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Peut-on être autonome tout seul ? / Philippe Roy

Se braquer. L’Italie des années 1970.
L’étrangeté du titre de mon intervention lui vient d’une fausse évidence. Autonomie semble vouloir dire que l’on conduit sa vie tout seul, que l’on s’en donne à soi-même les règles, que l’on fait tout seul des choix. Et j’entends ici aussi l’autonomie pas seulement au sujet d’un individu mais aussi d’un collectif, d’une communauté, d’une région, d’un pays. Au point que l’autonomie tendrait à être identifiable à l’indépendance, au sens de celui qui vivrait comme bon lui semble (dans le cas d’une région selon ses coutumes, ses valeurs, ses orientations etc.), chaque individu ou chaque région serait dans une sorte d’oasis adaptée à son indépendance. Et alors rien ne s’opposerait à y inclure l’agent rationnel individualiste, cher au libéralisme, cet individu pouvant être une entreprise, une multinationale.
Ou alors, autre interprétation : si autonomie veut dire conduire tout seul sa vie, sera autonome celui qui saura en faire quelque chose de bien, qui se conduira comme quelqu’un de responsable, maître en sa maison. Evidemment, la question se pose de savoir ce qu’est alors une vie bonne, mais ce n’est pas important pour moi ici. Peu importe à quelle idée renvoie la valeur d’une vie, il n’empêche que la responsabilité sera pour chaque conception équivalent à l’autonomie.
Etre autonome au sens de conduire sa vie tout seul serait donc équivalent d’indépendance, d’individualisme ou encore de responsabilité. Toutefois on sent bien qu’on ne peut pas strictement identifier l’autonomie à l’indépendance, ou à l’individualisme ou à la responsabilité. Car se joue aussi le rapport à la liberté, à notre choix. Est-ce vraiment notre choix si les conduites que l’on adopte sont celles qu’adoptent d’autres que nous et qui nous viennent d’eux, comment d’ailleurs cela peut-il être en grande partie autrement ? Même les fameuses pratiques de soi, ou du soi, dont parle Foucault, si elles ont lieu seul, ne se font pas sans être reproduites par plusieurs, pas un ermite qui n’en imite un autre, en ce sens on n’est pas ermite tout seul… Et être responsable de sa vie, de ses actes n’est-ce pas répondre à un « tu dois être responsable » qui vient des autres, de la loi sociale, en suivant des normes propres à chaque société ?
Posons un autre problème, si je fais ce qui me plaît, je suis bien indépendant, mais n’est-il pas alors possible d’être soumis à ses désirs ? Est-ce vraiment-moi qui conduit ma vie ? Ne suis-je pas ignorant des désirs qui me déterminent comme le dit Spinoza ? Mes désirs ne sont-ils pas encore une fois d’origine extérieure, hétéronomes, imitatifs eux aussi ? Bien plus, n’est-ce pas dans ses moments où j’arrive justement à m’opposer à mes désirs que je suis le plus libre et donc le plus autonome, comme lorsque j’accomplis un acte moral ainsi que Kant le soutient ? Le sujet autonome désignant justement chez lui l’être capable de vouloir librement un acte moral, qui s’y soumet lui-même. On retrouverait alors une version plus forte du choix, de la liberté, de la responsabilité. Pas d’autonomie sans des coupures qui viennent rompre le cours de la vie du soi-disant autonome-indépendant, coupures qui attestent que l’individu, s’il conduit sa vie, n’est pas seulement celui qui se donne des règles, mais est aussi celui qui lui donne de nouvelles directions.
Dans cette optique, l’autonome responsable serait alors celui qui prend des risques, qui prend ses responsabilités, qui n’est pas un suiveur mais plutôt celui qui sait s’écarter des chemins tracés, qui sait donner des coups de volant (et même au sens propre, et en allant dans le sens de Kant, quand la loi morale me commande. Quand par exemple je choisis de donner un coup de volant pour m’arrêter sur le bord de la route et venir en aide à quelqu’un, alors que j’ai un fort désir d’arriver au plus vite chez des amis). Etre autonome n’est donc pas seulement suivre un chemin mais braquer, et même mieux, être autonome c’est se braquer. Tant braquer veut dire à la fois s’orienter (quand on tourne ses roues ou même quand on braque son fusil en visant quelque chose) et se braquer signifie s’opposer à quelque chose. Je propose donc qu’on entende à la fois ces deux sens au sujet de « se braquer ». En me braquant je m’oppose, je refuse et je laisse place à une autre orientation, à une autre tournure, une autre manière d’être. Se braquer serait donc se tourner, avec une certaine tournure, tout en se détournant. Et l’impulsion que je reçois pour ma nouvelle tournure serait en prise directe sur celle de se détourner.
Et c’est bien ce que suppose l’acte moral kantien, je refuse de suivre mes inclinations sensibles, mes désirs personnels, je m’en détourne pour, en créant une forme d’immobilité par cette opposition, m’orienter vers et par la morale, selon une certaine manière d’agir. Je rappelle juste en passant que Kant est celui qui a créé le concept d’opposition réelle, en jeu dans tout refus, j’oppose en moi une force à une autre (comme quand je me retiens de rire), et je forme par là un centre immobile, un 0 (comme celui des nombres négatifs) (Cf Le concept de grandeur négative) Et dire que je me braque implique bien un rapport à soi, dont témoigne le pronominal « se » braquer. Donc en me braquant je braque autrement ce que je suis, m’opposant en même temps à ce que je ne veux pas être. Et je laisserais volontiers résonner dans le sens de braquer, l’acte délictueux (comme quand on braque une banque), pour sortir du registre moral dans lequel l’autonomie kantienne nous cantonne.
En effet, n’y a-t-il pas liberté de la volonté quand on fait quelque chose que personne n’ose faire parce que ce n’est pas moral ? Kant en convient partiellement quand il évoque le mal radical puisque nous faisons le choix du mal. N’est-on pas encore plus autonome tout seul ? Car à s’en tenir à la seule liberté morale au sens de Kant, ce n’est pas une autonomie tout seul puisque l’impératif catégorique, qui est comme le crible pour déterminer si une action est morale suppose que celle-ci soit universalisable, c’est-à-dire que cette action puisse être effectuée par d’autres sans contradiction.
Pourrait donc être autonome tout seul celui dont les conduites sont issues de ses propres braquages. Y aurait-il alors possibilité d’affirmer, ce que je disais être cette fausse d’évidence, que l’on peut être autonome tout seul ? Je fais de suite trois remarques, je parle de conduite depuis le début mais je précise que j’entends par là autant des conduites en tant que comportements (et qui impliquent des affects en tant qu’un comportement suppose des choses qui lui conviennent et d’autres qui ne lui conviennent pas) et aussi des conduites de pensée, des manières de penser (avec leurs affects aussi). Si bien que braquer concerne autant des nouvelles pensées que des nouveaux comportements, les changements d’orientation sont des problèmes de pensée comme de corps. Deuxième remarque, qui est un rappel, encore une fois, cela s’adresse aussi à un collectif. Troisième remarque enfin. N’assimilons pas se braquer à gouverner. Gouverner suppose quelque chose à gouverner et suppose de viser asymptotiquement un certain état de cette chose corrélatif d’un certain geste gouvernemental. Il faut donc plutôt limiter les braquages, qui seraient plutôt signe de fausse route, gouverner c’est piloter. Or, un mauvais pilote c’est celui qui braque, dont la conduite est composée de gestes brusques, qui n’a pas une conduite souple. Et parfois on braque pour éviter des obstacles que l’on rencontre. Gouverner c’est plutôt anticiper les obstacles, obstacles qui sont autant extérieurs qu’intérieurs au gouverné. Car le premier obstacle pour un gouvernement est celui qui n’est pas gouvernable. Ce pourquoi un geste gouvernemental ne pourra s’effectuer que s’il est partagé par tous, que si tout le monde se gouverne (rapport intérieur au gouverné). Pas de gouvernementalité sans colonisation des gestes de chacun. Comme le disait Foucault pour les Grecs, celui qui se gouverne soi-même gouvernera les autres, comme s’ il ne fallait pas s’arrêter à soi… L’autonomie propre à la gouvernementalité est donc celle qui réduit les modalités gestuelles en mettant en variation un seul geste gouvernemental, elle ne se fait donc pas seule car ce geste nous colonise, il demande d’avoir ses compétences. C’est à se demander si on peut encore parler d’autonomie.
A l’idée que l’autonomie peut avoir lieu seul résiste donc celle de l’autonomie du braqueur. Cependant ne dira-t-on pas de quelqu’un, d’un collectif, qui n’arrêterait pas de se braquer, dont la conduite est trop brusque, que la conduite de leur vie ne serait alors pas très assurée ?, peut-être même n’auraient-ils pas le temps de tirer profit des nouvelles voies que leur offriraient leurs braquages. Un individu, un collectif ne pourra donc être autonome que s’il ne rencontre pas trop souvent d’obstacles, or comme ces obstacles ne dépendent pas de lui, on comprend qu’il ne pourra pas vraiment être autonome tout seul. Et un geste gouvernemental est un des principaux obstacles, lui inculquant ses conduites. Il est donc préférable de s’unir entre ingouvernables pour être autonomes. Cela ne veut donc pas dire que tous les autres sont que des obstacles, ils peuvent au contraire nourrir de beaux changements, où se déploient de nouvelles puissances d’exister.
Si bien que lors de certaines rencontres soit je braque avec la complicité des autres, qui eux braquent aussi, nous trouvons de nouvelles voies positives, soit je me braque, on se braque ensemble, si c’est un obstacle. Mais cette alternative est encore une fois trop exclusive, comme je proposais de l’entendre tout à l’heure. Car même dans les rencontres positives il s’agit toujours pour faire naître de nouvelles orientations de s’opposer en partie à celles que l’on suivait avant. Se braquer peut donc vouloir dire aussi se braquer contre soi, c’était le sens que je relevais chez Kant avec l’opposition à nos inclinations sensibles. Reste à savoir toutefois si cette opposition précède la nouvelle orientation. On peut en effet soutenir que c’est en trouvant une nouvelle voie, en braquant autrement ce que nous sommes, en se conduisant autrement, qu’en même temps on s’oppose à d’autres gestes qui deviennent incompatibles avec les nouvelles conduites. Et il semblerait que cela se passe plutôt comme ça dans ces rencontres positives, c’est parce que nous découvrons de nouveaux gestes que nous nous opposons aux anciens. Mais en tous les cas, bonnes ou mauvaises rencontres, les autres peuvent favoriser que l’on se braque.
Il n’y a donc pas d’autonomie tout seul, il n’y a d’autonomie qu’à plusieurs. Et je crois que ce leurre de la pensée d’une autonomie tout seul nous vient des positions républicaines, libérales, ou de responsabilisation des gouvernés, culminant avec la gouvernementalité néo-libérale. C’est un leurre entretenu pour dépolitiser le problème de l’autonomie. Et pour discréditer tout braquage, ces pouvoirs n’aiment pas que l’on se braque, ils trouvent même cela stérile (le fameux : arrête de te braquer !) alors même que c’est le germe de nouveaux gestes. Mais dire qu’on ne peut pas être autonome tout seul ne veut pas dire qu’on ne peut pas être autonome. J’aimerais alors continuer de suivre la piste que je viens d’ouvrir en évoquant ces autonomies du se braquer, du braquage en abordant une situation concrète qui répondrait au problème sur lequel je débouche : que serait un collectif autonome qui serait aussi des autonomies des groupes ou individus qui le composent ? Comment penser le rapport, les relais, entre les braquages du collectif et les braquages au niveau des individus et groupes qui le composent ? Comment ça pourrait se passer quand ça se braque de tous les côtés et à plusieurs échelles ?
Il me semble que l’on peut en avoir une idée avec cette situation exemplaire qu’a été l’Italie des années 1970 où l’autonomie a été, vous le savez, centrale. « Central » n’est peut-être pas le mot adapté, car elle a été plutôt polycentrée (1), puisqu’il y avait plusieurs autonomies qui coexistaient et vous voyez que je me rapproche alors du problème que je posais. Pour évoquer ici ces années 1970 en Italie, je m’appuierai sur le livre de Marcello Tari Autonomie ! Italie, les années 1970 paru à La fabrique en 2011 ainsi que sur le Ceci n’est pas un programme du collectif Tiqqun. Je ne dis pas que ce sont les meilleurs livres pour en parler, je n’en sais rien, et de toute façon même si cela l’était on ne pourra jamais penser que deux livres peuvent à eux seuls parler d’une période. Ce qui m’intéresse est que certaines des perspectives qu’ils ont choisi d’adopter nous apprennent des choses pour répondre au problème que je posais tout à l’heure au sujet des autonomies multiples, où ça se braque.
Un petit rappel historique pour commencer, sur ce qu’ont été dans leurs grandes lignes ces années 1970 italiennes. Tari les fait commencer en 1973, c’est l’ouverture d’une séquence dans laquelle nous sommes encore et plus que jamais plongés. Je cite Tari « En février 1973, les Etats-Unis procèdent à une nouvelle dévaluation drastique du dollar, après l’abandon de l’étalon-or décidé par Nixon en 1971. C’est un véritable acte de guerre et le début d’une nouvelle ère du capitalisme dans laquelle, à bien des égards, nous vivons encore : la spéculation financière sur les marchés mondiaux, l’accaparement des matières premières, la fragmentation extrême du travail, la domination de et par la communication sont les leviers qui ont permis aux seigneurs du monde de faire repartir l’accumulation du profit et du pouvoir, en réinventant au passage une nouvelle forme d’individualisme et de « production et de souci de soi » qui modèlera ce que Giorgio Agamben a appelé « la petite bourgeoisie planétaire ». Dès lors, « crises » et « reprises » se succèdent régulièrement, jusqu’à aujourd’hui où la crise ne présume même plus d’une vraie reprise mais seulement de son approfondissement nihiliste (2). » Où on remarque encore ici que l’autonomie du souci de soi néolibéral, soi-disant en solitaire (la production de soi par soi) est inséparable d’une forme de pouvoir qu’est justement le néolibéralisme.
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Revenons alors à l’Italie, c’est dans ce contexte qu’ « en Italie, en 1973, la lire se dévalue à toute vitesse, les importations de biens de consommation sont bloquées, les prix des produits grimpent vertigineusement. [...] d’un jour à l’autre, à cause des mesures économiques du gouvernement, les salaires réels deviennent insignifiants. Et avec la « récession » se profilent les licenciements de masse dans toutes les grandes usines et un avenir désespéré pour les jeunes générations. » (3) En mars 1973 la plus grande usine d’Italie, l’usine Fiat à Mirafiori (50000 salariés) dans la banlieue sud de Turin est bloquée trois jours par les ouvriers. Les ouvriers se braquent. Et ils se braquent aussi contre le travail, il n’est pas question d’auto-gestion, l’usine est à l’arrêt. Ou du moins certains se braquent contre le travail, pas ceux qui se disent de la classe ouvrière, chapeautés par le Parti Communiste Italien, qui veulent plutôt lutter pour l’amélioration de leur condition. Or se braquer contre le travail ne va pas être sans permettre que les ouvriers s’orientent plus franchement vers de nouvelles formes de vie que certains vivaient déjà en partie mais auquel le travail faisait obstacle. C’étaient surtout des jeunes ouvriers, immigrés et fils d’immigrés du sud de l’Italie ou piémontais, une vraie plèbe, mal vue pas les syndicats, arrivée dans les usines dès le début des années 1960 déjà très impliquée dans les grèves de 1969 (voir le livre Nous voulons tout de Nanni Balestrini), qui avant cela « ne travaillent que le temps strictement nécessaire pour acheter leur billet pour le prochain voyage, qui vivent dans des maisons collectives, qui volent de la viande dans les supermarchés [des braquages], qui ne veulent plus rien savoir du travail fastidieux, répétitif et socialement inutile de surcroît, auquel ils sont censés consacrer toute leur vie. » (4) Le geste de résistance qu’a été le blocage de l’usine n’était donc pas sans être en relation avec la résistance de gestes qu’étaient ceux de ces autres modes de vie où ça se braquait déjà.
Il ne faut pas réduire évidemment ce qui se passera alors en Italie à la seule ville de Turin, il faut rajouter Milan, Bologne, Rome, Naples et autres, de plus et surtout cela sortira très largement du cadre de l’usine occupant toutes les dimensions de la vie. Enfin, je l’ai dit et c’est cela qui nous intéresse, il n’y a pas qu’une autonomie, de multiples autonomies se sont créées, des autonomies de désubjectivation dont je vais surtout parler (désubjectivation des anciennes appartenances capitalistes des femmes, des étudiants, des prisonniers, des homosexuels) autonomies de collectifs de quartier, des comités ouvriers à quoi il faut rajouter ceux se revendiquant du courant marxiste plus connu de l’opéraïsme dont Negri et Tronti sont les figures les plus connues (Lotta Continua et Potere Operaio). Cette autonomie va trouver sa vigueur et son déploiement sous plusieurs formes entre 1975 et 1976 avant de s’intensifier, devenir plus insurrectionnelle et donner lieu au Mouvement de 1977, avec un engagement plus affirmé dans la lutte armée (certains groupes comme les Brigades rouges (BR) n’étant voués qu’à cela). On connaît la fin, l’exécution en 1978 d’Aldo Moro (président de la démocratie Chrétienne qui allait signé un compromis national avec le PCI) par les BR suivi d’une violente répression de l’Etat contre tous les autonomistes qui réagissent en se militarisant mais perdront cette guerre civile. (12000 autonomistes sont incarcérés, 600 s’exilent à l’étranger)
Cette autonomie italienne est donc une multiplicité d’autonomies. On n’a plus affaire à l’autonomie de la classe ouvrière de laquelle se revendiquent avec conflictualité certains groupes (les maoïstes, les trotskistes, les staliniens etc.) mais donc, surtout, à des autonomies de désubjectivation : « autonomie des ouvriers, autonomie des étudiants, autonomie des femmes, autonomie des homosexuels, autonomie des enfants, autonomie des prisonniers » (6). Et ces autonomies se déclarent plus par des manières d’agir, le « comment » et non le « qui », elles se déclarent par des gestes singuliers et non par une certaine orthodoxie ou des gestes normalisés. Ainsi écrit Tari « à la gestualité normative des groupes répondait une rafale de gestes irréductiblement singuliers, et même lorsqu’ils se muaient en habitude, c’était encore avec un goût de l’excès de signification qui a préservé ces expériences de toute opération de récupération. » (7) Est intéressante cette idée de Tari que les gestes sont considérés excessifs car on ne peut pas dire ce qu’ils signifiaient, ils nous font plus parler qu’on ne peut parler d’eux. Ces gestes trouent les savoirs, les discours en place. Je donne un exemple, Tari cite Félix, un jeune militant du Sud : « Je ne veux pas être récupéré par la normalité hétérosexuelle parce que je ne crois pas en elle. Mais je ne crois pas non plus en un modèle homosexuel et alors, conscient de mes limites, je veux progresser dans ma libération pour faire exploser tout ce que j’ai refoulé et me changer moi-même et n’être ni homosexuel ni hétérosexuel et, plus que bisexuel, être ce que nous ne savons pas encore, parce que c’est réprimé. » (8) C’est en se braquant en lui-même contre lui-même que naissent les gestes de Félix du rapport à sa sexualité, en libérant d’autres gestes qui sont réprimés, sans qu’il sache avant leur libération que la répression portait sur eux. Comme si on ouvrait des portes sans savoir qu’il y avait des prisonniers dans la pièce dans laquelle donnaient ses portes. En libérant un geste d’autres viennent à la suite, libérés, formant des lignées de gestes.
C’est ici l’autonomie sexuelle d’un individu mais les gestes sont aussi collectifs comme ceux qui ont été appelés des gestes d’autoréductions (visant la gratuité, on réduit soi-même les prix) qui consistaient en des braquages pour répondre aux besoins élémentaires. Deux exemples de gestes d’autoréduction : des collectifs « montent dans les bus, sabotent les oblitérateurs et distribuent des tracts, ou ils montent en groupe et attendent l’arrivée du contrôleur pour lui arracher tout son bloc de contraventions et en sortant, ils inscrivent des slogans sur les flancs du bus. Ou encore [...] ils se présentent en grand nombre dans un supermarché et ils invitent les gens à s’approprier la marchandise, ce que tout le monde s’empresse de faire : l’expropriation ne dure pas plus d’une minute. » (9)
Je reviens à la conjonction des deux sens de braquer, car il est manifeste maintenant que les gestes singuliers de chaque autonomie, qui la braque toujours dans de nouvelles voies avec de nouvelles manières d’être étaient aussi des gestes pour se braquer contre, des sépar/actions (Separ/azione) disait-on alors. Le « contre » est aussi un « pour ». « Notre non à la société des sacrifices est un droit à occuper des immeubles et des « centres sociaux » » (10) . Ceci est marqué avec insistance par Tiqqun « L’Autonomie [...] n’est qu’une succession d’actes de naissance comme autant d’actes de sécession. C’est donc l’autonomie des ouvriers, l’autonomie de la base par rapport aux syndicats, de la base qui dès 1962, à Turin, saccage le siège d’un syndicat modéré à Piazza Statuto. Mais c’est aussi l’autonomie des ouvriers par rapport à leur rôle d’ouvrier : refus du travail, sabotage, grève sauvage, absentéisme, étrangeté proclamée par rapport aux conditions de leur exploitation, par rapport à la société capitaliste. C’est l’autonomie des femmes : refus du travail domestique, refus de reproduire en silence et dans la soumission la force de travail masculine [etc.] C’est l’autonomie des jeunes, des chômeurs et des marginaux qui refusent leur rôle d’exclus, ne veulent plus se taire ». Et comme le remarque avec pertinence Tiqqun « Contrairement à ce que laissera entendre la connerie sociologisante, toujours avide de réductions rentables, le fait marquant, ici, n’est pas l’affirmation comme « nouveaux sujets », politiques, sociaux ou productifs, des jeunes, des femmes, des chômeurs ou des homosexuels, mais au contraire leur désubjectivation violente, pratique, en acte, le rejet et la trahison du rôle qui leur revient en tant que sujets. Ce que les différents devenirs de l’Autonomie ont en commun, c’est de revendiquer un mouvement de séparation par rapport à la société, par rapport à la totalité. » (11)
Ce qui est donc intéressant est qu’on ne se braque pas pour être reconnu mais pour le contraire, pour ne plus être reconnu socialement. On n’arrête pas de braquer autrement ce que nous sommes, on se braque contre soi-même pour encore plus être soi-même. Comme l’écrit Carla Lonzi en 1978 : plus je suis quelconque, plus je suis moi-même. (12) De plus on saisit que ces autonomies sont en relation, ne serait-ce déjà car elles se séparent ensemble d’une même totalité, d’une même société, d’où les grandes manifestations qui jalonneront cette période (telle celle de Bologne en 1976) et les luttes armées. Et cette totalité, cette société contre laquelle on se braque est celle de la gouvernementalité, c’est-à-dire de conduites, de gestes qu’on ne veut plus habiter. Cela s’étendant aussi et surtout, jusqu’au coeur des relations familiales, de l’administration du foyer, d’où le rôle très important des femmes dans ce mouvement d’autonomie.
Construire de nouveaux territoires consiste de prime abord à ne plus habiter certains gestes pour en habiter d’autres. La revendication d’autonomie qui est aussi celle du territoire commence par là. Ce pourquoi Tari a tout à fait raison de dire que plus que conquérir des territoires il faut déjà arracher des territoires au contrôle étatique, c’est-à-dire à des gestes gouvernementaux que l’on habitait. « A Milan et à Rome, des centaines de familles prolétaires occupaient des immeubles entiers où elles mettaient en place des crèches, des dispensaires, des centres de consultation pour les femmes. A Naples et dans le Sud, les listes de chômeurs étaient gérées directement par les assemblées autonomes et non par les bureaucrates du Bureau du travail, et tout le monde commença à réfléchir à l’organisation de la vie des quartiers, y compris en régulant par le bas le prix des marchandises et en expulsant les fascistes et les spéculateurs. » (13) Les autonomies se joignent à travers la composition de leurs gestes, c’est en habitant ensemble des gestes différents qu’on construit un territoire, la conquête du territoire en son sens propre en est alors le corrélat. Même occuper un logement est en premier lieu habiter le geste d’occuper.
Pour résumer, l’autonomie italienne des années 1970, était donc des autonomies se produisant chacune par des gestes singuliers, on peut parler ici d’une libération de gestes et non d’une liberté d’un sujet. On se braque en libérant des gestes. Ces gestes singuliers pouvant être ceux d’autoréductions qui sont aussi des braquages en son sens délictueux. Et dans cette Italie des années 1970, on se braque, Sépar/action, sécession (contre le travail, la reproduction de la domination domestique etc.), contre la gouvernementalité qui unit tout ce contre quoi on se braque. Si bien que les autonomies s’unissent. Le se braquer à l’échelle de chaque autonomie est un se braquer à l’échelle de toutes les autonomies, à l’échelle de l’Autonomie. En un premier sens l’unité de l’Autonomie vient donc en miroir du Un qu’est l’ennemi : la gouvernementalité néo-libérale. Et cette gouvernementalité est aussi ce qui conduit la transformation du territoire de la ville en métropole, ce pourquoi le numéro d’avril 1976 du journal Rosso titrera : « Ouvriers contre la métropole » (14). Cela introduit à la question du territoire et à un autre sens de l’unité des autonomies lié à celui-ci.
En effet, selon un deuxième sens l’unité est celle du territoire par cohabitation des gestes singuliers qui se composent, se coordonnent ou parfois rentrent en conflit (il importait aussi de se braquer entre autonomes). Or, comme ces gestes singuliers entraînent la libération de nouveaux gestes, on peut dire que chaque libération d’un geste par une autonomie n’est pas sans retentir en libérant un geste d’une autre autonomie puisqu’il y a cohabitation des gestes. Par exemple les gestes liés au refus du travail sont dans un rapport de retentissement avec les nouveaux gestes des femmes dans le foyer domestique.
Une conclusion s’impose donc : plus on est autonome à plusieurs plus on l’est mieux tout seul. Ou autre formulation en entendant se braquer comme je le propose depuis le début, s’opposer et se réorienter avec d’autres manières d’être : c’est parce que nous nous braquons que je me braque et c’est parce que chacun se braque que nous nous braquons, que nous devenons donc autonomes. On comprend enfin au terme de ce petit parcours toute la différence qu’il peut donc y avoir entre se braquer et résister. On devient autonome en se braquant alors que l’on essaye seulement de conserver une forme d’autonomie en résistant. Il n’y a pas de production de soi par la résistance. D’où le rapport différent au pronominal. On peut dire qu’on se braque mais non qu’on se résiste. Au point même que l’on valorise plus le fait d’être irrésistible que résistible.
Alors, même si cela ne peut se décréter : soyons irrésistibles, braquons nous.
Philippe Roy
Peut-on être autonome tout seul ? / 2014
Publié sur Ici et ailleurs
Lire également les Conditions de l’autonomie / Alain Brossat
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1 Marcello Tari, Autonomie ! Italie, les années 1970, La fabrique, 2001, p. 71.
2 Autonomie ! Italie, les années 1970, p.13.
3 Autonomie ! Italie, les années 1970, p.14.
4 Citation de Bifo par Tari, ibid., p. 26.
5 Ibid., p. 129
6 Ibid., p. 53.
7 Ibid., p. 50.
8 Ibid., p. 157.
9 Ibid., pp. 184-185.
10 Ibid., p. 186
11 Tiqqun, Ceci n’est pas un programme, p. 53.
12 Autonomie ! , p. 142.
13 Ibid., p. 123.
14 Ibid., pp. 180-184.




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