garde philosophique ou anthropologique.
À l’aune de la critique des grands systèmes industriels, les liens humains/non-humains sont réinvestis. Quelle condition pour l’animal ? Quelle place et statut dans le monde ultra-techniciste qui est le nôtre ? Comment les créateurs pensent-ils l’animalité ? Existe-t-il des œuvres qui répondent à ces questions ? Et sous quel régime pertinent les mettre en scène ? Comment éviter un simple effet de dénonciation ? Comment prévenir les généralités ? Comment rendre compte de notre incomplète et fragmentée connaissance du règne animal ? C’est à partir de ces impératifs que l’intention de l’exposition Les androïdes rêvent-ils de cochons électriques ? s’est peu à peu dessinée : révéler par touches l’expérience sensible du créateur, dans cette zone de marnage où l’humanité et l’animalité se frottent. Quatre parties – « Porcs en parc » ; « De l’intérieur, l’animal » ; « L’adaptation des espèces » ; « La nouvelle faune » – enquêtaient sur l’exil des hommes – le grand partage selon les mots du penseur.
Marie-Haude Caraës et Claire Lemarchand
Porcs en parc :
retour sur l’exposition Les Androïdes rêvent-ils de cochons électriques ? / 2014
Extrait du texte publié dans Chimères n°81 / Bêt(is)es
Photo : Jamon Lopez, fondateur du Centro de investigación mejorada
“Tarro, masajes y embutidos.” (« Terrine, massages et cochonnailles. »)
in InveMejor