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Ceci n’est pas une « bavure »

Le 6 décembre 1986, les voltigeurs mis en service par Charles Pasqua, alors ministre de l’intérieur, tuaient Malik Oussekine à Paris. Quatre jours après l’assassinat du jeune étudiant, une manifestation avait lieu à Paris à laquelle auraient participé quelques 600 000 personnes.
Depuis, ce n’est pas que la police n’ait jamais plus tué, mais jamais plus à l’occasion d’une manifestation, et ce jusqu’au 26 octobre 2014. Ce jour-là, sur le site du chantier du barrage de Sivens, les gendarmes mobiles ont tué Rémi Fraisse, jeune militant écologiste. Sept jours après cet homicide, avaient lieu deux manifestations à Paris. L’une, dite « pacifiste », appelée par l’ONG France Nature Environnement (FNE) pour laquelle militait Rémi Fraisse, aurait rassemblé moins de 600 personnes devant le mur de la paix au Champ-de-Mars, l’autre, place Stalingrad, dite « illégale » car interdite par la préfecture de police, aurait rassemblé 300 personnes plus les quelque 70 personnes interpellées par les services de police avant même d’atteindre le lieu du rassemblement.
Comment interpréter cette étrange scission entre deux rassemblements opposés dans leurs formes ? Et surtout, que s’est-il passé entre 1986 et 2014 ? Au moins autant que la violence policière, c’est peut-être bien le changement d’échelle dans la réponse populaire qui a suivi ces deux événements qui interpelle.
On nous rétorquera que les modalités de ces deux homicides ne sont pas les mêmes. Malik Oussekine est mort sous les coups de matraque acharnés de deux policiers. C’était, nous dira-t-on, une « bavure », c’est-à-dire un accident sans implications quant à la logique globale de l’usage de la force publique. Rémi Fraisse a de son côté été tué par un jet de grenade offensive. D’ailleurs Bernard Cazeneuve, ministre de l’intérieur, s’est empressé de défendre les forces de l’ordre : non, ceci n’est pas une « bavure » ! Certes, on conviendra que lancer une grenade n’implique pas le sujet agissant de la même manière que lorsqu’il matraque avec acharnement. Dans le premier cas, il n’y a pas de corps à corps. Après tout, lorsqu’on lance une grenade, comment savoir où elle atterrira ? Qui plus est face à des manifestations, qui, si l’on en croit la plupart des médias, sont de plus en plus confuses, violentes, menées par des excités qui veulent en découdre avec les forces de l’ordre ?
Le ministre a raison, mais pour d’autres raisons que celles invoquées. En effet, Rémi Fraisse n’a pas été victime d’une bavure. Pas plus ne l’ont été toutes celles et ceux qui, lors d’une manifestation, d’une interpellation ou d’une reconduite à la frontière, ont été mutilé-e-s par un tir de flash-ball, électrocuté-e-s par un taser ou étouffé-e-s. Un lancer de grenade offensive, pas plus qu’un passage à tabac, n’est pas une erreur technique. La mort de Rémi Fraisse n’est pas une bavure, mais un événement qui doit être compris dans sa dimension politique. L’absence de mobilisation d’ampleur au lendemain de l’événement est un symptôme de la banalisation de la violence policière illégitime et de sa mise en acceptabilité croissante.
Les mouvements d’opposition aux grands projets inutiles témoignent de nouvelles pratiques politiques et d’un engagement nouveau des jeunes et des moins jeunes. Ils excèdent largement les cloisonnements binaires de leur traitement médiatique majoritaire. L’usage d’une violence démesurée par les forces de l’ordre n’est en ce sens que la conséquence inévitable de l’inutilité des projets imposés, de leur mise en œuvre douteuse et de leurs conflits d’intérêt. On y reconnaît les effets de la technocratie néolibérale qui nous tient lieu de « démocratie », et qui apparaît de plus en plus, dans tous les domaines de la vie sociale, comme un processus de « dé-démocratisation ».Une fois tout dialogue rompu, comment contester ces aménagements autoritaires sans un minimum d’obstruction physique ? Dans de telles conditions, être tué ou mutilé par les forces de l’ordre n’est pas une « bavure », mais renvoie à des responsabilités institutionnelles et à des niveaux qu’il est possible et nécessaire d’établir.
Toute relativisation de la violence policière est inacceptable. Face au ressassement médiatique des épouvantails, « casseurs », « black bloc » ou autre, rappelons que le « cassage de vitrine » ne justifie pas l’utilisation d’armes de guerre, qu’il n’y a pas d’équivalence entre un dégât matériel et un homicide ou une mutilation, et que dans les faits, les dits « casseurs » subissent en général des sanctions judiciaires autrement plus importantes que les responsables de la « violence légitime ».
La mort de Remi Fraisse, tué par une grenade offensive lancée sur un groupe de manifestants, a de quoi susciter une large mobilisation collective, à laquelle on peut à bon droit associer le souvenir de toutes celles et ceux qui sont mort-e-s des mains de la « violence légitime», en rappelant que les migrant-e-s et les habitant-e-s des quartiers populaires y payent, depuis longtemps déjà, un lourd tribut en servant de cible banalisée d’une violence désormais étendue aux personnes qui contestent et désobéissent. L’atonie, la banalisation ou la justification de l’inacceptable mettent en péril l’institution même de la démocratie. Non, ceci n’est pas une bavure, et il serait fort regrettable que les lycéen-n-es, qui ont commencé à briser cette atonie, ne soient pas suivis en grand nombre.
Françoise Blum, Jean-Philippe Cazier, Samuel Churin, Laurence de Cock, Dominique Collignon-Maurin, Antonella Corsani, François Deck, Florent Gabarron-Garcia, Nacira Guénif, Remi Hess, Thomas Hippler, Elias Jabre, François Matheron, Olivier Neveux, Pascal Nicolas-Le-Strat, Ugo Palheta, Valentin Schaepelynck, Cyprien Tasset, Emmanuel Valat, Viviane Vicente, Christiane Vollaire.
Publié sur Mediapart le 12 novembre 2014

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