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Manifester en France, c’est risquer de finir en prison / Jacques Rancière, Ken Loach, Judith Butler et une cinquantaine de personnalités

Le droit à manifester est un droit non négociable. Mais ce qui se dessine localement, c’est une société construite sur la criminalisation des luttes sociales et politiques.
Il plane dans ce pays une atmosphère bien étrange. Quoi que l’on puisse penser du douteux cortège de tête de la mobilisation fleuve ayant défilé dans les rues de Paris, le 11 janvier, après les attentats contre Charlie Hebdo et l’Hyper Cacher de Vincennes, ce sont bien quatre millions de personnes qui ont choisi de manifester pour dire leur rejet des attentats et leur attachement à un certain nombre de valeurs démocratiques. Comme le notaient alors les correspondants de la presse internationale, c’est au travers de la «manif», sorte de paradigme hexagonal de l’expression collective, que les Français avaient décidé d’exprimer leur émoi. Hollande et son gouvernement, eux, jouaient la carte de l’émotion et de la responsabilité, n’hésitant pas à se présenter comme les hérauts de la liberté d’expression. Mais celle-ci, en France, avant comme après ce défilé historique, n’est pas un étalon universel, loin de là. Il existe des territoires et des villes où manifester peut conduire derrière les barreaux.
Que ce soit à Notre-Dame-des-Landes, à Sivens, à Nantes, à Lyon ou à Toulouse, ce n’est pas tous les jours le 11 janvier. Manifester oui, mais pas pour saluer la mémoire du jeune militant écologiste tué par un tir de grenade de la gendarmerie, Rémi Fraisse, dans la nuit du 25 au 26 octobre. Manifester oui, mais pas contre la série de violences policières commises par la suite à l’occasion de plusieurs manifestations interdites en préfecture. Manifester oui, mais pas contre l’interdiction de manifester elle-même. Ces interdictions qui se sont répétées sur l’ensemble du territoire sont une atteinte grave et révoltante à un droit démocratique fondamental. Nombreux sont celles et ceux qui, en novembre, n’ont pas accepté les diktats vigipiratesques et les arrêtés préfectoraux. Des dizaines ont alors été arrêtés, gardés à vue, déférés devant la justice et souvent condamnés. Qui à une peine de sursis et une amende, qui à une peine de prison ferme. C’est le cas de Gaëtan, étudiant toulousain en histoire de l’art au Mirail, militant politique et syndical, arrêté en marge de la manifestation interdite du 8 novembre. En première instance, il a écopé d’une peine de prison avec sursis et d’une amende. En appel, le juge a choisi d’aggraver la sentence, en le condamnant à six mois de prison, dont deux fermes.
Bien sûr la justice officielle sait toujours trouver des motifs pour transformer une résistance politique en un crime de droit commun, en inventant des chefs d’inculpation et en faisant témoigner ses propres policiers. La justice officielle, d’ailleurs, leur en sait gré puisqu’elle sait être reconnaissante avec eux, lorsqu’ils sont les auteurs de «bavures». Clémente avec les meurtriers de Malik, de Zyed ou de Bouna (le verdict sera rendu en mai), jamais condamnés à de la prison ferme, elle est impitoyable avec celles et ceux qui revendiquent le droit élémentaire de dire leur opposition à la société telle qu’elle est organisée, ou aux politiques telles qu’elles sont menées. Ce qui se renforce et se dessine localement, à partir de manifestation, piquet de grève ou mobilisation, c’est une société construite sur la criminalisation des luttes sociales et politiques, dont on peut craindre, si l’on n’y prend garde, qu’elle ne devienne le lot commun dans tout le pays. Aujourd’hui à Toulouse, sorte de ville-laboratoire, la moindre mobilisation revêtant une dimension un tant soit peu politique, féministe, antiraciste ou de solidarité internationale avec le peuple palestinien est encadrée, lorsqu’elle n’est pas interdite, comme si le moindre acte militant public portait en lui le germe du «terrorisme».
Dans son message de soutien à Gaëtan, Erri De Luca souligne combien «le droit à manifester est un droit non négociable». Il en sait quelque chose. «Pas de prison pour Gaëtan et tous les condamnés pour avoir manifesté», tel est le nom de la campagne actuellement menée pour dénoncer toutes ces atteintes, auxquelles on voudrait nous habituer, aux libertés démocratiques élémentaires. Nous nous associons ici à ce refus et témoignons de notre solidarité à son égard et à celui des autres condamnés après les manifestations contre les violences policières. Nous invitons chacune et chacun, en conscience, à mesurer la gravité de la situation actuelle.

Jacques Rancière, Ken Loach, Judith Butler et une cinquantaine de personnalités

Parmi les signataires : Marc Abélès, anthropologue, directeur de recherches au EHESS et CNRS ; Gilbert Achcar, professeur, Université de Paris-8 et SOAS, Université de Londres ; Tariq Ali, écrivain et réalisateur ; Etienne Balibar, professeur émérite, Université de Paris-Ouest ; Ludivine Bantigny, historienne, maître de conférences, Université de Rouen ; Emmanuel Barot, philosophe, maître de conférence HDR, Université Jean Jaurès/Mirail de Toulouse ; Enzo Traverso, historien, Cornell University ; Michel Broué, mathématicien, Professeur, Université Paris-Diderot ; Sébastien Budgen, éditeur ; Judith Butler, philosophe, Université de Berkeley, Californie ; Vincent Charbonnier, ingénieur d’études, IFÉ- ENS de Lyon ; Anne Clerval, maître de conférences en géographie, Université Paris-Est Marne-la-Vallée ; Alexis Cukier, docteur en philosophie, ATER, Université de Poitiers ; Sonia Dayan-Herzbrun, sociologue, professeure émérite, Université Paris Diderot-Paris 7 ; Jean-Numa Ducange, historien, maître de conférences, Université de Rouen ; Cédric Durand, économiste, Université Paris 13 ; Franck Fischbach, philosophe, professeur à l’Université de Strasbourg ; Geneviève Fraisse, philosophe, directrice de recherche émérite, CNRS ; Bernard Friot, sociologue et économiste, Université de Paris-Ouest ; Franck Gaudichaud, maître de conférences en Civilisation hispano-américaine, Université Grenoble-Alpes ; Barbara Glowczewski, anthropologue, directrice de recherches au CNRS et Collège de France ; Fabien Granjon, sociologue, professeur, Université Paris 8 ; Razmig Keucheyan, sociologue, maître de conférences, Paris Sorbonne-Paris IV ; Stathis Kouvélakis, philosophe, King’s College, Londres ; Ken Loach, réalisateur ; Frédéric Lordon, économiste, CNRS ; Michael Lowy, philosophe, CNRS ; Olivier Neveux, historien d’art, professeur, Université Lyon 2 ; Ugo Palheta, maître de conférences en sciences de l’éducation, Université Lille-3 ; Willy Pelletier, sociologue, Université de Picardie ; Paul B. Preciado, philosophe, Université de New York ; Jacques Rancière, philosophe, professeur émérite, Université Paris 8 ; Kristin Ross, professeure de littérature comparée, New York University ; Valentin Schaepelynck, maître de conférences en sciences de l’éducation, Université Paris 8 ; Guillaume Sibertin-Blanc, philosophe, maître de conférences HDR, Université Jean Jaurès/Mirail, Toulouse ; Eduardo Viveiros de Castro, anthropologue, Museo Nacional, Rio de Janeiro ; Slavoj Žižek, philosophe, Université de Ljubljana, Slovénie.

Publié dans Libération le 19 avril 2015

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Madrid. Les opposants de la nouvelle loi de sécurité intérieure ont organisé une manifestation d’hologrammes devant le Parlement espagnol.

Nécrolibéralisme / Paul B. Preciado

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Le capitalisme financier peut-il produire quelque chose d’autre ? Sommes-nous encore vivants ? Voulons-nous encore agir ?
Paul B. Preciado
Nécrolibéralisme
Publié le 10 avril 2015 dans Libération

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Big Mother et Oui-Oui rhabillent le sexe en Californie / Luc Le Vaillant

Si j’ai bien compris, les coucheries entre étudiants risquent de se compliquer allégrement en Californie. Une loi vient d’entrer en vigueur en bord de Pacifique, dans cette contrée qui a donné au monde les hippies et le psychédélisme, la gym tonic et Schwarzenegger, le Hollywood du porno et ces bons petits diables de Google.
Désormais, avant que l’intercourse débute, les filles devront exprimer fort et clair un «consentement affirmatif» à leur voisin de matelas. Comme devant monsieur le maire et le curé du village, elles devront opiner du chef et bramer un oui franc et massif. Ceci afin que ce cerf en rut qu’est tout homme qui se respecte puisse œuvrer au coït en toute bestialité. Un signe de tête pourra faire l’affaire mais poursuit le texte «l’absence de protestation ou de résistance ne signifiera pas consentement. Pas plus que le silence». (1)
Encore plus fort, les dames pourront révoquer leur aval à tout moment du jeu de la bête à deux dos. Elles pourront dire oui puis non. Et aussi oui, oui, et aussi non, plus maintenant. Quand au ni oui ni non, il sera de libre interprétation selon le moment où la plaignante forcément plaintive appuiera sur le buzzer. La charge de la preuve sera inversée et il reviendra à l’assaillant de démontrer l’innocuité de son entreprise qui n’est pas forcément emprise. Pire, les universités qui ne relaieraient pas cette évolution des choses verront leurs subsides coupés.
Je sais bien que je devrais éviter de me saisir de ces questions. Cela va encore me valoir les foudres de mes copines d’«Osez le puritanisme», pardon d’«Osez le féminisme». Je suis un homme, paraît-il. Un mâle occidental dominant et hétéronormé, ce qui reste à démontrer. Donc, en ces matières, je suis vite tenu pour complice de ces salauds de mecs.
Il paraît que ces obsédés, mes frères, sont incapables de se tenir quand ils voient passer un string panthère. Il paraît qu’à l’instar du chef d’un Etat que je connais bien, ils sont atrocement lâches quand il s’agit des choses du sentiment et qu’ils s’accommodent du clair-obscur quand les femmes sont claires et nettes dans leurs goûts et dégoûts. Sans parler de cette infidélité de nature queutarde qui voit ces gros dégoûtants partir en perpétuelle maraude, façon Mars coursant Venus, quand les déesses du foyer sont des Pénélope transies, tapissant leur mansuétude de douce bénévolence. Et allez donc, en avant pour l’essentialisme et le différentialisme datant de Cro-Magnon !!!
Quitte à être suspecté de masculinisme, autant ne pas se gêner dans le ricanement et dire la désolation que m’inspire cette régression américaine. Cette cornichonnerie va mettre un huissier derrière chaque couple débutant, derrière chaque moment d’incertitude ou d’hébétude, derrière chaque copulation pas assez attendrie, pas assez réussie.
Les avocats peuvent se frotter les mains qu’on sonnera pour rhabiller le coup d’un soir en coup de cafard, le Trafalgar en crier gare. Ils seront là pour qualifier juridiquement le lâcher-tout d’un instant et liquider la culpabilité qui suit parfois les moments très émoustillés ou très alcoolisés, les fois où l’on sait plus trop ce qu’on fait, ni avec qui, qu’on soit garçon ou fille. Celles-ci n’étant pas seulement les angelotes qu’on nous vend et qu’elles achètent trop souvent comptant.
On comprend bien les belles et bonnes intentions de ces Big Mother qui ne veulent que le bien de l’humanité naissante. Mais, là-bas comme ici, les lois sur le viol existent et il n’est peut-être pas nécessaire d’en rajouter dans la judiciarisation généralisée.
Surtout que ce sera parole contre parole. On n’arrivera pas à sortir de ces sales draps des matins blêmes et du linge sale à laver bien avant de faire famille. Pour trancher, ces Tartuffe finiront par équiper les cités universitaires de webcam espionnes. Ce qui fera le bonheur de YouPorn quand les parties civiles feront fuiter les enregistrements.
La guerre des sexes sera réactivée au risque de défiances gélifiées, de frustrations caramélisées. Il y aura mille remake de la confrontation entre Julian Assange et ses Suédoises. Et ce sera comme si la Californie hédoniste enfilait la robe de bure luthérienne du paradis perdu nordique, noyé dans le permafrost de son fondamentalisme féministe.
Surtout, cette intrusion nouvelle dans la sexualité des jeunes gens réactive des poncifs surannés. Vu de Californie, c’est l’homme qui est actif et c’est la femme qui est passive. C’est l’homme qui a l’initiative quand la femme n’est que le réceptacle de désirs dégradants. C’est l’homme qui est esclave de ses sens et c’est la femme qui est victime du machisme éternel. C’est l’homme qui est un mâle et c’est la femme qui est une femelle. Fatigue noire devant tant de bêtise recommencée.
Luc Le Vaillant
Big Mother et Oui-Oui rhabillent le sexe en Californie / 2014
Publié dans Libération le 7 octobre 2014

ouioui
1 Le Monde du 24 septembre.

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