Archive pour le Tag 'littérature'

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Nocturama / G. Mar

1.
Je suppose que je suis au seuil de revoir toutes les images stockées de jour comme de nuit débouler avec incohérence par blocs anamnésiques à la fois distincts et miscibles selon un processus d’osmose proprement psychique comme cette fois où Jo, un Hongrois de Chicago rencontré au Celtic Cross, un pub situé dans North Clark me dit cette nuit est ta nuit et m’entraîne à travers tout un tas de bars qu’on enfile de taxi en taxi avant de finir par bouffer des pâtes à trois heures du matin dans un Italien improbable, sauf que là je ne suis pas à Chicago mais bien dans les Ardennes – sur les hauteurs de mon village d’enfance face au paysage d’un plateau recouvert de champs surplombant le massif – je marche sur une ligne de sable jaune avec au loin les quatre pruniers qui me servirent gamin de grenier à ciel ouvert – une fois gravie la côte du cimetière – et voici que tous les éléments du paysage arbres piquets cailloux brins d’herbe pressent à distance par réfraction contre l’os qui me surplombe les joues comme s’ils cherchaient à s’effondrer une fois franchi le seuil de l’épiderme vers ce que je pressens comme mon intériorité : un aimant de masse égale à celle d’une étoile noire faisant ployer à son contact la lumière vers quelque chose d’à la fois solide et sans fond. A la tangente de mon front le volume du ciel se rétracte et l’horizon se replie comme un nœud d’orvets au niveau du nombril et Jo, la tête penchée sur son plat de pennes qui m’annonce que ce n’est pas fini : prochaine étape le Blue Frog et là ambiance de fous – Jo s’empare du micro pour un karaoké marathon et pousse Franck Sinatra pas moins de quatre fois dans la tombe tandis que je sens les relents de l’ivresse me rouler sous la peau depuis les biceps jusqu’aux avant-bras avant de se diviser en QUATRE-VINGT-DOUZE chemins asymétriques de phalanges… Une fille sans doute jolie est assise à côté de moi au comptoir – c’est la vairon de mes treize ans – elle me regarde avec son œil noir et son œil bleu métallescent – de quelle couleur je lui apparais reste une vraie question – nous sommes assis côte à côte entre les deux parois de schiste qui encadrent la côte du cimetière passé le virage à hauteur du toit de l’église – en suspens à mi-chemin entre le monde des vivants (c’est soir de fête au village) et celui des morts.

2.
UNDERGROUND 1989 – Isabelle se glisse un buvard sous la langue le temps d’un feu rouge puis le vert revenu fait chauffer la gomme en direction d’une route de campagne le long de la Meuse à quelques kilomètres de Sedan – il fait nuit – nous nous arrêtons au bord du fleuve dans un champ – elle descend avec sa boîte de mouchoirs en papier – je la regarde les allumer au briquet du haut de ses dix-huit ans (je dois en avoir quatorze) – puis les jeter en direction du cours comme de spontanées lucioles parties rejoindre les eaux du Styx où elles s’éteignent en faisant de petits nuages gris – caractère épiphanique et éphémère de la vie plongée dans le cours héraclitéen du fleuve trois minutes d’éternité plus tard on se retrouve à boire des bières à trente kilomètres de là

murs de moellons nus parcourus par des lueurs de chandelles mortuaires paroles inaudibles des autres clients feu orange sur son visage flouté et ses grands yeux bleus injectés de sang qui vacillent et dessinent au milieu du bar des arabesques aux lignes imprévisibles telles des mouches ses lèvres n’appartiennent plus au reste de son visage les verres de bière s’empilent et roulent depuis la table sur le plancher où ils s’enfoncent et nos corps enlacés à leur suite

– nous avons passé la nuit à poil dans sa bagnole campée sur les hauteurs de Sedan. Derrière le pare-brise la lumière trop vive pour nos yeux semble vouloir faire éclater les toits – il a plu en fin de nuit et l’ardoise est devenue comme du chrome sous les premiers assauts du soleil. Une masse compacte de bâtiments se rassemble en une boule de feu sous nos regards aux paupières plissées à force d’éblouissement. Sous nous le plus vaste château d’Europe s’écroule quelques jours après la chute du mur de Berlin comme un trop vieux rempart sous la lumière pressante. Des cercles d’acier chauffés à blanc s’impriment en surface de nos pupilles pour se superposer à tout ce que l’on verra du monde passée l’embellie – quand les nuages fugaces et rapides comme des chiens en chasse viendront de nouveau chapeauter notre misérable ville et tout le paysage gonflé d’industries en déconfiture qui lui servent de ceinture à l’horizon quand j’aperçois un grand navire au loin sur la Meuse chargé de tous nos morts. Un jour peut-être qu’ils se réincarneront en buissons et le soir même prendront feu et les gaz de tous leurs corps décomposés recomposés parleront la langue de l’éphémère dans un grand pschitt instantané comme l’éclair ou un pétard mouillé dans la nuit de l’Être. Au seuil nihiliste d’un grand cauchemar qui commence…
G. Mar
Nocturama / 2014
Article à lire ici : http://membrane.tumblr.com/

Et entretien

+ la suite

Note du Clavier cannibale

Publié chez le Grand Os

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Relectures 15, Festival des littératures vivantes – D’après documents / Khiasma / du 22 septembre au 5 octobre 2014

RELECTURES, l’emblématique festival des littératures vivantes organisé chaque année par Khiasma, fait florès et se décline hors les murs ! S’installant du 22 au 28 septembre aux Lilas à l’Espace Khiasma et à Lilas en Scène, il deviendra nomade la semaine suivante : faisant halte au 116, à Montreuil, et dans plusieurs lieux du 20e à Paris — Le Musée Commun, La Maison des Fougères, la Médiathèque Marguerite Duras, et le Pavillon Carré de Baudoin à l’occasion de la Biennale de Belleville.

Pendant quinze jours, RELECTURES 15 accueillera des temps forts autour de créations transdisciplinaires souvent inédites, au croisement entre la littérature contemporaine, l’oralité, et des pratiques d’écriture issues de l’art et du champ social.
Cette année, performances, lectures, installations sonores et tables rondes exploreront différentes mises en intrigue du document et tensions entre la puissance de la fiction et la logique de la preuve. Le document ? Une trace qui fait signe. Un signe qui fait trace. Un « ensemble formé par un support et une information, généralement enregistrée de façon permanente, et tel qu’il puisse être lu par l’homme ou la machine » — selon l’ISO (International Organization for Standardisation). Et si le document peut être lu, c’est donc qu’il donne à relire ! La 15e édition du festival RELECTURES va s’y employer. Au programme : une pluralité de formes expérimentant les capacités du document à faire récit, quand bien même celui-ci n’est jamais l’œuvre d’un auteur (mais souvent l’expression d’un pouvoir). Un document se falsifie, se produit de toutes pièces, mais il ne « s’invente » pas. Narration & documents, donc. Ou : quand la réalité déplace la fiction.

Manifestation en entrée libre

Réservation conseillée resa@khiasma.net / 01 43 60 69 72

Khiasma : 15 Rue Chassagnolle, 93260 Les Lilas

http://www.khiasma.net/

Télécharger le programme : fichier pdf brochure_relectures15_web

Note du Silence qui parle : la revue Chimères sera présente.

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Salammbô / Gustave Flaubert

C’était à Mégara, faubourg de Carthage, dans les jardins d’Hamilcar.
Les soldats qu’il avait commandés en Sicile se donnaient un grand festin pour célébrer le jour anniversaire de la bataille d’Eryx, et comme le maître était absent et qu’ils se trouvaient nombreux, ils mangeaient et ils buvaient en pleine liberté.
Les capitaines, portant des cothurnes de bronze, s’étaient placés dans le chemin du milieu, sous un voile de pourpre à franges d’or, qui s’étendait depuis le mur des écuries jusqu’à la première terrasse du palais ; le commun des soldats était répandu sous les arbres, où l’on distinguait quantité de bâtiments à toit plat, pressoirs, celliers, magasins, boulangeries et arsenaux, avec une cour pour les éléphants, des fosses pour les bêtes féroces, une prison pour les esclaves.
Des figuiers entouraient les cuisines ; un bois de sycomores se prolongeait jusqu’à des masses de verdure, où des grenades resplendissaient parmi les touffes blanches des cotonniers ; des vignes, chargées de grappes, montaient dans le branchage des pins : un champ de roses s’épanouissait sous des platanes ; de place en place sur des gazons, se balançaient des lis ; un sable noir, mêlé à de la poudre de corail, parsemait les sentiers, et, au milieu, l’avenue des cyprès faisait d’un bout à l’autre comme une double colonnade d’obélisques verts.
Le palais, bâti en marbre numidique tacheté de jaune, superposait tout au fond, sur de larges assises, ses quatre étages en terrasses. Avec son grand escalier droit en bois d’ébène, portant aux angles de chaque marche la proue d’une galère vaincue, avec ses portes rouges écartelées d’une croix noire, ses grillages d’airain qui le défendaient en bas des scorpions, et ses treillis de baguettes dorées qui bouchaient en haut ses ouvertures, il semblait aux soldats, dans son opulence farouche, aussi solennel et impénétrable que le visage d’Hamilcar.
Le Conseil leur avait désigné sa maison pour y tenir ce festin ; les convalescents qui couchaient dans le temple d’Eschmoûn, se mettant en marche dès l’aurore, s’y étaient traînés sur leurs béquilles. A chaque minute, d’autres arrivaient. Par tous les sentiers, il en débouchait incessamment, comme des torrents qui se précipitent dans un lac. On voyait entre les arbres courir les esclaves des cuisines, effarés et à demi nus ; les gazelles sur les pelouses s’enfuyaient en bêlant ; le soleil se couchait, et le parfum des citronniers rendait encore plus lourde l’exhalaison de cette foule en sueur.
Il y avait là des hommes de toutes les nations, des Ligures, des Lusitaniens, des Baléares, des Nègres et des fugitifs de Rome. On entendait, à côté du lourd patois dorien, retentir les syllabes celtiques bruissantes comme des chars de bataille, et les terminaisons ioniennes se heurtaient aux consonnes du désert, âpres comme des cris de chacal. Le Grec se reconnaissait à sa taille mince, l’Egyptien à ses épaules remontées, le Cantabre à ses larges mollets. Des Cariens balançaient orgueilleusement les plumes de leur casque, des archers de Cappadoce s’étaient peint avec des jus d’herbes de larges fleurs sur le corps, et quelques Lydiens portant des robes de femmes dînaient en pantoufles et avec des boucles d’oreilles. D’autres, qui s’étaient par pompe barbouillés de vermillon, ressemblaient à des statues de corail.
Ils s’allongeaient sur les coussins, ils mangeaient accroupis autour de grands plateaux, ou bien, couchés sur le ventre, ils tiraient à eux les morceaux de viande, et se rassasiaient appuyés sur les coudes, dans la pose pacifique des lions lorsqu’ils dépècent leur proie. Les derniers venus, debout contre les arbres, regardaient les tables basses disparaissant à moitié sous des tapis d’écarlate, et attendaient leur tour.
Les cuisines d’Hamilcar n’étant pas suffisantes, le Conseil leur avait envoyé des esclaves, de la vaisselle, des lits ; et l’on voyait au milieu du jardin, comme sur un champ de bataille quand on brûle les morts, de grands feux clairs où rôtissaient des boeufs. Les pains saupoudrés d’anis alternaient avec les gros fromages plus lourds que des disques, et les cratères pleins de vin, et les canthares pleins d’eau auprès des corbeilles en filigrane d’or qui contenaient des fleurs. La joie de pouvoir enfin se gorger à l’aise dilatait tous les yeux çà et là, les chansons commençaient.
D’abord on leur servit des oiseaux à la sauce verte, dans des assiettes d’argile rouge rehaussée de dessins noirs, puis toutes les espèces de coquillages que l’on ramasse sur les côtes puniques, des bouillies de froment, de fève et d’orge, et des escargots au cumin, sur des plats d’ambre jaune.
Ensuite les tables furent couvertes de viandes antilopes : avec leurs cornes, paons avec leurs plumes, moutons entiers cuits au vin doux, gigots de chamelles et de buffles, hérissons au garum, cigales frites et loirs confits. Dans des gamelles en bois de Tamrapanni flottaient, au milieu du safran, de grands morceaux de graisse. Tout débordait de saumure, de truffes et d’assa foetida. Les pyramides de fruits s’éboulaient sur les gâteaux de miel, et l’on n’avait pas oublié quelques− uns de ces petits chiens à gros ventre et à soies roses que l’on engraissait avec du marc d’olives, mets carthaginois en abomination aux autres peuples. La surprise des nourritures nouvelles excitait la cupidité des estomacs. Les Gaulois aux longs cheveux retroussés sur le sommet de la tête, s’arrachaient les pastèques et les limons qu’ils croquaient avec l’écorce. Des Nègres n’ayant jamais vu de langoustes se déchiraient le visage à leurs piquants rouges. Mais les Grecs rasés, plus blancs que des marbres, jetaient derrière eux les épluchures de leur assiette, tandis que des pâtres du Brutium, vêtus de peaux de loups, dévoraient silencieusement, le visage dans leur portion.
La nuit tombait. On retira le velarium étalé sur l’avenue de cyprès et l’on apporta des flambeaux.
Les lueurs vacillantes du pétrole qui brûlait dans des vases de porphyre effrayèrent, au haut des cèdres, les singes consacrés à la lune. Ils poussèrent des cris, ce qui mit les soldats en gaieté.
Des flammes oblongues tremblaient sur les cuirasses d’airain. Toutes sortes de scintillements jaillissaient des plats incrustés de pierres précieuses. Les cratères, à bordure de miroirs convexes, multipliaient l’image élargie des choses ; les soldats se pressant autour s’y regardaient avec ébahissement et grimaçaient pour se faire rire. Ils se lançaient, par− dessus les tables, les escabeaux d’ivoire et les spatules d’or. Ils avalaient à pleine gorge tous les vins grecs qui sont dans des outres, les vins de Campanie enfermés dans des amphores, les vins des Cantabres que l’on apporte dans des tonneaux, et les vins de jujubier, de cinnamome et de lotus. Il y en avait des flaques par terre où l’on glissait. La fumée des viandes montait dans les feuillages avec la vapeur des haleines. On entendait à la fois le claquement des mâchoires, le bruit des paroles, des chansons, des coupes, le fracas des vases campaniens qui s’écroulaient en mille morceaux, ou le son limpide d’un grand plat d’argent.
A mesure qu’augmentait leur ivresse, ils se rappelaient de plus en plus l’injustice de Carthage. En effet, la République, épuisée par la guerre, avait laissé s’accumuler dans la ville toutes les bandes qui revenaient. Giscon, leur général, avait eu cependant la prudence de les renvoyer les uns après les autres pour faciliter l’acquittement de leur solde, et le Conseil avait cru qu’ils finiraient par consentir à quelque diminution. Mais on leur en voulait aujourd’hui de ne pouvoir les payer. Cette dette se confondait dans l’esprit du peuple avec les trois mille deux cents talents euboïques exigés par Lutatius, et ils étaient, comme Rome, un ennemi pour Carthage. Les Mercenaires le comprenaient ; aussi leur indignation éclatait en menaces et en débordements. Enfin, ils demandèrent à se réunir pour célébrer une de leurs victoires, et le parti de la paix céda, en se vengeant d’Hamilcar qui avait tant soutenu la guerre. Elle s’était terminée contre tous ses efforts, si bien que, désespérant de Carthage, il avait remis à Giscon le gouvernement des Mercenaires. Désigner son palais pour les recevoir, c’était attirer sur lui quelque chose de la haine qu’on leur portait. D’ailleurs la dépense devait être excessive ; il la subirait presque toute.
Gustave Flaubert
Salammbô / 1862
Sur le Silence qui parle :
Catégorie Flaubert
Catégorie Edward Saïd

Télécharger Salammbô : fichier pdf flaubert_salammbo

Tanoux-Salammbo-1921

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