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Discussion autour du livre d’Alain Brossat Les serviteurs sont fatigués (les maîtres aussi) / Alain Naze

Le nouveau livre d’Alain Brossat peut être envisagé comme la reprise et le prolongement d’une réflexion entamée naguère, quant à la relation maître/serviteur, dans le cadre d’un précédent ouvrage, Le serviteur et son maître. Essai sur le sentiment plébéien . Nous aurons l’occasion d’évoquer les modifications d’inflexion entre ces deux moments, dont on pourrait dire qu’ils mettent en scène deux époques bien différentes de ce rapport. C’est qu’Alain Brossat envisage en effet le rapport maître/serviteur, comme un « invariant », en tant que « principe d’intelligibilité » , qui, traversant des types de rapports diversement identifiés, constituerait leur commun, malgré tout, c’est-à-dire lors même qu’on n’identifierait pas, a priori, ce commun. Autrement dit, si le rapport maître/serviteur est bien de l’ordre de l’immémorial, il ne manque de s’insinuer, également, dans les rapports entre capitalistes et prolétaires, quand bien même la pensée marxiste considérerait le rapport maître/serviteur comme dépassé pour l’essentiel dans le cadre de la modernité. A négliger cette dimension d’immémorial, rétif à toute substantialisation dans un type de rapports sociaux déterminés, le risque alors serait évident d’ouvrir la voie à une sorte de Grand Récit de l’émancipation des opprimés à partir de la figure du prolétaire, en faisant passer par pertes et profits les luttes plébéiennes du serviteur ingouvernable. Qu’on songe seulement à la violence de Marx à l’égard du Lumpenproletariat. Or, à insister sur le caractère immémorial du rapport maître/serviteur, le nouveau livre d’Alain Brossat laisse entendre qu’un petit récit, têtu, ne cesse pourtant de s’inscrire dans les marges de l’Histoire – petite musique plébéienne que l’orchestration dialectique de l’histoire tend à étouffer, mais qui parvient pourtant à percer, par intermittences, dans notre modernité, et selon des modalités différenciées. Et c’est bien là l’objectif affirmé de ce livre : « Tenter de discerner la façon dont l’immense continent perdu de la lutte qui oppose le maître au serviteur affleure constamment, dans le moderne et le contemporain sous le vocabulaire fossilisé de la lutte des classes, dans les failles du discours hégémonique de la cohésion sociale [...] » . Or, une telle attention est celle que requièrent les surgissements inopinés, intempestifs de la plèbe elle-même – dont on pourrait alors dire que, pour surgir éventuellement dans le cadre d’un rapport de classes de type capitaliste, elle le déborde cependant, dans la mesure même où dans cet affrontement il en va d’une actualisation du rapport maître/serviteur. Cette nécessité de discerner ce qui fait signe, dans notre présent, vers ce rapport immémorial, c’est ce qui conduira l’auteur à rapprocher, dans une certaine mesure (c’est-à-dire aussi à opérer les différenciations nécessaires) la figure de l’émeute de celle de l’argumentation, cette dernière dont les personnages de Figaro et de Jacques (le fataliste) avaient alors permis de cerner les contours.

Que l’émeute soit aujourd’hui devenue le théâtre de l’irruption, sur la scène publique, d’une voix discordante, brisant le consensus, échappant aux conditions du « dialogue social », c’est pourtant ce qui doit se penser dans un rapport de continuité – certes paradoxal, contrarié – avec l’ancienne capacité du plébéien à faire triompher sa cause au moyen de l’argumentation. C’est que le fond de la cause défendue reste le même, celui de l’affirmation d’une « appartenance au commun », celui qu’Alain Brossat énonçait ainsi dans Le serviteur et son maître, c’est-à-dire lorsqu’il envisageait l’inscription du plébéien sur le terrain, non de la bataille, mais de la parole : « Le jeu du plébéien est très précisément celui qui consiste à mettre en place un dispositif stratégique dans lequel l’égalité, le principe d’équivalence universelle de tout humain avec tout autre sera présenté comme cela même qui est l’objet du litige, cela même qui fait l’objet d’un déni et d’un refoulement obstiné de la part des maîtres » . Se situant alors sur le terrain de la parole, le plébéien (Figaro chez Beaumarchais, Jacques, chez Diderot) participe bien alors des formes de pacification propres au processus de démocratisation moderne, mais comme un pôle de résistance, dans le cadre d’une relation maître/serviteur sans cesse en cours de recomposition, à la manière d’une « réserve de légitimité inépuisable » . Sur cette base de la maîtrise de la langue, il suffira alors à un serviteur de parler et raisonner (comme tout être humain en a la capacité) « pour brouiller la relation immémoriale – en apparaissant comme maître de la langue face à un maître emprunté » . Or, cette rétivité, cette ingouvernabilité vont devoir se redéfinir, lorsqu’aux « échanges verbaux » du Mariage de Figaro et de Jacques le fataliste vont se substituer, comme c’est le cas aujourd’hui, « le dispositif général de la communication » . Dès lors, en effet, les enjeux de cette lutte immémoriale entre le maître et le serviteur vont devenir confus, rendant ainsi impossible une maîtrise plébéienne sur le terrain du langage. Comme l’indique Alain Brossat, « la “communication” est ce qui permet à la langue des maîtres de reprendre barre continuellement sur les dispositions, les pensées, les paroles et les gestes des serviteurs en les enveloppant dans des façons de dire, des syntagmes brevetés, des régimes de répartition du vrai et du faux, des formules “correctes”, des “éléments de langage” – bref tout un régime d’infiltration et d’emmaillotage de leurs modes de pensée et d’agir destinés à produire une sorte de maximum de conformité discursive et donc de docilité » . La pacification démocratique prend alors la forme du « consensus anomique » , ce qui signifie alors que l’entente entre serviteurs et maîtres se déplace sur le terrain de l’impensé – cet accord est au fond extorqué à travers les syntagmes faussement descriptifs par lesquels règnent les maîtres, en ce qu’à les employer, fût-ce dans une intention critique, on en reproduit nécessairement la logique aliénante : « la crise », « le terrorisme », « le dialogue social », « les flux migratoires », « la sécurité », etc . On comprend que la parole ne peut plus dès lors constituer, pour les plébéiens, le moyen d’une affirmation du principe d’égalité selon lequel un homme vaut un homme : « Les plébéiens d’aujourd’hui sont écartelés entre les idiomes qui les enferment, les épinglent, les dévalorisent, les ethnicisent ou les folklorisent (le langue des cités) et la parole standard de la “communication” – le sabir du pouvoir et des élites mis en partage par les médias” . Dans ces conditions, on comprend bien que ce sont dès lors les corps qui, dans leur surgissement, viennent exhiber l’insupportable, et non plus le langage qui vient le présenter – à ce moment, “l’émeute se substitue à l’altercation” . Que toutefois, à travers le langage et l’argumentation, jadis, et au moyen de l’émeute, aujourd’hui, on ait bien à faire au plébéien, aux prises avec son ou ses maître(s), c’est notamment ce qu’indique le fait que, dans les deux cas, il ne s’agit pas pour le serviteur de se transformer en maître – il ne veut pas le pouvoir, mais il cherche seulement à faire entendre son appartenance au commun. On se trouve bien ici, par conséquent, face au plébéien, qui ne s’identifie nullement au prolétariat, qui ne se sent investit d’aucune tâche historique – ce qu’Alain Brossat indique de cette manière : « [Le plébéien] énonce avec netteté, parfois véhémence, ce qui ne peut plus durer, mais son énergie ne s’investit pas dans un de ces ambitieux programmes de destruction/réédification que l’on a vu prospérer aux XIXe et XXe siècles. Il aspire à l’autonomie, à la reconnaissance de son intégrité (comme personne humaine), il n’est pas en marche vers la conquête du pouvoir » . En ce qui concerne notre temps présent, on dira que l’émeute n’est pas davantage la recherche d’une prise de pouvoir, et qu’ainsi elle maintient la violence plébéienne à l’écart de toute tentative qui chercherait à opérer une captation allant dans ce sens – mais il est vrai que les choses ont bien changé et qu’en passant du langage à l’émeute, la « condition ensoleillée du serviteur » a laissé place à un « corps souffrant » C’est qu’entretemps, la distance entre le serviteur et son maître s’est accrue comme jamais, ne serait-ce qu’à travers le fait de ne plus partager une langue commune. Des corps souffrants se substituent par conséquent à cette forme d’allégresse du serviteur, qui, sans même recourir à la violence vive, défaisait les prétentions immémoriales du maître, ou, comme l’écrit l’auteur, « évid[ait] la maîtrise en mettant les rieurs de son côté » . La figure du plébéien est par conséquent toujours présente dans celle de l’émeutier, mais c’est son inefficacité à enrayer le pouvoir de maîtrise qui nous frappe. La révolte de la servante, humiliée dans la suite 2806 du Sofitel de New York, ne trouve pas même à se dire sur le terrain de la justice institutionnelle – le mépris infini avec lequel DSK traite cette femme de ménage, noire, migrante d’un pays africain, se trouve redoublée par l’impossibilité de porter le litige sur la place publique. Comme le souligne Alain Brossat : « A ce mépris ne peut répondre qu’une fureur et une rage dont les moyens d’expression non violents dans les espaces publics sont à peu près nuls » . S’il est une tâche urgente pour notre présent, par conséquent, ce serait bien celle qui consisterait à trouver les moyens de faire déjouer les effets de pouvoir qui réduisent la plèbe à l’impuissance. Non pas pour que cette plèbe endosse un projet de domination (car alors elle se nierait comme plèbe, en se substantialisant), mais pour qu’elle développe de nouveaux moyens d’enrayer les processus de pouvoir produisant de l’humiliation.

Prolongeant cette référence à « l’affaire DSK », et pour ouvrir la discussion, on peut se pencher un instant sur la question du rapport maître/serviteur susceptible de traverser, de manière spécifique, la relation hommes/femmes. Il ne peut s’agir en cela, bien évidemment, de réduire le rapport hommes/femmes à une question de « rapports de sexes » calqués sur le modèle des rapports de classes dans le cadre de la théorie marxienne. Autrement dit, si les relations entre les hommes et les femmes sont susceptibles, partiellement, et selon des occurrences toujours singulières, d’être considérées à partir de cet immémorial qu’est le rapport maître/serviteur, c’est précisément parce que « la » femme, dans ce rapport, ne saurait être assimilée, sans autre forme de procès à « la prolétaire du prolétaire ». Disant cela, je pense en particulier aux situations dans lesquelles règne une forme d’égalité sociale à l’intérieur d’un couple homme/femme, sans cependant empêcher l’émergence d’une figure de la conjugalité comme domesticité, irréductible cependant au rapport bourgeois/prolétaire – la répartition des tâches domestiques au sein de ce couple, par exemple, pourra fort bien reproduire les modalités immémoriales de la division sexuelle du travail. Dans ces conditions, et en en restant à l’exemple de DSK, l’attitude de l’agresseur se trouverait surdéterminée en ceci que son mépris social à l’égard de la femme de chambre Nafissatou Diallo se trouverait redoublé par le fait qu’il s’agit d’une femme – en cela, il y aurait une modalité spécifique du rapport maître/serviteur qui trouverait l’occasion de s’actualiser, dans le cadre de certaines formes de rapports hommes/femmes. C’est en ce sens, me semble-t-il, qu’on peut saisir la remarque d’Alain Brossat, selon laquelle les figures féminines prises par le personnage du serviteur (« la bonne, la servante, la domestique ») nous enseignent que « les enjeux du genre sont ici […] cruciaux » . Plus précisément, lorsqu’il est question de « l’enjeu [de] la prédation sexuelle », la question du genre est évoquée dans ce livre en lien avec celle de la sexuation, et non pas en lieu et place de cette dernière : « Ce n’est pas seulement ici [la question de] la sexuation de la relation qui est en jeu, mais aussi celle du genre – le masculin comme composante de la maîtrise et le féminin comme accompagnement de la subalternité [...] » . Cet écart entre sexe et genre est donc bien ouvert par cette remarque, mais il me semblerait intéressant d’envisager un renversement d’accent dans la relation, en soulignant alors plutôt que dans « l’affaire du Sofitel », ce n’est pas seulement une question de genre qui est en jeu, mais aussi une question de sexuation (et pour éviter tout risque d’essentialisation à cet égard, précisons : les dites femmes et les dits hommes). Autrement dit, que le rapport homme/femme, sur le mode du rapport immémorial maître/serviteur ait suffisamment été pensé sous l’angle de la sexuation, pour devoir laisser à présent la première place à un questionnement sur le genre (entendu à partir de l’opposition masculin/féminin renvoyant à l’opposition maîtrise/subalternité), cela ne me semble pas aller de soi. En effet, le rapport de sexuation a bien souvent été plutôt considéré selon l’axe des « rapports de sexes », eux-mêmes envisagés sur le modèle des « rapports de classes », et par ailleurs, le modèle d’émancipation, pour les femmes, a surtout été celui d’une égalisation des conditions selon un principe universaliste, où l’universel, de fait, s’identifiait, pour l’essentiel du moins, au masculin. C’est par exemple le fait, pour les femmes, de travailler en dehors de l’espace domestique (à l’image de ce que faisaient généralement les hommes) qui fut valorisé, et si, en effet, c’était bien là pour elles le moyen d’acquérir, notamment, une forme d’autonomie financière, ce fut aussi souvent ce qui entraîna pour les femmes la nécessité de fournir une double journée de travail. Par ailleurs, cette valorisation du travail des femmes hors du milieu domestique n’a pas manqué d’entraîner un jugement négatif à l’égard des « femmes au foyer », au bénéfice d’une nouvelle normativité, comme si elles étaient nécessairement les tenantes d’un modèle archaïque, heureusement dépassé par les progrès de l’émancipation féminine. C’est le Grand Récit, là encore, qui menace d’étouffer les petits récits où peut-être, pourtant, se dirait quelque chose d’essentiel des modalités par lesquelles les femmes, dans le rapport maître/serviteur qui affleure au sein des relations hommes/femmes, inventent des moyens pour enrayer le pouvoir du maître. Les stratégies que les femmes, dans leurs rapports aux hommes, peuvent être amenées à utiliser pour subvertir le rapport maître/serviteur ne sont pas sans rapport avec les jeux d’argumentation que Figaro pouvait utiliser, si elles ne se confondent pas avec eux cependant – et, en cela, la figure de la plèbe qui se dégage ici revêt des traits incontestablement sexués, vers lesquels feraient signe ces mots de Pasolini, malgré leur dimension provocatrice : « Il est vrai que pendant des siècles, la femme a été exclue de la vie civile, des professions, de la politique. Mais en même temps elle a joui de tous les privilèges que l’amour de l’homme lui donnait : elle a vécu l’expérience extraordinaire d’être servante et reine, esclave et ange. L’esclavage n’est pas une situation pire que la liberté, elle peut au contraire être merveilleuse » . Bien sûr, l’esclavage est à entendre ici dans un sens métaphorique, la figure désignée à travers ces mots étant bien plutôt celle des femmes comme servantes des hommes. Dans ces conditions, les mots de Pasolini indiqueraient les possibilités de gestes discrètement subversifs dont cette figure de la servante serait riche – elle qui, à aucun moment n’envisage l’acquisition d’une position de maîtrise.

Si la relation entre Julien Sorel et Madame de Rênal, est placée par Alain Brossat dans un rapport d’opposition avec celle que Marx entretenait avec sa bonne, et qui le conduisit à lui faire un enfant, c’est que cette opposition met bien en évidence une spécificité sexuelle, une dissymétrie, à travers laquelle un amour égalisateur des conditions s’avère possible entre Madame de Rênal et Julien, qui occupe pourtant à ce moment-là une position équivalente à celle du serviteur, alors que la seconde forme de relation, entre Marx et sa domestique, ne peut être que de prédateur à proie. Certes, mais en revanche, l’inscription de cette dissymétrie sexuée au sein d’une inégalité des conditions sociales, dans les deux cas, me semble empêcher de penser la relation immémoriale maître/serviteur (au-delà de la relation empirique maître/servante, donc) comme susceptible de s’incarner, sous certaines conditions, dans le cadre des relations hommes/femmes en tant que tel, indépendamment de la question du statut social. La tâche qui me semble encore à effectuer, de ce point de vue, serait celle consistant à isoler la relation sexuée pour en étudier les formes spécifiques que la relation maître/serviteur peut y prendre, en venant s’y incarner, avec les gestes de contre-conduites, eux-mêmes spécifiques, qui en découleraient.

Pour finir, j’aimerais évoquer un extrait d’un récit tiré du livre d’Afdhere Jama, intitulé Citoyens interdits. Les minorités sexuelles dans les pays musulmans, pour ce qu’il indique des stratégies que certaines femmes sont conduites à déployer, dans le cadre d’un rapport maître/serviteur, s’inscrivant ici dans le cadre des valeurs propres au patriarcat – gestes de contre-conduites qui, toutes spécifiques qu’elles soient, me semblent faire écho aux stratégies langagières de Figaro ou de Jacques, le personnage du roman de Diderot, mais aussi aux émeutes contemporaines, pour les corps souffrants que, parfois, ces stratégies conduisent à jeter dans la lutte. Il s’agit en l’occurrence de l’histoire de Fatma, femme libanaise attirée sexuellement par les femmes : « Quand elle eut dix-sept ans, son père la maria à un homme qui avait plus de deux fois son âge. Elle ne fut pas forcée mais elle se sentit contrainte par sa culture. “Ce fut une situation très difficile à accepter au début parce que je savais que j’étais lesbienne, dit-elle avec des larmes dans les yeux. Je ne pensais pas que cela poserait problème. Je pensais “Je peux toujours faire semblant”. Après tout, je connaissais toutes ces femmes dans ma famille qui n’étaient pas satisfaites sexuellement”. Pour Fatma, le mariage pouvait s’avérer être une chance en soi. “Pour la première fois, j’allais obtenir une forme de liberté dans ma vie, dit-elle. J’avais imaginé pendant si longtemps une vie loin de mon père. Et même si j’étais lesbienne, je savais que la seule porte de sortie serait le mariage. Je sais que cela semble contradictoire mais en réalité, c’est la vérité. J’ai donc accepté le mariage dans l’intention d’avoir enfin une vie loin de ma famille” » .

L’idée d’introduire le principe explicatif constitué par le rapport maître/serviteur dans l’analyse des rapports hommes/femmes ne doit pas nous conduire à identifier les hommes, en tant que tels, à des oppresseurs visant à soumettre les femmes, bien évidemment. Il s’agit seulement d’indiquer un immémorial propre au rapport hommes/femmes qui n’est pas sans consoner avec l’immémorial rapport maître/serviteur. Ce qui n’exclut pas, de manière tout aussi évidente, qu’il y ait des hommes n’ayant aucune intention d’entretenir un rapport de domination à l’égard des femmes. Malgré tout, cela n’empêche pas, structurellement, que chacun de ces rapports immémoriaux parvienne à se frayer un passage, nolens volens. Il me semble que privilégier en cela une analyse en termes de genre, de préférence à une analyse en termes de sexuation, ce serait prendre le risque de dissoudre les modalités sexuées de l’immémorial rapport maître/serviteur dans les modalités socio-économiques de cet immémorial, et ainsi courir le risque de manquer le renforcement de la dissymétrie entre le maître et le serviteur, lorsque ce dernier est identifié comme une femme.

Alain Naze
Discussion autour du livre d’Alain Brossat
« Les serviteurs sont fatigués (les maîtres aussi) »
/ 2013
Publié sur Ici et ailleurs
Sur le Silence qui parle :
Maîtres et serviteurs – nouvelle donne ? 1 et 2 / Alain Brossat

Discussion autour du livre d’Alain Brossat Les serviteurs sont fatigués (les maîtres aussi) / Alain Naze dans Agora the-servant21

Le manifeste de la plèbe A propos du livre d’Alain Brossat « Les serviteurs sont fatigués (les maîtres aussi) » / Philippe Roy

Le livre d’Alain Brossat énonce une thèse forte : une intuition fondamentale de la politique est la division entre maîtres et serviteurs (16), elle est un fond immuable (14), elle est même peut-être un fondement de la politique (16). C’est un invariant, une sorte d’atome relationnel de pouvoir que l’on retrouve associé à d’autres formes de pouvoir (peut-on dire à toutes les formes ?). Cette relation entre maîtres et serviteurs est ce qui ne varie pas dans ce qui varie. Ce concept d’atome relationnel pouvant aussi être entendu au sens où elle est une relation qui se suffit du nombre minimal d’éléments propres à une relation, c’est-à-dire deux, ici un maître et un serviteur. C’est une thèse forte car elle se place sur le terrain d’une autre thèse forte, bien connue, avec laquelle le livre entre en discussion, la thèse de Marx, qui est que l’invariant est la lutte des classes. Marx ne faisant de la division entre maîtres et serviteurs qu’une des figures historiques de cette lutte, séparant même avec mépris les serviteurs, le Lumpenproletariat et le noble prolétariat. L’approche de Marx n’étant pas atomique mais plutôt molaire puisqu’elle envisage les choses sous l’angle de collectifs, des classes.

Mais c’est aussi deux conceptions différentes de l’histoire, pour Marx le temps est orienté, la lutte entre bourgeoisie et prolétariat devant déboucher sur le communisme, pour Alain Brossat, la relation entre maître et serviteur a l’air de se dire d’un temps qui ne passe pas, toujours là, avec des déploiements différents, des figures, des intensifications différentes aussi. L’acteur qui peut contrarier la relation n’est pas le prolétariat mais la plèbe qui, pour Alain Brossat, a toujours quelque chose du serviteur, même chez celui qui ne sert pas, en tant que le plébéien est traité comme le serviteur, ce pourquoi le voleur peut être identifié à un serviteur révolté (16). Seulement, la plèbe ne contrarie pas cette relation parce qu’elle pointerait son télescope vers l’avenir mais par pure rétivité, par des contre-conduites, des émeutes, son projet est de sortir sur place de sa condition de minorité, de subalterne. Si bien que « Les serviteurs sont fatigués » peut très bien être considéré comme concurrençant « Le manifeste du parti communiste » en tant qu’il serait « Le manifeste de la plèbe ». En évoquant les contre-conduites et parlant de la plèbe, Alain Brossat nous introduit aussi sur le terrain d’une autre thèse forte, celle de Foucault. Ne serait-ce en effet pas la gouvernementalité qui serait cet invariant du pouvoir dont il parle ? Identifie-t-il gouvernementalité et relation entre maîtres et serviteurs ? Eh bien non, comme l’écrit catégoriquement Alain Brossat « le maître n’est pas le « gouvernant » du serviteur, celui-ci n’est pas un gouverné »(34), Foucault n’a pas été sensible à cette relation maître/serviteur alors même qu’il évoque la plèbe. On peut donc dès maintenant mesurer l’immense défi, bien relevé, de ce petit livre : proposer une thèse plus forte que celles de Marx et de Foucault. Ce n’est donc pas un livre modeste. Il faut être l’homme le plus orgueilleux du monde pour écrire un livre pareil, formule qui est de ce plébéien déclaré qu’est Gustave Courbet sur lequel Alain Brossat a beaucoup travaillé il y a peu, ce n’est pas étonnant…Il est un philosophe plébéien, certes, qui ne le clame pas mais qui ne le cache pas non plus.

Mais pourquoi cette relation entre maître et serviteur constitue-t-elle l’arène de notre combat actuel ? C’est ce que je vais essayer de discuter à présent. Il faut tout d’abord qu’une chose soit bien claire. Alain Brossat ne soutient pas qu’il n’y pas de lutte de classes, ni de gouvernementalité, il soutient simplement qu’avec ces deux relations de pouvoir on ne pointe pas une division plus fondamentale. Pourquoi la relation de division entre maîtres et serviteurs est plus fondamentale ? C’est donc la question. Tout d’abord regardons de près les faits. Est-ce que comme Marx le pense, nous sommes passés à une époque qui a laissé derrière elle le rapport maître/serviteur ? Loin de là, l’affaire DSK est là pour le rappeler, mais surtout « les serviteurs sont redéployés notamment dans toute une économie des services subalternes où leur condition est des plus précaires, ils s’activent sur les friches instables du salariat statutaire, ils sont la catégorie la plus défavorisée des « hommes à tout faire » de l’économie néo-libérale. Nulle surprise que, dans les conditions actuelles, ces catégories se soient « racialisées » et proviennent en proportion importante des anciennes colonies et des pays pauvres » (50-51) Mais peut-être dira-t-on que ce n’est plus de serviteurs dont il est ici question mais bien de travailleurs salariés propres à cette figure du capitalisme qu’est cette économie subalterne.

C’est pointer ici quelque chose qui me paraît essentiel. Je l’ai dit en commençant, la relation maître/serviteur est un atome que l’on retrouve associé à d’autres formes de pouvoir. Ici cet atome relationnel se compose avec la relation du capitaliste et du salarié. Comme l’écrit Alain « tout se passe au fond comme si chacune de ces relations tendait à « surdéterminer » l’autre. » (40). Il est donc difficile de considérer isolément la relation maître/serviteur. Au point qu’à la fin du livre, Alain Brossat insiste pour dire que « tant de choses conspirent, dans notre présent, à rabattre à nouveau l’histoire du travailleur sur celle du serviteur et à rendre indistincts les deux mondes de vie que Marx avait si vivement dissociés ! »(61). Ici il ne s’agit pas de dire que ces salariés font des travaux de serviteurs mais que ces travailleurs sont traités comme le sont les serviteurs, ils appartiennent à un même monde de vie. Tout se joue donc dans ce concept de « monde de vie » dont nous ne comprendrons la pertinence qu’après avoir abordé d’autres questions.

Insistons déjà sur un point important. Cette association de la relation maître/serviteur à d’autres formes de pouvoir n’est pas pour elle accidentelle mais bien essentielle. Car il paraît impossible de considérer isolément cette relation maître/serviteur en dehors d’autres régimes de pouvoir. Même les mots « maîtres » et « serviteurs » font référence à un pouvoir de souveraineté, de féodalité, d’ancien régime. En quoi on peut critiquer le choix des termes par Alain Brossat de « maîtres » et de « serviteurs » en tant qu’ils sont attachés à un certain régime. Une secrétaire servant son chef d’entreprise ne vous prendra pas au sérieux si vous lui dites que son chef est un maître et qu’elle est son serviteur, pourtant personne ne peut nier que c’est là aussi une figure de cet atome relationnel maître/serviteur. Pour se dégager de cette seule figure maître/serviteur Alain Brossat propose d’une part de parler parfois simplement de relation de subalternité qui, on va le voir, est très importante car elle induit une hiérarchie dont on explicitera plus loin le type. Néanmoins cette dénomination possède l’inconvénient de ne plus exprimer l’idée de servir. Ce pourquoi, d’autre part, on peut penser qu’il serait plus pertinent de dire qu’il y a tout simplement celui qui sert et celui qui est servi. Alain Brossat le fait par endroits. Cela a en effet le mérite de resserrer cette relation sur ce qu’elle a de plus spécifique et qu’il va appeler « le geste de servir ». « Quel que soit le régime de pouvoir (pouvoir de souveraineté, pouvoir moderne comme pastorat du vivant) dans lequel on se situe [un] invariant se repère aisément tant il est massif : est un « maître » celui qui est servi. Le geste de servir, dans son sens traditionnel (être au service de…) produit dans l’instant un partage (un clivage) entre servants et servis qui, à défaut de coïncider exactement avec la partition dominants/dominés n’en définit pas moins une forme de répartition inégale et asymétrique entre le subalterne et celui qu’il sert. » (33) On penserait donc tenir, avec ce geste de servir, l’atome relationnel de pouvoir, nous rendant maintenant capable de le contempler isolément, extrait de tous les autres régimes de pouvoir. Dès que le geste de servir s’effectue il impliquerait donc dans son diagramme propre deux places pour s’effectuer : celle du servi et celle de celui qui sert, et donc une relation propre de pouvoir. Le geste, comme tout geste est relationnel, il unit ce qu’il sépare, le un se divise en deux mais en restant cause immanente du « deux », cause qui s’implique dans ses effets.

Cependant, cela ne peut pas non plus nous convenir, pourquoi ? Car si je m’en tiens au seul geste de servir, vais-je me considérer comme un maître si quelqu’un me sert ? Par exemple suis-je un maître si quelqu’un me sert mon repas et qu’il veut le faire pour me faire plaisir ? Ou encore suis-je un maître si quelqu’un a un fort désir de m’aider à enlever ma chemise ? Par ailleurs, il est des cas aussi où nous ne supportons pas qu’on nous aide, que l’on nous serve, non pas parce que nous ne voulons pas être un maître mais parce que cela nous indique que nous ne sommes plus capable de le faire tout seul. Ou alors on peut se sentir esclave de quelqu’un que l’on doit servir parce qu’il est handicapé, cependant cela ne fait pas du handicapé un maître. N’est-ce pas ce doute au sujet d’un lien direct entre geste de servir et maître/serviteurs qui incite Alain Brossat a écrire « maître » entre guillemets dans la phrase que je viens de citer ? Le geste de servir n’est donc un geste de pouvoir que quand il est annexé à un autre geste de pouvoir (souveraineté, pastoralité, capitalisme etc.). Ce pourquoi Alain Brossat continue en évoquant le « partage entre une minorité de servis (patriciens, riches, dirigeants, possédants, « couches supérieures » etc. et une majorité de servants [on le voit, il se réfère bien à d’autres régimes de pouvoir] » (33) Et je crois que cela va dans le sens de la thèse défendue par l’auteur. N’est-ce pas parce que ce geste de servir est subordonné, annexé à d’autres gestes de pouvoir, qu’il peut être retrouvé partout ? Si bien qu’il faut aborder le nouveau problème suivant : quelle fonction peut donc bien avoir le geste de servir pour être si allègrement annexé par les autres gestes de pouvoir ? Or, nous ne pourrons le savoir si nous nous intéressons non pas au geste de servir comme relation de pouvoir mais au geste de servir tout court. Il est toujours très instructif de pratiquer l’analytique du geste. Ouvrons alors l’espace de l’analyse de ce geste par cette première définition. On pourrait dire que nous avons tous un univers gestuel de base qui nous permet de nous conserver, ou qui renvoie à des plaisirs individuels qui se satisfont en étant seul. C’est un univers gestuel dont nous sommes le centre, qui se rapporte à nous. On dira alors que quelqu’un nous sert, nous rend service quand il effectue un des gestes de notre univers gestuel. On me donne à manger, on me lave, on m’habille etc. Il y a de très belles pages d’Alain Brossat à ce sujet, évoquant le XIXe siècle il écrit :« Innombrables sont les gestes, actions, mouvements dont il est exclu que les maîtres puissent les effectuer sans recourir au serviteur, en dehors de la disponibilité de celui-ci. On peut en énumérer quelques unes : se lever, se coucher, s’habiller, se restaurer (s’approvisionner, cuisiner, servir à table, desservir…), se chausser, se laver, entretenir sa garde-robe, laver ses vêtements, évacuer ses excréments, s’occuper de son intérieur, ranger, balayer, veiller à ses enfants, les éduquer, se déplacer, adresser des messages à ses amis ou relations, recevoir ses proches, etc. » (28-29). Le geste de servir consiste donc à effectuer un ou plusieurs gestes de l’univers gestuel de quelqu’un. Or cela devient un geste de pouvoir quand annexé à un autre il réserve, sous la contrainte qu’impose le geste de pouvoir auquel il est annexé (souveraineté, salariat par exemple), la place de servir à certaines personnes et d’être servis à d’autres. Ces contraintes étant donc ici celles de l’hérédité sociale (baron et serf) et la peur d’être réprimé si l’on sort de son rang ou la contrainte de l’argent pour gagner sa vie. On ne rend plus service, on est au service. Annexé, le geste de servir devient geste d’être au service. Je reviens alors à ma question, quelle fonction a le geste de servir dans un régime de pouvoir ? Eh bien, je crois qu’il a essentiellement pour fonction de distinguer non pas deux modes de vies, mais deux vies, deux mondes de vie, comme on distingue des espèces (motif sur lequel Alain Brossat revient souvent dans ses livres). Bien plus, ce geste de servir a comme fonction de hiérarchiser ces deux vies pour que l’une vaille plus que l’autre. Car il devient alors manifeste qu’une espèce doit s’occuper de l’autre, doit la servir, celle-ci doit passer avant lui, comme le dit puissamment Alain « le serviteur ne s’appartient pas  » (34) et ce pourquoi il y a pour le serviteur «  honte à servir ». La générosité de rendre service se dégrade en honte d’être au service. Le geste de servir quand il est serti dans un autre geste de pouvoir n’a donc pas pour fonction principale une sorte d’assistance technique, facilitant et rendant moins pénible la vie des maîtres, même s’il le fait, mais surtout de distinguer de qui l’univers gestuel est le plus important. Le geste d’être au service est sous l’horizon d’un geste virtuel de séparation des mondes de vie, auquel Marx n’échappe pas quand il évoque le Lumpenproletariat. C’est un marquage du pouvoir par les gestes en ce sens qu’il montre vers qui sont tournés les gestes d’un autre, au point même que ce dernier va même faire des gestes que le servi ni personne ne pourrait faire seul (comme le laçage du corset dans le dos), ses gestes augmentent les possibilités du servi. Mais insistons encore, ce n’est pas ce geste d’être au service qui est la cause des divisions propres à chaque régime de pouvoir. La distinction entre le souverain et ses sujets peut se faire par la violence brutale, par le prélèvement sur les biens et la vie des sujets. La distinction entre le bourgeois et le prolétaire se fait avant tout par la possession du capital et des moyens de production. Le geste de séparation propre au geste d’être au service vient leur donner la main pour séparer les vies de ceux que les régimes de pouvoir distinguent. D’un côté il y aura alors « les « vrais humains » riches en droits et [de l’autre] une sous-humanité dégradée, des pauvres en droits » (58). Les serviteurs sont comme les esclaves pour Aristote : d’une autre espèce que celle proprement humaine. On ne s’étonnera pas non plus qu’il y ait aussi une sacralisation des faits et gestes des dominants. Puisque leurs gestes valent plus, on sera attentifs, à leur petits gestes, à leurs petites habitudes. On comprend pourquoi cette relation est plus fondamentale que celle du salariat. Car dans ce cas le capitaliste possède des gestes de l’autre qui ne sont pas nécessairement destinés à effectuer ses gestes privés, qui ne sont pas nécessairement des gestes de son univers gestuel. Cette relation salariale manifeste donc moins la hiérarchisation des vies. Or si le capitaliste ne le fait pas avec les travailleurs qu’il emploie, il le fait cependant avec certains : ses assistants, collaborateurs, secrétaires, propres à son univers gestuel dans l’entreprise. On objectera que cela est nécessaire pour le décharger. Or, si tel était le but, il faudrait alors se demander pourquoi cela pose ensuite bien moins de problèmes que cela soit l’assistant, la secrétaire qui soient surchargés…On soulignera enfin qu’il n’est pas sans avoir un personnel de maison, de gardiennage, ou sans fréquenter des lieux où il y a ce genre de personnel (bureau, hôtel, lieu de vacance) qui par là même renvoie à ses yeux et aux yeux des autres à cette distinction des vies.

Ainsi compris, si le geste de servir a comme fonction de séparer et hiérarchiser des vies, à subalterniser, on peut alors comprendre ce qu’Alain Brossat met en lumière dans le devenir actuel de la relation maître/serviteur dans le dernier quart de son livre. Car avant notre époque, le maître pouvait tout de même devenir trop dépendant du serviteur, d’autant plus qu’il était dans une proximité spatiale, et cela n’était pas sans lui poser des inconvénients pour établir sa suprématie. Bien plus, le geste de servir en tant qu’il réduit la maîtrise technique du maître n’est peut-être pas la meilleure façon pour asseoir sa hiérarchie (comme Hegel l’a bien vu dans sa fameuse dialectique du maître et de l’esclave). Le dernier quart du livre paraîtra cependant assez déroutant. Car alors qu’il était uniquement question jusque là du geste de servir (ou plutôt du geste d’être au service), il va être question d’appareils techniques, de gestes nouveaux qui ne sont pas tous en rapport avec le geste de servir. En effet Alain Brossat évoque le téléphone portable, la télé couleur haute définition, le 4X4 etc. Le geste de servir ne disparaît pas, puisque je l’ai dit au début il y a bien toute une économie des services subalternes, mais les gestes appareillés augmentent, qui sont plus ceux liés à la communication. N’a-t-on alors pas perdu le fil du propos ? Pas complètement, car on se rend compte qu’Alain Brossat veut revenir sur ce qui au fond compte le plus dans cette affaire, distinguer des vies dans un régime de pouvoir qui est ici le régime néolibéral et de la gouvernementalité des vivants. Comment s’effectue actuellement cette distinction ? Eh bien, on pourrait dire qu’un même univers gestuel non plus élémentaire, vital mais social doit être accessible à tout le monde. Les nouveaux dispositifs techniques « ont la particularité de modeler l’existence des serviteurs sur celle des maîtres, de créer les conditions d’un mimétisme général selon lequel, les premiers, au lieu de développer et approfondir leur différence d’avec les seconds, vont sans cesse les imiter davantage dans tous leurs faits et gestes, grands et petits, refermant sur eux-mêmes le piège de la dépendance par imitation » (46). Il y a une immersion dans la gestualité des maîtres. Les serviteurs ne sont plus asservis aux gestes privés, individuels, vitaux du maître mais à leur univers gestuel social et aussi à leur langage, leur mode de penser et d’agir. « Cette production du consensus anomique qui est l’une des conditions du gouvernement régulier des vivants » (52) Si bien que si l’on veut raccorder cela avec ce qui a été dit auparavant, ce qui importait dans le geste d’être au service n’était pas tant de servir mais d’être asservi à des gestes des autres. Le geste d’être au service est au fond une espèce du genre du geste d’asservir à des gestes venant d’autres. Par exemple, nous sommes asservis au geste d’utiliser notre portable (dernière génération), c’est l’imitation plus que son utilité qui prédomine. Asservis à ce geste nous nous subjectivons ou plutôt nous sommes assujettis. L’invariant serait-il donc plutôt le geste d’asservir à des gestes venant d’autres que l’on retrouverait donc aussi au cœur de la gouvernementalité du vivant ? En tout cas le geste de servir ne fait plus seul l’affaire. Il y a, dans ce livre, un certain bougé au sujet de l’invariant qui peut poser problème à la première lecture.

Voyons enfin si cet asservissement gestuel reconduit aussi cette distinction entre les vies ? Selon Alain Brossat cette distinction est maintenant marquée spatialement : éloignement et isolation des maîtres. Les nouveaux maîtres ont constitué « des sorte d’isolats surprotégés et suréquipés dont l’équivalent topologique se retrouve dans ces gated communities où s’enferment à triple tour les nouveaux patriciens et où ils construisent des formes d’autarcies fondées, avant tout, sur la volonté de se séparer du grand nombre, de la plèbe, du tout venant » (49) « Tout se passe, selon le nouveau régime sous lequel est inscrit [la relation entre maître et serviteurs], comme si les uns et les autres vivaient sur des planètes différentes » (50) Sur leur planète les maîtres ont cependant encore leurs serviteurs traditionnels : « vigiles, gardiens, jardiniers, femmes de ménage et toute l’armée innombrable de personnels de service qui s’activent en ces lieux coupés du tissu social et urbain ordinaire pour le confort et la sécurité des maîtres » (49). On retrouve donc bien des espèces sociales, des mondes de vie. Mais il y en a plus que deux maintenant, car entre ces extrêmes que sont celles des maîtres et des serviteurs, il y a toutes les répartitions, compartimentations, propres au geste de tri du biopouvoir néo-libéral actuel. On aurait le geste d’être au service entre les extrêmes et celui d’asservir au centre. Mais les asservis, les classes moyennes, étant donné qu’ils baignent dans l’univers gestuel, communicationnel, des maîtres se sentent plus proches d’eux que des serviteurs et de tout ceux qui sont traités comme des serviteurs, loin de leur monde de vie. Ces classes moyennes faisant de plus en plus usage d’emplois de services, les rendant à leur échelle comparables aux maîtres.

C’est la nouvelle configuration dans laquelle opère conjointement ces invariants que sont les geste de servir et d’asservir dans un régime mixte qui est à la fois la réactivation de l’ancien régime, le régime de gouvernementalité du vivant et le régime capitaliste néo-libéral. Mais c’est dire encore une fois que ce geste de servir ne peut pas être seulement caractérisé par la relation maître/serviteur puisqu’il traverse ici trois régimes qui s’interpénètrent. C’est un geste qui n’existe, comme geste de pouvoir, que comme une fonction des autres. Sa fonction principale est non pas de diviser mais d’inscrire des divisions de pouvoir en les hiérarchisant. Elle polarise le champ du pouvoir, valorisant un monde de vie et dévalorisant l’autre. Elle dualise le champ. Sans cette hiérarchisation gestuelle des vies, il pourrait apparaître trop nettement aux yeux de tous qu’il n’y a pas de raison que certains soient du bon côté de la division et pas les autres. Elle a pour fonction de rendre naturelles les divisions de toutes sortes de pouvoir. D’où le paradoxe que cela peut inspirer. La division n’est acceptée (pas par tous) que parce qu’elle trouve son mode de manifestation qui la rend acceptable (tel ici le naturel des espèces, des mondes de vie). On n’a pas des serviteurs parce qu’on est riche mais c’est pour rendre naturelle sa richesse que l’on a des serviteurs. « Nos gestes valent plus que les autres », voilà ce qui s’exhibent par les relations gestuelles mêmes. Ces relations gestuelles s’expriment, sous le seuil de la conscience, sans même que nous le voulions ou pas, nous en sommes les somnambules. Elles se montrent, elles s’imitent, elles se propagent. Un pouvoir qui dure n’est donc pas un pouvoir qui se cache mais qui se montre. Un premier asservissement gestuel opère déjà par le regard. Je vois cet homme qui appelle son chauffeur, j’intègre la dualité des mondes, je ne me conduirai pas de la même façon avec chacun d’eux, je vois quelqu’un qui fait usage d’un nouveau gadget communicationnel et je le veux, j’intègre qu’il y a un autre monde auquel je vais me conformer. Tout ce que je vois n’est donc pas sans esquisser des conduites futures, je suis polarisé et je deviens alors moi aussi un propagateur, un somnambule.

Le manifeste d’Alain Brossat a donc au fond pour rôle de rendre manifeste ce qui se manifeste. On écrit un manifeste de la plèbe pour que les manifestés deviennent manifestants, transmutation du manifeste. Car il est difficile d’arriver à voir ce qui nous crève les yeux.

Philippe Roy
le Manifeste de la plèbe / A propos du livre d’Alain Brossat :
« Les serviteurs sont fatigués (les maîtres aussi) »
/ 2013
Publié sur Ici et ailleurs
Sur le Silence qui parle :
Maîtres et serviteurs – nouvelle donne ? 1 et 2 / Alain Brossat

Le site d’Olivier Razac : Philoplèbe
 Le manifeste de la plèbe A propos du livre d’Alain Brossat « Les serviteurs sont fatigués (les maîtres aussi) » / Philippe Roy dans Agora the-servant2

Daniel Guérin et la Révolution française / Denis Berger

Une lecture révolutionnaire
Le rappel du passé ne va pas sans oublis significatifs parce que rarement innocents. Parmi les victimes de l’amnésie officielle du Bicentenaire, Daniel Guérin. Ce chercheur militant a consacré à la Révolution française un livre qui, lors de sa parution, en 1946, fut diversement accueilli (1). L’ouvrage figure dans les bibliographies sérieuses. Mais, de son contenu, il est rarement question (2).
Pourtant, dans le grand débat politique qui se déroule sur le sens et l’actualité de la Révolution, Daniel Guérin peut apporter beaucoup. Il nous propose en effet une méthode d’interprétation du processus révolutionnaire susceptible de dissiper un certain nombre de confusions.
Ecartons d’abord un malentendu. Daniel Guérin n’est pas un historien, au sens classiquement universitaire du terme. Ses démonstrations sont étayées par des références précises aux événements et il a travaillé sur toute la documentation qui était accessible dans les années quarante. Mais il n’apporte rien de fondamentalement nouveau dans la reconstitution du passé : pas de trouvailles d’archives, pas d’éléments biographiques inédits ni de récits originaux. De ce point de vue, il est impossible de comparer son oeuvre à celles de Georges Lefebvre, d’Albert Soboul ou de tous ceux qui, à leur suite, ont défriché le champ du mouvement populaire, rural et urbain, dans les années révolutionnaires.
La visée de Guérin est autre. C’est en tant que révolutionnaire (3) qu’il interroge la Révolution française : d’un événement d’une telle ampleur, il faut tirer des leçons actuelles car, dans le temps et dans l’espace, le combat contre l’exploitation est un, par-delà les évidentes différences des périodes et des cultures. Le militant du XXe siècle, qui a été confronté aux expériences exaltantes et sinistres de la révolution d’Octobre et de sa dégénérescence, peut porter sur les luttes anciennes un regard neuf, il peut mieux en comprendre les limites, les contradictions, la portée. En retour, la connaissance du passé lui permet de mieux aborder la complexité du présent.
Une lecture orientée donc, qui ne cache pas ses intentions. Daniel Guérin se situe dans une tradition, illustrée à des degrés divers par Karl Kautsky et Pierre Kropotkine qui, eux aussi, ont étudié 1789 et 1793. Il s’agit de décrypter les discours officiels. ceux des acteurs de l’époque comme ceux des commentateurs ultérieurs. Interpréter l’exubérante diversité des luttes en fonction des grands antagonismes sociaux. Repérer dans les grands moments d’unanimité, telle la fête de la Fédération en 1790, les dissonances qu’introduisent les revendications des plus pauvres et des plus exploités. Retrouver derrière les idéologies les contradictions – de classe, de sexe.
Dans cette tradition, Trotsky occupe une place à part. Il a peu écrit sur la Révolution française elle-même. Mais la théorie de la révolution permanente est une réflexion générale sur la logique interne de tout processus révolutionnaire. Plus particulièrement, le concept de développement combiné (4) peut s’appliquer à la France de l’Ancien Régime. L’accumulation du capital y a commencé depuis plusieurs siècles, bouleversant la société, autrefois seigneuriale et féodale. L’organisation du pouvoir d’Etat, sous la forme d’une monarchie qui n’a d’absolu que le nom, est un obstacle à la modernisation du pays. Contre l’ordre ancien se réalise une coalition des mécontentements les plus neufs comme les plus anciens.
Les premières phases de la lutte (en 1789, lorsqu’il s’agit d’imposer la reconnaissance de la représentation nationale) sont marquées d’un esprit unitaire. Mais, assez vite, le bloc se désagrège sous l’impact des demandes des classes et fractions de classe aux intérêts opposés (dans la France révolutionnaire, d’emblée, les paysans suivent une voie largement autonome). Dès lors se pose, au double sens du terme, un problème de direction : qui va prendre la tête du mouvement et par là-même dire vers où et jusqu’où doit aller la Révolution ?
Tout naturellement, les groupes sociaux les plus puissants parce que les mieux nantis et les mieux dotés culturellement occupent la position dominante. Mais les plus pauvres et les plus exploités sont susceptibles de s’organiser de façon autonome (ils le font à Paris, dès 1792, dans les sections et les sociétés populaires qui composent le mouvement sans-culotte). Ils font alors l’expérience de leur force collective et adoptent des revendications qui, parce qu’elles leur sont propres, rompent avec le cours de la Révolution, tel que l’entendent les dirigeants officiels de ses premières phases.
Les contradictions apparaissent au grand jour et entraînent des réactions en chaîne. Les éléments les plus avancés du peuple travailleur théorisent les conflits qui les opposent aux riches, nobles ou bourgeois. Dans une certaine mesure, l’expérience de la révolution leur permet de devancer l’histoire en posant des problèmes qui ne trouveront de solution que plus tard, lorsque la répétition des expériences aussi bien que les transformations de la société le permettront. Le communisme de Babeuf, la revendication des droits de la femme par Olympe de Gouges sont des exemples de cette prématuration de la théorie qu’il ne faut pas confondre avec l’utopie.
Pour toutes ces raisons, le processus révolutionnaire acquiert une large autonomie par rapport aux conditions économiques et sociales qui sont à son origine. Les luttes ont leur logique propre qui n’est celle ni de la société dans son état ordinaire, ni de ce que produit l’imagination des protagonistes. De ce fait, elles ont des effets spécifiques, idéologiques et politiques, théoriques et pratiques, impossibles à prévoir à partir de la seule analyse des structures de la société.
Le mérite de Daniel Guérin est d’illustrer concrètement les données méthodiques proposées par Trotsky en utilisant différemment le riche matériau des années révolutionnaires.

Sens et limites d’une oeuvre
A sa sortie, la Lutte des classes sous la Première République n’a pas été bien accueillie dans les milieux académiques. Père fondateur de l’école des Annales, Lucien Febvre en fit un compte rendu venimeux qui brillait par son incapacité à comprendre la démarche de l’auteur. On peut être grand historien et myope pour ce qui sort de votre domaine. Mais, peut-être, l’universitaire réagissait-il, à titre préventif, contre l’immixtion d’un non-spécialiste, marxiste de surcroît, dans le domaine réservé de la réflexion historique.
Pour autant, l’oeuvre de Guérin n’est pas exempte de faiblesses qui nuisent à son interprétation de la Révolution (car, il faut le répéter, c’est sous cet angle que l’on doit considérer son travail). Certains défauts sont d’autant plus perceptibles que des recherches ultérieures ont complété nos connaissances des problèmes. Il en est ainsi de tout ce qui concerne la paysannerie : centré sur le rôle des villes parce qu’il est persuadé du rôle historique qu’y jouera plus tard la classe ouvrière, Daniel Guérin a tendance à négliger un peu les spécificités de la France rurale, son influence directe sur le cours général de la Révolution et, indirecte, sur le contenu des événements les plus marquants.
Il est vrai également que Guérin sous-estime quelque peu le rôle « organique » joué par les intellectuels, issus en grand nombre de ce que l’on appellerait aujourd’hui classes moyennes. Dans une formation sociale d’Ancien Régime, les classes sont encore en formation ; à bien des égards, elles sont encore hybrides. Dans le flou qui naît de cette situation, les avocats, les journalistes, tous ceux qui, peu ou prou, ont accès à la culture jouent un rôle considérable. Ils ne sont pas seulement les porte-parole d’intérêts de groupe, ils sont des façonniers de l’histoire, détenteurs d’une certaine marge d’autonomie. Qu’ils aient nom Condorcet, Desmoulins ou Robespierre, on ne peut analyser leur comportement en fonction de leur seule appartenance de classe.
En fait, toutes les critiques que l’on peut faire à Daniel Guérin sont liées à un reproche majeur : il a tendance à schématiser les problèmes de la Révolution française en fonction d’une analyse simplifiée des antagonismes de classe. Plus exactement, il projette sur les événements de 1789 le vocabulaire et les concepts de la révolution prolétarienne contemporaine. A le lire, on a, par exemple, l’impression que la bourgeoisie est un bloc. C’est loin d’être le cas à l’époque : le fermier général qui tire ses profits de la collecte des impôts d’Ancien Régime n’a pas le même comportement que le commerçant moyen désireux d’une société nouvelle parce qu’il y grimperait dans l’échelle des considérations. Autour d’intérêts généraux, cette classe, encore en formation, peut se retrouver : elle approuve la Constitution de 1791 comme les lois d’Allarde et Le Chapelier (5). Mais elle ne manifeste pas la même cohésion en toutes circonstances. Il est donc difficile de la montrer comme un agent parfaitement conscient du processus historique – ce que Guérin est enclin à faire (6).
Il en va de même en ce qui concerne les « bras-nus ». Daniel Guérin présente, à l’occasion, leurs fractions avancées comme une avant-garde prolétarienne. De même, il assimile les sections du Paris de 1793 aux conseils ouvriers de Petrograd de 1917. Dans un cas comme dans l’autre, on assiste à un phénomène de dualité de pouvoir dans la révolution. Cela justifie la comparaison, pas l’identification qui, parfois (7), surgit sous la plume de Guérin. Albert Soboul a bien mis en évidence que les cadres du mouvement sans-culotte appartiennent à l’artisanat et à la boutique. Il va de soi que cette situation donne à leur pratique et à leur expression théorique un caractère différent de celles d’un prolétariat, au demeurant plus qu’embryonnaire en 1793.
En fait, Daniel Guérin, dans son désir justifié de réintégrer 1789 dans le mouvement d’ensemble des révolutions, a été victime d’un télescopage, fréquent chez les marxistes : il a appliqué immédiatement les concepts généraux de l’analyse de classe aux événements particuliers qu’il étudiait. Voyant mieux que personne que les revendications les plus radicales des « bras-nus » sortaient du cadre bourgeois de la Révolution et préfiguraient ce qu’allaient devenir les thèmes de l’action ouvrière, il leur a appliqué le qualificatif de prolétarien, hors de saison en l’occurrence. Erreur qui n’est pas sans conséquences : le conflit bourgeoisie-prolétariat est un des axes d’analyse du processus révolutionnaire ; lorsqu’on le transforme en explication de chacun des événements survenus, on en arrive à minimiser l’influence d’autres contradictions. Entre autres, les rapports entre hommes et femmes, dont l’évolution au cours des années révolutionnaires a contribué à forger le cadre des idéologies qui allaient devenir dominantes le siècle suivant (8).
Ces approximations et ces insuffisances, qui ne doivent pas être cachées, n’annulent pas l’apport fondamental de Guérin qui, répétons-le, sait mettre en évidence les contradictions d’une révolution qui n’est pas la symphonie héroïque qu’on nous dit. Dans le cours même de la lutte, une deuxième révolution apparaît, qui donne à l’émancipation politique ses perspectives sociales. Mieux que tout autre, Daniel Guérin sait rompre le silence officiel sur les dissonances dans l’unanimité républicaine. C’est parce que sa conception générale lui permet de prendre en compte la totalité des aspects de l’histoire.
Un exemple : combien d’historiens n’ont-il pas écrit que, dans le Paris de la Terreur, les mouvements contre la vie chère suivaient le modèle ancien des émeutes de la faim, fréquentes aux siècles précédents ? De même, l’exigence d’une taxation des denrées de première nécessité serait l’expression d’un refus, par les masses populaires, d’une modernité incarnée dans le libre-échange. Les remarques sont en partie fondées. Mais les conclusions hâtives : dans le moule des traditions, de nouvelles formes de combat se coulent ; le refus de la logique capitaliste n’est pas nostalgie du passé. Dans une période révolutionnaire, les rapports sociaux prennent, à travers les rapports de forces momentanés, la configuration qu’ils vont conserver pour de longues années. Quand les « bras-nus » s’opposent à la « bourgeoisie révolutionnaire », ils expriment, avec des moyens anciens, la contradiction fondamentale entre l’égalité juridique et l’inégalité sociale.
Quant aux sections et aux sociétés parisiennes, elles sont bien autre chose que la continuité des collectivités locales et paroissiales de l’Ancien Régime. Parce que, dans des moments de conflits internes, elles rassemblent des femmes et des hommes qui n’ont que leur force collective pour peser sur les événements, parce qu’elles aboutissent à des affrontements politiques multiples (avec les factieux mais aussi avec la Convention), elles sont une des premières et des plus vastes expériences de démocratie directe. En cela, elles sont modernes, car elles annoncent les formes que, de nos jours encore, tout mouvement de masse revêt dès qu’il atteint une grande ampleur.
Mieux que personne (c’est à dessein que cette expression se répète sous ma plume), Daniel Guérin sait montrer cet aspect de la réalité. Mieux que personne, il sait montrer que la transition révolutionnaire fait naître le neuf de l’ancien.
Daniel Guérin et la Révolution française / Denis Berger dans Agora willy-ronis-greve

Dans l’actualité
Dans la discussion sur le bon usage de la Révolution, la méthode de Daniel Guérin peut s’avérer utile. On sait qu’aujourd’hui la parole dominante est celle de François Furet. Parce que l’air du temps s’y prête. Parce qu’une savante stratégie médiatique le permet. On sait aussi que cet auteur parle d’un lieu politique bien déterminé. Son interprétation historique est un acte politique. Si, pour lui, « la Révolution française est terminée », c’est que nous sommes entrés dans une ère où, au nom du libéralisme, il convient d’enterrer les conflits.
Toutes ces caractéristiques méritent d’être connues et éventuellement rappelées, car elles orientent les conclusions de Furet. Elles n’empêchent pas la pertinence de beaucoup de ses critiques qui montrent clairement les insuffisances de bien des analyses traditionnelles, fussent-elles inspirées du marxisme. En particulier, il est possible de revenir, à partir de ce que dit Furet, non sur la notion même, mais sur l’utilisation courante du concept de « révolution bourgeoise ».
Pour cet auteur, le terme n’a pas de sens, parce qu’il plaque un qualificatif qui relève du social sur un événement exclusivement politique. La bourgeoisie française, qui n’a pas de cohésion en 1789, ne se retrouve à la direction d’aucun des mouvements sociaux – surtout pas en 1793-1794. En fait, selon lui, il y a une pluralité de mouvements, provoqués, dans leurs dissemblances, par l’inadaptation des structures du pouvoir d’Etat. La seule logique de la Révolution est d’ordre politique et idéologique. Les réformes dont était grosse la société sont, pour l’essentiel, accomplies en 1791. Tout ce qui survient après (et qui n’est pas négligeable : la guerre, la naissance de la République, la mort du roi, les conflits de la Montagne, la Terreur, etc.) ne correspond à aucune nécessité et relève d’un « dérapage » : ceux qui, en interprétant Rousseau, prétendent incarner la volonté populaire sont immanquablement amenés à contraindre le peuple réel au nom du peuple idéal. A la clé, la Terreur, préfigurative du Goulag.
D’autres ont critiqué et critiqueront les dérapages de François Furet, qui semble réduire le processus révolutionnaire à un enchaînement de concepts. Je ne retiendrai ici que les prémisses de son raisonnement qui me semblent partiellement fondées. La Révolution française n’est pas un assaut soigneusement préparé par une bourgeoisie parfaitement lucide sur ses objectifs, parce que véritablement unifiée dans ses fonctions économiques. Produit d’une crise générale, c’est-à-dire d’une situation où la faillite de l’Etat libère les énergie de toutes les couches de la société, elle a connu très vite un développement incontrôlable par qui que ce soit.
Friedrich Engels note quelque part que le bourgeois fait le plus souvent de la politique par procuration ; sa préoccupation directe est le profit. La remarque s’applique davantage encore aux périodes où la politique prend un tour d’autant plus violent que les couches les plus pauvres entrent en action. Dans de tels moments sonne l’heure des porte-parole et des politiques de profession. Ceux-ci appartiennent souvent à des groupes sociaux marginaux ; pour eux, l’action publique est, jusque dans sa dimension idéologique, un moyen d’accéder à la suprématie sociale. Ils sont, avant leur entrée dans la lutte ou à cause d’elle, des déclassés. Ni Danton, ni Marat, ni Robespierre ne sont des bourgeois, au sens sociologique du terme. Sur ce point, Cobban, Furet, tous les « révisionnistes » ont raison.
Comment, alors, concilier la notion de Révolution française avec la réalité d’un processus que dirigent des membres d’autres classes sociales ? Faut-il renoncer à ce qu’exprime vraiment le concept – à savoir que la mise en place définitive du mode de production capitaliste passe par une rupture politique, dont la Révolution française est un exemple ?
L’utilisation que fait Daniel Guérin du meilleur de la tradition marxiste permet de répondre à ces questions.
Dans la Révolution française et nous, il distingue fortement deux niveaux, selon ses termes « l’objectif et le subjectif ». On peut discuter de la pertinence des mots employés ; l’idée est fondamentale. Dans la suite d’événements qui bouleverse la France entre 1789 et 1799, est à l’oeuvre un processus impersonnel, aboutissement au niveau politique d’une évolution longue, qui s’est effectuée pour l’essentiel dans le domaine économique et social. C’est en cela que la révolution est bourgeoise : elle est adaptation des structures de l’Etat aux exigences du développement capitaliste.
D’autre part, une crise spécifique, évidemment déterminée par les tendances générales d’évolution de la société, mais marquée aussi par la conjoncture des rapports entre les classes et les fractions de classe. A ce niveau, l’aspect « subjectif » prime largement. L’action révolutionnaire suit ses propres lois. Pour elle, le court terme est de règle, avec la part qu’il concède à l’appréciation des rapports de forces, à l’essai de prévision des réactions de l’adversaire… et aux erreurs d’estimation qui en découlent. La crise structurelle de l’Ancien Régime et la crise économique qui culmine en 1787 forment l’ »infrastructure » du processus révolutionnaire. Mais, à partir du moment où s’effectue une cassure symbolique avec l’ordre royal (la prise de la Bastille, les manifestations des 5 et 6 octobre 1789 en sont les premiers symptômes), la mobilisation populaire s’inscrit dans un contexte nouveau. Elle devient directement politique, même s’il faut du temps pour que les acteurs en prennent conscience. Elle se traduit par des initiatives et des intentions qui n’étaient pas toutes inscrites dans la logique de l’évolution sociale globale.
On ne peut comprendre le dédoublement du processus révolutionnaire sans se référer aux traits particuliers du développement capitaliste. Les rapports de production capitalistes ont déjà, à la fin du XVIIIe siècle, un long passé. Portés par la dynamique de l’échange, ils se généralisent automatiquement et minent de l’intérieur les structures des sociétés fondées sur les rapports d’exploitation personnalisés. Toute l’histoire de la royauté française est, depuis le XVIe siècle au moins, l’histoire d’une prise en compte, plus ou moins réussie, de l’essor capitaliste. Par ailleurs, l’accumulation a, dès l’origine, une dimension internationale. En 1789, le destin de toutes les nations européennes est dépendant du marché international qui commence à se structurer. La Grande-Bretagne y joue un rôle essentiel, moins par sa puissance commerciale que par l’accès précoce au capitalisme que lui ont permis ses révolutions, politiques et industrielles. Ses succès fixent le rythme de la croissance de tout l’Occident : les autres nations doivent s’adapter, catégoriquement.
Cet impératif, impersonnel parce qu’objectif, commande une large part de l’attitude des élites sociales de la France, y compris une part notable de l’aristocratie, convertie au libéralisme. Chacun cherche à faire coïncider la modernisation avec ses intérêts propres. D’où la multiplicité des fractions. Malgré les divergences, cependant, un certain programme commun s’esquisse. C’est celui qu’effectivement mettra en oeuvre l’Assemblée constituante : limitation du pouvoir royal, contrôle parlementaire, suffrage censitaire, refonte de la fiscalité et de la justice, affirmation de l’individu, etc. Avec ces réformes-là, on peut faire face à la concurrence britannique et prétendre à l’hégémonie sur l’Europe, sans trop ébranler la hiérarchie sociale.
Dans cette perspective, le peuple constitue une masse de manoeuvre. Mais, on l’a dit, la logique politique née de l’ébranlement de ces piliers de l’ordre social que sont la monarchie et la religion ouvre de nouveaux espaces. S’y engouffrent tous ceux qui n’ont aucune raison d’autolimiter leurs exigences, parce qu’ils sont déjà exclus des projets de société en gestation : « bras-nus » bien sûr, mais aussi femmes, Noirs… Plus ou moins massivement, ils revendiquent. Plus ou moins clairement, certains imaginent un avenir autre. Même limitée dans son expression, même momentanément coupée du possible immédiat, cette imagination est créatrice. Le seul fait que quelques hommes aient pu parler de communisme, quelques combattantes exiger l’égalité pour les femmes, montre bien qu’à côté de la logique de l’évolution sociale il y a une logique des luttes. Comme l’écrit Guérin : « La Révolution française (…) fut un épisode de la révolution tout court. »
Il y a donc deux révolutions en France. La révolution de la modernisation capitaliste. Celle-là, Furet a raison, pouvait s’arrêter en 1791, mais la remarque est purement théorique. La seconde révolution, celle des masses, ne pouvait en rester à pareil mi-chemin. Forcément, l’enchaînement interne du processus révolutionnaire devait l’entraîner plus loin, par nécessité politique et pas seulement idéologique.
Difficile de nier que la Révolution française, jusque dans ses prolongements napoléoniens, marque bien la modernisation institutionnelle par laquelle s’effectue le passage au capitalisme. Elle est, à ce titre, une révolution bourgeoise. Mais, contrairement à ce que l’on a dit souvent, elle n’est pas un modèle de la transition historique vers le capitalisme. La crise immense qui l’a marquée de bout en bout a provoqué une radicalisation, en elle-même contradictoire à l’esprit bourgeois tel qu’il existait auparavant, tel qu’aussi il a pris forme au XIXe siècle. Faisons une hypothèse : 1789 est à bien des égards une exception ; la conquête tranquille de l’hégémonie par la bourgeoisie allemande, quelques décennies plus tard, est, sans doute, plus typique.
1789 marque donc un commencement. François Furet, s’inspirant de Tocqueville, nous dit qu’il s’agit là d’un mythe, inspiré par les croyances des protagonistes. Il a beau jeu de montrer les continuités entre l’Ancien Régime et la France post-révolutionnaire : il n’y a jamais de nouveauté absolue, le maintien et la répétition scandent les actions humaines. Mais il y a des ruptures, à partir desquelles l’évolution historique suit un cours différent dans ses lignes de force. La Révolution française est une de ces ruptures – en grande partie à cause de la dualité de son déroulement.
Et, si l’idéologie de la table rase est bien celle des principaux acteurs de la période, ce n’est pas seulement parce qu’il faut, pour légitimer sa propre audace, se persuader que l’on innove totalement. C’est aussi parce que ceux qui mettent à mort avec le roi toute une société ont conscience d’avoir franchi un pas irrémédiable. C’est aussi que les anticipations que permet, dans le domaine idéologique, la crise révolutionnaire sont, indépendamment de leurs possibilités de réalisation immédiate, une négation du passé.
Cette richesse et cette complexité de la Révolution française, la méthode d’approche de Daniel Guérin nous aide à l’appréhender.

La deuxième fin de Robespierre
Grâce à Guérin, nous pouvons aussi sortir du « jacobinisme ». On a beau faire : près de cent ans de robespierrisme quasi officiel font que l’ »Incorruptible » passe pour un modèle révolutionnaire. Lénine lui-même s’y est trompé. L’honnêteté de Maximilien, son intransigeance et son énergie éclipsent les incertitudes de sa pratique. Albert Soboul et ceux qu’il a inspirés n’ont pas peu contribué à entretenir, à notre époque, cette sorte de culte.
Ils ont, certes, contribué à la connaissance du mouvement révolutionnaire et, à coup sûr, ils ne correspondent pas au portrait-robot peu flatteur que trace d’eux François Furet pour mieux les disqualifier. Néanmoins, ils ont l’inconvénient majeur de faire de la pratique robespierriste l’incarnation du maximum révolutionnaire possible : compte tenu des conditions objectives, on ne pouvait aller plus loin que l’a fait le Comité de salut public ; les Enragés posaient de vrais problèmes mais de façon excessive ; les femmes en quête de leurs droits politiques relevaient de l’utopie.
Ainsi posée, la question n’a aucun sens. Elle reflète un choix politique a priori que fonde une appréciation purement idéaliste des rapports du possible et de l’impossible, de l’action et de l’utopie. On n’apprécie pas les acteurs d’une révolution sans s’interroger sur la signification sociale et politique de leur comportement ou, si l’on veut, sur les fonctions qu’ils remplissent dans une société en crise.
Comment définir les Montagnards les plus radicaux ? Par leur ardeur à défendre les conquêtes de la Révolution ? Certainement. Mais aussi par leur place sur l’échiquier politique. Robespierre, Couthon, Saint-Just sont au carrefour des influences et des intérêts qui donnent à la Révolution française son caractère pluriel (c’est peut-être cette position médiane qui permet à leurs admirateurs d’en faire les agents de la raison possible). Ils sont dans le cadre de la révolution bourgeoise, mais ils en perçoivent à l’occasion les limites (ils cherchent les moyens d’égaliser les conditions sociales). Ils entendent s’appuyer sur le peuple, mais rejettent ses revendications trop radicales, en particulier tout ce qui porte atteinte à la propriété.
Un marxisme quelque peu traditionnel les qualifierait de « petits-bourgeois ». Caractérisation en partie fondée, mais insuffisante. Le « gouvernement » robespierriste est aussi, par sa pratique, un pouvoir bureaucratique. Empêtré dans sa situation intermédiaire, il ne peut subsister qu’en réprimant, tantôt à gauche (Jacques Roux, Hébert), tantôt à droite (les Indulgents, Danton). Il perd ainsi ses assises sociales en se substituant de plus en plus à ceux au nom desquels il parle, en classifiant et réglementant la vie sociale tout entière, de façon à empêcher toute déviation. En quelque sorte, un bonapartisme révolutionnaire qui ne pouvait avoir aucun avenir.
Jugement de fait et non de valeur. On peut comprendre la logique infernale qui a mené dans l’impasse le Comité robespierriste. On ne peut pour autant lui imputer un rapport fécond au réel : son audace – indéniable – se mêle d’aveuglement et d’un conformisme qui annonce les grandes éthiques conservatrices du XIXe et du XXe siècles. Le plus souvent, les robespierristes privilégient l’action de sommet et l’intervention de l’appareil d’Etat par rapport à la mobilisation de masse. Daniel Guérin montre bien qu’en plusieurs circonstances décisives le noyau dur des Jacobins est devancé, dépassé par les initiatives populaires qui convergent autour de la Commune de Paris (c’est notamment le cas lors de la journée du 31 mai 1793).
Les robespierristes, à leur façon, sont modernes. Ils annoncent un certain style d’organisation, de direction et de rapport aux masses qui, hélas, fleurira au XXe siècle. Quelles que soient les excuses que l’on peut trouver à leurs erreurs, on ne peut ignorer qu’ils sont, de fait, coupés de plus en plus de ce qui est initiative d’avant-garde. Il y a, en puissance, deux courants et deux pouvoirs dans les années 1793-1794. Guérin a raison de l’indiquer, même s’il schématise à l’occasion les oppositions existantes.
Il y a, de même, deux Terreurs. Sur ce point, les recherches historiques ont confirmé les indications de Daniel Guérin. Une terreur populaire, brutale, cruelle même lors des massacres de septembre 1792, née de la réaction spontanée des gens du peuple qui, soumis depuis toujours à la violence latente et ouverte des rapports sociaux d’Ancien Régime, ne peuvent exorciser leurs craintes qu’en employant les méthodes même dont ils avaient été les victimes.
Cette terreur-là, on peut la déplorer ; il faut la comprendre. Elle diffère de la terreur bureaucratique qui, de 1793 à 1794, s’organise d’en haut et dérape dans l’engrenage de la Loi des suspects. Cette terreur-là fit des victimes dans toutes les couches de la population. Elle exprimait l’effort désespéré d’un pouvoir, de plus en plus isolé, pour encadrer une population incontrôlable. L’idéologie révolutionnaire a-t-elle, comme le suggère Furet, préparé le terrain de la Terreur ? Peut-être, sous certains de ses aspects. Mais ce ne sont pas les concepts qui ont déterminé l’usage de la guillotine : c’est une pratique du pouvoir et un rapport au peuple, éminemment concrets.
Il y aurait beaucoup à dire encore. Daniel Guérin a notamment consacré des développements intéressants à la déchristianisation, dont il a montré que, loin d’être totalement artificielle, elle répondait aux aspirations de certains secteurs du mouvement populaire et était un enjeu entre bourgeois et « bras-nus ».
J’espère avoir transmis un peu de la vigoureuse passion de Daniel Guérin. Je souhaite avoir montré que sa méthode d’approche est féconde, fondamentale même, pour comprendre le pluriel de la Révolution française.
Aujourd’hui, l’heure est à l’idéologie molle du consensus. Consensus républicain certes, mais combien anémique. On applaudit 1789 pour les droits de l’Homme (qui peut être contre ?) de façon à ce que 1989 voie la fin des conflits passés, présents et futurs. La Grande Révolution est un long fleuve tranquille.
Daniel Guérin nous aide à remettre les pendules à l’heure. En magnifiant les « bras-nus » et la première Commune de Paris, il rétablit un passé qui est le garant de l’avenir des luttes.
Pensons à ce que chantait Eugène Pottier : « lls sentiront sous peu, nom de Dieu, que la Commune n’est pas morte. » Une phrase dont la forme et le contenu plaisaient à Daniel Guérin.
Denis Berger
Daniel Guérin et la Révolution française / 1998
Texte publié dans Alternative libertaire en 1998
Voir le site Daniel Guérin Info
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Sur le capitalisme et le désir, entretien avec Gilles Deleuze et Félix Guattari

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1 Daniel Guérin, les Luttes de classes en France sous la première République, Gallimard, 1946, 2 volumes. Une seconde édition, augmentée, est parue chez le même éditeur en 1968. On peut se référer aussi à l’édition abrégée (Bourgeois et bras nus, Gallimard, 1973) et au recueil d’articles (la Révolution française et nous, Maspero, 1976) qui contient notamment une importante préface, non publiée jusque-là, de l’édition de 1946.
2 En leur temps, Albert Soboul (Mouvement populaire et gouvernement révolutionnaire en l’an II, 1793-1794, édition abrégée d’une thèse soutenue en 1958) et François Furet (Penser la Révolution française, Gallimard, 1978) ont rapidement évoqué et critiqué les idées de Guérin. Michel Vovelle a fait de même, dans la revue de l’historiographie révolutionnaire qu’il a publiée dans l’Etat de la France sous la Révolution française, La Découverte, 1988.
3 Il n’est pas nécessaire de rappeler ici ce que furent, de 1930 à sa mort récente, les activités de Daniel Guérin. Bornons-nous à dire que, marxiste libertaire, il n’a cessé de combattre toutes les formes de l’oppression et de l’exploitation. La variété de son oeuvre écrite témoigne de la diversité et de la profondeur de son engagement contre le colonialisme, pour la libération sexuelle. Ses travaux sur l’Amérique, le Front populaire, etc. valent d’être lus.
(notes 4 à 8 manquantes)

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