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Félix Guattari aura été à la fois romancier, poète, auteur dramatique, scénariste – même si cet aspect de sa pensée est relativement passé sous silence. Son formidable récit autobiographique intitulé Ritournelles, publié aux éditions Lume en 2007 grâce à Jean-Baptiste Thierrée, montre que Félix Guattari s’est forgé pendant de longues années un style poétique, surréaliste, donnant vie à une prose branchée sur son propre stream of consciousness, dans la lignée des poètes de la Beat Generation. Aujourd’hui, il faut aller plonger dans les archives du fonds Félix Guattari, s’installer studieusement dans la nef de l’abbaye d’Ardenne de l’Institut Mémoire des Editions Contemporaines à Caen, pour découvrir, entre autres, le recueil de poésie Crac en plan, pas un pli, de multiples versions du scénario Un Amour d’UIQ et douze pièces de théâtre composées entre 1979 et 1990, qui restent à ce jour inédites. L’Affaire du sac de chez Lancel (1979), Le Maître de lune, Psyché Ville Morte, Socrate, Visa le noir tua le blanc (1985-1986) et La Nuit, la fin des moyens (1990) sont les six pièces les plus abouties : de multiples versions montrent qu’elles ont été travaillées à plusieurs reprises. Elles circuleront du vivant de Félix Guattari entre les mains de ses amis artistes : il y aura une suite pour deux d’entre elles. Socrate, dans une version remaniée par Enzo Cormann, donnera lieu à une conférence-spectacle présentée au Théâtre Ouvert, à Paris, le 18 janvier 1988. La Nuit, la fin des moyens sera lue au Festival d’Avignon en 1990. Mais il existe aussi des dialogues moins aboutis et non datés (Dialogue théâtral entre Toc, Tric et Mistrac, Dialogue théâtral entre Elodie, Robinson et Arsinoé, Dialogue entre Thérèse et Ugo), des pièces d’inspiration beckettienne Ding, Les Cubes, ainsi qu’une réécriture dadaïste d’un dialogue philosophique Parménide. Pour quelles raisons Félix Guattari s’est-il autant investi dans l’écriture dramatique ? À quel type de théâtre son écriture fait-elle référence ? Écrit-il, comme Jean-Paul Sartre, un théâtre à thèse développant sur scène les problématiques questionnées au sein de son œuvre théorique ? Non, son théâtre prend le contre-pied absolu de cet horizon d’attente car ce théâtre comique, potache et d’inspiration dada, témoigne d’une posture existentielle que l’auteur n’a pas cessé de revendiquer : celle de ne jamais être là où on l’attend, de ne jamais habiter le centre des choses et d’explorer plutôt les périphéries et les marges. Viser l’écriture théâtrale est une façon de rejoindre d’autres territoires d’expérimentation, de se prêter à un devenir-nomade. Si ces pièces de théâtre ont été oubliées et ont peu suscité d’envie chez les metteurs en scène, est-ce pour autant le signe qu’il faudrait les oublier ?
Flore Garcin-Marrou
Portrait de Félix Guattari en auteur dramatique / 2012
Extrait du texte publié dans Chimères n°77 / Lire Chaosmose
Chaosmose 1, Penser avec Félix Guattari
Sortie octobre 2012
Présentation du numéro en présence des auteurs
à la Maison populaire de Montreuil vendredi 19 octobre
Le point de départ de la dernière version d’Un amour d’UIQ marque une ligne de fuite et en même temps de recommencement, en sortant d’une situation bloquée, d’une atmosphère congelée, qui semble la quintessence des « années d’hiver ».
« Je suis de ceux qui vécurent les années soixante comme un printemps qui promettait d’être interminable ; aussi ai-je quelque peine à m’accoutumer à ce long hiver des années quatre-vingt ! L’histoire fait quelques fois des cadeaux, mais jamais de sentiments. Elle mène son jeu sans se soucier de nos espoirs et de nos déceptions. Mieux vaut, dès lors, en prendre son parti et ne pas trop miser sur un retour obligé de ses saisons. D’autant qu’en vérité rien ne nous assure qu’à cet hiver-là ne succédera pas un nouvel automne ou même un hiver encore plus rude ! » (1)
C’est dans cette ambiance glaciale que le personnage du biologiste Axel descend des nuages avec son ampoule d’élixir vital, la souche de phytoplancton qui contient l’Univers infra-quark. Echappé des expérimentations biologiques échouées en Belgique, il arrive dans les alentours de Francfort où, comme on l’a déjà vu, avec l’aide des squatters il répète ses tentatives de communiquer avec l’intelligence microbiologique qu’il a découverte. Le plateau principal du film est l’espace crépusculaire et paranoïaque de ces naufragés d’une nouvelle catastrophe cosmique, à l’intérieur d’une grande usine, dans un quartier à l’abandon. Le squat, les hangars qui l’entourent et les cours qui se succèdent forment les images les lus marquantes que Guattari nous donne à « voir » : une texture visuelle qu’on peut (simplement) imaginer – selon l’esthétique cyberpunk émergeante de l’époque – comme glauque, pluvieuse, bleuâtre, éclairée par des écrans et des lampes aux néons tremblotants, un univers où l’élégance délabrée, délavée des décors de Blade Runner (1982) fusionnent avec les frémissements chromatiques d’une nouvelle vague « noire » genre Mauvais sang (1986). une successions de lieux semi-vides dans lesquels résonnent des couches sonores faites de bruits métalliques lointains, angoissants.
Séparé du monde extérieur, et constitué de « territoires » multiples aménagés par les différents résidents qui s’y réfugient, le squat devient avec l’apparition d’UIQ un espace potentiel où i y a la possibilité de composer de nouveaux agencements trans- et infra-personnels, d’expérimenter avec le corps de leurs désirs. A un moment donné du film, grâce à la prolifération des interfaces, l’usine subit même une mutation animale : « Des câbles partent du dernier étage où se trouve le laboratoire pour entrer dans d’autres pièces. On a l’impression que la façade est aux prises avec une pieuvre… » L’autopoïesis machinique d’UIQ exploitera les compétences et les investissements affectifs des membres de la communauté, ramassés sur fond du bestiaire des créatures exotiques et ensommeillées des années 1980 : punks, orphelins, techno-junkies autodidactes, hackers, soixante-huitards baba-cool, schizos, voyageuses astrales. Ce casting place Guattari dans une famille de cinéastes marginaux « dysfonctionnels » : Jarman, Cronenberg, Ossang, Tarkovski, Carax, Jarmusch et, bien sûr, Kramer, tous habitants de la vie quotidienne d’une catastrophe à venir.
UIQ : re-mix d’images qui deviennent inédites, DJ et DIY, ou comment se rebeller contre la standardisation industrielle du cinéma dominante. Ce que Kramer avait trouvé trop « théâtral » dans le scénario marque ici en revanche une forme de résistance au moteur narratif du film. Le décor de l’usine-squat – avec ses compartiments contigus mais hétérogènes – ouvre des possibilités de temporalités et de rythmes multiples, mille plateaux d’un film hybride entre cinéma, théâtre, installation, peinture, danse et performance.
Silvia Maglioni et Graeme thomson
Un Amour d’UIQ / 2012
Félix Guattari
Extrait de la préface
Voir également : Terminal Beach
1 Félix Guattari, les Années d’hiver, Paris, Les Prairies ordinaires, 2009.