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Le livre imaginaire, ou comment oublier une leçon de Foucault / Diogo Sardinha / en réponse à Alain Brossat

Dans la critique, aussi généreuse par sa longueur que déconcertante par son contenu, qu’Alain Brossat fait de mon livre Ordre et temps dans la philosophie de Foucault, il m’impute des idées qui me sont pour le moins étrangères, pour ne pas dire qu’elles correspondent parfois, et même souvent, à l’exact opposé non seulement de ce que je pense, mais encore de ce que j’ai écrit. Réfléchissant au contenu de son texte, et passée une certaine stupeur initiale, je me rends compte qu’il contient des contresens qui prennent une telle l’ampleur, qu’ils donnent vite l’impression que ce n’est pas de mon ouvrage qu’il est question, mais d’un autre. Au début, je me suis demandé si Alain Brossat avait vraiment lu ce que j’ai écrit, ou bien s’il s’était contenté d’y chercher ce qu’il avait trouvé déjà, avant même d’ouvrir le volume. J’ai ensuite cru comprendre qu’il me juge d’après des intentions qu’il m’attribue, au lieu de me juger par mes analyses, ce qui, à la fin, m’a poussé à me poser une question : pour quelle raison n’a-t-il pas « pu » me lire, mais a plutôt été victime d’une sorte d’obstacle qui s’est interposé entre son regard et mon ouvrage ? Ce sont ces aspects que je m’efforcerai d’éclaircir dans les lignes qui suivent.

Sur mon attachement aux « profondeurs de l’œuvre »
Dès que dans mon livre Alain Brossat trouve l’expression « sens philosophique profond », il l’interprète comme « les profondeurs de l’œuvre » (c’est son mot, qu’il souligne). Hélas, les deux choses ne me semblent pas avoir beaucoup de rapport, puisque le « sens philosophique profond » auquel je fais référence désigne très précisément le mouvement intellectuel de Foucault, qui le mène d’une pensée en termes de domaines (le savoir, le pouvoir et l’éthique), conçus à chaque fois comme pourvus d’un fond déterminant d’une surface et, corrélativement, d’une surface déterminée par ce fond, vers une pensée en termes d’axes qui s’intriquent, pensée dont il affirme, dans « Qu’est-ce que les Lumières ? » (paru l’année de sa mort : Dits et écrits, n° 339), qu’elle est douée d’une systématicité (c’est son mot). Tout mon effort a consisté à comprendre comment, du premier régime, Foucault est passé au second, le passage de l’un à l’autre étant ce que je désigne tantôt comme « sens philosophique profond » (p. 29), tantôt comme « sens profond de sa philosophie » (p. 227), expressions dans lesquelles le mot « sens » n’est pas l’équivalent de « signification », mais désigne bien plutôt une direction, une mouvement orienté, allant « de la détermination fondamentale des évidences superficielles » (p. 29), qui est le mode sous lequel il pense d’abord le savoir, le pouvoir et l’étique ; « pour en arriver à une systématique réinventée » (p. 29), nouveau régime de pensée qu’il propose à la fin. Je ne vois donc pas en quoi mon approche concernerait des supposées « profondeurs de l’œuvre », mot qui, dans l’usage qu’en fait Alain Brossat, me semble désigner plutôt quelque chose de mystérieux, d’inaccessible, voire de mystique, ce dont mon livre ne traite strictement à aucun moment.

À partir de là, une série d’interprétations se déploie, dans laquelle, au lieu de lire ce qui est écrit, Alain Brossat m’impute des intentions, entre autres celle de prétendre produire ce qu’il appelle « une intelligence vraie de cette philosophie originale » (souligné par lui). Quoique la pensée de Foucault puisse être lue comme une « philosophie originale » (ce que je crois réellement), je vois mal comment on pourrait m’attribuer l’idée d’en proposer une «  intelligence vraie », alors que j’insiste à plusieurs reprises sur l’impossibilité de réduire cette œuvre à une vérité, soit quand j’écris que le « sens fondamental » sur lequel j’attire l’attention « n’est pas le seul qu’on puisse déceler dans cette œuvre, et sans doute ne la recouvre-t-il pas dans tous ses détails » (p. 29) ; soit lorsque je refuse « le principe du sens unique d’un auteur » qui « n’est pas approprié à l’intelligence d’une œuvre qui déborde sur maints aspects la présence et le rôle du rapport de fond » (p. 221). En effet, comment une œuvre si multiple pourrait-elle souffrir une intelligence vraie, à l’aune de laquelle toutes les autres seraient fausses ? Il faudrait bien que j’aille à l’encontre des évidences. Les erreurs de lecture se prolongent, ensuite, dans l’idée, doublement inexacte, que selon moi « toute la recherche de Foucault converge vers la dernière partie de l’œuvre, celle qui met en évidence la qualité propre du sujet éthique ». Si l’inexactitude est double, c’est parce que, premièrement, « la dernière partie de l’œuvre » n’est justement pas celle qui traite du sujet éthique, mais au contraire, quand on l’interroge (comme je l’ai fait) à partir des problèmes de l’ordre de l’expérience et de sa transformation dans le temps, celle dans laquelle Foucault passe outre le domaine éthique, pour considérer l’intrication des trois axes, éthique, politique et épistémologique. Il est donc incorrect de dire que, pour moi, le traitement du sujet éthique est le moment final de l’œuvre, ce que d’ailleurs je répète avec insistance : ce n’est pas un hasard si l’intrication des trois axes, et non l’éthique et son sujet, constitue l’objet de tout le chapitre final du livre. Secondement, si dans aucune circonstance je ne crois que « toute la recherche de Foucault converge vers » quoi que ce soit, c’est (de manière accessoire, et comme je l’ai écrit plus haut) parce que je ne raisonne pas en termes de « toute la recherche de Foucault », et me garde bien de prétendre tout résumer sous une vérité unique ; mais, essentiellement, parce que je ne fais pas de lecture téléologique (Alain Brossat parle même d’« une tenace téléologie ») et je ne suppose jamais que Foucault tient à un moment un certain discours dans le but de parvenir, ultérieurement, à une fin préalablement déterminable. Au contraire, tout mon raisonnement s’appuie sur l’idée qu’il change de perspective et de domaine d’investigation pour, en partie du moins, chercher de nouvelles solutions aux problèmes qui découlent des méthodes qu’il vient d’employer. Pour l’exprimer de façon plus concrète, s’il passe des archéologies du savoir, dans les années 1960, aux généalogies du pouvoir-savoir dans les années 1970, c’est parce que la considération du savoir tout seul ne lui permettait pas de rendre compte de ses objets, parfois nouveaux, comme la prison et la punition. Le même principe herméneutique vaut pour le passage du pouvoir-savoir à l’éthique des années 1980 : pour « franchir la ligne » du pouvoir (mot de Foucault qui a tant séduit Deleuze, comme je le rappelle p. 58), il cherche, dans le rapport à soi, l’espace d’un libre exercice du choix sur ce qu’on est et sur ce qu’on souhaite devenir. Il n’y a donc pas de téléologie, mais de l’effort pour résoudre des problèmes. Enfin, le passage final à la systématicité ne découle pas d’une autre manière de procéder : c’est le travail en parallèle sur les trois domaines distincts (ou en accord à deux, comme dans le cas du pouvoir-savoir) qui suggère à Foucault l’intérêt de les traiter simultanément et comme des axes qui s’intriquent, comme il l’écrit dans le texte auquel j’ai fait allusion plus haut, « Qu’est-ce que les Lumières ? ». En somme, non pas convergence de « tout » vers « une seule chose », mais des solutions nouvelles à des problèmes qui changent ; non pas téléologie, mais recherche suivie. Ainsi, il devient manifeste que, de ses écarts initiaux, la lecture proposée par Alain Brossat passe, graduellement, aux confusions de plus en plus facilement repérables, à tel point que, en un seul paragraphe, il en condense plusieurs et des plus frappantes. Voici ce qu’il écrit, dans l’espoir peut-être de montrer l’indémontrable :

« Pour Diogo Sardinha, il ne fait aucun doute que le dernier chantier de Foucault, tout entier voué à l’élaboration des conditions dans lesquelles le sujet éthique peut exercer sa liberté, constitue le point d’aboutissement de toute la recherche de Foucault, ce lieu de la pensée où se dévoile, dans sa substance intime, la logique et la cohérence de l’œuvre : ‘‘Foucault invite à saisir après coup [je souligne, AB] et comme un ensemble structuré ce qui tout au long du chemin n’est apparu que comme des inflexions et des détours’’. L’auteur fait ici référence à l’autorité de Pascal : ‘‘Pour entendre le sens d’un auteur, il faut accorder tous les passages contraires (…) Tout auteur a un sens, auquel tous les passages contraires s’accordent, ou il n’a point de sens du tout’’ (Pensées et opuscules, fragment 684). »

À ce sujet, je me contenterai de faire trois brèves remarques. D’abord, on a déjà compris qu’on fait un contresens en prétendant que, dans mon livre, le sujet éthique constitue le point d’aboutissement de la recherche de Foucault, raison pour laquelle je n’insisterai plus sur ce fait. Ensuite, on trouve une phrase retirée de son contexte, qui dans le livre traite de la façon dont Foucault reconstitue son propre parcours, dans la première version de la Préface à L’Usage des plaisirs (j’invite le lecteur à se reporter à la p. 199 de mon écrit). Enfin, une pensée de Pascal surgit qui, aux yeux d’Alain Brossat, synthétise l’esprit de mon travail, et que je cite en réalité, non pour souscrire au principe qu’elle énonce, mais afin de l’écarter de manière plus explicite ! À cet extrait d’Alain Brossat, je compare le mien propre : « Dans les Pensées, Pascal écrivait, au sujet des contradictions apparentes de l’Écriture, que ‘‘tout auteur a un sens auquel tous les passages contraires s’accordent, ou il n’a point de sens du tout.’’ Ce principe ne pourrait que trop difficilement orienter notre recherche » (p. 200). Je cite donc Pascal, mais dans le but d’expliquer qu’il ne nous procure pas une méthode inspiratrice. Quelques pages plus loin, et toujours en référence à la règle de lecture pascalienne, j’ajoute : « Le principe du sens unique d’un auteur, auquel on a fait allusion plus haut, n’est pas approprié à l’intelligence d’une œuvre qui déborde sur maints aspects la présence et le rôle du rapport de fond. » (P. 221.) J’en conclus qu’Alain Brossat souhaite plier mon texte à l’idée qu’il s’en fait, cette fois en me prêtant une règle herméneutique que j’avais écartée sans ambages.

Sur quelques-uns de mes « énoncés flous »
Tout cela me porte à croire que, au lieu de lire le livre qu’il a entre les mains, Alain Brossat préfère en imaginer un autre, que dans un premier temps il se construit dans son esprit (ce qui, au demeurant, n’est pas bien grave), mais que dans un second temps il m’attribue (ce qui est plus fâcheux). De l’imprécision de sa lecture, il découle que certains termes ou énoncés lui apparaissent comme flous, entre autres « systématicité sans fin », « jeu libre », « sens fondamental » ou « systématicité synthétique ». Je ne reviendrai pas sur la signification de l’expression « sens fondamental », que j’ai déjà reprise ; mais afin de dissiper les doutes d’Alain Brossat, je reviens aux mots du livre au sujet des trois autres concepts.

Premièrement, par systématicité sans fin j’entends la compréhension du savoir, du pouvoir et de l’éthique non pas comme des domaines plus ou mois séparés les uns des autres, mais comme des axes qui s’intriquent dans chaque forme d’expérience (c’est ainsi que Foucault en parle, toujours dans « Qu’est-ce que les Lumières ? »), en tant que cette compréhension ouvre la connaissance « à une recherche infinie, recherche non seulement sans fin, mais aussi sans autre finalité que celle de montrer ce que nous sommes à chaque moment et ce que nous devenons » (p. 219).

Deuxièmement, jeu libre désigne le genre de rapport qui s’établit, dans les derniers textes de Foucault, entre le savoir, le pouvoir et l’éthique, lorsque ceux-ci ne sont plus envisagés comme des domaines différents, mais comme des parties d’un ensemble. C’est un mot, on l’a compris, que je puise chez Kant, en expliquant que, tout comme chez ce dernier « s’établit un libre jeu entre les facultés, de même s’instaure chez Foucault un jeu entre les trois domaines. Au niveau de la logique d’ensemble, le jeu – et même le jeu libre – se superpose au schème fondamental, devenu incapable de fournir un modèle pour saisir la dynamique de l’expérience. Dès lors que le jeu est ouvert, ses règles peuvent être – mieux, sont toujours – modifiées en cours de partie : elles sont elles-mêmes en jeu » (p. 220).

Troisièmement, la systématicité synthétique est, d’abord, « la cohérence rendue possible par une affinité structurelle entre les domaines de l’expérience », que sont le savoir, le pouvoir et l’éthique (p. 218) ; « et puis, elle est l’unité suscitée par la reconduction des recherches locales [sur la folie, le crime ou la sexualité, par exemple] à la question ‘‘que sommes-nous aujourd’hui ?’’ » (p. 218-219). Bien entendu, je n’attends pas qu’on saisisse entièrement la signification de ces expressions sans avoir parcouru le livre et seulement à partir de ce que je viens d’en écrire, puisque comme souvent en philosophie, elles se forment au cours de l’élaboration critique et de l’argumentation, ce qui explique aussi qu’elles ne prennent leurs contours précis que dans le dernier chapitre de mon ouvrage. Il n’en reste par moins que je puis donner (et tout lecteur attentif, trouver) des références concrètes, permettant de déterminer ce qu’Alain Brossat trouve vague.

Sur ma tentative de plier Foucault à Kant
Un autre malentendu, grave par conséquences qu’il entraîne, a trait à l’usage que je fais de Kant, un usage je dis bien, qu’Alain Brossat confond avec une tentative (de ma part) pour, selon lui, « faire entrer le parcours proliférant de Foucault dans le schéma rigide d’une copie conforme de l’architectonique rigoureuse de la pensée kantienne », ce qui, toujours d’après lui, « conduit inéluctablement à des simplifications et des distorsions de sa pensée ». On verra que c’est la lecture d’Alain Brossat qui simplifie et distord mon analyse, car jamais, dans mon recours à certaines structures ou concepts kantiens, je ne confonds Kant et Foucault, prenant soin au contraire de les séparer, souvent même de les opposer, dans un effort pour dégager des similarités possibles entre eux et, simultanément, mettre au jour ce qui les éloigne l’un de l’autre. Pour éclaircir cette méthode de travail par un exemple extrait du livre, prenons un passage qui touche à ce dont Alain Brossat m’accuse explicitement, vouloir plier ce que j’appelle la systématicité du dernier Foucault à l’architectonique kantienne. Après avoir trouvé quelques ressemblances entre leurs grilles de pensée, je fais immédiatement une double restriction :

« Cela veut-il dire que la nouvelle systématicité se réduirait à une architectonique trop connue ? Nullement. La Critique kantienne est dès le départ conçue en vue d’un système, alors que chez Foucault la préoccupation d’une cohérence synthétique n’arrive qu’à la fin. Autrement plus révélatrice de leurs différences, l’architectonique pense l’affinité et la finalité ensemble, tandis que Foucault n’admet que la première. L’essentiel n’est donc pas de chercher, par des artifices, à reconduire les propositions de ‘‘Qu’est-ce que les Lumières ?’’ à la conception kantienne du système, mais bien plutôt de comprendre par quels chemins la systématicité foucaldienne revendique l’affinité entre les trois domaines préalablement mis au jour pour, à partir de là, jeter les bases d’une architectonique qui lui est propre » (p. 202).

En toute franchise, je comprends mal qu’on m’accuse de faire précisément le contraire, alors que toute ma démarche consiste à ne pas réduire Foucault à d’autres, mais, au contraire, à chercher dans l’histoire des exemples qui puissent servir d’inspiration pour – par contraste avec eux – « faire ressortir avec encore plus de vivacité ce qui fait la singularité du schème foucaldien » (p. 202). Pas plus que, dans ma référence à la méthode pascalienne d’exégèse biblique, il ne s’agit de réduire la multiplicité de sens du travail de Foucault à l’idée d’un seul sens, qui bien évidemment ne lui convient pas (c’est pourquoi j’écarte Pascal, bien que Foucault se soit lui-même servi de motifs pascaliens, comme je le rappelle p. 200-202) ; je ne prétends, par mon recours à Kant (dont Foucault était pourtant un grand lecteur, et même traducteur), réduire la cohérence de la démarche foucaldienne à l’architectonique critique. Pour la même raison, il me semble un peu léger de dire qu’il y aurait, pour moi, un « Foucault de la ‘‘Première Critique’’ (Les Mots et les choses…) », tant je m’efforce (après m’être servi, p. 98-100, de passages de la Critique de la raison pure, pour les comparer avec d’autres appartenant aux Mots et les choses), de séparer ces deux livres, concluant que « les traces du kantisme sous la forme de l’a priori [historique] sont le déguisement du coup de grâce qu’il reçoit » (p. 103).

Sur ma « parfaite orthodoxie marxiste »
Un autre point surprenant concerne mon supposé rapport à Marx et au marxisme. Le fait qu’il soit très peu question de Marx dans mon livre n’empêche pas Alain Brossat d’y reconnaître à la fois une négligence de ma part à l’égard du rôle que Foucault reconnaît à ce penseur (il compte, « avec Nietzsche et Freud, parmi les ‘‘fondateurs de la discursivité’’ de notre époque »), d’un côté ; puis, de l’autre côté, la « parfaite orthodoxie marxiste » dont prétendument relèverait mon travail. Autrement dit, j’oublie Marx, tout en étant un marxiste orthodoxe. Si cela était exact, on soupçonnerait bien que je n’aurais pas procédé ainsi sans des intentions sournoises… Maintenant, en quoi suis-je un marxiste orthodoxe ? En ceci, que je rabats constamment la méthode généalogique et archéologique « sur la bien connue ‘‘détermination en dernière instance’’ ». À ce sujet, et bien que je doive rappeler qu’il n’y a, dans tout le livre, qu’une seule occurrence des termes « dernière instance » (p. 153) (et que cette occurrence n’est pas « technique »), on pourrait croire que le schème y serait toutefois présent. Mais ce serait méconnaître mes efforts pour séparer ce que j’appelle « le rapport fondamental » chez Foucault, d’autres schèmes connus, parmi eux celui du rapport entre science et idéologie (avec ses résonances althusseriennes, p. 49), vérité et apparence (p. 82), réel et illusion (p. 82) et encore cogito et domaine de la connaissance (p. 84). Bien plus, il n’est que dans Les Mots et les choses que l’on peut trouver, peut-être, quelque chose de semblable à une « détermination en dernière instance », car dans les livres des années 1970 sur le pouvoir-savoir, comme je l’écris, « le bas est lui aussi affecté par le haut, dans la mesure où les deux s’entrecroisent au niveau du dispositif, instance de leur interpénétration » (p. 57). J’ai donc beau répéter que « la rationalité politique ne se concertera pas avec une instance unique d’explication des relations de pouvoir » (p. 57) ; que, d’après Foucault, « il n’est pas question de concevoir une instance unique de causalité, ni même des rapports univoques d’une cause à un effet, ou de causes multiples à différents effets[, mais qu’] il est indispensable d’aller plus loin pour penser la démultiplication qui implique la plurivocité des mouvements et la prolifération des points susceptibles de produire des effets » (p. 83) – tout cela, Alain Brossat le laisse de côté, de même qu’il s’arroge le droit de méconnaitre la complexification que j’analyse dès que je passe aux livres sur l’éthique, dans lesquels « aucune instance ne joue un rôle semblable à celui de la disposition épistémologique ou du dispositif politique. Si bien qu’à la liberté de choisir vient s’ajouter une indétermination formelle, caractérisée par l’inexistence d’une instance ordinatrice » (p. 177). Si cela est une approche relevant « d’une parfaite orthodoxie marxiste », il faut que j’en prenne vite conscience, sans quoi je ne saurais faire mon autocritique… (Soit dit au passage, ma déviation orthodoxe n’est pas mon seul défaut, mais – si je lis bien mon contempteur – je contribue en outre à « la croissante prospérité de la foucaldologie et de la foucaldocratie », c’est-à-dire aux études qui, traitant de Foucault, séparent la pensée de la vie et se réduisent à une sorte de bureaucratie scolastique. Mais ce sont là de vagues injures, plus que des arguments ; ils ne méritent donc pas que je m’y arrête.)

Sur la passivité de Foucault devant l’histoire
Enfin, je dois mettre en relief un dernier égarement, qui vient s’ajouter à ceux déjà exposés, pour m’empêcher de véritablement retenir les critiques qu’Alain Brossat formule à mon encontre : il croit que, en rabaissant « brutalement le motif de la résistance », je transforme Foucault « en spectateur passif du cours répétitif de l’Histoire ». Alain Brossat commet ici une faute logique reconnaissable, consistant à inférer, d’une proposition vraie, une proposition fausse. Ainsi, il est vrai que, quand on cherche dans les livres publiés par Foucault les raisons qui expliquent comment d’une époque on passe à l’autre (par exemple, de la Renaissance à l’Âge classique ou de celui-ci à la modernité), ce n’est pas la résistance active des individus (ni les petites luttes ni les grandes révolutions politiques) qui permet d’expliquer ces changements, mais tantôt des ruptures d’épistémè (dans Les Mots et les choses), tantôt l’invention de nouvelles technologies politiques des corps (dans Surveiller et punir et La Volonté de savoir). En cela, Foucault est profondément anti-humaniste : il n’y a aucun « rôle de l’Homme dans l’Histoire », tout simplement parce qu’il y a aussi peu d’« Homme » que d’« Histoire ». Maintenant, Alain Brossat croit que de là découle l’idée que Foucault deviendrait un « spectateur passif ». J’aurais souhaité comprendre comment de la première idée il passe à la seconde, parce que ce n’est sûrement pas en s’appuyant sur mon livre. En effet, que « l’Homme » n’y soit pour rien dans les grandes tournants de « l’Histoire », cela n’implique aucunement que chacun d’entre nous, à partir des formes d’existence déterminées des savoirs et des pouvoirs à un moment donné, ne puisse s’engager, lutter, résister, ou encore exercer sa liberté, comme Foucault lui-même l’a fait, en vue de changer l’état des choses, que ces « choses » soient épistémologiques, politiques, éthiques ou autres. Pour ma part, je sépare volontiers deux versants qu’Alain Brossat mélange : d’un côté, la question de savoir comment d’une époque on passe à une autre ; de l’autre côté, celle de savoir ce qu’on peut faire à l’intérieur de son temps, voire contre son temps et même au-delà de son temps. Ces deux versants ne sont pas identiques, comme nous l’apprennent les textes et comme j’ai essayé de le montrer. Si je m’étais demandé « que pouvons-nous faire aujourd’hui, en tant que nous sommes entourés de nécessités et de contraintes imposées par les modes d’être du savoir et du pouvoir, c’est-à-dire par les dispositions, les dispositifs, par les codes moraux et sociaux aussi ? », alors la réponse aurait sûrement trouvé, dans le motif de la résistance, l’un de ses temps forts. Seulement, la question que je me suis posé se rapportait à la façon dont Foucault conçoit aussi bien les métamorphoses historiques que l’ordre intérieur de ces domaines singuliers que sont le savoir, le pouvoir et l’éthique, et qui connaissent, chacun, des régimes de transformation distincts. En suivant cette pente, j’ai découvert l’idée du libre jeu entre les trois axes, qui est libre aussi dans la mesure où « l’établissement de ses règles dépend en partie de nous : nous nous les donnons à nous-mêmes, individuellement et collectivement » (p. 230). Voilà une raison supplémentaire pour que je regrette l’incompréhension d’Alain Brossat à l’égard de mon usage de cette expression « jeu libre », il est vrai puisée chez Kant, mais qui acquiert ici un tout autre sens, plus proche sans doute de ce qu’il cherche à désigner par le terme « résistance ».

Un dernier mot sur l’éthique et son sujet
Au fond, je me demande si Alain Brossat n’aurait pas été victime d’un obstacle qui l’aurait empêché de « lire » mon livre. Son insistance sur le fait que, prétendument, le sujet éthique représenterait pour moi la dernière partie de l’œuvre de Foucault, et ce vers quoi tout chez celui-ci convergerait, combinée avec l’accent qu’il met sur le peu de place que je fais au motif de la résistance, me fait penser qu’il craint que je n’interprète Foucault comme le penseur qui a ouvert grand la porte à un repli sur soi, à l’abandon de la politique qui en serait la conséquence, et, pis que cela, au triomphe d’un sujet libéral, essentiellement caractérisé par le fait qu’il « peut exercer sa liberté ». Cependant, ces craintes n’ont pas lieu d’être, pour deux raisons au moins. D’abord, j’explique que la systématicité réinventée par le dernier Foucault passe par une intrication entre le savoir, le pouvoir et l’éthique, ce qui n’exclue donc aucun de ces axes de l’expérience, mais au contraire les combine et les comprend dans leur interaction (p. 219). Autrement dit, il n’est pas d’éthique sans politique, mais pas davantage d’éthique sans savoir, ni de savoir sans politique et éthique, etc. Et ensuite, je souligne que ce qui intéresse Foucault dans l’étude de l’éthique n’est pas l’exercice d’une liberté individuelle vers l’extérieur de soi, ou ce qu’il appelle un « comportement », mais l’exercice de cette liberté comme austérité sur soi-même, ce qu’il désigne comme une « attitude » (sur ce point, voir mes § 24-25). Ce qu’il décrit là est l’un des chemins possibles pour procéder à la critique du sujet, ce qui distingue sa propre conception du sujet éthique de celle, libérale, de l’individu. Inutile donc d’avoir peur de l’intérêt que prête Foucault à l’éthique ancienne ou moderne ; inutile même d’escamoter cet intérêt, puisqu’à bien y regarder, il est un nouveau levier pour condamner l’état de choses présent, et non pour y souscrire. En conclusion, Alain Brossat m’accuse de plier Foucault tantôt à Pascal, tantôt à Marx, tantôt à Kant, ce qui, de toute évidence, constituerait un tour de force bien au-delà de mes capacités – et, bien plus, de mes intentions, même si la philosophie n’est pas une affaire d’intentions, mais d’arguments. Encore aurait-il fallu que je parvienne, d’une manière ou d’une autre, à accorder ces trois auteurs, faute de quoi la démarche qu’il m’attribue manquerait de toute solidité. Seulement, ce n’est pas ce que je fais, comme je crois l’avoir expliqué en rapprochant ce qu’il écrit sur mon ouvrage, de ce qui s’y trouve effectivement. Tout ce que je regrette est qu’Alain Brossat n’ait pas lu ce livre comme quelqu’un qui ferait une expérience, éventuellement transformatrice de soi ; mais que, à la place, il ait préféré rester le même, en appliquant à la lecture ce qu’il croyait savoir déjà. Il a oublié, par là, l’une des leçons les plus mémorables de Foucault.
Diogo Sardinha
Le livre imaginaire, ou comment oublier une leçon de Foucault / 7 décembre 2012
Réponse de Diogo Sardinha à la critique de son livre par Alain Brossat
Lectures de Foucault

Publié sur Ici et ailleurs
Le livre imaginaire, ou comment oublier une leçon de Foucault / Diogo Sardinha / en réponse à Alain Brossat dans Agora apprendre_a_ecrire

Lectures de Foucault / Alain Brossat

La réception longuement contrariée de Foucault dans l’espace de la philosophie universitaire produit, depuis quelques années, un intense effet de rattrapage : les travaux savants se multiplient, les thèses en premier lieu, s’attachant pour les unes à élucider telle partie ou dimension de l’œuvre, pour les autres à en proposer une lecture plus ou moins novatrice. Faire en sorte que Foucault, désormais, ne puisse plus être lu comme il l’était jusqu’alors – c’est au fond l’ambition ouverte ou rentrée de tout jeune « foucaldologue » qui publie sa thèse aujourd’hui.
Une relation tendue s’établit entre les exigences normalisatrices et disciplinaires de l’institution universitaire qui président à la réception d’un philosophe contemporain (ceci d’autant plus que celui-ci a longtemps été catalogué comme atypique, indocile, voire « dangereux ») et le geste qui inspire la pratique de la philosophie mise en œuvre par Foucault, les différentes stratégies qui ont inspiré son travail dans ses différentes époques ou chantiers. Pour autant que ce geste (et le style qui l’accompagnent) font référence, d’une part à la discontinuité et de l’autre à la recherche d’un point d’extériorité (en relation à la philosophie comme discipline et champ d’inclusion), sont posées les conditions d’un litige durable sinon perpétuel entre ce qui s’est publié et continue de se publier sous le nom de Foucault et les réquisits de la philosophie comme institution et qui tiennent autant à des exigences d’unité de l’œuvre (et, autant que possible, de « systématicité ») que de docilité aux taxinomies en usage (la place de tout ce qui se subsume sous le nom de cet auteur dans le tableau général de la philosophie contemporaine, européenne, occidentale, française, etc.).
Cette tension « travaille » dans le dos des chercheurs qui s’activent aujourd’hui à faire valoir leurs propres lectures de Foucault : ils sont établis sur une ligne de front, pris sous les tirs croisés d’une pensée dont la puissance de perturbation et de dissolution ne se dément pas et d’une institution ou d’un dispositif (la philosophie universitaire) qui ne saurait transiger avec ses règles et ses normes : pour qu’un auteur puisse être enseigné et utilisé comme moyen de validation des connaissances (car c’est bien de cela qu’il s’agit, en premier lieu), il convient qu’il ait un « état civil » philosophique, que certaines conditions d’homogénéité de l’œuvre et d’adéquation entre un corpus de textes et un nom propre soient remplies. La façon dont nos foucaldologues plus ou moins aguerris vont faire face (ou non) à cette difficulté constitue généralement un excellent test de qualité de leurs recherches.
Dans l’immense majorité des cas, ce qui se soutient et se publie aujourd’hui dans l’espace universitaire français à propos de Foucault est inspiré par une position empathique, si ce n’est un parti de « fidélité ». Une telle posture suscite, tout naturellement, ses exigences propres : elle suppose que le commentateur ne s’inscrive pas en faux contre le geste et la pratique de recherche de l’auteur de référence. Or, on le sait, le « genre » de Foucault, ce n’était pas l’histoire des idées, ce n’était pas la biographie des grands hommes qui ont changé le cours de l’histoire du monde, ce n’est pas cet usage autarcique de la philosophie qui revient sur elle-même et se mire, inlassablement, dans son propre commentaire. Le genre de Foucault, ce serait plutôt les découpes dont l’effet est de produire un trouble radical dans tout ce qui s’impose à nous comme l’a priori (ordre des discours, savoirs, conduites formatées par les disciplines, etc.). Le propre des découpes est de rendre friable et douteux ce qui s’impose à nous dans la tiédeur familière des systèmes d’évidence constitués : dangers de la folie et de la délinquance, impartialité de la Justice, répression de la sexualité, etc. Pour Foucault, il s’agit toujours moins de « faire le tour » d’une question que de réaliser une percée – en prenant les choses « de biais » (j’avance en crabe, disait-il) plutôt qu’en tentant une vaste synthèse. Cet art de « problématiser » impose, en principe, un certain nombre d’obligations pour ceux qui entendent travailler sur Foucault en respectant, voire en prolongeant ce que son geste présente de singulier.
C’est bien ce dont se souvient, me semble-t-il, Philippe Chevallier lorsqu’il nous livre, après son essai remarqué sur Foucault et la bataille (Editions Pleins Feux, Nantes 200 ), son Foucault et le christianisme. L’exercice va consister, pour l’essentiel, à montrer que les termes mêmes qui sont posés dans cet intitulé, doivent être fracturés et rendus problématiques : existe-t-il quelque chose comme un Foucault qui, continûment aurait élaboré avec esprit de suite une notion unitaire du christianisme, ou bien sa théorie propre du christianisme ? Existe-t-il, se demande d’emblée Philippe Chevallier, « quelque chose comme ’le christianisme’ chez Foucault ? » – et nous voici déjà dans le vif du sujet : pour autant que le philosophe refuse de placer son intérêt pour cet objet (immense, diffus) sous le signe d’une « science » destinée à l’enfermer dans un concept synthétique (histoire des mentalités, typologie des religions, tableau des idéologies…), le christianisme va se présenter comme un champ de dispersion et surtout, dans la dynamique et l’ « histoire » du travail de Foucault, comme un espace, une topographie où se produisent des rencontres et des points d’intensification, des occurrences de problématisation. Philippe Chevallier en dresse l’inventaire avec précision, mettant en évidence l’élément de discontinuité marquée qui ressort de ce que l’on pourrait appeler ces rencontres en série avec « le christianisme » : le compagnonnage avec les écrivains qui explorent les limites de l’écriture sous le signe de la « mort de Dieu » et de l’a-théologie post-chrétienne (Flaubert, Bataille, Klossowski, Blanchot…), la découverte de l’immense continent du pastorat chrétien et l’étude du christianisme comme gouvernement des vivants (les techniques d’aveu, d’examen, de direction de conscience) et enfin, l’étude du christianisme comme « régime de vérité », le christianisme « non seulement comme une nouvelle éthique, mais également comme une nouvelle ontologie de soi ».
Du coup, cette recherche porte bien au delà de l’inventaire et de la présentation de ce que Foucault a dit du christianisme, de la façon dont celui-ci entre en composition dans nos identités ou nos subjectivités (moderne, occidentale, sexuelle, familiale, politique…). Elle expose exemplairement la façon dont se déploie le travail de Foucault – en s’arrêtant sur un problème : comment faire de la (supposée) mort de Dieu « l’espace constant de notre expérience » ? Comment saisir la confession chrétienne comme un laboratoire de la constitution des individus en sujets de leur propre existence ? Comment lire les Pères de l’Eglise sans les passer à la moulinette de l’herméneutique ? Comment saisir l’avènement du motif de la chair (Tertullien) dans la discursivité chrétienne ? Comment prendre acte de la singularité absolue de ce pastorat qui prétend au gouvernement des hommes dans leur vie quotidienne « à l’échelle de l’humanité toute entière » ?, etc. Autant de questions spécifiques relevant d’une « manière » propre, laquelle consiste (Foucault dixit) à « découper un objet et [à] forger une méthode d’analyse » et donc à dissoudre, chaque fois, à faire voler en éclat la notion a priori de l’objet compact et insécable – « le christianisme » ; il s’agira ainsi de faire apparaître que, comme le dit Philippe Chevallier, « le terme ’christianisme’ n’est pas exact, il recouvre en vérité toute une série de réalités différentes ».
Mais en même temps, au fil de ce parcours, à défaut du christianisme comme idéalité, c’est bien chaque fois, quelque chose comme un domaine ou un continent « christianisme » qui est rencontré, mis en question, interrogé à l’occasion, pourrait-on dire, de la confession, du pastorat, des disciplines monastiques, du pouvoir ecclésial, de la production du sujet docile et gouvernable, du discours de la chair… Ces traversées qui, itérativement, correspondent à un point de problématisation font revenir dans le champ du questionnement philosophique non pas le christianisme comme grande forme définie a priori mais ce « quelque chose » d’indépassable, d’obsédant, de récurrent qui entre en composition dans ce qui nous constitue comme ce que nous sommes et qui fait non pas que l’Occident serait tout uniment chrétien, que notre culture serait intrinsèquement chrétienne, mais bien que l’élaboration de notre actualité propre (de nous-mêmes dans l’horizon du présent comme ce qui est en question) ne saurait faire l’économie de la rencontre avec cette dimension de notre culture – pour employer une formule convenue. Ce n’est pas pour rien que, dans la continuité discontinue du travail de Foucault, le christianisme survient sur ce mode de l’éternel retour - dans une succession de métamorphoses où il est, en même temps, toujours question de la même chose au bout du compte (c’est le « dernier » Foucault : le fait avéré que « la subjectivation de l’homme occidental est chrétienne, elle n’est pas gréco-romaine ». Mais, bien sûr, avec ce retour des « gros mots » (« l’homme occidental »…), l’énoncé visant à définir quelque chose comme un aboutissement ou un point final du parcours de Foucault expose toute sa fragilité – le dernier énoncé ne dit la « vérité de l’oeuvre » qu’aux conditions d’une convention finaliste plus ou moins inavouable.
L’enquête conduite par Philippe Chevallier se déploie alors sur deux plans : sur le premier, il s’agira d’évider et invalider toute la série des fausses questions – trouve-t-on chez Foucault une théorie ou une doctrine, un concept du christianisme, voire jusqu’à quel point Foucault est-il lui-même un penseur chrétien ? Ce travail de destruction (déconstruction) porte bien au delà de l’enjeu spécifique que constitue la relation entre notre philosophe et l’objet « christianisme ». Il vise aussi et sans doute surtout à nous rendre sensible à ce que la méthode (ou ce que j’appelais plus haut le geste) de Foucault a de singulier : le rejet des abstractions généralisantes, le balisage de l’espace propre d’un « problème » (un chantier de recherche) comme condition de la production des concepts.
La seconde dimension de l’enquête va donc se déployer dans cette direction : il s’agira de visiter successivement les différents chantiers ouverts par Foucault dans lesquels le christianisme est, par quelque biais, en question. Il s’agira de tenter de cerner la relation qui s’établit entre chacun d’entre eux et tous les autres, sans jamais postuler l’existence d’un unique fil rouge qui conduirait de l’un à l’autre et dont l’existence livrerait le secret de la cohésion synthétique de l’ensemble. L’auteur va être amené ainsi à mettre l’accent, en spécialiste averti, sur un certain nombre de points clés sur lesquels s’illustre le risque de la pensée tel que le cultive Foucault.
Premièrement, si le christianisme est bien, tout d’abord, un « ensemble de faits » subsumés sous cette appellation, il est aussi une inépuisable machine discursive, une machine dont la puissance est de faire valoir interminablement les jeux d’oppositions et les séparations qu’il promeut (Occident chrétien, Orient…), de baliser le champ de toute expérience et de toute production de subjectivité dans nos sociétés, de créer les conditions d’une dramaturgie spécifique et dont notre rapport au langage, à la loi, à la vérité porte constamment la marque. Rien n’expose mieux la puissance de cette machine discursive que le motif – on pourrait dire le test – de la mort de Dieu : plus ce motif va se trouver intensifié, dans la littérature, et plus prévaudront les droits d’une théologie masquée ou inversée, chez Bataille par exemple, toute entière soumise aux conditions de cela même dont elle entend se désamarrer. Le domaine sans frontières déterminées du post-christianisme se présente ici comme une modalité exemplaire du post-moderne : une reprise par déplacement, un redéploiement spectral du même. Le premier Foucault est amplement placé sous le signe de la fascination, via la littérature, pour cette figure spectrale d’un christianisme rêvé (une machine à fantasmes) agencé sur les motifs de la disparition de Dieu, de celle du sujet, de la pure immersion dans le langage ou l’écriture…
Deuxièmement, le christianisme est ce milieu dans lequel, par le biais de techniques d’aveu, d’examen et de direction de conscience, s’est inventé, expérimenté un mode de gouvernement du « troupeau » humain en général et de chaque individu en particulier, un mode de gouvernement des conduites dont on peut dire qu’il est unique, sans équivalent dans l’histoire humaine. On a là une matrice et un champ d’expérimentation étendu sur des siècles et des siècles (depuis les IIème et IIIème siècles) d’une technologie du gouvernement des vivants sans le substrat desquels les pouvoirs modernes n’auraient pu se dégager de l’emprise du modèle de la souveraineté classique, de la Raison d’Etat. Cette matrice, c’est celle de la gouvernementalisation des populations qui passe par la constitution des individus en sujets de leur existence propre et une observation constante de leurs dispositions, elles mêmes destinées à s’énoncer à travers un certain nombre d’actes de parole ou de « publications de soi » (en ce sens, ce n’est pas le divan de l’analyste mais bien l’isoloir qui, généalogiquement, se rattache au confessionnal). L’originalité de la position présentée par Foucault est double : il s’agit d’une part de soutenir que la ligne de force des pouvoirs modernes est davantage celle du pastorat que celle de la souveraineté : leur élément est davantage « le bienfaisant et le médicinal » que l’exhibition de la force et la conquête de la supériorité. Mais d’un autre côté, les pouvoirs modernes ne sont pas un pur et simple décalque du pouvoir pastoral qu’invente le christianisme. Le pasteur chrétien guide la brebis vers son salut, sans l’assurer, celui-ci n’appartenant qu’à Dieu. Les pouvoirs modernes n’inscrivent plus la conduite des gouvernés dans l’horizon d’un quelconque « bonheur public » qui serait susceptible de passer pour une version laïcisée du salut. Le « faire vivre » très imparfait dont ils s’efforcent de proroger les conditions suffit à leur peine.
Troisièmement, il s’agit de tenter de comprendre « dans quel domaine à la fois pratique et réflexif le christianisme a (…) innové – en quoi et dans quelle mesure il s’est progressivement arraché à l’Antiquité gréco-romaine ». Ici, la grande innovation de Foucault va consister à envisager cette question non pas sous l’angle historiciste de la succession des âges et des époques identifiés à de grandes formes culturelles, politiques, sociales, mais sous celui des conditions de possibilité de l’existence des sujets dans leurs rapports à la vérité, au pouvoir, aux conduites, au présent…
La recherche conduite par Philippe Chevallier doit ici franchir une porte étroite : d’un côté, il convient de se rappeler constamment que « le terme ’christianisme’ n’est pas exact, [qu’]il recouvre en vérité toute une série de réalités différentes », de l’autre que des motifs comme le pastorat, la chair, la rechute, jalonnent des pratiques discursives et des formes du souci de soi qui n’appartiennent qu’au christianisme et qui font que l’on peut opposer un modèle chrétien du rapport à soi à d’autres – un modèle « platonicien », un modèle « hellénistique », un modèle « confucéen », etc. Foucault insiste constamment pour attester non pas en général et comme une évidence établie à priori la réalité d’une rupture par paliers entre monde gréco-romain et monde chrétien en référence à des notions, des pratiques, des enjeux discursifs spécifiques : baptême, seconde pénitence, pratiques de l’examen de conscience, de l’aveu et de l’obéissance, etc. Il note, dans Du gouvernement des vivants : « L’idée même de rechute était une idée (…) étrangère aussi bien à la culture grecque, héllénistique et romaine qu’à la culture hébraïque ». Si, donc, « la subjectivation de l’homme occidental est chrétienne », c’est toujours sur un mode relatif à des pratiques, discursives et autres, et donc conditionnel, variable : à chacun de se montrer plus ou moins docile ou indocile, porté à l’examen de conscience ou non, soucieux de la vérité ou pas, inquiet de son salut ou indifférent à lui, etc.
Aux antipodes de ceux qui glosent sur « les fondements chrétiens de notre civilisation » (en vue de proscrire tout rapprochement de la Turquie avec l’Union européenne ou justifier un traitement de défaveur de l’Islam en France, par exemple), Foucault explore ce que l’on pourrait appeler des points de spécificités du christianisme engageant aussi bien la constitution éthique des sujets que les modes de gouvernement, les formes de pouvoir, etc. Le christianisme étant une religion du salut dans la non-perfection, il se pose la question (en forme de prosopopée – ce n’est pas lui, mais son chrétien imaginaire qui parle) : « Par quelles techniques vais-je pouvoir continuer à vivre alors même que la vérité n’est pas ce que je découvre sans cesse un peu plus tous les jours mais ce que je manque constamment ? » . Ou bien, insistant une nouvelle fois sur la « spécificité » de la forme de pouvoir qui se dégage du christianisme non pas comme système idéologique mais comme champ pratique et stratégique : « Le pastorat est bien la traduction, en termes de relations concrètes de pouvoir, de ce processus spécifique au christianisme par lequel une religion s’est constituée en Eglise, c’est-à-dire comme une institution prenant en charge la vie quotidienne de chacun de ses membres pour les mener au salut ». Sur tous ces points, le livre de Philippe Chevallier enchaîne sans défaillance sur le geste de Foucault. Il fait mieux que restituer avec scrupule et précision les articulations des rencontres de l’analytique foucaldienne avec le « christianisme », il les prolonge et les enrichit.
D’une toute autre tournure est l’essai de Diogo Sardinha Ordre et temps dans la philosophie de Foucault.
D’emblée, l’auteur en énonce le dessein : reconstruire « une architectonique intérieure de la pensée de Foucault », comme le dit Etienne Balibar qui préface le livre et fut le directeur de thèse de l’ouvrage, restituer le sens fondamental de l’oeuvre tel qu’il a jusqu’alors échappé aux spécialistes, lequel s’agence autour de la notion d’une « systématicité libre ». A l’encontre de ceux qui placent la recherche de Foucault sous le signe de la discontinuité, voire de la dispersion et du « décousu », et qui, selon l’auteur, représentent le mainstream des études foucaldiennes, Diogo Sardinha entend mettre en évidence ce qui ne se détecte que dans les profondeurs de l’œuvre et se dérobe au regard exclusivement fixé sur son contenu manifeste ou sur les déclarations d’intention de l’auteur – une « cohérence synthétique » de l’œuvre qui ne se comprend bien que si l’on établit un parallèle entre les topiques de la recherche foucaldienne et l’architectonique de l’œuvre kantienne – les trois Critiques. C’est ce rapprochement qui permet de faire émerger la notion d’une « systématicité sans fin » du travail de Foucault, laquelle, certes, récuse la notion d’une œuvre qui doive se concevoir comme totalité close ou « tout sans fissure », mais doit s’entendre comme déploiement d’un même sens, d’oeuvre en œuvre et sans rupture fondamentale. Même si, dit l’auteur, l’appréhension de la forme de systématicité qui se dégage de l’œuvre de Foucault « met en cause les concepts classiques de la systématicité », elle n’en demeure pas moins la condition pour que soit (enfin…) produite une intelligence vraie de cette philosophie originale, de sa dynamique et de son intention « profonde ». Le moins que l’on puisse dire est que cette thèse ne manque ni d’originalité ni d’ambition. Pour aller à l’essentiel, disons que pour Diogo Sardinha, toute la recherche de Foucault converge vers la dernière partie de l’œuvre, celle qui met en évidence la qualité propre du sujet éthique, qui est de ne pas être inclus dans un événement et un dispositif général à son corps défendant, comme le sont les sujets du savoir et du pouvoir. « Dans l’éthique, écrit l’auteur, aucune instance ne joue un rôle semblable à celui de la disposition épistémologique ou du dispositif politique ». Dans l’élaboration du rapport de soi à soi et de soi aux autres est à l’œuvre un élément de liberté qui était radicalement absent dans la relation du sujet aux substrats épistémiques du savoir ou aux rapports de pouvoir – lesquels reposent sur des conditions de possibilité renvoyant à un événement antérieur qui se tient hors de sa portée.
Le sujet du savoir et le sujet du pouvoir sont captifs d’éléments de discontinuité (ceux qui président à la constitution de topographies déterminées du savoir et du pouvoir – epistémè, dispositif…) sur lesquels il est sans prise. Même quand il entre dans des conduites de résistance, il demeure inclus dans le champ de rapports de pouvoir qui limitent d’emblée la portée de l’effort qu’il produit pour contrarier le dispositif. « La résistance, écrit Diogo Sardinha, est encore trop proche du pouvoir pour ne pas entretenir avec lui des affinités équivoques ». Tout se passant comme si « à l’intérieur d’une époque, le temps n’existait pas », aucune révolution que ce soit dans l’ordre politique ou dans celui du savoir n’y est possible.
Dans le domaine éthique, par contraste, ces conditions draconiennes de radicale discontinuité (découlant du primat absolu du spatial sur le temporel décrété par Foucault) sont levées. Le sujet libre se trouve établi dans une continuité au fil de laquelle il élabore ses conduites sur un mode qui s’apparente de façon saisissante à ce que Kant nomme héauto-assujettissement et dans l’horizon de la question : « que suis-je aujourd’hui ? » dans ce présent, tel qu’il est. Le sujet éthique dispose de la capacité de s’affecter soi-même, d’établir un « rapport de (la) force avec soi » qui lui permet de « trouver le lieu à partir duquel le regard de l’âme peut embrasser tous les endroits » (Foucault, avec Sénèque).
Pour Diogo Sardinha, il ne fait aucun doute que le dernier chantier de Foucault, tout entier voué à l’élaboration des conditions dans lesquelles le sujet éthique eut exercer sa liberté, constitue le point d’aboutissement de toute la recherche de Foucault, ce lieu de la pensée où se dévoile, dans sa substance intime, la logique et la cohérence de l’œuvre : « Foucault invite à saisir après coup [ je souligne, AB] et comme un ensemble structuré ce qui tout au long du chemin n’est apparu que comme des inflexions et des détours ». L’auteur fait ici référence à l’autorité de Pascal : « Pour entendre le sens d’un auteur, il faut accorder tous les passages contraires (…) Tout auteur a un sens, auquel tous les passages contraires s’accordent, ou il n’a point de sens du tout » (Pensées et opuscules, fragment 684).
La thèse, explicitement présentée par Diogo Sardinha comme destinée à faire date et à jeter un éclairage inédit sur la philosophie de Michel Foucault, a le mérite de la clarté. Elle est exposée avec un allant qui ne se dément à aucun instant. Elle met l’accent à bon escient sur l’importance chez Foucault du motif de la critique, sur le fil kantien de sa pensée – se détachant à bon escient des approches défiantes et péjoratives qui ont longtemps contribué à faire du contempteur de l’idéologie humaniste le tenant d’un néo-nietzschéisme en forme de machine de guerre contre la pensée des Lumières. Mais c’est, du même coup, une lecture qui s’expose à toutes sortes d’objections. La première d’entre elle aurait trait à la façon dont, de manière toute subreptice, ses présupposés, affichés comme audacieuse conceptualisation ou mise en forme du travail de Foucault ne font que reproduire les conditions tout autant implicites qu’implacables de la normalisation universitaire d’un auteur, de tout auteur philosophique : le primat de l’unité sur la dispersion, la coïncidence optimale entre un nom et une œuvre, le culte du profond ou du fondamental par opposition au visible ou au superficiel, etc. A l’aide de termes ou d’énoncés aussi flous que « projet » (ce qui envers et contre tout unifie l’œuvre en dépit des ruptures st disparités béantes qui la scandent), « systématicité sans fin », « jeu libre », « sens fondamental », « systématicité synthétique »… se construit une tenace téléologie fondée sur l’évidence indiscutée selon laquelle le sens d’un travail philosophique agencé autour d’un nom propre ne peut se dévoiler à la fin que dans l’apparition terminale du sens d’une œuvre, indissociable de son unité envers et contre tout. Le fait est qu’une telle lecture ne peut imposer son dogme qu’au prix de l’oubli, voire du déni de nombre d’énoncés dans lesquels Foucault se prononce sur les dispositions qui inspirent son travail, sur les gestes qu’il met en œuvre dans sa pratique intellectuelle : la critique en règle de la notion d’auteur et de celle d’œuvre (Qu’est-ce qu’un auteur ?), le jeu perpétuel de désassujettissement par rapport aux conditions de la philosophie entendue comme champ institutionnel (« Je ne suis pas philosophe… »), la validation de la qualité heuristique des discontinuités (la « discontinuation » comme déploiement d’une puissance propre au chercheur – « J’écris pour oublier… »), etc. La quête éperdue et impensante de ses propres conditions d’une vérité affichable de l’œuvre est fondée sur un ensemble de présomptions qui, toutes, renvoient à l’autorité du penser/classer : la prévalence du continu sur le discontinu, de l’homogène sur l’hétérogène, du même si le disparate… (si le caractère de champ de dispersion de l’ensemble des écrits assignables au nom de Foucault demeure irréductible, quel casse-tête pour les historiens de la philosophie et les profs de philo !). Ainsi se trouve éludée la question pourtant primordiale ici : et si c’était précisément aux seules conditions de cet état de dispersion et de discontinuité que se déployaient les pleines puissances de la pratique philosophique et du geste intellectuel de Foucault ? Et si la déconstruction de la monarchie de l’auteur et de la tyrannie de « l’oeuvre » étaient la condition expresse d’une lecture émancipée de ses textes ? La tentative de faire entrer le parcours proliférant de Foucault dans le schéma rigide d’une copie conforme de l’architectonique rigoureuse de la pensée kantienne conduit inéluctablement à simplifications et des distorsions de sa pensée – dont certaines ne sont pas négligeables. Ainsi : pourquoi porter exclusivement l’accent sur la qualification du marxisme par Foucault comme se trouvant dans la pensée du XIXème siècle « comme un poisson dans l’eau » et éluder l’énoncé non moins mémorable, et prononcé dans d’autres dispositions, selon lequel Marx compte, avec Nietzsche et Freud, parmi les « fondateurs de discursivité » de notre époque ? On entend bien : il s’agit de démontrer que pour le Foucault de la « Première Critique » (Les mots et les choses…), nul n’échappe, en son temps, aux « systèmes de positivité » établis. Mais du coup, avec l’élimination des écarts, de l’indice de la différence d’avec soi qui travaille sans relâche au cœur de la pensée de Foucault, n’est-ce pas constamment la variabilité (et donc la complexité) de ces flux de pensée qui se trouve éliminée au profit des conforts de la domestication d’un auteur ? Plus fâcheux encore me paraît être le forçage que subit la pensée de Foucault au chapitre des relations de pouvoir. Après avoir rappelé à bon escient que « société disciplinaire ne veut pas dire société discipliné », que « le pouvoir peut bien être producteur d’ordre, cela n’empêche qu’à tout moment il se heurte aux résistances qui brisent ses rêves et démasquent ses projets », Diogo Sardinha va rabaisser brutalement le motif de la résistance, affectant de considérer que, pour le Foucault des années 1970, il s’agissait surtout de montrer qu’en toutes circonstances le dernier mot revient au pouvoir : « Le signe du statut mineur des résistances actives, c’est qu’elles ne suffisent jamais à provoquer un changement d’époque (…) tout renversement des positions par l’effet d’une auto-inclusion violente des exclus tend avant tout à reconduire les technologie du pouvoir déjà en fonctionnement (…) l’analyse des liens entre le pouvoir et la résistance nous fait comprendre le plan du pouvoir comme le seul qui mérite d’être considéré comme une base qui demeure et sur laquelle des résistances peuvent se produire ». On en vient alors à se demander ce qui a bien pu inciter Foucault à mettre l’accent sur des motifs comme les résistances de conduite, les contre-conduites, les insurrections de conduite, tout au long de cette séquence, en relation avec des enjeux aussi divers que les révoltes dans les prisons françaises, le soulèvement iranien contre le Shah, les luttes des dissidents en Europe de l’Est, les grèves polonaises, etc. La dénaturation de la position que Foucault occupe alors aussi bien dans le champ de la pensée (l’inversion de l’énergie du pouvoir) que dans celui de l’action politique (le GIP, l’expertise psychiatrique devant les tribunaux, les bavures policières…) devient tout à fait manifeste lorsque l’auteur du tranchant « Inutile de se soulever ? » (en contrepoint des reportages sur l’Iran) se transforme en spectateur passif du cours répétitif de l’Histoire : « Peut-être devrait-on dire que si, pour Foucault, il n’y a pas de projet substantiel d’avenir, c’est que l’avenir n’est que la répétition inlassable du même (…) Dans l’histoire spatialisée, le temps se présente comme un calendrier où l’on pourrait inscrire les moments d’un retour interminable dont on connaît pourtant, dès le départ, le résultat ». Et comme pour enfoncer le clou : « Ici comme ailleurs, l’action est entachée d’impuissance, comme si une certaine dimension lui restait interdite, comme si elle n’était jamais radicale ». Les dispositifs de pouvoir enveloppant toujours l’action des individus, surdéterminant toutes leurs velléités de se dégager de l’emprise des rapports de pouvoir, toute espèce de résistance, de lutte ou d’action de déprise, de la simple rétivité d’un sujet individuel au soulèvement de tout un peuple est vouée à s’échouer sur cet inflexible a priori : « Seul demeure le pouvoir ». Et tant pis si des centaines de pages des Dits et écrits inscrivent noir sur blanc la trace de l’éloignement radical de Foucault d’une tel fatalisme (le chapitre que Diogo Sardinha consacre à ce motif s’appellerait sans dommage « Michel le fataliste »…). Au fond, et sans que cela fasse l’objet d’une distincte explicitation, l’approche du travail de Foucault qui nous est ici proposée relève d’une parfaite orthodoxie marxiste : constamment, la méthode généalogique et archéologique sont rabattues sur la bien connue « détermination en dernière instance », comme si tout l’objet de la recherche consistait à détecter, en partant de la surface des choses (l’apparent, le visible, le manifeste) le substrat, « la région fondamentale », l’événement enclencheur à partir duquel tout s’élucide et s’explicite : « Comment Foucault conçoit-il l’aménagement intérieur du savoir, du pouvoir et de l’éthique ? – la réponse est désormais claire : lisant les ouvrages majeurs, on retrouve toujours l’idée d’une surface visible et peu importante qui dissimule un fond déterminant de l’ordre des choses ». Ce n’est pas le moindre inconvénient de cette formule péremptoire que l’impasse qu’elle fait sur le soin avec lequel Foucault s’est attaché à combattre la religion des « déterminations » (causales) et celle de l’origine au profit d’un travail de fouille et d’enquête destiné à exhumer et exposer des éléments de provenance (Herkunft) de ce qui constitue le tissu d’un « à présent » dans sa spécificité. L’archéologie et la généalogie ne sont pas la religion des causes cachées ni la quête infinie de la détermination première, mais la méthode d’explicitation (de démystification), par forage, plongée, prélèvement et exploration des strates composant ce présent, de ce qui en fait la singularité effective. Il n’est pas question ici de « fond [qui] détermine la surface », mais de ce qui s’explicite par le truchement des gestes propres à la généalogie (identifier des éléments de provenance) et l’archéologie (identifier des sites en traversant des strates). Pour le reste, Foucault est un immanentiste convaincu : tout est là, dans les objets du présent, la capacité de détecter le stratifié est une question de regard : pour qui sait voir, ce n’est pas un « vestige moyenâgeux » qui se détecte dans la prison pénitentiaire d’hier et d’aujourd’hui, mais bien un dispositif d’ordre, un outil politique, destiné à exposer la perpétuelle dangerosité de la plèbe délinquante.
L’étrangeté de la situation présente des études foucaldiennes, en France, est que leur croissance exponentielle présente un contraste saisissant avec une rigoureuse absence de débats sur le fond ou tel aspect particulier de ce travail qui, dans le temps de sa publication, n’a cessé de soulever les plus vives controverses. Tout se passe aujourd’hui, à l’heure où l’ostracisme s’est retourné en unanimité (ou presque), comme si la philosophie de Foucault, ayant cessé d’être cette agora où tous s’empoignent, était devenu la place du marché où chacun vient se servir – à chacun selon ses besoins, ses goûts, ses usages disciplinaires et ses appétits. Et pourtant… avec toutes leurs respectives qualités, les essais de Philippe Chevallier et Diogo Sardinha montrent que les temps sont encore bien éloignés, où nous nous entendrons sur une lecture moyenne, savante et patrimoniale, de Foucault. Dieu (qui n’existe pas) fasse que la croissante prospérité de la foucaldologie et de la foucadocratie ne supplante de sitôt le salutaire « grondement de la bataille » autour de Foucault !
Alain Brossat
Lectures de Foucault / septembre 2012
Philippe Chevallier : Michel Foucault et le christianisme, ENS Editions, Lyon, 2011
Diogo Sardinha : Ordre et temps dans la philosophie de Foucault, avec une préface d’Etienne Balibar, L’Harmattan, « La philosophie en commun », 2011.
Publié sur Ici et ailleurs
Lectures de Foucault / Alain Brossat dans Brossat cattelan




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