(la composition de cet éditorial est garantie 100% sans quenelles)
J’avoue : je suis un dangereux criminel. Récidiviste, qui plus est.
Le lâche forfait que j’ai commis, ici-même, est en effet crime de lèse-majesté. J’ai donc, sur le site internet de Mouvement, suggéré que François Hollande ne s’intéresse au théâtre que s’il y a sur scène des « nanas à poil », et qu’il pourrait être « le président le plus inculte de la Ve République ». Je passe sous silence les messages (privés) que m’ont valu ces propos ravageurs (« on ne tire pas sur une ambulance », ce serait « faire le jeu de la droite » – voire de l’extrême…, etc.). Pour le conseiller culture de François Hollande, le sublimissime David Kessler, le rédacteur en chef de Mouvement ne pratiquerait que « journalisme à l’emporte pièces ».
Dont actes… Pour tenter de me faire pardonner pareille offense au chef de l’Etat, je lui ai envoyé avant Noël un cadeau dédicacé : les œuvres complètes de Fernando Pessoa, lesquelles contiennent des textes écrits au début du XXe siècle, lesquels se révèlent aujourd’hui fort éclairants sur la nature du « libéralisme ». Oh surprise, quelques jours plus tard, le site e-bay proposait à la revente les mêmes œuvres complètes de Fernando Pessoa ; annonce venant d’un certain François H., Paris 8e. Sans doute ne s’agit-il que d’une (étrange) coïncidence : loin de moi l’idée que notre cher président de la République puisse revendre sur internet les cadeaux qui lui sont adressés. (1)
Quoique… On puisse continuer à douter de l’intérêt de François Hollande pour les choses de l’art et de l’esprit. Signe des temps : selon des sources concordantes, proches de l’Elysée et du ministère de la Culture et de la Communication, François Hollande aurait décidé de ne pas sacrifier en ce début d’année, au rituel des vœux présidentiels traditionnellement adressés au monde de la culture. L’an passé, déjà, il s‘était soustrait à cette ardente obligation, mais il avait fourni un mot d’excuses : venant à peine d’entrer en guerre au Mali, il était resté dans son bureau élyséen et avait délégué à l’inauguration de Marseille-Provence 2013 Capitale européenne de la culture, le caporal en chef Jean-Marc Ayrault, ce qui avait donné lieu à l’un des plus pitoyables discours qu’il ait jamais été donné d’entendre en la matière.
Comment la culture participe à la richesse nationale
Janvier 2014. On ne sait pas encore où François Hollande va décider d’aller porter le fer (ici-même, contre Dieudonné M’Bala M’Bala, ça occupe déjà pas mal les réservistes). Mais c’est donc, a priori sans motif dûment justifié, que le « monde de la culture » se passera cette année de vœux présidentiels. Le chef de l’Etat aurait pourtant eu quelques motifs de décorations pour enrober un joli petit laïus en la matière : il est ainsi avéré que les « industries créatives et culturelles » engendrent en France plus de 61 milliards d’euros de chiffre d’affaires direct (davantage que l’automobile, le luxe ou la défense) ; que ces mêmes industries créatives et culturelles font travailler plus de 1,2 million de personnes, soit 5% de l’emploi national ; que les dépenses culturelles et de loisir des Français représente 8,4% de la consommation des ménages (chiffres 2011), positionnant la France en deuxième position des pays du G8, derrière les Etats-Unis. Mince, ce n’est pas mince ! Ces chiffres sont issus du premier « panorama culturel des industries culturelles et créatives » réalisé par le cabinet d’audit Ernst & Young et la plateforme France Créative.
Parallèlement à cet audit, un rapport conjointement commandé par Aurélie Filippetti et Pierre Moscovici à l’Inspection générale des finances et à l’Inspection générale des affaires culturelles sur « l’apport de la culture à l’économie en France » (2) met en lumière d’autres éléments intéressants dont tout président de la République digne de cette fonction aurait dû immédiatement se saisir. Des chiffres, là aussi : « la valeur ajoutée des activités culturelles en France s’établit à 57,8 millions d’euros » ; celle-ci est « équivalente à la valeur ajoutée de l’agriculture et des industries alimentaires », et « représente sept fois l’industrie automobile et plus de deux fois les télécommunications ». En outre, les inspecteurs généraux des finances et de la culture ont cherché à « analyser l’impact structurel d’une implantation culturelle sur le développement local ». « La mission a établi une corrélation positive entre la présence d’une implantation culturelle et le développement socio-économique d’un territoire », écrivent-ils en conclusion de leur rapport. Intuitivement, on le savait depuis longtemps déjà. Mais c’est la première fois qu’une analyse menée selon les critères de la science économique vient l’attester.
Il eut été possible, pour François Hollande faisant vœux, d’illustrer à dessein cette notion d’impact structurel régional en surfant sur l’exemple marseillais. Car à Marseille, il n’y a pas que voyous et délinquance (en veux-tu, en voilà ; en veux-tu pas, en voilà quand même) : Marseille-Provence Capitale européenne de la culture a réuni tout au long de l’année près de 10 millions de visites dont 1.6 millions pour le seul MuCEM. Certes, la fréquentation ne saurait être le seul élément de bilan de la Capitale européenne de la culture ; certes le « nombrisme » (selon le mot du sociologue Jean-Louis Fabiani) ne fait pas à lui seul politique culturelle, et un certain nombre d’acteurs culturels du territoire marseillais aimeraient bien savoir à quelle sauce (ou plutôt disette) ils vont être mangés en 2014. Mais sans s’embarrasser de détails éventuellement embarrassants, il eut été de bonne guerre que François Hollande, au nom de l’Etat et de l’attention portée aux « territoires », se félicite de la bonne « image » culturellement envoyée par Marseille-la-rebelle. Peine perdue ! Question subsidiaire : dans ses vœux qu’il ne manquera pas de faire, combien de forces de police supplémentaires le ministre de l’Intérieur va-t-il annoncer pour « sécuriser » la cité Phocéenne ? Ou encore : pour une seule caméra de vidéosurveillance (36 000 euros selon la Cour des comptes), combien d’associations culturelles amputées ou privées de subventions ?
Revenons à la politique, dans ce qu’elle a de meilleur. L’information est passée relativement inaperçue, alors qu’elle est pourtant de taille : pour la première fois dans l’histoire de la Ve République (mais là, pas sûr que ce soit une bonne nouvelle pour le président de la République), l’Assemblée nationale a désavoué le gouvernement au moment de voter le projet de loi de finance 2014. Le 19 décembre dernier, en lecture définitive, les parlementaires ont en effet rejeté le budget de la culture, non pour le réduire sur l’autel de la sacro-sainte « rigueur », mais au contraire pour l’augmenter ! Le parlement a ainsi fait passer les crédits alloués à la mission Culture de 2 576 à 2 582 millions d’euros, ceux du Patrimoine de 743, 95 à 746,15 millions d’euros, ceux du programme Création de 745,97 à 746,47 millions d’euros, et ceux du programme Transmission des savoirs et démocratisation de la culture de 1 086,71 à 1089,33 millions d’euros. Bref, l’Assemblée nationale a su produire une « intelligence collective » visiblement supérieure au seul cerveau du président de la République. En serait-il jaloux ?
Certes, tout n’est pas chiffre d’affaires ni affaire de chiffres, et une bonne partie de la « plus-value » de la culture reste incalculable et inquantifiable, mais a minima, en souvenirs de ses lointaines années à l’ENA, François Hollande aurait pu surfer sur ces bonnes nouvelles, lui qui promettait de « sanctuariser » le budget de la culture. Mais peut-être avait-on mal compris. Quand il parlait de « sanctuariser », François Hollande voulait peut-être dire « enterrer ». En tout cas, entrepreneurs d’art, de culture et de création, passez votre chemin : le « pacte de responsabilité » vanté par le président de la République vous tient pour quantité négligeable, et autant dire, pour espèce irresponsable. Au demeurant, c’est peut-être mieux ainsi car il y aurait beaucoup à dire sur ce fameux « pacte de responsabilité ». Mais c’est une autre histoire…
Faute de vœux (quel aveu !), les professionnels de l’art et de la culture ne vont pas manquer, dans les prochains jours, de se rappeler au bon souvenir de François Hollande. Sur la question de l’intermittence (dans le cadre de l’ouverture des négociations au sein de l’Unedic, le 17 janvier 2014), le comité de suivi (qui regroupe coordination des intermittents et précaires et organisations syndicales) proteste contre les recommandations d’un groupe de travail du Sénat, tient une conférence de presse le 15 janvier à l’Assemblée nationale et prévoit des actions locales et nationales dans la foulée.
« La nécessité d’une politique culturelle publique n’est pas une simple posture »
Le Syndeac enfin, annonce pour le 13 janvier une journée nationale de mobilisation des artistes et acteurs culturels, « L’art en campagne ». « La nécessité d’une politique culturelle publique n’est pas une simple posture, déclaration ou poursuite d’un état de fait, cela relève bien d’une volonté qui doit sans cesse se redonner un souffle nouveau », écrit le Syndeac. «Et c’est précisément dans un contexte de crise qu’il faut miser sur la création. C’est la vocation des artistes et des créateurs de donner à voir de nouvelles manières de penser, de nouvelles façons de voir notre monde. Car la création n’est pas seulement un secteur d’avenir créateur d’emplois non délocalisables et moteur d’une économie locale, sa vitalité est l’indicateur d’une nation qui prend en main son destin commun. Cependant, le dialogue des acteurs culturels avec leur interlocuteurs politiques semble parfois difficile sur de nombreux sujets : loi de décentralisation, projet de loi d’orientation pour la création, affaiblissement du budget de la culture, réforme du régime spécifique de l’intermittence, éducation artistique et culturelle […]. Le secteur culturel n’est pas seulement dans le désir d’une « exception » : faire le choix d’une politique culturelle c’est aussi faire le choix de défendre un espace civile non consensuel. La parole des artistes est une parole qui interroge, critique et déconstruit. Il est temps de changer d’orientation et d’oser un plan de développement pour l’art et la culture. Il est temps de redonner sa place à l’art dans une société démocratique en mal de projet collectif. »
Problème : l’expression « projet collectif » n’existe pas dans la base de données intellectuelles du président François Hollande. Et encore, dans le logiciel présidentiel, une case vide : « que faire du pouvoir ? », occupée par un méchant virus : « garder le pouvoir coûte que coûte ». Sans surprise, Le Monde (daté du mercredi 8 janvier) nous apprend que « le Front national a le vent en poupe pour les municipales et veut rafler le titre de premier parti de France aux européennes de mai ». Pour endiguer un tel raz-de-marée prévisible, la culture ne pourrait-elle renforcer quelques rivages fragiles ? Aurélie Filippetti veut y croire, et sans doute est-elle sincère lorsqu’elle déclare que « la lutte contre le Front national passe beaucoup par le terrain culturel ». On craint fort qu’une telle conviction ne soit pas partagée au plus haut sommet de l’Etat. Plus grave encore. Selon des informations que nous avons recueillies au sein du Parti socialiste, certains dans l’entourage de François Hollande semblent convaincus que l’actuel président de la République ne sera réélu en 2017 que s’il se trouve au second tour face à Marine Le Pen. Et ne voient donc pas d’un mauvais œil, les scores qui s’annoncent pour l’extrême-droite aux prochaines élections municipales et européennes (avec espoir un peu naïf d’un miraculeux « sursaut républicain »). Si un tel dessein existe (et il semble bien que tel soit le cas), on comprend mieux l’absence de vœux au monde de la culture du président de la République : ce ne serait pas simple oubli ou négligence, mais volonté délibérée de ne pas encourager un secteur d’activité qui, dans tous les sens du terme, participe pleinement à la richesse nationale. Il faut avoir le courage de le dire : il y a dans la pâte molle du hollandisme quelque chose de profondément délétère.
Jean-Marc Adolphe
François Hollande, président sans vœux / 2014
Edito de la revue Mouvement n°304
Lire aussi : Le sensible à l’écart, Mouvement n° 70, juillet-octobre 2013.
1 Il va de soi que cette anecdote est de pure invention. Le reste de l’article est, en revanche, de stricte vérité.
2 Dans l’entretien qu’elle avait accordé à Mouvement n°67, janvier-février 2013, Aurélie Filippetti avait annoncé son intention de confier une expertise conjointe au ministère de l’Economie et des Finances et au ministère de la Culture.