Archive pour le Tag 'pécuchet'

Bêtise, marasme de la gauche et déni de la pulsion de pouvoir / Préambule / Elias Jabre / L’Anti-Oedipe en question

J’avais été prévenu, j’allais être contaminé (c’est déjà je qui parle, ça promet).

A travailler sur la bêtise, combien d’illustres prédécesseurs en avaient fait l’expérience, l’avaient ressenti et même formulé, à commencer par Flaubert victime de son célèbre duo qu’il avait répandu dans le décor : « Bouvard et Pécuchet m’emplissent à tel point que je suis devenu eux ! Leur bêtise est mienne, et j’en crève ! », menace destinée aux imprudents qui oseraient retenter l’aventure.

Se jeter à corps perdu dans la bataille (cette drôle de manie de vouloir en découdre tout le temps), ouvrir les questions du fond et du sans-fond, heureusement accompagné par des guides chevronnés, les plus audacieux et les plus solides (Deleuze et Derrida donc), deux guides qui ont laissé des traces de leur pas et de nombreuses balises sur ce territoire au sol incertain, où se dissimulent tant d’abîmes et de sables mouvants, et qu’ils ont parcouru de long en large (et bien sûr en travers).

Et une fois de retour (étais-je vraiment parti ? en revient-on jamais ?), se sentir détenteur d’un savoir en plus, d’un petit bout de clarté attrapé en plein cœur des ténèbres (mon petit côté fin XIXème), avance ô combien dérisoire, et qu’on insiste à balader dans le décor comme une luciole fragile cachée entre nos mains, qu’on découvre à quelques compagnons pressentis, à s’assurer que leurs yeux reflètent cette même lueur minuscule, inestimable vérité, comme si cette métaphore lumineuse n’était pas aussi usée que la croyance en ce pas décisif vers une résolution.

Et une fois l’énigme résolue (voyez comme la bêtise insiste), c’est un souffle qui renouvelle le paysage. Regarde bien, ne sens-tu pas cette douce fraîcheur qui glisse sur tes joues ? Avoue ! Ose me dire que tu ne respires pas mieux ! (eh oui, jusque-là encore, et toujours la même violence démonstrative)

Ne fallait-il pas profondément être bête (mais qui est bête, dirait l’autre, ça ou moi ?), ne fallait-il pas profondément être bête et plus bête encore à vouloir transformer cette aventure en thèse ? D’autant que ce supposé savoir (en plus ? de trop ?) invalidait jusqu’à la forme tranchée de ce mode d’affirmation.

Préalable, frapper à la porte des institutions, des écoles doctorales en philosophie, où les budgets s’amenuisent d’année en année, et où les rares directeurs de thèse croulent sous la charge magistrale des travaux de tous ces échoués du temps qui misent leur vie sur cette perversion défraîchie.

Une fois que deux ou trois interlocuteurs dûment habilités vous proposent leur accompagnement dans le cadre de l’université, cette vieille dame sérieuse et digne qui détient le pouvoir de légitimer vos recherches,  plusieurs cas de figures se dessinent. (…)

Trouver le moyen de les (de se faire) éconduire, de signifier la mise au rancart d’une institution délabrée dont les murs risquent de vous tomber sur la tête.

Quelle inspiration perfide m’a donc traversé et transi (Heidegger, sors de ce corps !), que je me sente dévolu à ce délire messianique partagé par tous ces prophètes ratés (tous les apprentis thésards sans doute) qui se croyaient élus, et que l’histoire (enfin, ce qu’il en reste, bref des décombres) a fort heureusement balayé pour leur plus grand nombre sans laisser la moindre trace (quant aux autres, nous ne les aimons plus qu’en fragments pour leur plus grande chance, et même la nôtre).

J’ai fait du porte à porte, dénichant des interlocuteurs potentiels, des spécialistes du champ que j’investissais, et après un premier mail timide qui demandait l’autorisation d’ouvrir le jeu, je dévoilais ce que j’appelais « mon intuition » :

L’intuition de ce travail serait de cet ordre : il y aurait un lien entre le marasme de la gauche actuelle et le déni de la pulsion de pouvoir. Or la psychanalyse, et notamment Deleuze-Guattari et Derrida (plutôt que les institutions psychanalytiques elles-mêmes dupes de cette pulsion de pouvoir), auraient dû conduire à des traductions de ses concepts dans le domaine juridico-politique afin de déconstruire la vieille souveraineté qui encadre encore l’Etat Nation et la notion de sujet juridique aujourd’hui. Il n’existerait pourtant pas de courant, à ma connaissance, qui travaillerait autour de cette problématique.

Il s’agirait d’interroger les positions politiques en termes de pulsion de pouvoir, de résistance et d’auto-immunité en partant d’un cas précis : la résistance de la psychanalyse à la critique deleuzo-guattarienne avec en parallèle, la résistance deleuzo-guattarienne à la pulsion de pouvoir (tel que je l’analyse à partir du dernier séminaire de Derrida sur la question de la bêtise, La bête et le souverain, Galilée, 2008). 

En essayant d’éclaircir des résistances dans des champs ou chez des auteurs qui n’auraient pas dû être dupes des jeux de l’inconscient pourtant au cœur de leurs pensées, l’objectif serait peut-être de proposer d’autres machinations politiques qui prendraient en compte la pulsion de pouvoir.

Elias Jabre
Bêtise, marasme de la gauche et déni de la pulsion de pouvoir /Préambule / 2014
l’Anti-Oedipe en question

2-Homeclom

Photo : Lydie Jean-Dit Pannel

La bêtise est sans nom / René Major / Chimères n°81 / Bêt(is)es

« La bêtise, cette marque indélébile de la modernité, est notre symptôme. »
Avital Ronell / Stupidity / 2006

En acceptant de parler de la bêtise, vous prenez beaucoup de risques.
Vous pensez sans doute à Flaubert qui a pu écrire : « Bouvard et Pécuchet m’emplissent à tel point que je suis devenu eux ! Leur bêtise est mienne et j’en crève. (1) » Cette plainte inquiétante de Flaubert donne à penser que la fréquentation de la bêtise serait contagieuse, qu’il suffit de ne parler pour devenir bête ou qu’on ne parle toujours de la bêtise d’autrui qu’à partir de la sienne propre.
Ce qui est plus inquiétant encore, c’est que, bêtes par contrat, Bouvard et Pécuchet, comme le souligne Derrida, font de la bêtise leur objet de savoir, de réflexion, d’archivation, de collection (2). L’intelligence de la bêtise serait donc elle-même bête puisque c’est en développant cette intelligence de l’intelligence de ses protagonistes à connaître la bêtise que Flaubert devient bête à son tour et que cela lui est insupportable. Rien n’atteindrait la bêtise sans se trouver enveloppé par elle, jusqu’à ce que Derrida appelle « le devenir-chose du nom propre » – comme dans le cas d’un certain Thompson qui, sur la colonne de Pompée à Alexandrie, a écrit son nom en lettres de six pieds de haut : « ce crétin, dit Flaubert, s’est incorporé au monument et se perpétue avec lui ». On voit se répandre aujourd’hui la manie de chosifier son nom en mettant des cadenas avec inscriptions personnalisées sur les ponts enjambant les fleuves des grandes villes.
Sans parler de la quasi-nécessité pour tant de gens d’avoir un compte facebook ou twitter pour faire savoir à tous ce qui leur passe par la tête à propos de tout et de n’importe quoi. C’est Barthes qui disait : « Ce qui vient à l’esprit est d’abord bête » et parlant de lui à la troisième personne : « Il est curieux qu’un auteur, ayant à parler de lui, soit à ce point obsédé par la Bêtise, comme si c’était la chose interne dont il avait peur : menaçante, toujours prête à fuser, à revendiquer son droit à parler (pourquoi n’aurai-je pas le droit d’être bête ?) : bref, la Chose (3). »Selon lui, la bêtise fonctionne comme la Chose. Qu’est-ce-à-dire ? Cela signifie qu’elle évite la symbolisation et c’est précisément dans cette mesure qu’elle est devenue, si nous en croyons Ronell, un signe des temps qui courent. Mais l’évitement laisse des traces et comporte toujours dans le même temps une fonction d’appel, un appel à la symbolisation. Notre symptôme traduirait ce conflit dont le compromis est le maintien d’une « énergie de basse intensité » qu’autorise le droit à dire ce qui nous vient à l’esprit, fût-ce d’abord et avant tout ce qui est bête. Mais cette dévalorisation subjective constitue un véritable traumatisme quotidien car, comme le souligne Musil, « il n’est pas une seule pensée importante dont la bêtise ne sache aussitôt faire usage (4) ».
Vous laissez entendre que la bêtise est indissociable de la liberté de pensée et pour Deleuze cette expérience de la liberté est proprement humaine. Pour lui l’animal ne peut pas être bête parce qu’il n’est pas libre. La bêtise serait le propre de l’homme : « La bêtise n’est pas l’animalité. L’animal est garanti par des formes spécifiques qui l’empêchent d’être bête (5). » Je ne sais si nous pouvons dénier toute liberté à l’animal, mais ce qui peut retenir aussi notre attention dans le texte de Deleuze est que cette expérience de la liberté qu’est la bêtise proprement humaine soit liée à trois motifs, la souveraineté, la cruauté et la pensée : « Le tyran {comme figure de la souveraineté} institutionnalise la bêtise mais il est le premier servant de son système et le premier institué ». Et « comment le concept d’erreur rendrait-il compte de cette unité de bêtise et de cruauté, de grotesque et de terrifiant, qui double le cours du monde ? La lâcheté, la cruauté, la bassesse, la bêtise ne sont pas simplement des puissances corporelles, ou des faits de caractère et de société, mais des structures de la pensée comme telle (6). » Le paragraphe cité se termine par une question « proprement transcendantale » que la philosophie aurait dû se poser : Comment la bêtise (et non l’erreur) est-elle possible ? »
René Major
La bêtise est sans nom / 2014
Extrait du texte publié dans Chimères n°81 / Bêt(is)es

bickett

Photo : la chèvre Manuelle Bickett
sur son barbarisme contemporain in InveMejor

1 Gustave Flaubert, Lettre à Edma, dans Correspondance, IV, janvier 1869 – décembre 1875, Paris, Gallimard, La Pléiade, 1998, p. 920
2 Jacques Derrida, Séminaire La bête et le souverain, Paris, Galilée, 2008, p. 217
3 Roland Barthes, « Barthes puissance trois », dans Œuvres complètes, T. III, Paris, Seuil, 1995, p. 253
4 Robert Musil, Uber die Dummheit (1937), tr. fr. de Philippe Jaccottet, De la bêtise, Ed.Seuil, 1984 et Ed. Allia, 2000
5 Gilles Deleuze, Différence et répétition, Paris, PUF, 1968, p. 196
6 Ibidem. Mots soulignés par nous.




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