On connaît aujourd’hui l’importance du concept de ritournelle dans la pensée de Guattari. De l’Inconscient machinique à Chaomose en passant entre autres par Mille Plateaux co-écrit avec Deleuze, les Trois écologies ou Cartographies schizo-analytiques, la ritournelle connecte, sans les rabattre sur une définition générale, un système figé ou une interprétation définitive, des domaines hétérogènes – politiques, éthologiques, sociaux et artistiques. Le concept lui-même connaît différents moments de développement et de rupture correspondant aux transformations des problématiques auxquelles il est lié. La première occurrence de la « ritournelle » dans les textes publiés de Guattari apparaît dans « Monographie sur R. A. », une analyse de cas clinique rédigée en 1956 et repris en volume dans Psychanalyse et transversalité (1). Comment la ritournelle s’inscrit-elle dès 1956 – Guattari a 26 ans – simultanément dans une pratique clinique et dans une élaboration théorique ?
Dans « Monographie sur R. A. », Guattari résume la psychothérapie d’un psychotique – R. A. – dont la résistance aux dispositifs habituellement pratiqués à La Borde nécessite l’invention de nouvelles méthodes. Le texte rapporte, étape par étape, l’évolution de R. A. et les solutions thérapeutiques mises en place par Guattari en concertation avec Jean Oury. Ces expérimentations développent des techniques variées : tout d’abord l’enregistrement audio des moments de crispation lors des séances, l’écoute de ces bandes et le visionnage d’une captation vidéo dans laquelle R. A. pratique diverses activités (sports, jeux, dessins), puis la copie par R. A. du Château de Kafka et la rédaction d’un journal intime. La démarche thérapeutique se concentre sur une réappropriation progressive du corps, du langage et des autres. Le compte-rendu synthétisé en quelques pages s’insère comme un cas limite dans la pratique de l’analyse institutionnelle : malade isolé coupant court à toute tentative d’association aux activités communes, R. A. s’enfuit au moment où il semblait s’être intégré à un groupe de nouveaux venus rendant ainsi explicites non seulement son malaise, mais aussi la superficialité de sa participation à la vie de la clinique et du groupe. Cet événement répète une fugue que R. A. avait fait adolescent et marque le « point de départ de l’aggravation psychotique de sa maladie » (2) ainsi que le début de la psychothérapie que retrace la monographie.
Guattari divise en quatre étapes la thérapie de R. A. : la « reconnaissance de la voix et du « schéma corporel » », la « reconnaissance du langage », la « reconnaissance de sa propre situation » et la « reconnaissance d’autrui » (3). Lors de la première étape, dans le but d’éviter le transfert et les risques induits par un rapport clos de l’ « analyste » au « sujet », Guattari décide d’enregistrer les moments de tension ou d’ « impasse » de la cure et de les faire écouter à R. A. Celui-ci assiste, d’autre part, à la projection du film où il se voit agir et interagir en groupe. C’est pour qualifier la réaction de R. A. face à sa propre image que Guattari emploie le terme de « ritournelle » : « Après une courte période d’étonnement, [R. A.] se ressaisit, déclara qu’on voyait bien dans ce film à quel point il était devenu un « pauvre type », et il reprit sa ritournelle : « c’est les électro-chocs », « c’est ici que je suis tombé comme ça », « il faut me faire une radio du cerveau », etc. » (4).
L’appréhension jubilatoire et le stade du miroir
La première étape de la « restructuration symbolique » (5) de R. A. passe par le biais d’objets techniques, magnétophone et caméra vidéo, pris dans un dispositif thérapeutique. Confronté à sa voix enregistrée et à son corps filmé, R. A. résiste dans un premier temps en se repliant, après un moment d’étonnement, sur la « ritournelle » décrite précédemment. Le terme désigne ici le rabâchage de formules toutes faites ou selon l’expression de Guattari au début de sa monographie, un ensemble de « réponses stéréotypées » (6) : face à la nouveauté (se voir soi-même et apercevoir sa réactivité au sein du groupe), R. A. répète de manière presque automatique des phrases défensives, dénigrant son état et accusant les soins médicaux d’en être la cause. Après plusieurs semaines, les rapports différés à l’image de son corps et à sa voix produits par l’écoute des bandes enregistrées et le visionnage du film permettent finalement à R. A. de saisir une perception de son « schéma corporel ». Il passe alors, d’après Guattari, par une sorte de « stade du miroir » où, face à la glace, se palpant le visage, il retrouve cette espèce d’appréhension jubilatoire de lui-même évoquée par Lacan dans « Le stade du miroir » (7). Cité ainsi dès le premier temps de la thérapie, le stade du miroir constitue au moment de la rédaction de « Monographie sur R. A. » un cadre théorique déterminant dans l’approche de Guattari comme en témoigne le titre de l’extrait du journal de R. A. qui suit, dans Psychanalyse et transversalité, le compte-rendu clinique – « L’effondrement d’une vie pas encore vécue. Perte du « Je » » – et qui peut se lire comme une réponse au titre complet de la communication de Lacan datée de 1949 – « Le stade du miroir comme formateur de la fonction du Je telle qu’elle nous est révélée dans l’expérience psychanalytique » (8).
Désignant une « phase de la constitution de l’être humain » (9) située entre les six et dix-huit premiers mois, le stade du miroir décrit chez Lacan la confrontation du petit enfant à son image. Alors qu’il n’en maîtrise pas encore la coordination motrice, l’enfant saisit par anticipation l’unité de son corps : « le stade du miroir est un drame dont la poussée interne se précipite de l’insuffisance à l’anticipation » (10). Pour Lacan, cette phase constitue les premières fondations du moi marqué originellement par l’identification. Le petit enfant aperçoit une forme totale dont il n’a pas pourtant pas encore, d’un point de vue moteur, l’expérience. Ce décalage, à l’origine de ce que Lacan appelle le « je idéal », fonde le moi comme instance imaginaire « qui ne rejoindra qu’asymptotiquement le devenir du sujet, quel que soit le succès des synthèses dialectiques par quoi il doit résoudre en tant que je sa discordance d’avec sa propre réalité » (11).
Ce qui fonde dans « Monographie sur R. A. » la comparaison entre R. A. adulte au début de sa « restructuration » et le stade du miroir analysé par Lacan est la jubilation dont le malade fait montre devant la glace. La jubilation qui est en effet systématiquement associée dans les Écrits de Lacan au stade du miroir et qui sert à décrire la réaction du petit enfant face au reflet (12) s’appuie sur l’anticipation de l’unité du corps que nous venons de décrire. Elle s’exprime par une série de gestes à travers lesquels « le petit d’homme » « éprouve ludiquement la relation des mouvements assumés de l’image à son environnement reflété, et de ce complexe virtuel à la réalité qu’il redouble, soit à son propre corps et aux personnes, voire aux objets, qui se tiennent à ses côtés » (13). Mais si, comme le précise François Dosse qui insiste dans sa Biographie croisée sur la découverte précoce de Lacan par Guattari, « Le stade du miroir » ou « L’agressivité en psychanalyse » ont, au début des années 1950, « un tel effet sur [Guattari] qu’il les connaît à peu près par cœur et les récite à qui veut bien les entendre » (14), il est frappant de constater que l’expression d’ « appréhension jubilatoire » utilisée par Guattari pour décrire la réaction de R. A. n’est jamais employée par Lacan dans ses Écrits (15). Dans la communication de 1949, Lacan parle uniquement d’« affairement » et surtout d’« assomption jubilatoire » (16) de l’enfant. En insistant sur le caractère matériel du processus (17) contrastant avec l’image spirituelle de l’assomption ou la représentation asymptotique de l’identification lacanienne auxquelles Guattari n’a pas recours dans son compte-rendu, cette variation lexicale témoigne, dès 1956, de la lecture singulière de Guattari. L’enjeu est que R. A. se saisisse de son « schéma corporel », qu’il appréhende son corps et sa voix en sortant de l’automatisme des « réponses stéréotypées » et l’insistance de Guattari sur l’ « appréhension » n’est pas uniquement terminologique puisque, toujours dans la première étape de la thérapie, espérant faire renoncer R. A. « à son apparente insensibilité », Guattari le pince si fort qu’il finit « par crier comme un enfant » (18).
Le stade du miroir n’est pas une référence ponctuelle dans la monographie. Évoqué par R. A. lui-même dans son journal lorsqu’il décrit son frère disparu (« Marcel « se » dessinait bien en se regardant dans la glace (stade du faux miroir) » (19), il donne aussi implicitement le schéma de base à partir duquel Guattari organise les différentes « reconnaissances » vécues par R. A. Pour Lacan, après le stade de « la matrice symbolique où le je se précipite en une forme primordiale », l’enfant « s’objective dans la dialectique de l’identification à l’autre » et le langage « lui restitue dans l’universel sa fonction de sujet » (20). En inversant l’ordre des deux pôles, « Monographie sur R. A. » reprend les étapes de reconnaissance du langage – recopie du Château de Kafka – et de l’autre – R. A. tombe amoureux, puis se met progressivement à écrire son journal et accepte de le faire lire en reconnaissant qu’il en est l’auteur (21). Cette périodisation nettement séquencée souligne bien comment, dans la pratique clinique de Guattari au début des années 1950, les différents éléments de « restructuration symbolique » sont pensés comme des étapes chronologiques différenciées marquant des reconnaissances successives – corps et voix, langage, moi et les autres.
La pratique décrite dans le compte-rendu de Guattari développe cependant de nombreuses singularités. Se concentrant sur les actes et les manifestations explicites, Guattari refuse par exemple d’interpréter le contenu du journal de R. A. en termes de processus psychanalytiques, bien que le texte soit pourtant rempli de « situations œdipiennes » (22). D’autre part, Guattari contourne systématiquement les notions d’ « identité » ou de « dialectique » pourtant très présentes dans la description lacanienne du stade du miroir. De manière générale, durant les différentes étapes de la thérapie, les solutions proposées par Guattari ont pour but systématique de briser le cercle fermé de la relation à deux termes – « two bodies psychology » – et d’intégrer dans le processus des éléments extérieurs : appareils techniques, œuvres littéraires et lecteurs multiples du journal.
Copier Le Château de Kafka
Face à la « ritournelle » angoissée du patient qui répète sa mésestime vis-à-vis de lui-même, Guattari propose une autre forme de répétition fondée sur la copie. L’échelle de vitesse n’est plus la même : à la boucle de la plainte, se substitue la prise en copie d’un livre entier, travail de longue haleine intégrant dans le processus un motif exogène. « Il fallait trouver un troisième terme : un contrôle qui, provisoirement, serait extérieur à lui » (23). Le Château de Kafka tient ce rôle de décentrage, sortie temporaire permettant d’inscrire la répétition dans un nouvel espace dont il ne s’agit pas en priorité d’habiter le sens, mais de reproduire la forme : pour contrer les plaintes de R. A. qui répète ne rien comprendre à ce qu’il lit, Guattari affirme que ce qui importe est l’acte de copie lui-même et non le contenu du livre. Cette stratégie est, selon l’expression du thérapeute, « une feinte » puisque le choix du texte, mêlant déterminations discursives et éléments non-discursifs, se fonde sur des « ressemblances entre R. A. et Kafka, tant du point de vue psychopathologique, religieux, que de l’apparence extérieure » (24). Le premier temps de la copie est donc mis sous le signe de la rupture, passage hors signification, pour inventer ensuite, à travers la lente progression du décalque d’un roman choisi sur des motifs analogiques, un nouveau saisissement de soi.
Maël Guesdon
D’une répétition l’autre. La ritournelle dans « Monographie sur R. A. » / 2013
Extrait du texte publié dans Chimères n°79 Temps pluriels
Image ci-dessous : Cy Twombly
1 F. Guattari, Psychanalyse et transversalité, Paris, Maspero, 1972, p. 18-22.
2 Ibid., p. 18.
3 Ibid., p. 20-21.
4 Ibid., p. 20.
5 Ibid., p. 19-20.
6 Ibid., p. 18
7 Ibid., p. 20, je souligne.
8 J. Lacan, Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 97.
9 J. Laplanche et J.-B. Pontalis, Vocabulaire de la psychanalyse, Paris, PUF, 2007, 1ère édition : 1967, p. 452. Sur la notion de phase, cf. également J. Lacan, Le séminaire. Livre 5. Les formations de l’inconscient, Paris, Seuil, 1998, p. 477.
10 J. Lacan, Écrits, op. cit., p. 97.
11 Ibid., p. 94.
12 Cf. entre autres sur ce point, Ibid., pp. 112, 345, 427, 428, 675, 678 et 809.
13 Ibid., p. 93.
14 F. Dosse, Gilles Deleuze Félix Guattari. Biographie croisée, Paris, La découverte, 2007, p. 52.
15 De manière générale, aucune occurrence de la notion de jubilation n’y est associée à l’idée d’appréhension qui revient pourtant régulièrement chez Lacan.
16 J. Lacan, Écrits, op. cit., p. 94, je souligne.
17 L’origine étymologique de l’appréhension (apprehendere en latin) est la saisie matérielle qui ne désigne que par extension la saisie intellectuelle.
18 F. Guattari, Psychanalyse et transversalité, op. cit., p. 20.
19 Ibid., p. 21.
20 J. Lacan, Écrits, op. cit., p. 94.
21 Guattari ajoute entre les deux étapes la « reconnaissance de sa propre situation » : R. A. accepte de prendre en note, à la suite de Guattari, certains échanges des séances, occupant ainsi la place du magnétophone. C’est ce travail d’écriture associé à la recopie du Château qui l’amènera à rédiger son journal.
22 F. Guattari, Psychanalyse et transversalité, op. cit., p. 19.
23 Ibid., p. 20.
24 Ibid., p. 21.