Problématiser, on le sait, ce n’est ni s’opposer, ni relativiser. C’est parvenir à construire une question. À la suite du film projeté le matin, je vais essayer de présenter, avec ceux qui l’auront vu, comment la machine-caméra est précieuse pour nous plonger dans les espaces où les signes travaillent sur eux-mêmes.
Opposer Deleuze&Guattari à Lacan est une absurdité. D&G sont, au contraire, parmi les très rares chercheurs qui veulent problématiser Lacan. Comme pouvait le dire Guattari, et cela, très tardivement, bien après l’événement de l’Anti-Œdipe, il y en a qui refusent de nous lire, alors qu’ils n’ont même pas commencé à lire Lacan.
On connaît Logique du sens et Différence et répétition, qui forment (non sans les autres textes de Deleuze, bien sûr,) un préalable à l’entrée de Deleuze dans la problématisation de Lacan, et l’on admet que, sans ces lectures, on rate les bases des quatre livres de D&G : les deux Capitalisme et schizophrénie : l’Anti-Œdipe et Mille Plateaux, le Kafka, et Qu’est-ce que la philosophie ? On donne généralement moins d’importance, sinon aucune, aux deux textes que j’appellerai « fondamentaux » de Guattari, qui sont « D’un signe à l’autre » et « Machine et structure ».
Pourtant, à propos de ces deux textes, Deleuze a écrit, à la fin de « Trois problèmes de groupe » qui est un texte présentant Psychanalyse et transversalité :
« Ce livre doit être pris comme le montage ou l’installation, ici et là, de pièces et rouages d’une machine. Parfois des rouages tout petits, très minutieux, mais en désordre, et d’autant plus indispensables. Machine de désir, c’est-à-dire de guerre et d’analyse. C’est pourquoi l’on peut attacher une importance particulière à deux textes, un texte théorique où le principe même d’une machine se dégage de l’hypothèse de la structure et se détache des liens structuraux (« Machine et structure »), un texte-schizo (« D’un signe à l’autre ») où les notions de « point-signe » et de « signe-tache » se libèrent de l’hypothèse du signifiant. »
Erreur d’en déduire que « se dégager de l’hypothèse de la structure », « se détacher des liens structuraux », « se libérer de l’hypothèse du signifiant », signifieraient abandonner la structure et le signifiant. Pas du tout.
En effet, pour Guattari, problématiser le trait unaire (« un bata- clan à la 6-4-2 ») et s’engager dans la diversité des régimes de signes est une lecture de la séance « historique » du 6 décembre 1961 de Lacan, tout comme problématiser la structure est une lecture de la position de Lacan sur la machine comme « matérialisant le rapport du sujet au signifiant » (séance non moins historique du 8 décembre 1954, à laquelle il faut ajouter la fin du texte des Écrits « Subversion du sujet et dialectique du désir » (septembre 1960), répété dans la séance du 11 janvier 1961 du séminaire sur le Transfert).
Ceci pour en venir à ce fait que si la psychanalyse ne s’engage pas dans ces problématisations, je vais reprendre là aussi le texte de Deleuze présentant Psychanalyse et transversalité, la psychose va rester à l’horizon de la psychanalyse comme la véritable source de son matériel clinique tout en en étant exclue, et la psychiatrie de secteur, avec son quadrillage de quartier et sa triangulation planifiée, risque de nous faire bientôt regretter les asiles fermés d’autrefois.
Pratiquer la psychanalyse avec le signifiant sans le signe, et la structure sans la machine, ramène à l’insidieuse facilité du pernépsy, grâce à laquelle le névrosé se neutralise-normalise avec l’Œdipe, (une pensée « inerte », dit Whitehead, caractérise une idée sous le régime de l’image dogmatique de la pensée), le psychotique va à l’hôpital psychiatrique se détériorer, et le pervers va en prison pour être puni. D’où le choix du film présenté aujourd’hui, un montage, une installation, un vrai film, pas une narration psychomerdo pour faire pleurer dans les chaumières sur les vieux, les fous, les enfants, avec les deux cocos Oscar et César.
La conscience et son binarisme n’a jamais pu entrer dans les systèmes que Freud élaborait, il en restait au « devenir-conscient ». Mais si l’on veut approfondir cette magnifique question des D&G sur les devenir-x, où va-t-on aller ? Ce sont les pervers qui apportent le changement social, comme l’affirment Freud et Barjot. Si on répudie le binarisme, comment penser la sexualité ? le pas-tout- pas-tout ? Il y a une proposition dans Mille Plateaux : « La sexualité est la production de n sexes qui sont autant de devenirs incontrôlables ». Si l’on met les variables elles-mêmes en état de variation continue, on est dans un espace lisse, c’est-à-dire un espace du plus petit écart, un espace de points infiniment voisins, dont les raccordements de voisinages sont indépendants de toute voie déterminée. Le nœud borroméen transformerait-il l’impérial RSI en nomade malgré tous les efforts de Lacan pour le dompter, le fixer, et le rendre apte à supporter la métaphore ?
Mayette Viltard
la Caméra et les signes
Organisé par la revue l’Unebévue
samedi 23 mars à l’Entrepôt, 7 à 9 rue Francis de Pressensé Paris 14ème
matin 9h30 à12h salle de ciné
après-midi 14h à 16h30 à la Galerie verte
Participation aux frais 10 euros / tarif réduit 5 euros
Voir site ELP
Quelques lectures :
Deleuze Logique du sens / Différence et répétition
Deleuze & Guattari Capitalisme et schizophrénie : l’Anti-Œdipe et Mille Plateaux / Kafka / Qu’est-ce que la philosophie ?
Guattari Psychanalyse et transversalité (réed. la Découverte) / D’un signe à l’autre (1961-1966) / Machine et structure (1969) / Trois problèmes de groupe (de Deleuze)
Lacan Séminaire Le Moi, séance du 8 décembre 1954 / L’identification séance du 6 décembre 1961, site elp
Dans les Écrits : « Subversion du sujet et dialectique du désir » (septembre 1960)
et 11 janvier 1961 du séminaire sur le Transfert.
On peut allonger la liste : l’Instance de la lettre dans l’inconscient (1957)
Trois problèmes de groupe sur le Silence qui parle : 1 et 2
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Logos ou machines abstraites ?
L’inconscient a-t-il encore quelque chose à nous dire ? On lui a mis tellement de choses sur le dos qu’il parait avoir pris le parti de se taire ! Pendant longtemps on a cru qu’il était possible d’interpréter ses messages. Toute une corporation de spécialistes s’est attelée à cette tâche ! Mais le résultat n’a guère été brillant ! II semble bien qu’ils aient tout compris de travers ! L’inconscient parlerait-il une langue définitivement intraduisible ? C’est possible ! Il faudrait reprendre les choses par le début. D’abord qu’est-ce, au juste, que cet inconscient ? Un monde magique caché dans on ne sait quel repli du cerveau ? Un mini-cinéma intérieur, spécialisé dans le porno enfantin, ou dans la projection de plans fixes archétypiques ? Les nouveaux psychanalystes ont élaboré des modèles théoriques plus épurés et mieux aseptisés que les anciens ils nous proposent a présent un inconscient structural vide de tout l’ancien folklore freudien ou jungien, avec ses grilles interprétatives, ses stades psycho-sexuels, ses drames calqués sur l’antiquité… Selon eux, l’inconscient serait structuré comme un langage. Mais, cela va de soi, pas comme le langage de tous les jours ! Plutôt comme un langage mathématique. Par exemple, Jacques Lacan parle aujourd’hui couramment de « mathèmes » de l’inconscient…
On a l’inconscient qu’on mérite ! Et je dois avouer que celui des psychanalystes structuralistes me convient encore moins que celui des freudiens, des jungiens ou des reichiens ! L’inconscient, je le verrais plutôt comme quelque chose qui traînerait un peu partout autour de nous, aussi bien dans les gestes, les objets quotidiens, qu’à la télé, dans l’air du temps, et même, et peut-être surtout, dans les grands problèmes de l’heure. (Je pense, par exemple, à cette question du choix de société qui refait invariablement surface lors de chaque campagne électorale.) Donc un inconscient travaillant aussi bien à l’intérieur des individus, dans leur façon de percevoir le monde, de vivre leur corps, leur territoire, leur sexe, qu’à l’intérieur du couple, de la famine, de l’école, du quartier, des usines, des stades, des Universités… Autrement dit, pas un inconscient de spécialistes de l’inconscient, pas un inconscient cristallisé dans le passé, gélifié dans un discours institutionnalisé, mais au contraire, tourné vers l’avenir, un inconscient dont la trame ne serait autre que le possible lui-même, le possible à fleur de langage, mais aussi le possible à fleur de peau, à fleur de socius, à fleur de cosmos… Pourquoi lui coller cette étiquette d’inconscient machinique ? Simplement pour souligner qu’il est peuplé non seulement d’images et de mots, mais aussi de toutes les sortes de machinismes qui le conduisent à produire et à reproduire ces images et ces mots.
Nous sommes accoutumés à penser les faits matériels et sociaux en termes de généalogies, de résidus archéologiques, de progrès dialectiques, ou bien de décadence, de dégénérescence, d’entropie montante… Le temps va de l’avant, vers des jours meilleurs, ou bien il se précipite, à l’aveuglette, vers d’insondables catastrophes. A moins qu’il ne se mette a végéter indéfiniment. On peut contourner ces sortes de dilemmes en refusant toute extrapolation causaliste ou finaliste et en limitant strictement l’objet de ses recherches a des relations structurales ou a des équilibres systémiques. Mais de quelque façon que l’on s’y prenne, le passé reste lourd, refroidi, et le futur largement hypothéqué par un présent noué de toutes parts. Penser le temps à rebrousse poil ; imaginer que ce qui est venu après puisse modifier ce qui était avant ; ou bien qu’un changement, au cour du passé, puisse transformer un état de chose actuel : quelle folie ! Un retour la pensée magique ! De la science-fiction ! Et pourtant…
Il ne me paraît nullement absurde de tenter l’exploration de telles interactions, que je qualifierais, elles aussi, de machiniques, sans spécifier, dans un premier temps, leur nature matérielle, et/ou sémiotique. Ni idée platonicienne transcendante, ni forme aristotélicienne adjacente à une matière a-morphe, ces interactions déterritorialisées, abstraites, ou, plus brièvement, ces machines abstraites, traversent divers niveaux de réalité, font et défont les stratifications. Elles ne s’accrochent pas à un temps unique, universel, mais a un plan de consistance, trans-spatial et trans-temporel, qui leur affecte un coefficient relatif d’existence. Dès lors, leur parution dans le réel ne prétend plus se donner d’un seul tenant : elle se négocie à partir de quanta de possibles. Les coordonnées d’existence, tout autant que les coordonnées spatio-temporelles et les coordonnées subjectives s’établissent a partir d’agencements en constante interaction et sans cesse engagés dans des processus de déterritorialisation et de singularisation qui ont pour effet de les décentrer les uns par rapport aux autres et de leur assigner des « territoires de rechange » dans des espaces de codage. Ainsi serai-je amené à opposer les territoires et les terroirs aux territorialités machiniques. A la différence de la logique des ensembles, une « machinique » des agencements ne reconnaîtra jamais que des identités et des trajectoires relatives.
Ce n’est qu’à l’échelle humaine « normale » — c’est-à-dire qui ne relève ni de la folie, ni de l’enfance, ni de l’art — que l’Etre et le Temps paraîtront s’épaissir et s’empâter jusqu’à un point de non retour. A considérer les choses sous l’angle des temps machiniques et du plan de consistance, tout s’éclairera différemment : les causalités ne fonctionneront plus à sens unique et il ne nous sera plus permis d’affirmer que « tout est joué d’avance ».
Félix Guattari
l’Inconscient machinique / 1979
Inconscient machinique 1979 Introduction
A la maison populaire de Montreuil, chaque mois, une lecture, un rendez-vous, des invités, des discutants lointains ou présents, des performances artistiques, des interventions du public.
Ces séances contribueront au numéro 79 de Chimères / Chaosmose, Temps pluriels, à paraître en mai 2013.
Lire également : Chaosmose 1 / Chimères n°77
mercredi 23 janvier – 20h-22h / Plongée sensible dans une matière finie
Anne Sauvagnargues (philosophe) / Pascale Criton (musicienne) / Anne Querrien (sociologue) / Annick Kouba (psychanalyste – sous réserve) / artiste invité Seijiro Muryama (percussions)
vendredi 22 février / Shifters de subjectivation
vendredi 22 mars / Territoires existentiels disjoints
Maison Populaire
9 bis rue Dombasle 93100 Montreuil – 01 42 87 08 68
http://www.maisonpop.net/