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Démocratie radicale / Judith Butler / Chimères n°83 Devenirs révolutionnaires

Jean-Philippe Cazier L’œuvre de Marx est indissociable de l’idée de révolution. Dans vos textes, l’idée de révolution semble avoir disparu, disparition qui se constate d’ailleurs dans la plupart des pensées critiques actuelles. Dans votre cas, la relativisation de cette idée ne s’accompagne pas d’une résignation à l’ordre néolibéral et hétérosexiste, car est maintenue une critique des dominations ainsi que la volonté de produire des mutations positives par rapport à celles-ci. Quelles perspectives théoriques et pratiques vous semblent aujourd’hui intéressantes pour une subversion réelle ?

Judith Butler Je ne suis pas opposée à la « révolution » et dans beaucoup de cas je revendique les révolutions. Mais ce qui me semble problématique est l’idée qu’il y aurait seulement deux possibilités formant une alternative : la révolution ou la résignation au statu quo. Je pense que cette logique binaire est paralysante politiquement et qu’on doit être capable de penser des transformations politiques signifiantes qui ne « se soumettent » pas toujours à l’idéal révolutionnaire. Je ne considère pas le « réformisme » comme une bonne alternative mais, encore une fois, on peut voir facilement les cas où la seule alternative à la révolution que l’on conçoive est une « complicité » avec d’abominables régimes du pouvoir. Je pense qu’il faut parfois travailler avec et contre des formes de pouvoir dont nous souhaiterions la disparition, mais seulement parce que j’essaie, comme beaucoup d’autres, de trouver des alternatives aux formes de paralysie politique. Par exemple, j’ai constaté que ceux qui jettent l’opprobre sur toutes les formes de militantisme sauf sur celles qui sont placées sous le signe de la révolution ont tendance à adopter une distance cynique vis-à-vis des mouvements populaires, en affirmant qu’il vaut mieux rester critique et distant que s’engager dans des mouvements dont les objectifs ne sont pas suffisamment révolutionnaires. Mon point de vue est que certains mouvements – je pense ici à Occupy, à Gezi Park, à Puerta del Sol, et aux soulèvements des favelas brésiliennes – exposent et s’opposent à des formes de mises à l’écart économiques et demandent une restructuration radicale des relations économiques. Mais très souvent les « radicaux » ne jugent pas utile le recours au langage de la « révolution », chargé d’une certaine histoire, associé à des partis établis, et leur lutte populaire cherche à articuler la création de nouvelles formes de collectifs et la transformation politique. Aussi, dans ces cas, il ne s’agit pas de savoir si on est dans la révolution ou dans la résignation, ce qui reste une opposition binaire conceptuellement pauvre. Il s’agit plutôt de concevoir de nouvelles modalités pour des luttes populaires qui permettent l’expansion de formes de solidarité démocratique qui s’opposent à l’exploitation, à la marginalisation, à la dépossession et à la suspension et l’abrogation des principes de base de la citoyenneté.

Votre travail, dès Trouble dans le genre, inclut un déplacement des points de vue qui accompagnent la question du pouvoir et celle des dominations. Vous abordez ces questions en prenant comme objets les normes et l’identité et vous centrez vos analyses du pouvoir et des processus de domination sur une analyse critique des normes et de l’identité. La question du rapport entre le pouvoir, les normes et les identités, a été développée par Foucault mais vous la posez d’une façon nouvelle. Qu’est-ce que la mise en rapport du pouvoir avec les normes et les identités apporte pour la compréhension du pouvoir et des processus de domination qu’il induit ? Qu’est-ce que cela implique comme possibilités de mutation ou de subversion ?

Je suis probablement en désaccord avec Foucault, mais il s’agit de quelque chose que moi-même je ne suis pas en mesure d’analyser ou d’expliquer très facilement. J’ai une dette importante à l’égard de Foucault qui a exposé la manière dont le sujet est produit par le pouvoir et, en même temps, se constitue lui-même en relation aux termes du pouvoir. « Pouvoir » est un terme très large, et Foucault a montré clairement qu’il ne signifie pas la même chose dans tous les contextes. Aussi, quand nous pensons la façon dont un sujet arrive à se constituer lui-même ou elle-même en termes de pouvoir, nous parlons toujours des normes qui gouvernent le processus de subjectivation (assujettissement). Autrement dit, les normes sont les moyens par lesquels le pouvoir opère dans le processus de formation d’un sujet, et plus précisément dans cet aspect de la formation du sujet que nous comprenons comme une auto-constitution. Pour Foucault, ce passage vers la compréhension de la façon dont le sujet se constitue lui-même en relation au pouvoir a été un point de départ crucial dans Le Souci de soi et les travaux suivants, notamment L’Herméneutique du sujet. Il considère les deux manières dans lesquelles le « souci de soi » peut être cultivé surtout à travers une analyse des traditions ascétiques. Mais il pense aussi la façon dont le travail sur soi du sujet pourrait être approfondi, et le pouvoir être efficacement considéré comme une dimension réflexive de ce même sujet.  De cette façon, son cours Mal faire, dire vrai constitue une remise en question très importante de Surveiller et punir. Dans Surveiller et punir, le prisonnier est constitué par le pouvoir et le problème de l’auto-constitution n’est pas essentiel. Mais dans Mal faire, dire vrai il me semble que Foucault comprend comment la dimension performative de l’aveu fonctionne en tant qu’opération réflexive du pouvoir. Ceci n’est pas possible, bien sûr, sans des normes qui précisent ce que cela signifie d’être un bon criminel, comment on peut avouer être un fou ou un criminel sans effectivement chercher à coïncider avec ces normes. Les normes sont plutôt la façon dont le pouvoir émerge dans le mécanisme très spécifique de l’auto-constitution. Il est vrai que je convoque la psychanalyse pour considérer la dimension phantasmatique de ces normes et du pouvoir de ce que Freud a appelé « la culture de la pulsion de mort » dans la mesure où elle opère à travers des formes surmoïques d’autorégulation. Je sais que c’est un point qui est sujet à controverses, mais je pense que la théorie de Foucault peut être utilement intégrée par le recours à certains aspects de la psychanalyse.
Judith Butler
Démocratie radicale / 2014
Extrait de l’entretien avec Jean-Philippe Cazier
Chimères n°83 Devenirs révolutionnaires

Photo Dan Mihaltianu

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Trop jeunes pour mourir. Ouvriers et révolutionnaires face à la guerre (1909-1914) / Guillaume Davranche

Controverse sur le Parti révolutionnaire (printemps 1910)
Outre la question des retraites ouvrières et les conflits sociaux – notamment la grande grève des cheminots – l’année 1910 est marquée, à l’extrême gauche, par une controverse qui va décider de l’avenir du mouvement anarchiste. Malgré un Gustave Hervé hésitant, Almereyda et les libertaires de La Guerre sociale vont mener campagne pour la formation d’un Parti révolutionnaire (PR) qui unirait les anarchistes aux socialistes insurrectionnels sortis du PS.
À force de volontarisme, grâce au prestige de La GS et au ralliement des anarchistes de province, le PR va effectivement s’ébaucher. Cependant, victime de la frilosité des insurrectionnels et de l’hostilité du Libertaire, il ne parviendra pas à terme. À son corps défendant, cette tentative avortée aura en revanche été à l’origine de la première véritable organisation anarchiste en France : la Fédération révolutionnaire communiste. […]

Mise en page 1

Un Parti révolutionnaire ? L’idée est lancée
Le ralliement du PS aux retraites par capitalisation, fin 1909, a achevé de le discréditer dans les milieux révolutionnaires. La CGT n’a pas raté l’occasion de condamner sa dégénérescence parlemen­tariste, et de se présenter comme la seule organisation fidèle à la classe ouvrière. Quant à la gauche du PS, qu’elle soit syndicaliste ou hervéiste, son malaise est palpable.
Au premier trimestre 1910, pour la première fois, la scission lui est ouvertement proposée par La Guerre sociale, qui agite l’idée de fonder un nouveau parti : le Parti révolutionnaire.
Ce n’est pas de Gustave Hervé que vient l’idée, mais des « libertaires de La GS » : Miguel Almereyda, Eugène Merle, Tissier, Émile Dulac et Goldsky. Ce sont eux qui vont exhorter les socialistes insurrectionnels à rompre avec l’unité socialiste pour former un parti où ils s’associeraient aux anarchistes communistes et aux syndicalistes révolutionnaires.
L’idée est fort habilement amenée.
Dans le numéro du 3 janvier de La Guerre sociale, Miguel Almereyda ouvre une nouvelle rubrique, « Action pratique », dédiée à la nouvelle année. Il y publie les contributions de divers militants syndicalistes, insurrectionnels et anarchistes concernant « l’œuvre pratique et immédiatement réalisable » qu’ils préconisent pour l’année à venir.
Plusieurs militants – entre autres Gaston Delpech, Émile Pouget, Sébastien Faure, Eugène Laval, Amilcare Cipriani, François Marie – donnent leur sentiment. Mais l’idée-phare est lâchée par Tissier, de La GS et secrétaire du CDS : « L’œuvre pratique et immédiatement réalisable ? L’organisation d’un parti d’action révolutionnaire pouvant réunir, pour un but commun, les militants qui, avec des aspirations sensiblement semblables, bataillent en franc-tireurs dans les différentes organisations» Et Tissier d’exhorter les insurrectionnels à quitter le PS pour former un parti antiparlementaire avec les anarchistes.
Almereyda, comme en un jeu convenu d’avance, s’empresse de répondre : « Voilà longtemps que l’idée d’un parti révolutionnaire, communiste, antiparlementaire, groupant les socialistes insurrection­nels, les syndicalistes révolutionnaires et les anarchistes est dans l’air. La réponse de l’ami Tissier à mon enquête traduit la pensée, souvent exprimée, d’un grand nombre de libertaires de Paris et de province décidés à faire œuvre pratique. Je puis aussi déclarer que nous sommes quelques-uns, parmi les libertaires de La Guerre sociale, à souhaiter la constitution de ce nouveau parti […]. » (1)
Avec le Parti révolutionnaire (PR), Almereyda voudrait transposer au plan politique la formule de « concentration révolutionnaire » qui a tant réussi à La Guerre sociale mais que la Fédération révolutionnaire a échoué à matérialiser.
L’idée est désormais officiellement posée sur la place publique. Une fois de plus, c’est La GS qui crée le débat à l’extrême gauche, et il va rebondir durant toute l’année.
Chez les anarchistes, notamment, en province, le projet de Parti révolutionnaire va rencontrer un écho important ; il sera nettement moindre chez les socialistes insurrectionnels.
Le socialiste Louis Perceau explique pourquoi : « Quitter le PSU, c’est abandonner une organisation qui compte près de 75 000 membres […] où nous avons de plus en plus d’influence […]. C’est prendre la responsabilité d’une scission, d’une division […]. Pour ma part, je réponds non à l’invitation qu’on nous fait. » (2) Le premier contre-feu émane donc d’un « insurrectionnel unifié ».
Quatre jours plus tard, un deuxième contre-feu est allumé dans Le Libertaire (3). Les signataires n’en sont pas exactement des inconnus. Le premier, Henri Beylie, est un des animateurs, avec Tissier, du CDS ; le second n’est autre que Georges Durupt. Contrairement à Perceau, ils n’ont pas d’alternative organisationnelle à opposer au projet de PR : à cette date, la Fédération révolutionnaire qu’ils ont ébauchée en 1909 est moribonde. Ils vont donc être contraints, faute de mieux, d’attaquer sur le terrain de la doctrine.
Entre socialistes insurrectionnels et anarchistes, protestent-ils, l’alliance est plus féconde que la fusion. La fusion supposerait en effet un aggiornamento doctrinal. Or, malgré leurs tirades antiparlementaires et barricadières, les socialistes insurrectionnels diffèrent des anarchistes sur le projet de société. Le collectivisme des premiers n’a rien à voir avec le communisme des seconds.
Communisme ou collectivisme… c’est le cœur de l’argumentation de Durupt et Beylie. Quelle est la différence ? Une parenthèse s’impose ici.
Les deux termes ont eu une signification fluctuante au cours du xixe siècle et il a fallu attendre la Première Internationale pour qu’ils revêtent des acceptions distinctes. La Révolution de 1917 et la naissance de l’Internationale communiste entraîneront un nouveau bouleversement sémantique mais, pour l’heure, dans la période intermédiaire qui nous intéresse, « communiste » est quasi synonyme d’anarchiste, tandis que le terme « collectiviste » renvoie au Parti socialiste, et même plus précisément à sa fraction guesdiste.
La formule du collectivisme, « À chacun selon ses œuvres », implique que chacun soit rétribué en fonction du travail qu’il fournit. Le collectivisme suppose donc de définir une valeur travail, fondée sur le temps ou la tâche effectuée. Cette idée, défendue par Marx et Bakounine, avait en 1869 rallié la majorité de la Première Internationale. Mais, en 1876, la section italienne de l’Internationale l’avait contestée, arguant que, pour quantifier le travail individuel, le collectivisme engendrerait une administration pléthorique, embryon d’un nouvel étatisme (4). Au collectivisme, les Italiens avaient donc opposé le communisme, basé sur la formule « De chacun selon ses moyens, à chacun selon ses besoins ».
La Première Internationale, disloquée fin 1877, n’avait pu trancher le débat, mais il avait continué dans les sections nationales désormais autonomes. C’est ainsi qu’en octobre 1880, au congrès de la Chaux-de-Fonds, la Fédération jurassienne avait, sous l’influence de Kropotkine et des Italiens, adopté le « communisme anarchiste » (5). Cette décision s’était répercutée dans le mouvement anarchiste naissant où, en quelques années, le communisme avait supplanté le collectivisme bakouninien. Il n’y a qu’en Espagne que le collectivisme libertaire est longtemps resté prédominant. Mais il va s’estomper après qu’en novembre 1910, le congrès fondateur de la CNT aura adopté pour finalité le communisme anarchiste (6).
Parallèlement, le mouvement socialiste international s’est, quant à lui, prononcé de plus en plus clairement pour l’étatisation de l’économie, et est resté fidèle à la formule collectiviste.
Dans leur article du Libertaire, Durupt et Beylie, certains que les questions de doctrine sont le maillon faible de l’hervéisme, concentrent donc leur attaque sur ce point. Dans un autre article hostile au PR, Charles Rimbault résumera d’ailleurs les raisons pour lesquelles la fusion entre anarchistes et insurrectionnels est, selon lui, impossible : « Le socialiste est étatiste ; l’anarchiste est fédéraliste ; le socialiste est autoritaire ; l’anarchiste est pour la liberté ; le socialiste est collectiviste ; l’anarchiste est communiste. » (7)
On se souvient qu’après la 2e manifestation Ferrer, Durupt et ses amis avaient pris leurs distances avec La Guerre sociale, sans toutefois se risquer à l’attaquer frontalement, se limitant à des attaques obliques. Désormais, ils cherchent ouvertement à contester son leadership à l’extrême gauche. Pour l’heure, ils sont cependant assez isolés au sein d’un mouvement anarchiste qui, très largement, garde toute sa confiance à La Guerre sociale.
Guillaume Davranche
Trop jeunes pour mourir. Ouvriers et révolutionnaires face à la guerre (1909-1914) / 2014
Extrait du chapitre Controverse sur le Parti révolutionnaire (printemps 1910)
Ouvrage à paraître le 21 novembre 2014 chez L’Insomniaque et Libertalia
544 pages

Une souscription est ouverte et un blog est consacré au livre : http://tropjeunespourmourir.com

cattelan doigts

1 « Notre enquête. Tissier : Un Parti révolutionnaire ? », La Guerre sociale, 19 janvier 1910.
2 « L’opinion des unifiés », La Guerre sociale, 26 janvier 1910.
3 Georges Durupt et Henri Beylie, « Un Parti nouveau ou une alliance ? », Le Libertaire, 30 janvier 1910.
4 Gaetano Manfredonia, Anarchisme et changement social. Insurrectionnalisme, syndicalisme, éducationnisme-réalisateur, Atelier de création libertaire, 2007, pp. 326-328.
5 Jean Maitron, Le Mouvement anarchiste en France, Gallimard, 1992, tome I, page 83.
6 César Lorenzo, Les Anarchistes espagnols et le pouvoir 1868-1969, Seuil, 1969, p. 45.
7 Charles Rimbault, « Le Parti et les anarchistes », Le Libertaire, 22 mai 1910.

Revue Outis n°3 : Pouvoir destituant. Au-delà de la résistance. Potere destituente. Oltre la resistenza. / juin 2013 / Edito

« Le monde est grand, terrible et compliqué. Toute action portant sur sa complexité, peut éveiller des échos inattendus. » Antonio Gramsci
Le suicide peut-il devenir le détonateur d’un geste ouvrier de désertion politique? Un acte de révolte extrême qui, tout en étant singulier, met en question l’absence de formes de résistance communes qui seraient efficaces au niveau global ? La série impressionnante de suicides d’ouvriers dans les usines Foxconn de Shenzhen en Chine, un enchaînement tragique et spectaculaire inauguré en 2009, définit les contours d’une situation sans issue. Foxconn présente le visage le plus avancé du capitalisme contemporain. Là où cohabitent, jusqu’au point de se confondre, l’élaboration technologique la plus performante et la dimension archaïque et barbare des mécanismes de la production industrielle. Chez Foxconn, on produit les composants électroniques de la marchandise la plus fétiche que l’on puisse imaginer, comme par exemple l’iPhone. L’objet contenant, au niveau idéologique le plus élevé, ce qui, pour le citoyen du monde, constitue à la fois ce qu’il y a de plus superflu et ce qu’il y a de plus nécessaire, à savoir le téléphone portable, l’air que nous respirons. Par le travail, les capacités, le sang, la douleur des ouvriers, on promeut la logique qui soutient le capital numérique : la communication au nom de la communication. Enfermés quatorze heures par jour dans un bunker de trois kilomètres carrés, entouré par des dortoirs, plus de 400 000 ouvriers (surtout des migrants), pour un salaire de 240 euros par mois (dans le meilleur des cas), contribuent à la production, jour et nuit, des produits qui composent l’atmosphère, l’esprit, la réalité du monde gouverné par le capital financier transnational. Foxconn est l’un des bassins industriels parmi les plus grands du monde. C’est l’usine-Lager où l’on fabrique la liberté. Une liberté de communiquer qui, en puissance, doit être sans limites. Partant, la militarisation des conditions de travail doit aussi être sans limites. Les camps nazis, où trônait l’épigraphe sinistre, grotesque et criminelle Arbeit macht frei, étaient, pour les travailleurs esclaves, des usines de la mort ; alors qu’à Shenzhen on essaie, d’une manière hypocrite et infructueuse, de cacher la vérité. Mais la vérité se cache dans une clause du contrat que ceux qui sont embauchés chez Foxconn doivent signer : « Il ne faut pas s’ôter la vie et il ne faut pas se faire du mal ». Cela n’est plus suffisant : depuis quelques temps des protections anti-suicides délimitent les hangars de Shenzhen. Comme si l’on voulait entraver, voire interdire, le geste de refus le plus extrême et le plus inouï afin que le labeur continu, 24 heures sur 24, ne soit pas interrompu. Aux yeux des habitants du monde, les Etats-Unis, quand ils ne font pas la guerre aux quatre coins de la planète, se confondent avec les dispositifs Apple. Leur production a lieu en Chine. En Chine, le capitalisme contemporain semble assumer son visage le plus vrai et le plus terrifiant, en réalisant probablement sa logique interne : il expérimente sans réserve sa dissociation d’avec la démocratie. Comme si le capitalisme en Chine pouvait enfin faire sa propre critique et abandonner toute prudence. D’un point de vue strictement historico-politique, la crise économico-financière de 2008, n’est que la tentative du capitalisme de faire du monde une Chine un peu plus grande. Dans cette perspective, ce n’est pas par hasard que la crise, si l’on s’en tient à ses conséquences, est plus grave en Europe. En Europe, l’implication entre la démocratie et le capitalisme est plus ancienne et plus sophistiquée. Donc les résistances, même au niveau formel, à leur séparation sont plus âpres. Il est certain que la catastrophe de la Foxconn concerne des histoires individuelles qui illustrent également le renouvellement de très vieilles formes d’esclavage de ceux qui n’ont rien, sinon leur propre corps. Elles se réfèrent, du moins nous le pensons, à l’absence de toute perspective politique – si la politique n’est réduite qu’à logique du gouvernement de la vie – capable de laisser entrevoir une transformation radicale de l’état actuel des choses.
Revue Outis n°3 : Pouvoir destituant. Au-delà de la résistance. Potere destituente. Oltre la resistenza. / juin 2013 / Edito dans Anarchies outis
Que nous dit la communauté impossible des morts de Foxconn ?
L’expansion globale du pouvoir, la diffusion tentaculaire et supranationale des agences économiques et politiques gouvernant, par d’innombrables ramifications, le monde, ont causé, pour l’instant, comme l’a montré Foucault, la fin de la logique moderne qui a fondé l’opposition, sur le plan politique, entre un pouvoir et un contre-pouvoir. Entre un pouvoir et une forme de résistance qui tient de lui sa propre raison d’être car elle s’y oppose pour prendre sa place.Ce schéma, qui n’a ici qu’une fonction étiologique et qui est donc une simple modélisation, peut être résumé dans la formule dialectique opposant un pouvoir constitué et un pouvoir constituant-révolutionnaire, où un sujet politique, avec une identité définie, se propose de devenir un nouveau pouvoir constitué. Aujourd’hui, tout cela a volé en éclats. La constellation de subjectivités biopolitiques inédites, liées à des formes nouvelles de production de la connaissance et la fin du Pouvoir, imposent d’imaginer et d’inventer des pratiques de résistance à même de délégitimer et de détruire l’ordre des temps modernes et de promouvoir des désertions capables de révoquer, loin de toutes les institutions existantes, le système où la politique se résume à la question du pouvoir, quand elle renonce de manière programmatique à la chance de la transformation. Actuellement, ceux qui font de la politique, ceux qui agissent, luttent et habitent les seuils où s’étayent les conflits contre le bio-capital contemporain, n’ont plus aucune relation avec la logique moderne de la représentation politique. Ils pensent leur rôle au-delà de l’horizon symbolique et matériel de la politique. Ils s’activent sur un terrain où, selon l’ordre des temps modernes, la politique serait exclue. Mais, en réalité, il s’agit de lieux (pensons, par exemple, à ceux qui travaillent à Lampedusa avec les migrants persécutés par les dispositifs juridiques de l’Union européenne) où des mouvements sans une identité précise, sans aucun rapport avec le pouvoir, contribuent à créer une fêlure dans l’organisation de l’économie-monde néolibérale. Il est nécessaire de trouver des formes de résistance qui se placent au-delà de la logique de la résistance traditionnelle. En effet, une forme de résistance est efficace si elle arrive à relier sa propre situation locale – là où les corps se heurtent, luttent, se rebellent, fuient – à la dimension globale de l’économie capitaliste, comme il advient dans les occupations de territoires destinés à héberger des lignes de communication (qu’est-ce qu’il y a de plus important pour une économie globale qu’un aéroport, comme celui qui devrait voir le jour à Notre-Dame-des-Landes près de Nantes, ou d’une ligne TGV, comme celle qui veut défigurer à jamais le paysage de le val de Suse dans les Alpes ?). Il est question de formes de désertion qui ne révoquent pas seulement le pouvoir, mais plus profondément sa logique économico-juridique. Elles conçoivent le refus de la domination de l’économie-monde libérale comme un mouvement global de destitution du pouvoir du capital. Le numéro 3 d’Οúτις ! ambitionne de trouver un fil rouge qui pourrait lier les milliers de formes de rejet du capitalisme sauvage – les luttes des précaires, des étudiants, des clandestins, des migrants, des ouvriers – dans une série de conduites politiques refusant la logique du pouvoir, au nom de la fondation de nouvelles institutions à même de garantir le développement générique de la singularité humaine. Des institutions qui devraient être capables de protéger l’écart existant entre la survie, pour laquelle il vaut toujours la peine de mettre fin à ses jours, et une vie.Nous pensons que s’il y a une chance pour une politique révolutionnaire elle doit passer nécessairement à travers une révolution de la politique où le premier geste serait un mouvement destituant qui, à nos yeux, se manifeste comme une praxis radicale du refus. Un pouvoir destituant qui ne propose aucune alternative immédiate au pouvoir qu’il combat ; il l’esquive plutôt, il évite également la question de l’identité, en résistant – pour utiliser encore ce nom, certes noble, mais désormais probablement suranné – à la capture de ceux qui veulent donner un nom à tout ce qui a lieu sans être calculé, prévu, mesuré. Bref, toute hypothèse d’une nouvelle fondation du communisme, de l’organisation politique, doit nécessairement faire les comptes jusqu’au bout avec la catastrophe de notre temps : la domination globale de l’économie néolibérale. Cette catastrophe implique, d’abord, le courage de promouvoir, de favoriser, d’encourager, de soutenir tout mouvement destituant capable de déchaîner un événement de rupture radicale pour une autre politique. Sans ce geste de refus, complexe et multiple, sans l’ambition d’arrêter ce monde (par une grève sauvage ?), où des singularités infinies deviennent un pouvoir destituant à même de promouvoir les conditions de la transformation, toute idée de métamorphose du monde risque de devenir la manifestation d’un devoir-être abstrait. Dans une phase historique que nous n’hésitons pas à dire destituante, face à des mouvements qui secouent les fondements et la légitimité des pouvoirs constitués, de l’Egypte à Oakland, en passant par le Chili, le Mexique et Athènes, les suicides de la Foxconn expriment un Non qu’il serait stupide et erroné de considérer comme infructueux, sans effets et sans héritages. Si ce Non ne peut et ne doit pas devenir la pratique de la lutte contre le capital global (nous avons besoin, en effet, de gestes singuliers de refus qui puissent être imités) aussi en l’honneur de ceux qui ont voulu finir avec la violence du pouvoir, ce Non, alors, doit être occupé et doit devenir politique. Nous devons travailler afin que ce Non devienne une avalanche où le refus de la violence du capital recueille le mouvement à même d’interrompre – depuis rien, à l’improviste – la routine farouche de la logique capitaliste, au nom d’une autre machine : destituante et libératrice.

Clandestins, rebelles, ouvrières, pirates, étudiants, migrants, sans domicile fixe, poètes, Grisha Perelman, chômeurs, précaires, queer, ouvriers au bout des forces, paysans sans terre, banlieusards, de tous les pays, unissez-vous !
Outis
Pouvoir destituant. Au-delà de la résistance.
Potere destituente. Oltre la resistenza.
/ juin 2013

Le troisième numéro d’Oὖτiς ! entend vérifier et relancer une notion qui est actuellement très utilisée dans le débat philosophique, politique et culturel : le pouvoir destituant. Nous tentons de clarifier les choses : le pouvoir destituant est une figure représentant un contrecoup conceptuel face aux milliers de révoltes, de gestes, de raisonnements politiques qui alimentent l’action de tous ceux qui, en évitant la capture de la part du pouvoir, pratiquent la défection par l’esquive du principe du pouvoir politique et de son renversement dialectique, la résistance. L’expansion globale du pouvoir, la diffusion tentaculaire et supranationale des agences économiques et politiques destinées à gouverner le monde, ont épuisé la validité de la logique politique moderne qui a imposé l’opposition entre un pouvoir et un contre-pouvoir. La constellation inédite de subjectivités politiques, liées à de nouvelles formes de production cognitive, impose d’imaginer des pratiques de résistance originales à même de délégitimer l’ordre du moderne. Oὖτiς ! ambitionne de trouver un fil rouge qui pourrait lier dans une série de conduites refusant la logique du pouvoir les milliers de formes de rejet du capitalisme sauvage – les luttes de précaires, d’étudiants, de clandestins, de migrants, d’ouvriers – qui essaient d’inventer de nouvelles institutions capables de garantir le développement générique de la singularité humaine. C’est la raison pour laquelle Oὖτiς ! présente treize Thèses sur le pouvoir destituant et une longue enquête sur les mouvements qui, au niveau global, adoptent la praxis destituante, en tant que déclinaison fondamentale de leur existence.

Call for papers ! Appel pour le n°4
Depuis le 11 Septembre et la seconde guerre d’Irak, des démocraties occidentales font de la guerre sur la « frontière globale » contre différentes figures de la barbarie le principal moyen de promotion de leur supposée juste cause. Lire ICI

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