« Les Français veulent que la France reste la France » / Claude Guéant, ministre de la République française.
« Et puis, de façon plus ou moins consciente, pour bien des gens, celui qui parle une autre langue, c’est l’étranger par défi nition : il est “étrange”, il n’est pas d’ici, il est différent de moi, et sa diff érence en fait un ennemi potentiel, ou à tout le moins un barbare, c’est-à-dire, étymologiquement, un qui balbutie, un qui ne sait pas parler, un presque-non-homme. De sorte que le confl it linguistique tend à devenir conflit racial et politique, autre malédiction » / Primo Levi, écrivain.
On est toujours ébloui lorsque l’on se promène à Ferrare. Il y a un fil rouge entre la beauté des vers de Boiardo et de l’Arioste et les images d’Antonioni : une ville suspendue dans le temps, à la recherche d’un possible éternel. Et pourtant tant de sang et d’événements s’écoulent sous cette quête de l’intemporel. C’est dans cette ville qu’on commence à organiser, à la Renaissance, les dispositifs de « contrôle » de l’État moderne. A Ferrare, on apprête la grande invention : un enregistrement précis du mouvement des gens par la création de registres des hôtes dans les auberges et l’invention de passeports. Les aubergistes ont, en effet, l’obligation d’écrire un répertoire des présences dans leurs établissements et de faire chaque jour un rapport à la police et un autre au Seigneur de la ville. Assurément, la naissance de l’État moderne est liée au contrôle des mouvements des personnes, à la réduction des personnes à des chiffres et à l’invention des papiers, non pas seulement pour les « citoyens », mais surtout pour ceux qui viennent du dehors. Sur la ville pesait la « menace » constante d’un grand nombre de travailleurs irréguliers provenant de la plaine du Pô et des montagnes alpines cherchant dans les grandes villes padanes du travail ou, à défaut, du pain. C’est cette populace migrante, vagabonde, qu’il faut contrôler, comptabiliser, épier pour prévenir des révoltes et assurer un minimum de décence dans les espaces urbains. Elle devient également, à l’aube de la naissance de l’État moderne, le bouc émissaire des crises économiques récurrentes. Giovanni II Bentivoglio, Seigneur de Bologne, à côté de Ferrare, aura souvent recours à l’expulsion des étrangers, quand les choses dans sa ville vont mal : on leur ferme les portes d’entrée au nez (les frontières…), on chasse les étrangers qui résident en ville depuis moins de quatre ans, puis ceux qui y vivent depuis moins de deux ans… Dans les chroniques de la ville, on lit souvent l’équation : famine = expulsion d’étrangers. Un racisme « populaire » s’accompagne d’un racisme d’état. Le fondement « théorique » de ce racisme n’est déjà plus biologique, mais « culturel ». Un aspect typique de cette volonté d’uniformiser l’espace social, de le rendre lisse et homogène, est, en effet, la question linguistique.
L’État naissant, créé par le Seigneur, doit avoir une langue « commune », différente et lointaine du « parler » populaire tout comme le latin, afin de marquer le passage à une autre époque et à un autre pouvoir. C’est Pietro Bembo qui fixera les règles de la nouvelle langue italienne dans ses Prose della volgar lingua. Sa tentative est de créer une langue italienne écrite qui soit stable et épurée de toute compromission avec la réalité du monde quotidien, capable, en somme, de se soustraire à l’écoulement du temps. Le modèle est le florentin des origines, mais l’auteur en exclut Dante, dont la langue et le style sont par trop éloignés de l’équilibre et de l’élégance qu’il recherche (et qu’il trouve chez Pétrarque et chez Boccace). La bataille linguistique de Bembo envisage une langue qui s’élèverait au-dessus de la langue quotidienne pour prendre la même valeur stable et métahistorique que le latin. Le vulgaire (l’italien) devient la langue grammaire, tout comme le latin, mais elle s’oppose à ce dernier car il est considéré comme une langue morte. C’est à Padoue, toujours dans la plaine du Pô, qu’en 1525 Bembo écrit cet ouvrage. Ferrare jouera un rôle essentiel dans cette bataille idéologique, avec la géniale inventivité de l’Arioste. Or, ces pôles « padans » de la langue italienne essayent de contrer la vitalité et la puissance d’une « autre » littérature qui, de par son violent anticlassicisme, dans ces mêmes années, se propose plutôt de suivre les cheminements et les langues de tout ce que les nouveaux pouvoirs voulaient, sinon écraser, au moins laisser définitivement aux marges. Il s’agit d’une littérature proprement « étrangère ». Toujours dans la plaine du Pô : les voyages picaresques, les géants et la sagesse populaire (sorcières, magiciens et ensorceleurs) de Folengo (l’un des modèles de Rabelais) et les paysans et les soldats nomades de Ruzzante (dont la langue et la critique du pouvoir seront une référence importante pour Dario Fo).
Autrement dit, la création des langues (nationales) de pouvoir s’imposent comme une chape de plomb sur l’expérience des langages rebelles, plébéiens. Ou plus précisément encore : l’invention d’une langue et d’une culture officielles (nationales) apparaît comme arme de renforcement des pouvoirs et instrument d’exclusions.
En réalité, cette vision du monde fondée sur la nationalisation des identités et des cultures est toujours le résultat d’une défaite des pouvoirs. Elle est la conséquence de changements importants dans l’économie effaçant les anciens systèmes de pensée des individus. On crée des « frontières », des murs à proprement parler, et des barrières culturelles, quand « notre » culture vit, pour reprendre les remarques de Durkheim, le drame de l’anomie : la culture exalte le « local » lorsqu’elle elle se trouve dans des crises épocales. Dans ces moments, ce n’est, hélas, pas l’ouverture qui est favorisée. On renforce, on rédecouvre, on crée « notre » identité. Chaque pays considère sa propre culture comme « unique » et considère comme des non-cultures celles des autres communautés. Au nom de ce raisonnement, les « autochtones » s’opposent aux « étrangers », ils les minorent et les jugent comme des êtres dangereux en puissance. C’est que les « autochtones » ne peuvent reconnaître aucune organisation culturelle différente, mais seulement différents genres de non-organisation (non-culture = désordre, incohérence, bestialité, etc. jusqu’à l’amalgame avec le terrorisme tout court). Ils créent alors une « frontière » dont l’objectif est de les séparer du reste du monde. Cette frontière est, selon les cas et selon les pays, de type religieux, politique, social.
Lotman et Uspenskij ont avancé cette idée de « frontière »pour indiquer la façon dont une culture délimite son espace face au dehors. Alors qu’elle se présente, en tant qu’espace « clos », comme étant « bien définie » et « bien organisée », le dehors est, en revanche, toujours ouvert, illimité, désorganisé. Force est de constater que les images véhiculées par la culture « officielle » participent de cette fermeture : hier ou aujourd’hui les migrants sont toujours associés au divers de l’humanité, à la nature : la campagne, la mer, la grotte, le désert, ou bien plus simplement, et dangereusement, à la pauvreté, le divers de nos sociétés de consommation. Jerzy Skolimowski en a offert dernièrement une image fulgurante dans son dernier film, Essential killing (2010).
La question est de savoir s’il est possible de faire exploser cette frontière culturelle, parallèlement aux luttes sociales et politiques en cours. Contre tous les discours identitaires, aujourd’hui à la mode des pouvoirs, il est indispensable de déterritorialiser les langues et les cultures, de prendre les distances d’une territorialité primitive abjecte. Le but de cette opération sera d’enrayer la dimension « nationale » (identitaire) de la langue et de la littérature, pour les rendre « nomades » et les entraîner sur une « ligne de fuite ». Ces concepts nous permettent non seulement de placer la littérature dans une dimension du « Tout-monde », indispensable aujourd’hui, mais surtout de la brancher sur les luttes politiques et sociales en cours : « la machine littéraire prend ainsi le relais d’une machine révolutionnaire à venir, non pas du tout pour des raisons idéologiques, mais parce qu’elle seule est déterminée à remplir les conditions d’une énonciation collective qui manquent partout ailleurs dans ce milieu : la littérature est l’affaire du peuple ».
En paraphrasant, et en corrigeant Gramsci, on dira qu’il faut soustraire la littérature à sa dimension nationale, en en faisant une machine de guerre nomade, tout en conservant sa puissance « populaire ».
Luca Salza
Langues, pouvoirs, inventions. Notes pour une littérature du Tout-Monde / 2011
Extrait du texte publié dans Outis ! n°1