Oui, le mourir s’engendre dans nos corps, il se produit dans nos corps, mais il arrive du Dehors, singulièrement incorporel, et fondant sur nous comme la bataille qui survole les combattants, et comme l’oiseau qui survole la bataille. L’amour est au fond des corps, mais aussi sur cette surface incorporelle qui le fait advenir. Si bien que, agents ou patients, lorsque nous agissons ou subissons, il nous reste toujours à être dignes de ce qui nous arrive. C’est sans doute cela, la morale stoïcienne : ne pas être inférieur à l’événement, devenir le fils de ses propres événements. La blessure est quelque chose que je reçois dans mon corps, à tel endroit, à tel moment, mais il y a aussi une vérité éternelle de la blessure comme événement impassible, incorporel, « Ma blessure existait avant moi, je suis né pour l’incarner. » Amor fati, vouloir l’événement, n’a jamais été se résigner, encore moins faire le pitre ou l’histrion, mais dégager de nos actions et passions cette fulguration de surface, contr’effectuer l’événement, accompagner cet effet sans corps, cette part qui dépasse l’accomplissement, la part immaculée. Un amour de la vie qui peut dire oui à la mort. C’est le passage proprement stoïcien. Ou bien le passage de Lewis Carroll : il est fasciné par la petite fille dont le corps est travaillé par tant de choses en profondeur, mais aussi survolé par tant d’événements sans épaisseur. Nous vivons entre deux dangers : l’éternel gémissement de notre corps, qui trouve toujours un corps acéré qui le coupe, un corps trop gros qui le pénètre et l’étouffe, un corps indigeste qui l’empoisonne, un meuble qui le cogne, un microbe qui lui fait un bouton ; mais aussi l’histrionisme de ceux qui miment un événement pur et le transforment en fantasme, et qui chantent l’angoisse, la finitude et la castration. Il faut arriver à « dresser parmi les hommes et les œuvres leur être d’avant l’amertume ». Entre les cris de la douleur physique et les chants de la souffrance métaphysique, comment tracer son mince chemin stoïcien, qui consiste à être digne de ce qui arrive, à dégager quelque chose de gai et d’amoureux dans ce qui arrive, une lueur, une rencontre, un événement, une vitesse, un devenir ? « A mon goût de la mort, qui était faillite de la volonté, je substituerai une envie de mourir qui soit l’apothéose de la volonté. » À mon envie abjecte d’être aimé, je substituerai une puissance d’aimer : non pas une volonté absurde d’aimer n’importe qui n’importe quoi, non pas s’identifier à l’univers, mais dégager le pur événement qui m’unit à ceux que j’aime, et qui ne m’attendent pas plus que je ne les attends, puisque seul l’événement nous attend, Eventum tantum. Faire un événement, si petit soit-il, la chose la plus délicate du monde, le contraire de faire un drame, ou de faire une histoire. Aimer ceux qui sont ainsi : quand ils entrent dans une pièce, ce ne sont pas des personnes, des caractères ou des sujets, c’est une variation atmosphérique, un changement de teinte, une molécule imperceptible, une population discrète, un brouillard ou une nuée de gouttes. Tout a changé en vérité. Les grands événements, aussi, ne sont pas des concepts. Penser en termes d’événement, ce n’est pas facile. D’autant moins facile que la pensée elle-même devient alors un événement.
Gilles Deleuze
Dialogues – Entretiens avec Claire Parnet / 1977-1996
dessin d’Antonin Artaud / la Bouillabaisse de formes dans la tour de Babel / 1948
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Si nous demandons ce qu’est ou ce que devient Nietzsche aujourd’hui, nous savons bien à qui il faut s’adresser. Il faut s’adresser à des jeunes gens qui sont en train de lire Nietzsche, qui découvrent Nietzsche. Nous, nous sommes déjà trop vieux, pour la plupart ici Qu’est-ce qu’un jeune homme actuellement découvre dans Nietzsche qui n’est sûrement pas ce que ma génération y a découvert, qui n’était sûrement pas ce que les générations précédentes y avaient découvert ? Comment se fait-il que les jeunes musiciens aujourd’hui se sentent concernés par Nietzsche dans ce qu’ils font, encore qu’ils ne fassent pas du tout une musique nietzschéenne au sen où Nietzsche en faisait ? Comment se fait-il que de jeunes peintres, de jeunes cinéastes se sentent concernés par Nietzsche ? Qu’est-ce qui se passe, c’est-à-dire comment est-ce qu’ils reçoivent, eux, Nietzsche ? Tout ce qu’on peut expliquer à la rigueur, du dehors, c’est de quelle manière Nietzsche a réclamé pour lui-même et pour ses lecteurs, contemporains et à venir, un certain droit au contresens. Pas n’importe quel droit, d’ailleurs, parce qu’il a ses règles secrètes, mais un certain droit u contresens sur lequel je voudrais m’expliquer tout à l’heure, et qui fait qu’il n’est pas question de commenter Nietzsche comme on commente Descartes, Hegel. Je me dis : qui est-ce aujourd’hui, le jeune homme nietzschéen ? Est-ce que c’est celui qui prépare un travail sur Nietzsche ? C’est possible. Ou bien est-ce que c’est celui qui, volontairement ou involontairement peu importe, produit des énoncés singulièrement nietzschéens dans le courant d’une action, d’une passion, d’une expérience ? cela arrive aussi. A ma connaissance, un des textes récents les plus beaux, les plus profondément nietzschéens, c’est le texte que Richard Deshayes écrit : Vivre, c’est pas survivre, juste avant de recevoir une grenade au cours d’une manifestation (1). Les deux ne s’excluent peut-être pas. Peut-être qu’on peut écrire sur Nietzsche, et puis produire dans le courant de l’expérience des énoncés nietzschéens.
On sent tous les dangers qui nous guettent dans cette question : qu’est-ce que Nietzsche aujourd’hui ? Danger démagogique (« les jeunes avec nous… »). Danger paternaliste (conseils à un jeune homme lecteur de Nietzsche…). Et puis surtout danger d’une abominable synthèse. On prend comme aube de notre culture moderne la trinité : Nietzsche, Freud, Marx. Peu importe que tout le monde y soit désamorcé d’avance. Marx et Freud sont peut-être l’aube de notre culture, mais Nietzsche, c’est tout à fait autre chose, l’aube d’une contre-culture. Il est évident que la société moderne ne fonctionne pas à partir de codes. C’est une société qui fonctionne sur d’autres bases. Or, si l’on considère, non pas la lettre de Marx et de Freud, mais le devenir du marxisme ou le devenir du freudisme, on voit qu’ils se sont lancés paradoxalement dans une espèce de tentative de recodage : recodage par l’Etat, dans le cas du marxisme (« vous êtes malade par l’Etat, et vous guérirez par l’Etat », ce ne sera pas le même Etat) – recodage par la famille (être malade de la famille et guérir par la famille, pas la même famille). C’est cela qui constitue vraiment, à l’horizon de notre culture, le marxisme et la psychanalyse comme les deux bureaucraties fondamentales, l’une publique, l’autre privée, dont le but est d’opérer tant bien que mal un recodage de ce qui ne cessa à l’horizon de se décoder. L’affaire de Nietzsche, au contraire, n’est pas là du tout. Son problème est ailleurs. A travers tous les codes du passé, du présent, de l’avenir, il s’agit pour lui de faire passer quelque chose qui ne se laisse et ne se laissera pas coder. Le faire passer sur un nouveau corps, inventer un corps sur lequel cela puisse passer et couler : un corps qui serait le nôtre, celui de la Terre, celui de l’écrit…
Les grands instruments de codage, on les connaît. Les sociétés ne varient pas tellement, elles ne disposent pas tellement de moyens de codage. On en connaît trois principaux : la loi, le contrat et l’institution. Par exemple, on les retrouve très bien dans le rapport que les hommes entretiennent ou ont entretenu avec les livres Il y a des livre de la loi, où le rapport du lecteur avec le livre passe par la loi. On les appelle plus particulièrement d’ailleurs des codes, ou bien des livres sacrés. Et puis il y a une autre sorte de livres qui passe par le contrat, la relation contractuelle bourgeoise. C’est à la base de la littérature laïque et du rapport de vente du livre : je t’achète, tu me donnes à lire – un rapport contractuel où tout le monde est pris, auteur, éditeur, lecteur. Et puis il y a une troisième sorte de livres, le livre politique, de préférence révolutionnaire, qui se présent comme un livre d’institutions, soit d’institutions présentes, soit d’institutions à venir. Toutes sortes de mélanges se font : des livres contractuels ou institutionnels qui sont traités comme des textes sacrés… etc. C’est que tous les types de codage sont tellement présents, sous-jacents, qu’on les retrouve les uns dans les autres. Soit un tout autre exemple, celui de la folie : la tentative de coder la folie s’est faite sous les trois formes. D’abord les formes de la loi, c’est-a-dire de l’hôpital, de l’asile – c’est le codage répressif, c’est l’enfermement, le vieil enfermement qui est appelé dans l’avenir à devenir un dernier espoir de salut lorsque les fous diront « c’était le bon temps lorsqu’on nous enfermait, car des choses pires se passent aujourd’hui ». ET puis il y a eu une espèce de coup formidable qui a été le coup de psychanalyse : il était entendu qu’il y avait des gens qui échappaient à la relation contractuelle bourgeoise telle qu’elle apparaissait dans la médecine, et ces gens, c’étaient les fous, parce qu’ils ne pouvaient pas être parties contractantes, ils étaient juridiquement « incapables ». Le coup de génie de Freud a été de faire passer sous la relation contractuelle une partie des fous, au sens le plus large du mot, les névrosés, et d’expliquer qu’on pouvait faire un contrat spécial avec ceux-là (d’où l’abandon de l’hypnose). Il est le premier à introduire dans la psychiatrie, et c’est cela finalement la nouveauté psychanalytique, la relation contractuelle bourgeoise qui jusque-là en avait été exclue. Et puis, il y a encore les tentatives plus récentes, dont les implications politiques et parfois les ambitions révolutionnaires sont évidentes, les tentatives dites institutionnelle. On retrouve là le triple moyen de codage : ou bien ce sera la loi, et si ce n’est pas la loi ce sera la relation contractuelle, si ce n’est pas la relation contractuelle ce sera l’institution. Et sur ces codages fleurissent nos bureaucraties.
Devant la manière dont nos sociétés se décodent, dont les codes fuient par tous les bouts, Nietzsche est celui qui n’essaie pas de faire du recodage. Il dit cela ne va pas encore assez loin, vous n’êtes encore que des enfants (« l’égalisation de l’homme européen est aujourd’hui le grand procès irréversible : on devrait encore l’accélérer »). Au niveau de ce qu’il écrit et de ce qu’il pense, Nietzsche poursuit une tentative de décodage, pas au sens d’un décodage relatif qui consisterait à déchiffrer les odes anciens, présent ou à venir, mais d’un décodage absolu – faire passer quelque chose qui ne soit pas codable, brouiller tous les codes. Brouiller tous les codes, ce n’est pas facile, même au niveau de la plus simple écriture, et du langage. Je ne vois de ressemblance qu’avec Kafka, avec ce que Kafka fait de l’allemand, en fonction de la situation linguistique des Juifs de Prague : il monte en allemand une machine de guerre contre l’allemand ; à force d’indétermination et de sobriété, il fait passer sous le code de l’allemand quelque chose qui n’avait jamais été entendu. Nietzsche, lui, se vit ou se veut polonais par rapport à l’allemand. Il s’empare de l’allemand pour monter une machine de guerre qui va faire passer quelque chose d’incodable en allemand. C’est cela, le style comme politique. Plus généralement, en quoi consiste l’effort d’une telle pensée, qui prétend faire passer ses flux par-dessous les lois en les récusant, par-dessous les relations contractuelles, en les démentant, par-dessous les institutions, en les parodiant ? Je reviens rapidement à l’exemple de la psychanalyse. En quoi une psychanalyste aussi originale que Melanie Klein reste-t-elle pourtant dans le système psychanalytique ? Elle le dit très bien elle-même : les objets partiels dont elle nous parle, avec leurs explosions, leurs coulées… etc., c’est du fantasme. Les patients apportent des états vécus, intensivement vécus, et Melanie Klein les leur traduit en fantasmes. Il y a là un contrat, spécifiquement un contrat : donne-moi tes états vécus, je te rendrai des fantasmes. Et le contrat implique un échange, d’argent et de paroles. Là-dessus, un psychanalyste comme Winnicott se tient vraiment à la limite de la psychanalyse, parce qu’il a le sentiment que ce procédé ne convient plus à un certain moment. Il y a un moment où il ne s’agit plus de traduire, ni d’interpréter, traduire n fantasme, interpréter en signifiés ou en signifiants, non, ce n’est pas cela. Il y a un moment où il faudra bien partager, il faut se mettre dans le coup avec le malade, il faut y aller, il faut partager son état. S’agit-il d’une espèce de sympathie, ou d’empathie, ou d’identification ? Quand même, c’est sûrement plus compliqué. Ce que nous sentons, c’est plutôt la nécessité d’une relation qui ne serait ni légale, ni contractuelle, ni institutionnelle. C’est cela, avec Nietzsche. Nous lisons un aphorisme, ou un poème de Zarathoustra. Or matériellement et formellement, de pareils textes ne se comprennent ni par l’établissement ou l’application d’une loi, ni par l’offre d’une relation contractuelle, in par une instauration d’institution. Le seul équivalent concevable, ce serait peut-être « être embarqué avec ». Quelque chose de pascalien retourné contre Pascal. On est embarqué : une espèce de radeau de la Méduse, il y a les bombes qui tombent autour du radeau, le radeau dérive vers des ruisseaux souterrains glacés, ou bien vers des fleuves torrides, l’Orénoque, l’Amazone, des gens rament ensemble, qui ne sont pas censés s’aimer, qui se battent, qui se mangent. Ramer ensemble, c’est partager, partager quelque chose, hors de toute loi, de tout contrat, de toute institution. Une dérive, un mouvement de dérive ou de « déterritorialisation » : je le dis d’une manière très floue très confuse, puisqu’il s’agit d’une hypothèse ou d’une vague impression sur l’originalité des textes nietzschéens. Un nouveau type de livre.
Quels sont dons les caractères d’un aphorisme de Nietzsche, pour donner cette impression ? Il y en a un que Maurice Blanchot a mis particulièrement en lumière avec l’Entretien infini (2). C’est la relation avec le dehors. En effet lorsqu’on ouvre au hasard un texte de Nietzsche, c’est une des premières fois qu’on ne passe plus par une intériorité, que ce soit l’intériorité de l’âme ou de la conscience, l’intériorité de l’essence ou du concept, c’est-à-dire ce qui a toujours fait le principe de la philosophe. Ce qui fait le style de la philosophie, c’est que le rapport à l’extérieur y est toujours médiatisé et dissous par une intériorité, dans une intériorité. Nietzsche au contraire fonde la pensée, l’écriture, sur une relation immédiate avec le dehors. Qu’est-ce que c’est, un très beau tableau ou un très beau dessin ? Il y a un cadre. Un aphorisme aussi est encadré. Mais cela devient beau à partir de quel moment, ce qu’il y a dans la cadre ? A partir du moment où l’on sait et où l’on sent que le mouvement, que la ligne qui est encadrée vient d’ailleurs, qu’elle ne commence pas dans la limite du cadre. Elle a commencé au-dessus, ou à côté du cadre, et la ligne traverse le cadre. Comme dans le film de Godard, on peint le tableau avec le mur. Loin d’être la délimitation de la surface picturale, le cadre est presque le contraire, c’est la mise en relation immédiate avec le dehors. Or, brancher la pensée sur le dehors, c’est ce que, à la lettre, les philosophes n’ont jamais fait, même quand ils parlaient de politique, même quand ils parlaient de promenade ou d’air pur. Il ne suffit pas de parler d’air pur, de parler de l’extérieur pour brancher la pensée directement et immédiatement sur le dehors.
« Ils arrivent comme la destinée, sans cause, sans raison, sans égard, sans prétexte, ils sont là avec la rapidité de l’éclair, trop terribles, trop soudains, trop convaincants, trop autres pour être même un objet de haine… » C’est le texte célèbre de Nietzsche sur les fondateurs d’Etats, « ces artistes au regard d’airain » (Généalogie de la morale, II, 17). Ou bien est-ce du Kafka, celui de la Muraille de Chine ? « Impossible d’arriver à comprendre comment ils ont pénétré jusqu’à la capitale qui est pourtant si loin de la frontière. Cependant ils sont là, et chaque matin semblent accroître leur nombre. (…) S’entretenir avec eux, impossible. Ils ne savent pas notre langue. (…) Carnivores aussi leurs chevaux ! » (3) Eh bien, nous disons que de tels textes sont traversés d’un mouvement qui vient du dehors, qui ne commence pas dans la page du livre ni dans les pages précédentes, qui ne tient pas dans le cadre du livre, et qui est tout à fait différent du mouvement imaginaire des représentations ou du mouvement abstrait des concepts tels qu’ils ont lieu d’habitude à travers les mots et dans la tête du lecteur. Quelque chose saute du livre, entre en contact avec un pur dehors. C’est ça, je crois, le droit au contresens pour toute l’œuvre de Nietzsche. Un aphorisme, c’est un jeu de forces, un état de forces toujours extérieures les unes aux autres. Un aphorisme ne veut rien dire, ne signifie rien, et n’a pas plus de signifiant que de signifié. Ce seraient des manières de restaurer l’intériorité d’un texte. Un aphorisme est un état de forces, dont la dernière, c’est-à-dire à la fois la plus récente, la plus actuelle et la provisoire-ultime est toujours la plus extérieure. Nietzsche le pose très clairement : si vous voulez savoir ce que je veux dire, trouvez la force qui donne un sens, au besoin un nouveau sens, à ce que je dis. De cette manière il n’y a pas de problème d’interprétation de Nietzsche, il n’y a que des problèmes de machination : machiner le texte de Nietzsche, chercher avec quelle force extérieure actuelle il fait passer quelque chose, un courant d’énergie. A ce propos, nous rencontrons tous le problème posé par certains textes de Nietzsche qui ont une résonance fasciste ou antisémite… Et puisqu’il s’agit de Nietzsche aujourd’hui, nous devons reconnaître que Nietzsche a nourri et nourrit encore bien des jeunes fascistes. Il y a eu un moment où il était important de montrer que Nietzsche était utilisé, détourné, complètement déformé par les fascistes. Ce fut fait dans la revue Acéphale, avec Jean Wahl, Bataille, Klossowski. Mais aujourd’hui ce n’est peut-être plus problème. Ce n’est pas au niveau des textes qu’il faut lutter. Non pas parce qu’on ne peut pas lutter à ce niveau, mais parce que cette lutte n’est plus utile. Il s’agit plutôt de trouver, d’assigner, des rejoindre les forces extérieures qui donnent à telle ou telle phrase de Nietzsche son sens libératoire, son sens d’extériorité. C’est au niveau de la méthode que se pose la question du caractère révolutionnaire de Nietzsche : c’est la méthode nietzschéenne qui fait du texte de Nietzsche, non plus quelque chose dont il faudrait se demander « est-ce fasciste, est-ce bourgeois, est-ce révolutionnaire en soi ? » – mais un champ d’extériorité où s’affrontent des forces fascistes, bourgeoises et révolutionnaires. Et si l’on pose le problème ainsi, la réponse nécessairement conforme à la méthode est : trouvez la force révolutionnaire (qui est surhomme ?). Toujours un appel à de nouvelles forces qui viennent de l’extérieur, et qui traversent et recoupent le texte nietzschéen dans le cadre de l’aphorisme. C’est cela, le contresens légitime : traiter l’aphorisme comme un phénomène en attente de nouvelles forces qui viennent le « subjuguer », ou le faire fonctionner, ou bien le faire éclater.
L’aphorisme n’est pas seulement relation avec le dehors, il a pour second caractère d’être relation avec l’intensif. Et c’est la même chose. Sur ce point Klossowski et Lyotard ont tout dit. Ces états vécus dont je parlais tout à l’heure, pour dire qu’il ne faut pas les traduire en représentations ou en fantasmes, qu’il ne faut pas les faire passer par les codes de la loi, du contrat ou de l’institution, qu’il ne faut pas les monnayer, qu’il faut au contraire en faire des flux qui nous portent toujours plus loin, plus à l’extérieur, c’est exactement l’intensité, les intensités. L’état vécu n’est pas du subjectif, ou pas forcément. Ce n’est pas de l’individuel. C’est le flux, et la coupure de flux, puisque chaque intensité est nécessairement en rapport avec une autre intensité de telle manière que quelque chose passe. C’est ce qui est sous les codes, ce qui leur échappe et ce que les codes veulent traduire, convertir, monnayer. Mais Nietzsche, avec son écriture d’intensités, nous dit : n’échangez pas l’intensité contre des représentations. L’intensité ne renvoie ni à à des signifiés qui seraient comme des représentations de choses, ni à des signifiants qui seraient comme des représentations de mots. Alors quelle est sa consistance, à la fois comme agent et comme objet de décodage ? C’est le plus mystérieux chez Nietzsche. L’intensité a à voir avec les noms propres, et ceux-ci ne sont ni représentations de choses (ou de personnes), ni représentations de mots. Collectifs ou individuels, les présocratiques, les Romains, les Juifs, le Christ, l’Antéchrist, Jules César, Borgia, Zarathoustra, tous ces noms propres qui passent et reviennent dans les textes de Nietzsche, ce ne sont ni des signifiants ni des signifiés, mais des désignations d’intensité, sur un corps qui peut être le corps de la Terre, le corps du livre, mais aussi le corps souffrant de Nietzsche : tous les noms de l’histoire, c’est moi… Il y a une espèce de nomadisme, de déplacement perpétuel des intensités désignées par des noms propres, et qui pénètrent les unes dans les autres en même temps qu’elles sont vécues sur un corps plein. L’intensité ne peut être vécue qu’en rapport avec son inscription mobile sur un corps, et avec l’extériorité mouvante d’un nom propre, masque d’un opérateur.
Troisième point, c’est e rapport de l’aphorisme avec l’humour et l’ironie. Ceux qui lisant Nietzsche sans rire, et sans rire beaucoup, sans rire souvent, et parfois de fou rire, c’est comme s’ils ne lisaient pas Nietzsche. Ce n’est pas vrai seulement pour Nietzsche, mais pour tous les auteurs qui font précisément ce même horizon de notre contre-culture. Ce qui montre notre décadence, notre dégénérescence, c’est la manière dont éprouve le besoin de mettre l’angoisse, la solitude, la culpabilité, le drame de la communication, tout le tragique de l’intériorité. Même Max Brod, pourtant, raconte comment les auditeurs avaient le fou rire quand Kafka lisait le Procès. Et Beckett, c’est quand même difficile de le lire sans rire, sans aller d’un moment de joie à un autre moment de joie. Le rire, et pas le signifiant. Le rire-schizo ou la joie révolutionnaire, c’est ce qui sort des grands livres, au lieu des angoisses de notre petit narcissisme ou des terreurs de notre culpabilité. On peut appeler ça « comique du surhumain », ou bien « clown de Dieu », il y a toujours une joie indescriptible qui jaillit des grands livres, même quand ils parlent de choses laides, désespérantes ou terrifiantes. Tout grand livre opère déjà la transmutation, en fait la santé de demain. On ne peut pas ne pas rire quand on brouille les codes. Si vous mettez la pensée en rapport avec le dehors, naissent les moments de rire dionysiaques, c’est la pensée à l’air libre. Il arrive souvent à Nietzsche de se trouver devant une chose qu’il estime écœurante, ignoble, à vomir. Eh bien, Nietzsche, ça le fait rire, il en rajouterait si c’était possible. Il dit : encore un effort, ce n’est pas encore assez dégoûtant, ou bien : c’est formidable comme c’est dégoûtant, c’est une merveille, une chef-d’œuvre, une fleur vénéneuse, enfin « l’homme commence à devenir intéressant ». par exemple, c’est ainsi que Nietzsche considère et traite ce qu’il appelle la mauvaise conscience. Alors, il y a toujours des commentateurs hégéliens, des commentateurs de l’intériorité, qui n’ont pas bien le sens du rire. Ils disent : vous voyez, Nietzsche prend la mauvaise conscience au sérieux, il en fait un moment dans le devenir-esprit de la spiritualité. Sur ce que Nietzsche fat de la spiritualité, ils passent vite parce qu’ils sentent le danger. On voit donc que, si Nietzsche donne droit à des contresens légitimes, il y a aussi des contresens tout à fait illégitimes, tous ceux qui s’expliquent par l’esprit de sérieux, par l’esprit de lourdeur, par le singe de Zarathoustra, c’est-à-dire par le culte de l’intériorité. Le rire chez Nietzsche renvoie toujours au mouvement extérieur des humours et des ironies, et ce mouvement, c’est celui des intensités, des quantités intensives, tel que Klossowski et Lyotard l’ont dégagé : la manière dont il y a un jeu des intensités basses et des intensités hautes, les unes dans les autres où une intensité basse peut miner la plus haute et même être aussi haute que la plus haute, et inversement. C’est ce jeu des échelles intensives qui commande les montées de l’ironie et les descentes de l’humour chez Nietzsche, et qui se développe comme consistance ou qualité du vécu dans son rapport avec l’extérieur. Un aphorisme est une matière pure de rire et de joie. Si l’on n’a pas trouvé ce qui fait rire dans un aphorisme, quelle distribution d’humours et d’ironies, et aussi bien quelle répartition d’intensités, on n’a rien trouvé.
Il y a encore un dernier point. Revenons au grand texte de la Généalogie de la morale et les fondateurs d’empires : « Ils arrivent comme la destinée, sans cause, sans raison… etc. » (4) On peut y reconnaître les hommes de la production dite asiatique. Sur la base des communautés rurales primitives, le despote construit sa machine impériale qui surcode le tout, avec une bureaucratie, une administration qui organise les grands travaux et s’approprie le surtravail (« là où ils apparaissent, en peu de temps il y a quelque chose de neuf, un rouage souverain qui est vivant, où chaque partie, chaque fonction est délimitée et déterminée par rapport à l’ensemble… »). Mais on peut se demander aussi si ce texte ne noue pas ensemble deux forces qui se distinguent à d’autres égards – et que Kafka pour son compte distinguait et même opposait dans la Muraille de Chine. Car lorsqu’on cherche comment les communautés primitives segmentaires ont fait place à d’autres formation de souveraineté, question que Nietzsche pose dans la deuxième dissertation de la Généalogie, on voit que se produisent deux phénomènes strictement corrélatifs, mais tout à fait différents. Il est vrai qu’au centre les communautés rurales sont prises et fixées dans la machine bureaucratique du despote, avec ses scribes, ses prêtres, ses fonctionnaires ; mais à la périphérie, les communautés entrent dans une autre sorte d’aventure, dans une autre sorte d’unité cette fois nomadique, dans une machine de guerre nomade, et se décodent au lieu de se laisser surcoder. Des groupes entiers qui partent, qui nomadisent : les archéologues nous ont habitués à penser ce nomadisme non pas comme un état premier, mais comme une aventure qui survient à des groupes sédentaires, l’appel du dehors, le mouvement. Le nomade avec sa machine de guerre s’oppose au despote avec sa machine administrative ; l’unité nomadique extrinsèque s’oppose à l’unité despotique intrinsèque. Et pourtant, ils sont tellement corrélatifs ou compénétrés que le problème du despote sera d’intégrer, d’intérioriser la machine de guerre nomade, et celui du nomade d’inventer une administration de l’empire conquis. Ils ne cessent pas de s’opposer au point même où ils se confondent.
Le discours philosophique est né de l’unité impériale, à travers bien des avatars, ces mêmes avatars qui nous conduisent des formations impériales à la cité grecque. Même à travers la cité grecque, le discours philosophique reste dans un rapport essentiel avec le despote ou l’ombre du despote, avec l’impérialisme, avec l’administration des choses et des personnes (on en trouverait toutes sortes de preuves dans le livre de Léo Strauss et de Kojève sur la tyrannie) (5). Le discours philosophique a toujours été dans un rapport essentiel avec la loi, l’institution, le contrat qui constituent le problème du Souverain, et qui traversent l’histoire sédentaire des formations despotiques aux démocraties. Le « signifiant », c’est vraiment le dernier avatar philosophique du despote. Or si Nietzsche n’appartient pas à la philosophie, c’est peut-être qu’il est le premier à concevoir un autre type de discours comme une contre-philosophie. C’est-à-dire un discours avant tout nomade, dont les énoncés ne seraient pas produits par une machine rationnelle administrative, les philosophes comme bureaucrates de la raison pure, mais par une machine de guerre mobile. C’est peut-être en ce sens que Nietzsche annonce qu’une nouvelle politique commence avec lui (ce que Klossowski appelle le complot contre sa propre classe). On sait bien que dans nos régimes les nomades sont malheureux : on ne recule devant aucun moyen pour les fixer, ils ont peine à vivre. Et Nietzsche vécut comme un de ces nomades réduits à leur ombre, allant de pension meublée en pension meublée. Mais aussi, le nomade, ce n’est pas forcément quelqu’un qui bouge : il y a des voyages sur place, des voyages en intensité, et même historiquement les nomades ne sont pas ceux qui bougent à la manière des migrants, au contraire ce sont ceux qui ne bougent pas, et qui se mettent à nomadiser pour rester à la même place en échappant aux codes. On sait bien que le problème révolutionnaire aujourd’hui, c’est de trouver une unité des luttes ponctuelles sans retomber dans l’organisation despotique ou bureaucratique du parti ou de l’appareil d’Etat : une machine de guerre qui ne referait pas un appareil d’Etat, une unité nomadique avec le Dehors qui ne referait pas l’unité despotique interne. Voilà peut-être le plus profond de Nietzsche, la mesure de sa rupture avec la philosophie, telle qu’elle apparaît dans l’aphorisme : avoir fait de la pensée une machine de guerre, avoir fait de la pensée une puissance nomade. Et même si le voyage est immobile,même s’il se fait sur place, imperceptible, inattendu, souterrain, nous devons demander quels sont nos nomades aujourd’hui, qui sont vraiment nos nietzschéens ?
Gilles Deleuze
Pensée nomade / 1972
Première publication in Nietzsche aujourd’hui ? tome 1 : Intensités, Paris, UGE, 10/18, 1973 ; le colloque « Nietzsche aujourd’hui » se déroula en juillet 1972 au Centre culturel international de Cerisy-la-Salle.
Intervention reprise dans l’Ile déserte, texte et entretiens 1953-1974 / 2002
1 Lycéen d’extrême-gauche blessé par la police lors d’une manifestation en 1971.
2 M. Blanchot, l’Entretien infini, Paris, Gallimard, 1969, p.227 et s.
3 F. Kafka, la Muraille de Chine et autres récits, Paris, gallimard, 1950, coll. « Du Monde entier », p.95-96.
4 La Généalogie de la morale, II, 17.
5 L. Strauss, De la Tyrannie, suivi de Tyrannie et sagesse, par Kojève, Paris, Gallimard, réed. 1997.