Archive pour le Tag 'mayte bayon'

L’an 01 des machines abstraites / Félix Guattari

Que serait une politique de l’expérimentation, une schizoanalyse ? Ce serait un retour aux lieux où les choses se passent, là où la production s’effectue vraiment. C’est-à-dire ça ne tend pas à proposer quelque chose de nouveau mais à prendre le pouvoir là où s’effectue d’ores et déjà ce qui se passe d’important, de créateur dans n’importe quel domaine. Non pas dire: « Il faudrait que », genre conversations de café du commerce, « Ah ! si j’étais au gouvernement, moi voilà ce que je ferais », mais : « Vous êtes déjà au gouvernement. Vous occupez déjà des postes très importants dans la micropolitique du désir ». Seulement, tout le problème c’est que vous faites une politique tout autre que de libération du désir. Vous faites la politique paranoïaque que vous rencontrez ailleurs et que vous subissez dans l’aliénation.
Je suis parti de l’idée qu’il y a des centres multiples, des strates d’expressions polyvoques, en évoquant des sémiotiques existant – comme dans les sociétés primitives, chez les fous, chez les enfants – hors des sémiotiques signifiantes ; c’est-à-dire hors de la dictature signifiant/signifié qui prendrait le contrôle de toutes les autres strates d’expression.
Je reprends maintenant la question sous l’angle des sémiotiques qui peuvent exister dans les systèmes de représentation et qui sont différemment centrées. Des sémiotiques scientifique, artistique ou révolutionnaire sont recentrées sur la production de signification – au sens où Althusser parle d’idéologie –, alors qu’au niveau de leur fonctionnement elles n’ont rien à faire avec ça. Il n’y a rien à y comprendre. Elles fonctionnent au sein des agencements où elles s’inscrivent, mais il n’y a rien à interpréter. Toute cette polyvocité des systèmes d’« expression » est recentrée sur le signifiant parce que toujours rapportée au point de la réalité dominante. Quoi qu’il se passe dans le monde – une découverte sensationnelle dans les sciences, une œuvre d’art qui nous amène une sémiotique tout à fait nouvelle, une révolution –, il faut toujours que ça soit rapporté au point moyen de signifiance. Rien ne doit dépasser d’un certain champ de la réalité dominante. Il faut que cela soit cadré dans cette optique-là, délimité, et c’est possible grâce à ce face-à-face entre un point de la réalité dominante et un point du système de représentation, un signifiant. Une politique de schizoanalyse, une politique de l’expérimentation consisterait à accepter les icônes pour ce qu’elles sont.
Que dire des systèmes signifiants, ceux de l’interprétation des rêves par exemple ? J’ai déjà donné un début d’illustration des deux façons de traiter des rêves (rêve AD in Cartographies schizoanalytiques). On ne peut pas revenir en arrière et faire qu’on ne baigne plus dans un système significatif. Mais ce qu’on peut faire, c’est de ne pas le prendre pour ce qu’il n’est pas, à savoir quelque chose qui contrôle effectivement, ou surcode, tous les systèmes de production. Et choisir un autre axe : le figural, qu’il faut distinguer du figuratif.
Le figural, dans la peinture moderne, renvoie à des gens qui s’attacheront moins, quand ils emploient une représentation, à la signification de cette représentation qu’à l’utilisation qu’ils en feront dans un certain agencement des figures. Il y a toutes sortes de techniques d’utilisation du figural dans l’art moderne – qui n’est pas pour autant de l’art abstrait – et qui sont l’utilisation des formes dans une tout autre politique que celle de la signification. Plutôt que de toujours recentrer les cercles de la production sémiotique, on va les laisser chacun osciller, s’élargir, sans prétendre, au nom d’une réalité dominante, délimiter leur engendrement, leur poids sur le réel. C’est le travail du signe sur lui-même, dans le champ des sciences, de l’art ou des différents champs sociaux ; c’est l’acceptation d’un polycentrisme, d’une polyvocité. Ce qui est tout le contraire des gens qui veulent prôner un art officiel, une science officielle, ou de ceux qui disent : « C’est ça qu’il faut faire pour le bien du peuple ». Le bien du peuple ou des peuples, c’est qu’il y ait le maximum de centres, le maximum d’éclatement des lignes de production sémiotique. Du point de vue de l’efficacité d’un mouvement – s’il s’agit d’un mouvement révolutionnaire ou d’une recherche –, il faut effectivement laisser les recherches sémiotiques partir dans les différentes directions où elles tendent à s’organiser, car sinon on manque absolument quelque chose. Ainsi, au plan des sciences, l’hostilité des staliniens aux théories cybernétiques a abouti à un retard considérable de l’industrie soviétique, et en particulier de l’industrie de l’armement. De même, au niveau politique, un organisme qui voudrait être mono- centriste dans une lutte – par exemple l’état-major du parti qui prétend contrôler à la fois la lutte des jeunes, des ouvriers, des femmes, des intellectuels, la lutte dans les campagnes, dans les petites villes, dans les villages, dans les HLM… – manque à chaque fois ce qui se passe effectivement comme coupure réelle au niveau des masses, comme coupure désirante. Ils prétendent représenter, coordonner, mais en fait ils ne font qu’entraver, centrer les différentes productions sémiotiques a-signifiantes. Ils veulent toujours comprendre : « Mais où est-ce que vous voulez en venir ? qu’est-ce que ça veut dire ? expliquez-nous ! ça ne cadre pas avec notre programme ». Alors, le temps qu’ils aient compris ça, évidemment les choses sont terminées. « Ça », c’est le travail de déterritorialisation des machines de signes corrélatif d’un travail de déterritorialisation des flux réels, des machines réelles.
Ça n’a pas de sens, dans cette perspective, d’opposer le réel et le signe, parce qu’un flux de signes est tout aussi réel qu’un flux matériel. Un signe, c’est un flux matériel. Inversement, un flux matériel est aussi un flux sémiotique. Ce n’est que dans le cadre traditionnel qu’on a l’opposition entre, d’un côté, des signes impuissantés dans la représentation, et, de l’autre, des choses réelles, la vraie réalité (« Assez de discours, passons aux actes »). Or le travail des machines de signes implique des machines tout aussi réelles que celles qui fonctionnent avec des flux électroniques, ou énergétiques de toute nature.
Pour saisir comment des signes écrivent à même le réel, ou comment les flux réels se servent de signes pour effectuer leur conjonction, et réaliser leur travail de déterritorialisation, il fallait bien introduire une notion de machine qui ne soit ni machine de signes ni machine de flux matériel. Je l’ai appelée, faute de mieux, machine abstraite. Le terme, j’en fais très vite cadeau si on m’en donne un autre. Mais seulement si on m’en donne un autre, parce que sinon c’est forcément le Bon Dieu ou je ne sais quelle dialectique du savoir qui va rendre compte de ce qui se passe. Car on ne comprend pas comment le fait d’écrire des équations, de faire des plans, d’établir des relations de chimie ou de physique, permet de transformer la réalité. On ne voit pas du tout quel rapport peut entretenir un système de signes et un système matériel, à moins qu’il n’y ait un tiers, une médiation, un super dialecticien qui va essayer de faire quelque chose avec tout ça. Sans ce recours aux machines abstraites, on retombe automatiquement dans les trois paralogismes : celui de l’âme avec le Dieu des représentations, celui du signifiant avec une machine à produire des significations, et puis surtout celui du réel. Pour lequel on dira qu’il faut des passages entre l’infrastructure et les superstructures, ou des systèmes parallélistes entre ce qui se passe dans le mental et ce qui se passe dans le matériel.
Mais avec les machines abstraites on n’a plus de coupure entre la représentation et la production, puisqu’elles sont aussi bien dans le champ des signes, des machines sémiotiques que dans le champ des machines fonctionnant sur des flux matériels. Comment est-ce possible ? Il manque encore un terme. Parce qu’il serait facile de dire : « Arrêtez, tout ça n’est pas vrai ! des signes, c’est sur du papier, ça ne bouge pas, et les machines, on les voit. Tout ça c’est de la blague ! » Je crois, en effet, que ça n’est pas possible si on n’introduit pas la notion de déterritorialisation.
Si, en effet, les flux matériels n’étaient que des flux de craie ou d’encre ! Mais en réalité les flux matériels sont toujours en train de se déterritorialiser. Qu’est-ce que le temps, qu’est- ce que le système de coordonnées spatio-temporelles, si ce n’est cette déterritorialisation elle-même ? Et que fait un flux de signes sinon essayer de suivre, d’accrocher ces processus de déterritorialisation. ? Qu’est-ce qu’un système de signes sinon une simulation des processus de déterritorialisation matérielle ? Quand on écrit une équation « x = fonction de… », ça paraît quelque chose de statique, mais ce sont des signes qui fonctionnent pour saisir une série de processus qui sont dans l’ordre du temps, de mouvements réels, et pour essayer d’en rendre compte. Comme si on pouvait saisir une trajectoire de la déterritorialisation, et on en saisit une, relativement, dans une séquence de temps donné. Sans la machine de signes, sans cette simulation par les signes, on n’a affaire qu’à des séquences de déterritorialisation extrêmement myope, restreinte. Donc la machine sémiotique permet de lire bien au-delà des télescopes, d’accéder, à partir d’éléments partiels, à une compréhension de ce qui se passe bien au-delà des perceptions formelles, des patterns de la perception et de tous les systèmes de lecture dits relevant des flux matériels. Autrement dit notre perception, notre rapport aux flux matériels, est toujours armé par des systèmes sémiotiques. Quelle sorte de systèmes sémiotiques ? Toute la question est de nouveau là. Ceux qui nous permettent de comprendre, de faire de la redondance et de se rassurer ? ou ceux qui mettent enjeu des petites machines, une danse des signes ? Dans cette simulation par les signes, on a les diagrammes qui suivent les processus dans l’écriture même. Ce que je veux dire avec cette idée de diagramme, de tableau, c’est que les signes saisissent les procès de déterritorialisation. C’est le moyen pour les hommes de faire des conjonctions entre des systèmes déterritorialisés de façon différente.
On peut l’illustrer avec quelque chose de très concret. On a du pétrole à un endroit, du minerai de fer à un autre. Ce sont des choses très territorialisées, c’est dans la terre. On va les extraire et, à la suite de toute une série d’arbres d’implications technologiques et autres, on va arriver à un flux électrique puis informatique. C’est quelque chose de très bien organisé, le pétrole dans la terre, du minerai de fer, et toutes sortes de transformations, d’engendrements de flux. Quels ont été les moyens qui ont permis de composer l’arbre d’implication ? Ce sont des moyens sémiotiques, des repérages, des sondages, des systèmes d’écriture, des équations, des opérations. La nature n’aurait pas trouvé toute seule, ou alors il aurait fallu encore attendre un certain temps pour qu’elle trouve des systèmes d’encodage comme ceux-là. Même si, dans toutes les sémiotiques naturelles (chez les fourmis, les abeilles…), il y a des systèmes informationnels, des systèmes d’encodage, ceux-ci ne passent pas par le détour de sémiotiques signifiantes, ou « sémiotiques de la conscience ». A quoi ont servi les sémiotiques qui, sur un versant sont celles de la conscience – c’est-à-dire aussi de l’individuation, de la douleur, de la castration, de l’effusion sentimentale – et sur un autre des machines sémiotiques ? Elles ont servi à faire des conjonctions entre des flux déterritorialisés à des degrés divers. Au départ, cela l’était relativement peu et, au fur et à mesure, ça l’était d’autant plus qu’on abordait des flux énergétiques d’une autre nature. Avec le flux informationnel on est, en effet, dans des flux tout à fait déterritorialisés. Les machines de signes sont le comble de ce qu’on peut imaginer comme déterritorialisation, puisqu’à tout prendre elles ne sont rien. Elles ne sont que des systèmes d’alternative, de choix : plus/moins, telle ou telle option. Elles sont ce qui met en jeu la déterritorialisation à l’état le plus pur, cristallisé.
La conscience de soi-même, le vide, le cogito (à condition que ce ne soit pas celui de Descartes, ni de Kant, qui était déjà un corps territorialisé) : « Je pense… mais je ne pense rien ». Cette capacité à être rien, c’est une espèce d’acide rongeur. Quand on va, par le biais de machines sémiotiques, l’introduire dans des systèmes, ce n’est plus du tout une pure contemplation, une pure représentation. C’est une véritable puissance de néantisation (pour reprendre un terme de Sartre, cette fois) qui se met en acte. Il y a donc deux façons d’utiliser la conscience. La sémiotique de la néantisation, sémiotique binaire, qui consiste à la replier sur elle-même pour l’ abolir : il n’y a vraiment rien à faire, on est foutu, d’ abord on va mourir, tout ça ne sert à rien… Et celle qui consiste à s’en servir dans des machines de signes de puissance et à les introduire dans des conjonctions de flux déterritorialisés. Autrement dit, on n’a pas un réel et un signe – grossièrement, le réel c’est ce que j’ai sous les pieds, et les signes, c’est ce que j’écris là-dessus –, on a toutes sortes de niveaux plus ou moins déterritorialisés de machines sémiotiques et plus ou moins interconnectés avec des systèmes de flux matériels déterritorialisés. L’un ne va pas sans l’autre. Qu’il s’agisse de la science, de l’art, d’un mouvement révolutionnaire, on met en conjonction, par une machine sémiotique particulière, des systèmes relativement déterritorialisés. Et qu’est-ce qui pilote la chose ? C’est que toujours on a un degré de plus.
Dans l’Histoire c’est facile à comprendre. L’Histoire va toujours dans le sens où ça va plus mal. C’est comme ça qu’on reconnaît les grandes mutations historiques. Une catastrophe a eu lieu, c’est qu’il y a eu une déterritorialisation supplémentaire. Dans les sciences, il s’agit toujours de casser un système antérieur, d’introduire un élément vraiment tout à fait imprévu, hors des systèmes représentatifs antérieurs.
C’est toujours un coefficient de déterritorialisation supplémentaire qui va créer le mouvement de remaniement, de brisure et la connexion, l’engendrement, l’élargissement de l’arbre des implications. Il n’y a plus un sujet individué de l’énonciation, mais tout un réseau où l’énonciation collective passe par des chaînons humains, machiniques, sémiotiques. Il n’y a plus cette sacro-sainte coupure, ce vertige du sujet barré. Il y a toutes sortes d’engendrements dans toutes sortes de directions.
Félix Guattari
Extrait du texte publié dans Chimères n°23
Intervention au séminaire d’été de la Columbia University
organisé par Sylvère Lotringer à Paris, en juillet 1973
Traduit librement à partir d’un enregistrement

Document intégral à télécharger fichier pdf 23chi03

Photos : Mayte Bayon

À paraître en octobre 2014 : Devenirs révolutionnaires / Chimères n°83
Texte d’appel

mayte's

Dix propositions jetables sur le squizodrame / Gregorio Baremblitt / Chimères n°80 Squizodrame et schizo-scènes

Première proposition
J’ai créé le squizodrame avec une équipe en 1973 à Buenos Aires en Argentine. La généalogie de cette proposition devrait passer sans doute par la naissance du drame selon Georges Politzer et par le sociodrame de Jacob Moreno, pionniers que nous respectons.

Deuxième proposition : un assemblage de multiplicité
Cette pratique fonctionne comme un ensemble diffus de théories, pragmatiques, stratégies, tactiques, techniques et cliniques inspirées par les différentes cartographies pratiques de l’œuvre squizoanalytique (comprenant plus de cinquante textes et entretiens…). Ma lecture squizodramatique de l’œuvre de Deleuze et Guattari est singulière, particulière, comme c’est le cas souvent pour ceux qui cartographient ce plurivers avec un esprit d’invention. Cette lecture, qui se veut productive, choisit des textes ou des fragments de textes, omet et questionne des personnes ou des morceaux choisis selon des trajectoires qui rendent intelligibles chaque étape de la pratique. À cela s’ajoutent les idées, concepts, perceptions, intuitions, gestes, sensibilités, sensorialités, attitudes, sons, mouvements qui sont en réciproques mutations. Cette réflexion se nourrit de sources très hétéroclites, et surtout du théâtre. Des influences incontournables alimentent le squizodrame : Artaud, Alcântara, Boal, Beckett, Brecht, Bene, Kantor, Ionesco, Jarry, Pavlovsky, le Nô, le Kabuki… Dans l’œuvre de Deleuze et Guattari, nous privilégions la lecture de L’Anti-Œdipe et Mille Plateaux. Nous n’écartons néanmoins aucun autre écrit de ces auteurs, notamment Un Manifeste de moins de Deleuze et Bene. Nous nous appuyons aussi sur l’article de Foucault « Theatrum philosophicum » et sur l’histoire de la dramaturgie comme sur les textes des théoriciens et critiques de théâtre.
L’objectif principal du squizodrame consiste à fonctionner de manière hétérogène et hétérologue, multiple, transversale, machinique et immanente, avec des ressources dramatiques expérimentées dans de nombreuses écoles de théâtre et à s’approprier (dans le bon sens du terme) différents savoirs et travaux en cours. Le squizodrame se nourrit (théoriquement et kliniquement) d’autres sources et d’autres instruments comme la musique, la danse, le chant, les arts martiaux, les massages, les techniques de respiration. Il emprunte à la vidéo, au cinéma, aux mélanges des corps, au devenir et aux rencontres… Le squizodrame s’appuie aussi de manière critique sur les voix, considérées non pas d’après leur nature signifiante propre au sujet, mais d’après leur aspect mineur. Il est important de reconnaître explicitement, surtout à un niveau technique, que le squizodrame vole littéralement des matières premières à des systèmes psychothérapeutiques déjà connus, des rituels primitifs, des scènes de cinéma, des narrations littéraires et à tous types d’événements historiques déjà survenus ou actuels…
Il s’agit d’intervertir, par capillarité, multiplicité et intersticité, des entités superficielles d’enregistrement et de contrôle du même nom (selon les squizèmes de L’Anti-Œdipe). Employant ici une nomenclature descriptive, il s’agit de travailler les aspects physiques, chimiques, biologiques, éthologiques, sociaux, économiques, politiques, sémiotiques, subjectifs et technologiques, par le moyen de montages transdimensionnels, squizodramatiques d’intervention. Formulé en squizème opérationnel, ces aspects sont abordés pour être destratifiés, décodifiés, dé-surcodifiés, dés-axiomisés. Ce travail en négatif s’articule à une tâche affirmative provoquant des lignes flexibles et des lignes de fuite, une émission de particules, une re-fluidification de flux, une production de subjectivités désaliénées (dés-œdipianisées), concernant autant de personnes que de groupes, des courants d’organisations, des institutions… Il s’agit d’activer des micropolitiques désirantes révolutionnaires qui militent pour actualiser des virtualités qui métamorphosent les panoramas des relations actuelles entre le réel, le possible et l’impossible. Nouveaux plis, déplis et replis. Nouveaux nomades. Nouveaux territoires existentiels et universaux de valeurs. Il est clair qu’en principe, nous essayons toujours d’opérer avec une infinie prudence et une infinie audace, sans jamais oublier qu’expérimenter est toujours une chose qui se fait sur la corde raide, parfois, dans des limites incertaines. Dit selon d’autres squizèmes, nous aspirons à orienter nos théories et nos kliniques vers des régimes post-signifiants, des langues, des dramaturgies, des mouvements et des narrations mineures. Nous tentons de construire des agencements catalyseurs d’inconscients, d’alter-réalités ou chaosmotiques, produits selon des diagrammes ad hoc pour monter des complexes : des machines abstraites (de guerre, des arts, d’amours), corps sans organes, plan de consistance, de composition et d’immanence (selon les cas) et des machines abstraites-machines concrètes, composées par des dispositifs constitués par une prise en charge réciproque durable : agencements collectifs d’énonciation et agencements machiniques de corps, générateurs d’effets individualisant par heccéité (une date, un nom, un lieu, une singularité).

Troisième proposition : les opérations du squizodrame
L’intervention squizodramatique se décline en deux opérations :
A / Des opérations « négatives » (la négation, ici, n’est pas à considérer dans son sens hégélien) de « décapage » ou de « démolition » de manifestations réactionnaires, réformistes et conventionnellement « révolutionnaires ».
B / Des opérations « positives » consistant à accompagner de manière cartographique les extra-limites de prolifération. Autrement dit, il s’agit de déconstruire la réalité, ses valeurs définitives, comme le fétichisme de la marchandise, les valeurs de bénéfice, de rente, de profit et de commandement, les macro et micro-entités reproductives et anti-productives : leurs formes, leurs structures, leurs ensembles stabilisés, leurs croyances, leurs dualités confrontées à des dilemmes, leurs centralisations, leurs hiérarchies transcendantales, éminentes et captives, mais aussi leurs lignes fixes, leurs circularités concentriques et résonnantes, leurs espaces striés, leurs faux « développements », leurs subjectivités aliénées définies par leur régime signifiant, par les interprétations et les visagéités qui leur sont propres. Il s’agit de pointer du doigt, avec des stratégies, des tactiques et des techniques des plus inédites, les institutions, les organisations, les subjectivités et les individualités qui s’avèrent être des processus reproducteurs et anti-productifs, macro et micro de l’État, du Capital, de l’Œdipe, des Églises, des systèmes d’éducation en série, du système de soin inexistant ou inadapté, de la communication de masse. Il s’agit de démasquer les partis politiques et les syndicats corrompus, la famille traditionnelle bourgeoise et la vie quotidienne.
C / En somme, il est nécessaire de scruter la réalité, ses modèles, ses schèmes, ses plans et programmes, ses dispositifs de pouvoir et d’administration (légale ou illégale) de tout type y compris les dispositifs de violence. Nous nous proposons de dénoncer les faux-semblants, les aspects rêveurs et hypnotisants de l’appareil communicationnel : ce réseau omniprésent qui occulte ses fonctions essentielles de dénonciation de toute servilité à « l’ordre public », à l’ultra-consommation, au vote ignorant ou acheté, au préjugé partagé. Le squizodrame se propose d’attaquer ce pernicieux panorama, auquel s’ajoutent l’acceptation passive de la croissance anémique des salaires, l’inégalité entre les salaires, la corruption généralisée, le chômage, le travail dans des conditions esclavagistes, le travail des enfants, le travail précaire, le sous-emploi, la délinquance et la répression.
À la place de ces injustices, il s’agit d’élaborer des complexes – le terme complexe est utilisé ici comme il est employé dans les expressions « complexe industriel », « complexe d’enseignement et de recherche » – : des complexes relevant de machines abstraites (machines de guerre, artistique, écologiques) connectés à des machines concrètes (des agencements collectifs d’énonciation, des agencements machiniques de corps) sur un plan de soutien, de consistance, d’immanence, de composition, selon la singularité de son actualisation et/ou de sa réalisation par chaosmose. Ces squizèmes sont variés et forment une complexité avec le corps sans organes, un diagramme de forces, des matières sans dimension… Ce sont des productions et des fonctionnements squizémiques (théoriques) qui ne sont pas moins combatifs que le squizodrame, opérant un décapage, une déconstruction, une neutralisation des dispositifs de pouvoir, catalysant une mise au jour, une éclosion de fonctionnements chaosmiques.

Quatrième proposition : diverses formes de résistance
Dans différents textes squizoanalytiques se formule le squizème de résistance, employé autant à des fins défensives, répétitives et anti-productives dans la réalité (surface d’enregistrement et de contrôle, dans la topologie de L’Anti-Œdipe) lorsqu’il résiste au changement, que pour nommer des stratégies libertaires élaborées et actualisées émanant de puissances d’alter-réalité chaotique et chaosmique. Suivant cette distinction, il est nécessaire de différencier ces deux types de résistance. La résistance, utilisée par des dispositifs de pouvoir, contre tout type de production désirante, inventive et révolutionnaire, consiste en une série de « mécanismes » ou mieux, de machinations contre toute production d’alter-réalité.
Différemment, quand un squizoanalyste se réfère aux processus et aux fonctionnements affirmatifs, actifs et combatifs alter-réalistes, il emploie le même squizème de résistance qui implique alors des formes clandestines de combat dans les guerres civiles, internationales et des luttes de minorités singulières. Ainsi, l’ennemi est au service de l’axiomatique du Capital, de pouvoirs molaires, macro et micro, ostensiblement écrasants. Les mouvements libertaires semblent alors n’avoir plus qu’une fonction réactive. On peut partager cette impression à propos des squizèmes de ligne de fuite, de nomadisme, de devenir imperceptible… […] L’« interprétation » d’un squizoanalyste qui capture le réel peut confondre une formation organisationnelle et une orientation tactique modérée ou passive. Il arrive, par conséquent, que quelques prétendus squizoanalystes (ou néo-squizoanalystes) comprennent de manière faussée ou de façon opportuniste cette terminologie et justifient des positions de simple érudition, d’esthétisme aristocratique ou des actions « d’évasion » de type hédoniste, alors que le squizodrame n’a rien à voir avec les échappatoires désertiques des spiritualistes et des anachorètes, ne partage pas les idéalisations fanatiques de toutes les singularités minoritaires, de tout ce qui est alternatif, ni la confusion entre marginalisé et marginal, entre révolte et révolution, entre événement et miracle. Nous avons bien conscience que les efforts pour la diffusion de la squizoanalyse peuvent être détournés au profit d’un usage exhibitionniste ou lucratif, dû à la sur-exposition de certains aspirants à se faire remarquer. Le malentendu, parfois, provient d’une confusion autour de la « micropolitique », dont l’aspect micro ne doit pas être entendu comme petit, pacifique et invariablement « joyeux ». Les fêtes copieusement arrosées n’ont rien à voir avec les événements de Mai 68. Le théâtre pauvre n’ont pas nécessairement comme finalité de conduire les pauvres au théâtre.
Le squizodrame cherche à avoir toujours présent à l’esprit ces erreurs et ces distorsions. Les complexes relevant des machines abstraites et ceux relevant des machines concrètes du squizodrame (et de la squizoanalyse) sont, par définition, intenses, affirmatifs, actifs et mènent parfois à des confrontations. Le squizodrame peut être « cruel » (cruel ne s’entend pas seulement comme une formation territoriale primitive ou comme l’attribut du théâtre d’Artaud) : il est alors un démontage de processus, d’entités et de logiques névrotiques, perverses, paranoïaques et squizophrènes relevant de l’enregistrement, du contrôle, de la consommation.
Lors des opérations positives, ces complexes squizoanalytiques et squizodramatiques visent à émettre des lignes de fuite, des quanta de sensations, de vibrations, de particules et d’autres éléments infinis, inventifs, mutants, micro et macro-politiques. Émergent alors des productions de nouveaux territoires et de projets existentiels, de nouveaux univers de valeurs, des nouvelles puissances, des nouveaux événements et devenirs (sexuels, liés à l’âge, raciaux, nationaux, idiomatiques, corporels). Le squizodrame permet de gérer des inconscients alter-réels par ses dispositifs productifs-désirants-révolutionnaires-proliférants. En dehors de tout hasard, l’éternel retour des différences, la transversalité hétérologue, multiple et machinique permet une connexion avec des forces matérielles et des processus très divers, tant dans les luttes libertaires que dans les expériences de la vie. Le squizodrame peut être à l’origine d’ascèses intimes, d’expériences subjectives abyssales, tout en insistant sur le fait qu’elles soient connectées avec des machines collectives, productives, et révolutionnaires (prenons par exemple des stratégies héroïques de résistance passive, comme celles de Mandela ou de Gandhi).
Gregorio Baremblitt
Dix propositions jetables sur le squizodrame /2013
Extrait du texte publié dans Chimères n°80 Squizodrame et schizo-scènes
Illustration : Mayte Bayon en Pessoa
à voir : Techno Live Vision / Escritos de la Enajenada I et II
Mayte Bayon en Pessoa

Squizodrame et schizo-scènes / Anne Querrien, Flore Garcin-Marrou, Marco Candore / Édito Chimères n°80

En octobre 2012 paraissait à Barcelone un livre coordonné par Gabriela Berti : Félix Guattari, los ecos del pensar. La jeune philosophe de Barcelone nous proposait un tour du monde des groupes qui se réclament de la pensée de Deleuze et Guattari. Nous connaissions au Brésil Suely Rolnik et ses livres, Cartographies du désir et Micropolitiques ; nous connaissions Peter Pál Bart et le théâtre Ueinzz. Mais nous avons découvert avec stupéfaction l’activité schizoanalytique collective de Gregório Baremblitt et les différentes institutions qu’il a créées. Nous sortions d’une année de lectures collectives de Chaosmose et de philo-performances qui nous avaient alertés sur l’affinité entre certains théâtres et la pensée de Guattari. Nous avions commencé à redécouvrir le théâtre de Félix Guattari.
Apprendre que Gregório Baremblitt avait mis au point le schizodrame comme dispositif de recherche et d’intervention clinique nous semblait s’inscrire dans la suite logique des travaux en cours de Chimères. Ne peut-on percevoir notre société comme un entremêlement de schizodrames, comme un champ de forces opposées dans lequel chacun ou chaque groupe ont à construire sa propre dramatisation, sa propre ligne de fuite ? La théâtralisation récente des manifestations politiques, notamment des manifestations altermondialistes, avec l’usage de masques, de marionnettes, de slogans satiriques, indique cette nouvelle importance de la dramatisation dans le traitement des situations politiques. Nous avons proposé que ce numéro 80 de Chimères s’appelle « Schizodrames » au pluriel.
Halte-là nous a fait savoir Baremblitt en brésilien pendant que nous lui écrivions en français. – Le schizodrame, c’est du sérieux, c’est une invention que j’ai faite en composant, de manière éclectique, autour de la colonne vertébrale des travaux de Deleuze et Guattari, l’ensemble des apports de la pensée institutionnaliste et critique contemporaine. Un travail de transformation de la psychanalyse commencé avant de lire L’Anti-Œdipe – dans lequel j’ai ensuite trouvé la théorie qu’il me fallait pour créer des dispositifs d’accompagnement de militants, de créateurs d’entreprises autogérées, de travailleurs sociaux en Argentine, en Uruguay et au Brésil, mais aussi des dispositifs cliniques qui ne sont que des indications pour une pratique schizoanalytique de masse. Mais le schizodrame ne se trouve pas dans la nature sociale comme vous avez l’air de le penser, ce n’est pas une manière d’observer des pratiques hétérogènes, mais une manière bien précise de construire des dispositifs d’intervention. Le schizodrame ne se décline pas au pluriel, il n’existe qu’au singulier, comme invention théorique et pratique de Baremblitt.
Qu’à cela ne tienne ! Nous avons rebaptisé notre numéro « Squizodrame et schizo-scènes » pour rassembler dans une même production la pratique latino-américaine du squizodrame (transcrit squ-) et la diversité des tentatives théâtrales qui se sentent proches de la schizoanalyse de Deleuze et Guattari (notée sch-) sans se concevoir comme des applications. La schizodramatisation du monde est rendue ici sensible par l’exemple de la ville de Detroit, autrefois championne de l’industrie automobile et aujourd’hui, territoire d’invention d’un nouveau mode d’existence fait d’agriculture, de recyclage, de pauvreté, à la recherche d’un nouveau chemin entre des perspectives contradictoires, lieu forcé de la création. Créations théâtrales avec des prisonniers et/ou des fous, accueil de Rroms, théâtres-forums sur des questions politiques complexes, poésies, images, textes, corps, villes, rêves, concepts dialoguent avec l’interventionnisme latino-américain pour tracer une nouvelle cartographie partielle du deleuzo-guattarisme tel qu’il se pratique de part et d’autre de l’océan atlantique. Symptomatologie de dramaturgies qui nous aident à penser un « théâtre clinique », un « schizo-théâtre » et le renouveau d’un théâtre politique, dont s’emparent d’autres générations de militants, en écho aux soulèvements des populations arabes, sud-américaines, européennes, appelant à l’agencement des inconscients et à l’émancipation des consciences.
En poursuite et en lien avec une discussion ouverte ici sur le cinéma en tant que « machine asignifiante » –, en agencement avec son support papier, ce numéro de Chimères se prolonge, via son site, par la mise en ligne d’images filmées de fiction (Lipodrame), de performances (Mayte Bayón, Damien Schultz) ou sur le mode documentaire (Mukhtadara), les « schizo-scènes » ne se limitant pas au seul espace théâtral. Le sujet n’est pas épuisé : nous aurons à cœur de proposer une suite, un ou plusieurs rendez-vous, journée(s) et/ou soirée(s) de philo-performances, de lectures de textes – Sarraute, Woolf, Joyce, peut-être, et entre autres…
À suivre !
Anne Querrien, Flore Garcin-Marrou, Marco Candore
Squizodrame et schizo-scènes / novembre 2013
Edito Chimères n°80
de toutes les couleurs
De toutes les couleurs / Gérard Fromanger

12



boumboumjames |
femmeavenirhomme |
Toute une vie... |
Unblog.fr | Annuaire | Signaler un abus | Warhol l'avait dit...un qua...
| juliette66
| les bonnes "occaz" de Murielle