Tous les membres de ma famille étaient minces sauf ma mère. Dès que je chaussais les lorgnons à monture d’acier dont écopaient les petits garçons à l’époque, ça me donnait l’air d’un vrai binoclard, d’un rat de bibliothèque. Il faut dire que j’avais le front haut. Ensuite, au lycée, j’étais couvert de pellicules, qui me faisaient le cheveu plus clairsemé qu’en réalité. De temps à autre, j’étais pris de bégaiements, mais je m’étais rendu compte qu’en me penchant brusquement, comme pour chasser un truc que j’aurais eu sur la jambe, je réussissais à prononcer le mot voulu. J’ai donc contracté l’habitude de le faire. J’avais, et j’ai toujours, une marque près du nez, sur la joue, une séquelle de varicelle. Étant très souvent énervé au lycée, je n’arrêtais pas de la triturer, si bien qu’elle s’est infectée. J’ai aussi connu d’autres problèmes de peau en rapport avec l’acné – même si, dans mon cas précis, les boutons adoptaient une texture violacée que le dermatologue attribuait à une infection généralisée de basse intensité. Je reste d’ailleurs, malgré mes trente-quatre ans, sujet à des éruptions de temps en temps – pas sur le visage, mais sur les fesses ou les aisselles.
Au lycée, j’étais bien habillé, ce qui me permettait de me faire valoir et d’être apprécié par mes pairs. Notamment grâce à ce pull en cachemire bleu que j’ai porté presque quatre ans, jusqu’à ce qu’il finisse par tellement empester que mon prof de gym m’a obligé à le jeter. De toute façon, il m’avait dans le nez, parce que je ne me douchais jamais pendant ses cours.
C’est grâce à l’American Weekly, et non à un quelconque mensuel, que je me suis pris de passion pour la science.
Vous vous rappelez peut-être l’article sur la mer des Sargasses qu’ils ont publié dans leur numéro du 4 mai 1935. J’avais alors dix ans, à peine l’âge de lire autre chose que des comics. J’étais en fin de CM1. Une énorme illustration en six ou sept couleurs s’étalait sur deux pleines pages. Elle montrait des navires coincés depuis plusieurs siècles dans la mer des Sargasses. On voyait les squelettes de matelots recouverts d’algues, les voiles et les mâts pourrissants des bateaux. Qui étaient tous différents. Il y en avait même de l’Antiquité grecque et romaine, et plusieurs remontant à l’époque de Colomb, sans compter des nefs vikings. Emmêles tous ensemble. Sans jamais remuer. Bloqués pour l’éternité, piégés par la mer des Sargasses.
Le texte expliquait de quelle façon ils s’y faisaient happer, et qu’aucun ne s’en extirpait jamais. Leur nombre était tel qu’ils gisaient par le fond plat-bord contre plat-bord sur des kilomètres. Toutes les sortes de vaisseaux qui avaient jamais existé – même si, sur la fin, quand la marine à vapeur avait fait son apparition, il y en avait eu moins à se retrouver coincés, vu qu’ils ne dépendaient plus du vent. Ils avaient leur propre moyen de locomotion.
Cet article m’avait marqué. À bien des égards, il me rappelait une des aventures de Jack Armstrong, the All American Boy, qui m’avait semblé cruciale puisqu’elle portait sur le cimetière des éléphants. Je me souviens, le jeune Jack possédait une clé qui tintait de façon étrange lorsqu’on la frappait, et qui permettait d’y accéder. J’ai passé longtemps à cogner sur le moindre bout de métal que je croisais afin de le faire résonner, en m’efforçant de produire ce bruit, de dénicher cet endroit à moi tout seul (une porte était censée s’ouvrir quelque part dans la roche). Quand j’ai lu ce fameux article sur la mer des Sargasses, j’y ai vu une similitude importante : on recherchait le cimetière des éléphants pour ses monceaux d’ivoire, et la mer des Sargasses contenait des millions de dollars en or et pierres précieuses, les cargaisons des navires pris au piège. Il suffisait de les retrouver pour se les approprier. Mais la différence entre les deux, c’était que le cimetière des éléphants n’avait rien d’une réalité scientifique – un simple mythe rapporté par des explorateurs et des indigènes en proie aux fièvres -, tandis que la mer des Sargasses constituait un fait établi.
J’avais étalé le texte sur le sol du séjour, dans la maison dont nous étions alors les locataires sur Illinois Avenue. Quand ma sœur Fay est entrée avec mes parents, j’ai tâché de l’intéresser à la question. Sauf qu’elle n’avait que huit ans. Nous nous sommes chamaillés atrocement. Au bout du compte, mon père s’est emparé de l’American Weekly et l’a jeté dans le sac en papier qui faisait office poubelle sous l’évier. Ça m’a tellement contrarié que j’ai eu un fantasme autour de la mer des Sargasses à son sujet. Une vision si écœurante que même aujourd’hui, je ne supporte pas d’y repenser. Comme ç’a été l’un des pires journées de ma vie, j’en ai toujours voulu à Fay, que je tenais pour responsable de la suite : si, comme je le demandais, elle avait lu cet article, si elle m’avait écouté en parler, rien n’aurait mal tourné. Ça me déprimait au plus haut point que quelque chose d’aussi important – et d’aussi beau, en un sens – finisse aussi avili. Ça revenait à piétiner un rêve fragile pour le détruire.
Aucun de mes parents ne s’intéressait à la science. Mon père a travaillé pour un autre gars, un Italien, comme menuisier charpentier et comme peintre. Il a passé plusieurs années de sa vie aux chemins de fer Southern Pacific, au service entretien, sur les gares de triages de Gilroy. Il ne lisait jamais rien sauf le San Francisco Examiner, le Reader’s Digest et National Geographic. Ma mère, d’abord abonnée à Liberty, s’est mise à une revue pour ménagères une fois que ça a cessé de paraître. Ni elle ni mon père n’ont fait d’études, scientifiques ou autres. Ils nous décourageaient systématiquement de bouquiner, Fay et moi. Ils ont régulièrement razzié ma chambre au cours de mon enfance afin de brûler tout ce qui pouvait tenir d’une lecture, y compris les ouvrages empruntés à la bibliothèque. Pendant la Seconde Guerre mondiale, alors que j’étais à l’armée à me battre sur Okinawa, ils ont fait une descente dans cette pièce, qui avait toujours été la mienne. Ils ont raflé tous mes magazines de SF et mes albums photos de filles pour les flanquer au feu, même mes livres du pays d’Oz et mes exemplaires de Popular Science, exactement comme quand j’étais petit. À mon retour, moi qui les avais défendus contre l’ennemi, j’ai retrouvé une maison vide de trucs à lire. Et tous mes précieux dossiers de données scientifiques insolites avaient disparu corps et biens. Je me souviens malgré tout de la plus surprenante, sans doute, dans ce fichier qui en contenait des milliers : la lumière a un poids. Chaque année, la Terre augmente de cinq tonnes à cause des rayons du soleil qui la frappent. Cette réalité-là n’a jamais quitté mon esprit. J’ai d’ailleurs calculé il y a quelques jours que, à compter de la date où je l’ai appris, en 1940, près de 950 tonnes de clarté solaire se sont abattues sur cette planète.
Et tenez, aussi, un deuxième truc, qui se sait de plus en plus parmi les gens intelligents : n’importe qui est capable de faire bouger les objets à distance par un simple effet de concentration ! J’en ai toujours eu conscience, puisque je m’y adonnais dans mon enfance. Toute ma famille également, du reste, même mon père. Nous pratiquions cette activité couramment – surtout en extérieur, dans les lieux publics comme les restaurants. Un jour, nous nous sommes tous polarisés sur un client en costume gris que nous avons forcé à reculer la main droite pour se gratter la nuque. Une autre fois, à bord d’un bus, nous avons poussé une grosse femme de couleur à se lever pour descendre – encore que ça nous ait demandé beaucoup d’énergie, sûrement à cause de sa masse corporelle. Tout ça a pourtant été fichu par terre un jour, par ma sœur, qui a brusquement lâché, alors que nous nous focalisions sur un homme assis à l’opposé de nous dans une salle d’attente :
- Quelles conneries.
Ça a mis mes parents hors d’eux. Mon père l’a houspillée, pas tant pour avoir fait preuve d’une telle grossièreté à son âge (elle avait dans les onze ans), que parce qu’elle venait de briser notre concentration. Elle devait tenir ça d’un des gamins de l’école Millard Fillmore où elle se trouvait alors en CM2. Malgré sa jeunesse, c’était devenu une dure à cuire, une cogneuse. Elle pratiquait le kick-ball et le base-ball, elle passait son temps dans la cour de récré des garçons plutôt que de rester en compagnie des filles. Elle a toujours été mince, comme moi. dans le temps, elle était très douée pour la course à pied, presque autant que les sportives professionnelles, et elle avait coutume de chiper des trucs pour filer s’empiffrer dans un coin – comme, mettons, la ration hebdomadaire de bonbons gélifiés que je m’achetais le samedi matin avec mon argent de poche. Même maintenant, à plus de trente ans, elle n’a jamais trop pris de formes ; elle a des jambes élancées, une démarche élastique, et elle suit des cours de gym et de danse moderne deux fois par semaine. Elle pèse dans les cinquante-huit kilos.
Étant garçon manqué, elle a toujours eu un vocabulaire masculin, et le jour où elle s’est mariée, c’est avec le patron d’une petit fabrique de panneaux et de portails métalliques. Un rude gaillard, lui aussi, jusqu’à sa crise cardiaque. Ils avaient l’habitude de partir escalader les falaises ensemble à Point Reyes, dans leur comté. Et pendant toute une période, ils ont eu, et monté, deux chevaux arabes. Le volant ayant été rabattu haut au-dessus de sa tête – par Fay -, Charley, qui reculait à toute vitesse, s’est coincé le pied dans un terrier de taupe et s’est étalé sur le dos. Il s’est relevé en jurant comme un charretier puis, constatant que sa raquette s’était cassée en deux, il a filé vers la maison pour en chercher une autre. Son cœur l’a lâché au moment où il ressortait.
Fay et lui s’étaient copieusement engueulés, comme d’habitude, donc il y a peut-être un lien. Quand Charley s’emportait, il ne savait plus ce qu’il disait, et Fay est du même tonneau – elle emploie non seulement des mots orduriers, mais aussi tout un éventail d’insultes, histoire d’attaquer son interlocuteur sur un point faible, en balançant sans discernement tout ce qui pourra faire mal, vrai ou faux. Autrement dit, ils s’envoyaient des tas de noms d’oiseaux à la figure, et à très haute voix, si bien que leurs filles n’en perdaient presque aucune miette. Charley a toujours eu tendance à se montrer grossier, y compris dans son vocabulaire normal, c’est dans l’ordre des choses lorsqu’on a été élevé dans le Colorado, et Fay a toujours aimé sa façon de s’exprimer. Ils formaient un sacré couple, ces deux-là. Je me rappelle qu’un jour où nous étions tous les trois sur leur terrasse à nous dorer au soleil, et où j’avais émis par hasard une remarque, sans doute en rapport avec les voyages dans l’espace, Charley m’a lancé :
- Isidore, tu es vraiment un barjo fini.
Philip K. Dick
Confessions d’un barjo / 1975
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Les amis de W. C. Fields ont pu dire de ce célèbre acteur du muet : « Quelqu’un qui déteste les chiens et les enfants ne peut pas être complètement mauvais. » Renverser, en quelques mots, tout ce que l’humanité peut charrier de bons sentiments, est toujours admirable. Comment alors, en travaillant, dans le cadre de la Biennale internationale de design de Saint-Etienne 2013, sur la place et le statut de l’animal, ne pas tomber dans le mièvre et l’affecté ? C’est sans compter sur la question même de l’animal – redoutable – qui vous embarque dans une mise en cause profonde de ce qui fait les contours et la substance du contemporain. Une révolution copernicienne de la pensée qui vous oblige simultanément à regarder derrière vous et à vous projeter, inquiet, vers le monde qui se profile.
2012. Dans la zone interdite autour de Fukushima, cent mille animaux vivent sur des terres contaminées. Certains fermiers ne se résolvent pas à abandonner leurs bêtes et, chaque jour, risquent leur vie pour les nourrir. « Lorsque je les quitte, je me dis que c’est peut-être pour la dernière fois, alors je retire ma casquette et je me prosterne. Je pense que les bêtes me comprennent », raconte un éleveur. Le réel… et la fiction. Dans le monde de Philip K. Dick, dans Les androïdes rêvent-ils de moutons électriques ?, la catastrophe nucléaire a aussi eu lieu. La nature a quasi disparu ; des animaux-machines consolent faiblement l’humanité, plongée dans des mégalopoles rouillées et crasseuses, où l’on distingue les hommes des androïdes en les soumettant au test de Voight-Kampff, dit « d’empathie » qui met à l’épreuve le rapport à l’animalité. L’exil vers Mars semble la seule alternative à la putréfaction de la vie. Le bannissement du règne animal, composante de l’anthropocène, fut anticipé de manière radicale, voire dramatique, par Philip K. Dick. Impossible de ne pas faire le lien entre les deux histoires, celle de K. Dick et la nôtre. Que prédisait l’auteur ? Qu’après avoir détruit et remplacé l’animal par une machine, l’homme ferait le cruel constat qu’il ne peut demeurer au monde sans éprouver les formes multiples du vivant. Que concluait le romancier ? Que nous demeurerions inconsolables après les avoir anéanties.
La production d’animaux mécaniques n’est pas qu’un fantasme de romancier génial. Le mouton électrique de Rick Deckard, le héros du roman de Philip K. Dick, est un descendant direct du Canard digérateur de Jacques de Vaucanson qui prétendait en 1739 que le volatile assimilait la nourriture. Deux siècles plus tard, en 1950, la domestication de la technique par l’emprunt de la forme animale se poursuit avec les Tortues électroniques Elmer et Elsie de William Grey Walter, dites « Tortues de Bristol » qui repèrent les sources de lumière de faible intensité. En 1953 Job, le renard électronique d’Albert Ducrocq, présente des compétences semblables à celles des tortues. L’histoire s’accélère. En 1999. Sony met au point Aibo, un robot-chien de compagnie, qui n’obéit pas systématiquement aux ordres de son maître. En 2012 Robojelly se déplace à la manière d’une méduse pour traquer les dégazages pétroliers. Des entités artificielles qui endossent la forme, le nom, le statut – et la place ? – de l’animal mettront-elles à l’épreuve le lien ontologique entre humains et non-humains ? Confusion, désordre, chaos de la nature versus ordre, propreté et fonctionnalité de la technique animée ?
Au fil de la cohabitation, les usages de l’animal au profit de l’homme se sont étendues : de l’exploitation de l’animal pour ses ressources jusqu’à la domestication qui adapte les capacités des bêtes aux besoins humains : chasse, agriculture, transport, communication, etc. La plupart des rôles utilitaires dévolus aux animaux a peu à peu été abandonné, supplantée par les techniques : l’animal est relégué aux limbes du monde, même si la bête continue d’être exploitée pour sa viande, sa peau, ses organes, éventuellement pour son affection. C’est ici que se manifeste l’humaine schizophrénie : d’un côté, l’homme industriel exploite veaux, vaches, cochons et poulets, dans le but d’assurer sa survie et son confort, quand de l’autre – pris de remords –, il cherche à mettre fin à la subordination dans laquelle il a installé l’animal. La multiplication d’artefacts animaliers (création de mobiliers dédiés aux animaux de compagnie, jouets pour désennuyer les porcelets d’élevage industriel, etc.) témoigne peut-être du sentiment confus de l’homme à l’adresse de ce presque semblable. Sans doute aussi, l’émergence du concept de « bien-être animal » dans les abattoirs, dans les laboratoires des sciences expérimentales, dans les élevages. Des initiatives plaident pour la réintroduction de la traction animale dans les champs, voire même dans les villes ; des éleveurs se battent pour la préservation des races bovines quasiment disparues sous le joug de la rationalisation industrielle ; l’animalité devient un sujet de l’avant-garde philosophique ou anthropologique.
À l’aune de la critique des grands systèmes industriels, les liens humains/non-humains sont réinvestis. Quelle condition pour l’animal ? Quelle place et statut dans le monde ultra-techniciste qui est le nôtre ? Comment les créateurs pensent-ils l’animalité ? Existe-t-il des œuvres qui répondent à ces questions ? Et sous quel régime pertinent les mettre en scène ? Comment éviter un simple effet de dénonciation ? Comment prévenir les généralités ? Comment rendre compte de notre incomplète et fragmentée connaissance du règne animal ? C’est à partir de ces impératifs que l’intention de l’exposition Les androïdes rêvent-ils de cochons électriques ? s’est peu à peu dessinée : révéler par touches l’expérience sensible du créateur, dans cette zone de marnage où l’humanité et l’animalité se frottent. Quatre parties – « Porcs en parc » ; « De l’intérieur, l’animal » ; « L’adaptation des espèces » ; « La nouvelle faune » – enquêtaient sur l’exil des hommes – le grand partage selon les mots du penseur.
Marie-Haude Caraës et Claire Lemarchand
Porcs en parc :
retour sur l’exposition Les Androïdes rêvent-ils de cochons électriques ? / 2014
Extrait du texte publié dans Chimères n°81 / Bêt(is)es
Photo : Jamon Lopez, fondateur du Centro de investigación mejorada
“Tarro, masajes y embutidos.” (« Terrine, massages et cochonnailles. »)
in InveMejor