Archive pour le Tag 'libération'

Page 2 sur 3

Gaza 2014 ou quel antisionisme ? / Sophie Bessis / Javier Bardem, Penelope Cruz et Almodovar contre les bombardements de Gaza / Mise en examen d’Alain Pojolat (NPA) / Soutenons les Palestiniens, dégageons les antisémites / Alternative libertaire

Depuis qu’Israël a «évacué» Gaza en 2005, Tsahal envahit régulièrement l’enclave au prétexte de neutraliser la capacité de nuisance du Hamas. L’opération «Bordure protectrice» lance aujourd’hui ses chars pour y éliminer les lanceurs de roquettes, au prix de la mort de centaines de civils que le langage militaire appelle «dommages collatéraux». Comme d’habitude, les parrains des deux camps finiront par obtenir un cessez-le-feu. Jusqu’à l’explosion suivante. Jusqu’à quand ?
Plus que jamais, cette tragique répétition et l’impossibilité pour les Palestiniens de vivre en peuple libre sur la terre qui est la leur obligent à reposer la question de l’antisionisme. Vu le caractère inacceptable de l’occupation israélienne, il est facile de se ranger sous sa bannière. Mais il faut, dans ce cas, définir l’antisionisme dont on se réclame.
Les nationalismes, à ne pas confondre avec la libération nationale, se reconnaissent entre autres à leur mythification systématique de l’histoire.
N’échappant pas à cette règle, la construction du roman national israélien repose sur une fiction et une imposture. Le mouvement sioniste a toujours affirmé le droit inaliénable du peuple juif à recouvrer «sa» terre en entretenant l’illusion qu’«une terre sans peuple» attendait le «retour» chez lui d’un peuple sans terre. Ce mensonge a longtemps rendu les Palestiniens invisibles aux yeux du monde. L’imposture, elle, a consisté à transformer l’immémoriale promesse messianique du retour des juifs en Terre sainte en droit de propriété exclusif sur un territoire auquel la Bible, passée du statut de livre saint à celui de manuel d’histoire, est censée servir de cadastre. Or, le sionisme est une idéologie née dans l’Europe de la seconde moitié du XIXe siècle qui a inventé l’Etat-nation, et légitimée par la multiplication des persécutions antijuives qui ont connu leur monstrueux apogée avec l’extermination des Juifs européens dans les camps de la mort nazis.
Pendant des décennies d’ailleurs, théologiens et rabbins ont refusé de le cautionner. Ils jugeaient que le moment du retour ne pouvait être fixé que par l’Eternel et voyaient le signe de l’élection du peuple juif dans le fait qu’il a reçu de Dieu la Loi, plus que la terre, donnée, elle, sous conditions. Construction historique moderne, le sionisme ne saurait donc octroyer par lui-même aucune légitimité à l’Etat-nation israélien qu’il a construit au prix d’une instrumentalisation du religieux et d’une entreprise coloniale n’ayant jamais voulu dire son nom, c’est-à-dire de la conquête, du nettoyage ethnique et de la négation des droits de ceux qu’il a expulsés ou soumis.
Sur le plan politique, comme tout nationalisme, le sionisme s’est donné pour mission de régner sur une communauté dont il s’est autoproclamé l’unique mandataire. Comme tout nationalisme, il définit pour elle un «espace vital» d’où doivent être bannis tous ceux qui portent atteinte à sa pureté. Jamais les dirigeants sionistes, avant puis après la création d’Israël, n’ont voulu désigner de frontières claires à leur Etat, convaincus que ce dernier doit englober la totalité d’un mythique «Eretz Israël» aux limites non définies. Tout au plus, les plus réalistes ont convenu qu’il faudrait un jour lâcher quelque chose, le moins possible, pour obtenir la paix. Mais ces réalistes ont été balayés par l’idéologie même qui était la leur. D’occupation illégale en répression brutale de toute aspiration palestinienne à l’autodétermination, Israël ne s’est donné que la guerre sans fin pour horizon.
Enfin, des siècles d’oppression dont les juifs ont été l’objet les dirigeants sionistes ont tiré une sorte de «droit» à l’impunité pour toute persécution commise, au nom de la réparation des souffrances subies. Cette posture n’est pas recevable. L’éthique oblige donc à l’antisionisme pour deux raisons au moins : les Palestiniens ont le droit de vivre libres dans leur pays, et la persécution subie, quelle qu’en ait été l’ampleur, n’autorise en aucun cas à devenir persécuteur, elle ne libère personne du respect du droit.
Voilà trois raisons, historique, politique, éthique qui donnent sens à l’antisionisme. La détérioration continue de la situation depuis l’échec d’Oslo a rallié à lui ceux qui crurent, sincèrement, que le sionisme pouvait régler de façon positive la «question juive», et qui en constatent aujourd’hui les dérives. C’est le cas de la gauche pacifiste israélienne qui regarde, terrifiée, sa société se laisser séduire par la droite la plus radicale. Antisionistes et postsionistes peuvent donc se rejoindre en un combat commun. A condition, on l’a dit, de savoir de quoi l’on parle.
Tout au long du XXe siècle, tous les nationalismes – portés par une inéluctable dynamique interne à leur point d’incandescence, c’est-à-dire à une modalité ou à une autre du fascisme, quel que soit le nom qu’on lui donne – ont engendré la mort, la destruction, les nettoyages religieux ou ethniques. A chaque fois, des hommes et des femmes se sont levés pour combattre les assignations identitaires, la haine raciale, la stigmatisation des minorités, et pour ouvrir d’autres pistes aux aventures humaines. C’est au nom de ces principes qu’il faut être antisioniste. Pas au nom d’un nationalisme concurrent. Or, la majorité des élites arabes et des opinions qu’elles formatent combattent le sionisme en usant du même logiciel. Elles sont, elles aussi, habitées par le fantasme de la pureté, qui engendre l’exclusion de l’autre du territoire, de la mémoire, de la culture. Le nationalisme arabe a ainsi procédé depuis plus d’un demi-siècle à une série d’épurations ethno-religieuses qui ont exclu des communautés nationales tout ce qui n’était pas arabo-musulman. Cela n’exonère pas le sionisme de ses méfaits. Cela ne donne ni moyens ni légitimité pour le combattre. Pour les parties séculières des opinions arabes, la Palestine est un territoire arabe à récupérer. Pour leurs segments religieux, c’est une terre musulmane qui doit revenir à la Oumma. Les uns et les autres mènent une bataille identitaire contre Israël, dans laquelle les intérêts des Palestiniens réels ne pèsent pas grand-chose, l’histoire l’a, plus d’une fois, montré. La diabolisation courante de tout juif en archétype sioniste a, en outre, conduit la majorité des Arabes à un intolérable déni d’histoire passant par le refus de reconnaître la réalité du génocide hitlérien et par une cécité commode sur les ravages de leur propre nationalisme. Outre leur caractère insupportable, ces postures ont contribué à renforcer la rhétorique sioniste qui n’a cessé de jouer sur la menace antisémite pour souder autour d’elle la société israélienne.
Que faire pour sortir de l’impasse ? D’un côté, la droite israélienne au pouvoir ne veut pas d’un Etat palestinien, si modeste et impuissant soit-il. Pour elle, l’Etat hébreu a vocation à s’étendre de la mer au Jourdain. Or, jamais les Palestiniens ne se résigneront à vivre dans la servitude. De l’autre, une société israélienne existe, si discutables que soient les bases sur lesquelles a reposé sa création. Enfin, la colonisation systématique de la Cisjordanie, où vit désormais 10% de la population juive israélienne, éloigne chaque jour davantage la possibilité de la partition de la Palestine historique en deux Etats. L’occupation a produit le paradoxe d’instaurer l’apartheid dans le cadre d’un mélange inextricable. Dans la mesure où ni les Palestiniens ni les Israéliens juifs ne quitteront une terre qui est la leur ou qui l’est devenue, c’est donc à une autre forme de coexistence qu’il faut désormais songer. Pour que le rêve d’une cohabitation égalitaire puisse se transformer en horizon possible, les Arabes doivent renoncer au stérile déni d’existence de la société israélienne. Seul un combat commun entre les anticolonialistes israéliens et les gauches arabes libérées du vieux réflexe tribal pourrait permettre de briser le cercle. L’antisionisme libérateur ne peut être, de part et d’autre, qu’un antinationalisme.
Sophie Bessis
Gaza 2014 ou quel antisionisme ? /2104
Publié le 30 juillet 2014 dans Libération

À lire :
Javier Bardem, Penelope Cruz, Almodivar contre les bombardements de Gaza

Libération
El Diario
Europa Press

et :
Mise en examen d’Alain Pojolat (NPA)
Soutenons les Palestiniens, dégageons les antisémites / Alternative libertaire

Manif samedi 2 août 15h Denfert-Rochereau Paris

intervention divine

Constellations : Trajectoires révolutionnaires du jeune 21e siècle / Collectif Mauvaise troupe / Introduction

De ce début de siècle, nous avons encore le souvenir. De ses révoltes, de ses insoumissions, nous sommes nombreux à ne rien vouloir oublier. Nous savons pourtant que nous vivons dans un monde qui s’en emparera, nous en dépossédera afin que des enseignements n’en soient jamais tirés, et que rien de ce qui est advenu ne vienne repassionner les subversions à venir.
Pour extirper cette mémoire d’un si funeste destin, nous avons fait un « livre d’histoires ». Des histoires de rétifs, d’inadaptés, des histoires de lutte contre ce même ordre des choses qui menace aujourd’hui de les ensevelir sous son implacable actualité. « Ne faites pas d’histoires », c’est le mot d’ordre imposé par une époque piégée dans le régime de l’urgence et des plans de redressement. Ne faites pas d’histoires, et suivez le courant. L’économie répondra à vos besoins, les aménageurs assureront votre confort ; la police garantira votre sécurité, l’Internet votre liberté, et la transition énergétique, votre salut.
A contrario, les histoires de cet ouvrage injectent du conflit dans la paix sociale, viennent mettre du trouble là où devraient régner le contrôle et la transparence ; elles reflètent la recherche d’un certain ancrage dans un présent qui partout se défausse. Ce sont des histoires d’expérience et de transmission contre la dépossession, d’enracinement et de voyage contre l’anéantissement des territoires, d’intelligence collective contre l’isolement et l’exploitation. Elles parlent de jardins, de serveurs web, de stratégies, de fictions, de bouteilles incendiaires, de complicités, de zones à défendre, de free parties, d’assemblées, de lieux collectifs… Des histoires à vivre debout et à donner du souffle.
À une vaine recherche d’exhaustivité – le multiple ne se rendant jamais si mal que dans un catalogue – nous avons préféré la force d’évocation de quelques expériences riches des mondes qu’elles contiennent et des passerelles qu’elles nous dévoilent.
Elles sont devenues pour nous autant d’étoiles. Certaines sont mortes, et pourtant leur lumière continue de nous parvenir ; d’autres brûlent encore à l’heure où l’on écrit. Entre elles, des zones d’ombre persisteront, et c’est bien ainsi.

La question révolutionnaire
S’il y a de l’histoire à écrire sur la décennie, c’est à partir de cette kyrielle d’expériences qui viennent reposer la question révolutionnaire. Nous disons « reposer », sans avoir à décréter si oui ou non cette question s’était éteinte dans les années 90 (voire 80). Nous disons « question révolutionnaire » parce que nous nous demandons bien ce que c’est, la révolution. La vieille conception héritière du bolchevisme – la révolution comme prise du pouvoir – est battue en brèche depuis des décennies et n’existe même plus comme pôle de tension. Reste que les façons de déposer le pouvoir sans le prendre sont peu référencées, et que l’imaginaire qui se dessine autour est loin d’être saillant et univoque (disons plutôt qu’il est pâle et divers…).
Au-delà du sentiment largement partagé d’un monde invivable, ce qui manifeste cette reprise, la voix qui formule la question, ce sont les existences embarquées dans cet élan, brutalement ou petit à petit, au cours des dernières années. Des vies qui se lient aux aspirations révolutionnaires, qui s’y construisent, s’y rencontrent et y tiennent. Leurs multiples voix se mêlent à d’autres, beaucoup plus nombreuses, jusqu’à vibrer ensemble en quelques occasions (durant des mouvements comme l’antimondialisation ou le CPE, et à leur suite). Elles se mêlent à toutes celles qui, par leurs petites dissonances quotidiennes, marquent le tempo. Se forme alors un ensemble parfois cacophonique, dont aucun des éléments ne connaît la partition à l’avance.
C’est peut-être ce qui s’impose à nous en premier lorsque nous abordons cette histoire : ce qui s’en dégage de plus profondément politique se niche jusque dans les plis de l’existence. Les gestes les plus quotidiens se font des moments de la lutte, tandis que les grands événements ne résonnent pas sans dessiner de nouveaux devenirs aux êtres. Là où « faire de la politique » rimait jadis avec critique et « engagement », se font désormais écho des existences prises entièrement dans l’idée de tenir ensemble la lutte et la vie. Comment pourrait-on en effet s’engager – au sens sartrien – dans nos vies ? Si elles portent dans leurs formes mêmes le combat, il n’est plus question de sortir militer, mais bien de partir de là où l’on est, de conjointement « vivre et lutter », dans une tension jamais résolue.
Nous parions également que cette galaxie d’expériences singulières se laisse lire comme une offensive. Il n’est plus, à notre sens, de sujets révolutionnaires identifiés comme les tenants d’un grand bouleversement à venir. Plus non plus – ou trop pour être regroupées dans un instant décisif – de Bastilles à prendre. Difficile dans ce cas de trouver des mots : tout cela constitue-t-il un mouvement ? Une génération politique ? La révolution reste à l’état de question, dont le livre n’est pas une réponse, mais à laquelle chaque texte se confronte, forgeant ainsi des outils à utiliser et à affûter dans les temps à venir.
Nous avons donc suivi des intuitions, des hypothèses, contenues dans toutes ces tentatives d’inscrire le combat à même l’existence. Ce sera pour beaucoup l’histoire d’aiguillages qui mènent vers des voies inattendues, qui creusent des fondations et se maintiennent dans leur bouleversement. « Partir de là où l’on est » désigne cette densification qui joue avec les frontières, tant territoriales qu’identitaires, et qui prend en compte aussi bien l’idée d’une origine, que celle d’un nécessaire mouvement. C’est l’existant mêlé aux possibles qu’il contient, et que fait circuler, en son langage propre, l’imaginaire. Et comme il n’existe pas d’îlot, pas d’oasis pour échapper à un ordre des choses qui a achevé depuis longtemps de se répandre aux quatre coins du globe, une telle exploration relève du combat.
Ce combat trouve son sens dans ses apparitions présentes ; non en un quelconque âge d’or à venir mais dans les expériences qui en constituent la texture. Les programmes ont été enterrés. Et c’est bien justement l’absence d’idéologie qui nous rend la révolution désirable, autant qu’elle la fait discrète. Néanmoins, il est bon quelquefois d’édifier des repères juste devant nos pas : « avoir des pistes », « esquisser des chemins ». Ces histoires sont de celles qui donnent le goût de l’inconnu, qui bâtissent leurs plongeoirs au bord des abysses d’avenir.

Ceci n’est pas un livre d’Histoire
« Tout ce à quoi on s’adosse pour se retourner vers l’histoire et la saisir dans sa totalité, tout ce qui permet de la retracer comme un patient mouvement continu, tout cela, il s’agit systématiquement de le briser. Il faut mettre en morceaux ce qui permettait le jeu consolant des reconnaissances. […] L’histoire sera « effective » dans la mesure où elle introduira le discontinu dans notre être même. » / Michel Foucault

L’historiographie classique perçoit le temps comme un flux continu, régi par la loi de causalité. Un événement succède logiquement à l’autre, le présent est aisément défini par le passé, et donc l’avenir est d’ores et déjà prévisible à travers même le regard jeté sur le présent. C’est ce flux temporel qui conduit l’humanité vers le perfectionnement, c’est lui, le Progrès en marche (qui induit le fait de masquer les failles et les échecs).
A contrario, nous ressentons deux nécessités : tracer les pistes de demain sans étourdir l’inconnu, et sauver le passé, « l’arracher au conformisme qui, à chaque instant, menace de lui faire violence ». La conception de l’histoire que nous avons adoptée n’est donc en aucun cas celle de l’historien, car « notre histoire » se trouve constamment prise dans nos présents, et tendue vers l’avenir. Rien n’est moins neutre que de tenter d’écrire l’histoire. Mais à la différence de l’histoire « officielle » qui vise à se confondre avec la vérité, nous assumons notre point de vue, notre absence de neutralité. C’est pourquoi ce livre s’organise en « constellations » : le ciel, comme le passé, se lit, et les étoiles se relient selon l’œil qui les regarde. Nos yeux ont tracé des ponts, ont tissé les fils faits de l’assomption d’un parti pris particulier. Ce parti pris, nous le disons « politique », en ceci qu’il envisage dans chaque situation les possibles qu’elle recèle et la force qui en émane. « Contrairement à la perception naïve, c’est-à-dire non politique, du présent, qui n’y découvre jamais que la répétition ou la trace d’une situation déjà dé-passée, la lecture politique d’une constellation donnée sera celle qui, en quelque sorte, la déplacera d’un cran en direction de l’avenir. (Stéphane Mosès, L’Ange de l’Histoire)» Ce déplacement ne s’opère que si l’on considère des fragments de temps dans leur singularité, comme porteurs d’une disposition au changement, à l’imprévu, au possible.
Les quatre parties intitulées « trajectoires politiques » sont les seules parties qui, sans structurer le livre, sacrifient au temps chronologique. Parce que notre vécu s’éprouve aussi entre des « avant » et des « après », parce que nos expériences se laissent également saisir comme un enchaînement, comme une sédimentation, ces trajectoires serpentent au rythme saccadé des luttes : depuis le mouvement anti-mondialisation au tournant des années 2000, pour (ne pas) finir à l’automne 2013, période de bouclage des derniers textes.
S’il y a un sens à isoler cette entité historique – de la même façon que le périmètre géographique du livre ne s’étend pas trop au-delà des frontières françaises – c’est certes depuis une expérience partagée propre au collectif à l’origine de cet ouvrage. Mais c’est également parce qu’elle trouve sa cohérence dans l’apparition d’une mémoire commune dépassant les groupes et les individus. Les cabanes perchées dans les arbres du parc Mistral éclosent à nouveau à la ZAD, sur un même air de famille indignados et antimondialistes encerclent les lieux du pouvoir, et les blocages du mouvement des retraites de 2010 matérialisent quatre ans plus tard le slogan « bloquons tout ! » des anti-CPE. Des pratiques et des idées réapparaissent et s’affinent alors qu’on les croyait oubliées. Un des enjeux de ce livre consiste précisément à entretenir et à étendre ce partage au-delà d’une commune présence aux choses et aux événements, affermissant ainsi une communauté d’expérience par-delà les générations et les frontières.
S’il nous semble important de ne pas évacuer toute dimension chronologique, notre ambition se situe pourtant dans une rupture avec celle-ci. En reliant nos étoiles au mépris du calendrier, l’établissement de constellations tente d’enjamber les écueils de l’historiographie. Il permet d’employer un temps « qualitatif », qui considère chaque instant dans sa spécificité unique, et non comme une simple transition entre celui qui le précède et celui qui le suit ; un temps qui permette d’appréhender le présent comme ouvert sur une multiplicité d’avenirs possibles. Penser en termes de « constellations » transmue alors le temps linéaire en « temps des possibles », permettant la constitution d’une histoire commune, transverse, avec le lecteur.
« L’histoire des opprimés est une histoire discontinue », alors que « la continuité est celle des oppresseurs », disait Walter Benjamin. La continuité historique est l’illusion entretenue par la « mythologie des vainqueurs » afin d’effacer toute trace de « l’histoire des vaincus ». Cette terminologie est quelque peu vieillie, mais continue néanmoins à nous toucher, même si nous refusons de nous déclarer, d’avance, « vaincus », comme nous rechignons à désigner des « vainqueurs » de toujours. Pourtant, l’histoire telle que nous la percevons emprunte à la « tradition des opprimés » quelques-uns de ses ressorts. Elle naît des ruptures du tissu historique, des sursauts et des révoltes, sans être pour autant amnésique. L’écrire sans la trahir, c’est emprunter à cette tradition ses traits spécifiques : sa non-linéarité, ses ruptures, ses intermittences. Les constellations figurent ces césures, cet arrêt du temps (puisqu’elles figent des situations et des événements). « Arracher à la seconde qui passe la charge explosive qu’elle contient », voilà l’utopie contenue dans le ciel des constellations…

« Nous avons moins besoin de grands récits, fussent-ils de la libération, que d’un peuple de conteurs. »
Les récits qui se donnent à lire dans ce livre sont éminemment pragmatiques. Ils trouvent leur source et leur sens au ras des événements, au ras de l’existant. Ils se racontent et se construisent depuis ceux qui font, vivent et se battent. Ils ne constituent pas seulement un corpus dont nous nous inspirons : ces étoiles sont directement la substance, le corps de cette histoire immédiate. Nous ne partons pas, ou plus, d’une origine vierge de tout enseignement depuis laquelle on déploierait de la spéculation et de la prospective à l’envi. Si cet ouvrage se projette, donne à penser et élabore, c’est au milieu du vécu, des tentatives, des échecs et des avancées de celles et ceux qui ont fait cette histoire. Réfléchir depuis ce point, au milieu d’une telle matière, c’est subir l’inconfort de se retrouver souvent bloqué par le poids du réel et de ce qui le façonne. Mais quand enfin une piste, un axe de lecture et de compréhension du monde se dessine, c’est avec d’autant plus de force qu’il se déploie, qu’il nous embarque.
Les mots peinent parfois à rendre compte de la texture d’une époque ; la forme-livre se prête à ce que des images viennent les seconder, en étant par elles-mêmes porteuses de récit. Les dessins qui viennent ponctuer le livre sont ainsi issus d’une composition à quatre mains, où les traits, les collages et l’aquarelle déploient graphiquement chaque constellation. Les « trajectoires politiques » sont, quant à elles, ouvertes par des affiches et des photographies, ces dernières étant pour la plupart tirées du travail du collectif de photographes « tendance floue », qui s’attache depuis plus de 20 ans à raconter le monde au travers de regards singuliers.
Le collectif d’écriture, d’une douzaine de membres qui se sont pour une part rencontrés dans le processus d’élaboration du livre, s’est trouvé au cœur des événements et des questions qui le traversent. Au cours de nos deux années de travail, durant lesquelles ont été collectés les contributions et témoignages qui constituent la matière de cet ouvrage, huit constellations nous sont apparues : que signifient aujourd’hui déserter et quitter les sentiers battus ? Comment apprendre et savoir faire lorsque les voie habituelles de la transmission mènent à des impasses ? Comment faire la fête quand règnent les festivités ? Que peut encore vouloir dire habiter quelque part ? Mais aussi : qu’est-ce qu’un imaginaire en révolte ? Peut-on se plonger dans le grand bain de la numérisation générale sans s’y noyer ? Que peut signifier « intervenir politiquement » après tant de déconvenues des mouvements révolutionnaires ? Et quelles seraient les pistes pour parvenir à s’organiser sans recourir aux affres des organisations ? Émaillant ces huit constellations, un « chœur », voix polyglotte du collectif d’écriture, accompagnera le lecteur. Il énoncera leurs enjeux, donnant aussi quelques précisions sur les choix et les sélections de textes. Cette parole n’a pas pour ambition de surplomber les récits d’expérience d’un « nous » omniscient, mais de permettre de prendre ensemble ce foisonnement, de le comprendre comme constitutif d’une dynamique qui trouve des cohérences fortes. Pour autant, le « nous » dont ce chœur se fait la voix ne se confond pas avec les voix singulières des différentes contributions.
Chaque constellation est à la fois une porte, une sortie, un passage. En suivant les étoiles filantes esquissées à la fin de certains textes, une lecture transversale se dessine, faite de sauts entre des contributions dont la proximité est différente de celle qui a lié les constellations. L’amoureux des cabanes en bois qui se plongera dans la partie savoir-faire y trouvera de nouvelles routes vers l’intervention politique ou l’habiter. L’habitué des teufs techno tracera peut-être son chemin des fêtes sauvages vers la constellation de l’imaginaire, avant de revenir à celle des désertions. C’est aussi cette rencontre de mondes qui parfois s’ignorent que ce livre propose. Nous ne doutons pas que certains y trouvent des absences, peut-être insaisissables depuis le regard que nous avons choisi de porter. Nous souhaitons justement qu’elles fassent naître l’envie de compléter cette histoire, qui n’a de cesse de se dérouler, qui trop rarement s’écrit. Pour cela, entre autres espaces possibles, nous avons ouvert un site internet où se retrouveront les textes de cet ouvrage (sur le principe du lyber), les documents d’époques cités, ainsi que d’autres contributions qui viendront le prolonger : constellations.boum.org. Ce livre ne sera jamais, nous l’espérons, un objet clos, fini, univoque. Nous l’envisageons comme un fragment sur lequel viendront s’aimanter d’autres fragments.

une-cfdd0

Déclarer la grève des utérus / Beatriz Preciado

La nouvelle loi sur l’avortement sera, avec l’irlandaise, la plus restrictive d’Europe. Ne laissons pas pénétrer dans nos vagins une seule goutte de sperme national catholique.
Enfermés dans la fiction individualiste néolibérale, nous vivons avec la croyance naïve que notre corps nous appartient, qu’il est notre propriété la plus intime, alors que la gestion de la plupart de nos organes est assurée par diverses instances gouvernementales ou économiques. Parmi tous les organes du corps, l’utérus est sans doute celui qui, historiquement, a fait l’objet de l’expropriation politique et économique la plus acharnée. Cavité potentiellement gestatrice, l’utérus n’est pas un organe privé, mais un espace public que se disputent pouvoirs religieux et politiques, industries médicales, pharmaceutiques et agroalimentaires. Chaque femme porte en elle un laboratoire de l’État-nation, et c’est de sa gestion que dépend la pureté de l’ethnie nationale.
Depuis quarante ans en Occident, le féminisme a mis en marche un processus de décolonisation de l’utérus. L’actualité espagnole montre que ce processus est non seulement incomplet, mais encore fragile et révocable. Le 20 décembre, le gouvernement de Mariano Rajoy a voté l’avant-projet de la nouvelle loi sur l’avortement qui sera, avec l’irlandaise, la plus restrictive d’Europe. La loi de «protection de la vie du conçu et du droit de la femme enceinte» n’envisage que deux cas d’avortement légal : le risque pour la santé physique ou psychique de la mère (jusqu’à 22 semaines) ou le viol (jusqu’à 12 semaines). Mais encore, un médecin et un psychiatre indépendant devront certifier qu’il y a bien risque pour la mère. Le texte a suscité l’indignation de la gauche et des féministes, mais aussi l’objection du collectif des psychiatres qui refusent de participer à ce processus de pathologisation et de surveillance des femmes enceintes annihilant leur droit à décider pour elles-mêmes. Les politiques de l’utérus sont, comme la censure et la restriction de la liberté de manifester, de bons détecteurs des dérives nationalistes et totalitaires. Dans un contexte de crise économique et politique de l’État espagnol, confronté à la réorganisation du territoire et de son «anatomie» nationale (pensons au processus de sécession de la Catalogne, mais aussi au discrédit croissant de la monarchie et à la corruption des élites dirigeantes), le gouvernement cherche à récupérer l’utérus comme lieu biopolitique dans lequel fabriquer à nouveau la souveraineté nationale. Il imagine qu’en le possédant il parviendra à figer les vieilles frontières de l’État-nation en décomposition.
Cette loi est aussi une réponse à la légalisation du mariage homosexuel acquise durant le mandat du précédent gouvernement socialiste et que, malgré les tentatives récurrentes du Parti populaire (PP), le Tribunal constitutionnel a refusé d’abroger. Face à la remise en question du modèle de la famille hétérosexuelle, le gouvernement Rajoy, proche des intégristes catholiques de l’Opus Dei et du cardinal Rouco Varela, entend aujourd’hui occuper le corps féminin comme lieu ultime où se joue, non seulement la reproduction nationale, mais aussi la définition de l’hégémonie masculine.
Si l’histoire biopolitique pouvait être racontée cinématographiquement, nous dirions que le PP prépare un frénétique porno gore dans lequel Rajoy et son ministre de la Justice, Ruiz Gallardón, plantent le drapeau espagnol dans tous les utérus de l’État-nation. Voici le message envoyé par le gouvernement aux femmes du pays : ton utérus est un territoire de l’État, domaine fertile pour la souveraineté nationale catholique. Tu n’existes qu’en tant que mère. Écarte les jambes, deviens terre d’insémination, reproduis l’Espagne. Si la loi que le PP propose prend effet, les Espagnoles se réveilleront avec le Conseil des ministres et la Conférence épiscopale au fond de l’endomètre.
Corps né avec utérus, je ferme les jambes devant le national catholicisme. Je dis à Rajoy et Varela qu’ils ne mettront pas un pied dans mon utérus : je n’ai jamais enfanté, ni n’enfanterai jamais au service de la politique espagnoliste. Depuis cette modeste tribune, j’invite tous les corps à faire la grève de l’utérus. Affirmons-nous en tant que citoyens entiers et non plus comme utérus reproductifs. Par l’abstinence et par l’homosexualité, mais aussi par la masturbation, la sodomie, le fétichisme, la coprophagie, la zoophilie… et l’avortement. Ne laissons pas pénétrer dans nos vagins une seule goutte de sperme national catholique. N’enfantons pas pour le compte du PP, ni pour les paroisses de la Conférence épiscopale. Faisons cette grève comme nous ferions le plus «matriotique» des gestes : une façon de déconstruire la nation et d’agir pour la réinvention d’une communauté de vie post-État nationale où l’expropriation des utérus ne sera plus envisageable.
Beatriz Preciado
Déclarer la grève de utérus
Tribune publiée dans Libération le 17 janvier 2014

femen23dec

123



boumboumjames |
femmeavenirhomme |
Toute une vie... |
Unblog.fr | Annuaire | Signaler un abus | Warhol l'avait dit...un qua...
| juliette66
| les bonnes "occaz" de Murielle