Archive pour le Tag 'LGBT'

La fragmentation des identités LGBT à l’ère du néolibéralisme / Peter Drucker / revue Période

Si la sexualité a été un continent inconnu du marxisme, il y a longtemps que ce n’est plus le cas1. Dans les années 1970 et au début des années 1980, les historiennes lesbiennes/gay ont mis à profit les concepts marxistes et féministes pour retracer l’émergence des identités gay et lesbiennes contemporaines (Fernbach 1981 ; d’Emilio 1983a et 1983b)2. Malgré le fait que les catégories du matérialisme historique aient été supplémentées et, dans une large mesure, supplantées par les approches foucaldiennes depuis les années 1980, les analyses produites par la première génération d’historiens et de théoriciens influencés par le marxisme survivent au sein d’une large gamme de positions constructivistes. La plupart des chercheurs et chercheuses – sinon la plupart des lesbiennes et des gays – s’accordaient sur le fait que les identités gay et lesbiennes modernes sont tout à fait singulières et clairement distinctes de toutes les sexualités homoérotiques qui ont existé avant le siècle dernier, et de bon nombre de celles qui existent encore dans diverses parties du monde.
Qu’elles fassent mention de Marx, de Foucault, ou des deux, les analyses historiques de l’identité lesbienne/gay associent l’émergence de cette identité sexuelle au développement des sociétés modernes, industrialisées et urbanisées. Quelques historiens (d’Emilio 1983a) ont mené cette démarche de façon plus ou moins explicitement marxiste en rapportant cette évolution au concept de « capitalisme ». Une telle problématique se retrouve dans le travail de théoriciens et théoriciennes marxistes contemporains (Hennessy 2000 ; Sears 2005). Plus récemment, Kevin Floyd se dit témoin d’une « plus grande ouverture [dans la théorie queer] à un engagement direct avec le marxisme – le pouvoir explicatif du marxisme est désormais reconnu. » (Floyd 2009 : 2).
La recherche critique se montre en revanche plus hésitante à propos des questions qui ne figurent pas dans les études que nous venons de mentionner. Dès lors qu’on a exploré et retracé l’émergence de l’identité sexuelle lesbienne/gay en Europe et aux États-Unis, peut-on en rester là ? Alors que les études sur les communautés LGBT d’Asie et d’Afrique ont proliféré ces dernières années, il n’est pas rare de lire que toutes les sexualités homoérotiques auraient succombé à une identité lesbienne/gay monolithique promue par la mondialisation capitaliste – ce que Dennis Altman dénonce comme le triomphe du « gay mondialisé » (global gay) (Altman 2003). Tout comme l’homo sapiens a été représenté naïvement comme le point culminant de l’évolution biologique, ou la démocratie libérale comme le point culminant de l’histoire humaine, tous les chemins de l’histoire LGBT semblent mener à Castro Street, San Francisco. La théorie queer a parfois essayé de saper les fondements de cette vision monolithique de l’identité gay, en rejetant la focalisation unidimensionnelle sur l’« orientation sexuelle » qui la sous-tend (Seidman 1997 : 195). Mais au-delà de leur éloge (très abstrait) de la « différence », ces chercheurs et chercheuses ne se sont que très rarement confrontés aux problèmes que pose cette historiographie unilatérale eurocentrée des identités LGBT. Dans les termes de Paul Reynolds, ces travaux se sont « concentrés( sur la production sociale des catégories au plan discursif plutôt que sur  la causalité matérielle qui a engendré ces catégories, c’est-à-dire la force de contrainte des rapports sociaux de production. » (Reynolds 2003)
Dans cet article, je défendrai que la problématique de l’identité lesbienne/gay telle qu’elle a pris forme depuis les années 1970 dans les milieux LGBT a été déterminée par des facteurs socio-économiques. En outre, je soutiendrai qu’une histoire sociale constructiviste et marxiste3 permet d’étudier des identités sexuelles distinctes au sein du capitalisme, sans privilégier d’identité particulière, et qu’elle peut cartographier les identités lesbiennes/gay émergentes et les transformations récentes des identités sexuelles en tissant les liens entre ces évolutions identitaires et les stades que traverse le développement capitaliste. Dans ce contexte précis, la théorie marxiste des « ondes longues » (cycles de longue durée) se révèle être un outil précieux. Il s’agit plus précisément des analyses des évolutions récentes du mode de production capitaliste, qui a traversé une longue phase d’expansion jusqu’au début des années 1970 pour entrer dans une longue phase dépressive à travers les récessions des années 1974-75 et 1979-1982 (Mandel 1978 & 1995). Un tel cadre d’analyse pourrait se révéler plus robuste que les théories queer pour aborder ce qui est récemment devenu une préoccupation centrale dans ces théories – la défense de populations LGBT non conformistes ou moins privilégiées face à l’« homonormativité »4 – et contribuer à la formation d’un anticapitalisme queer.
Peter Drucker
 La fragmentation des identités LGBT à l’ère du néolibéralisme / 2014

Le texte intégral sur le site de la revue Période :
http://revueperiode.net/la-fragmentation-des-identites-lgbt-a-lere-du-neoliberalisme/

madonna

 

Homosexualité, transsexualité : nous sommes partout / Beatriz Preciado

L’homosexualité est un sniper silencieux qui colle une balle dans le cœur des enfants des cours de récréation, il vise sans chercher à savoir s’ils sont gosses de bobos, d’agnostiques ou de catholiques intégristes. Sa main ne tremble pas, ni dans les collèges du VIe arrondissement, ni dans les zones d’éducation prioritaires. Il tire avec la même précision dans les rues de Chicago, les villages d’Italie ou les banlieues de Johannesburg. L’homosexualité est un sniper aveugle comme l’amour, éclatant comme un rire et aussi tendre qu’un chien. Et s’il se lasse de prendre des enfants pour cible, il tire une rafale de balles perdues qui vont se loger dans le cœur d’une agricultrice, d’un chauffeur de taxi, d’un chanteur hip-hop, d’une factrice pendant sa tournée… la dernière balle a atteint une femme de 80 ans pendant son sommeil.
La transsexualité est un sniper silencieux qui colle une balle dans la poitrine d’enfants plantés devant un miroir ou qui comptent leurs pas sur le chemin de l’école. Il ne se préoccupe pas de savoir s’ils sont nés d’une insémination artificielle ou d’un coït catholique. Il ne se demande pas s’ils viennent de familles monoparentales ou si papa portait du bleu et maman s’habillait de rose. Il ne tremble ni du froid de Sotchi ni de la chaleur de Carthagène. Il ouvre le feu aussi bien sur Israël que sur la Palestine. La transsexualité est un sniper aveugle comme le rire, éclatant comme l’amour, aussi tendre et tolérant que le sont les chiennes. De temps en temps, il tire, sur une professeure en province ou sur un père de famille, et boum.
Pour ceux qui ont le courage de regarder la blessure en face, la balle devient la clé d’un monde dont ils n’avaient jamais rien vu auparavant. Les rideaux s’ouvrent, la matrice se décompose. Mais parmi ceux qui portent la balle dans la poitrine, quelques-uns décident de vivre comme s’ils ne sentaient rien.
D’autres compensent le poids de la balle en faisant de grands gestes de Don Juan ou de princesse. Des médecins et des Églises promettent d’extirper la balle. On dit qu’en Équateur une nouvelle clinique évangéliste ouvre chaque jour, pour ré éduquer les homosexuels et les transsexuels. Les foudres de la foi deviennent des décharges électriques. Mais nul n’a jamais su comment extirper la balle. Ni les mormons ni les castristes. On peut l’enfouir plus profondément dans sa poitrine, mais on ne peut jamais l’extirper. Ta balle est un ange gardien : elle sera toujours à tes côtés.
J’avais 3 ans quand pour la première fois j’ai senti le poids de la balle. J’ai su que je la portais en entendant mon père traiter de sales gouines dégueulasses deux filles étrangères qui marchaient en se donnant la main dans la rue. Ma poitrine s’est mise à brûler. Cette nuit-là, sans savoir pourquoi, j’ai imaginé pour la première fois que je m’échappais de ma ville et que je partais dans un autre pays. Les jours qui suivirent furent des jours de peur, et de honte.
Il n’est pas difficile d’imaginer que parmi les adultes qui participent aux manifestations de la colère certains portent, enkystés dans leur plexus, une balle ardente. Par simple déduction statistique, et connaissant la virtuosité des snipers, je sais que certains de leurs enfants portent déjà la balle au cœur. J’ignore combien ils sont, quel est leur âge, mais je sais que certains d’entre eux ont la poitrine qui brûle.
Ils portent des banderoles qu’on a mises entre les mains, qui disent «ne touchez pas à nos stéréotypes». Mais ils savent qu’ils ne pourront jamais être à la hauteur de ces stéréotypes. Leurs parents hurlent que les groupes LGBT ne doivent jamais entrer dans les collèges, mais ces enfants savent que ce sont eux, les porteurs de la balle LGBT. La nuit, comme quand j’étais enfant, ils vont au lit avec la honte d’être les seuls à savoir qu’ils sont la déconvenue de leurs parents, ils vont se coucher avec la peur de ce que leurs parents les abandonnent s’ils apprennent, ou préfèrent encore qu’ils meurent. Et ils rêvent peut-être, comme moi avant eux, qu’ils s’enfuient dans un pays étranger, dans lequel les enfants qui portent la balle sont les bienvenus. Et je voudrais dire à ces enfants : la vie est merveilleuse, nous vous attendons, ici, nous sommes nombreux, nous sommes tous tombés sous la rafale, nous sommes les amants aux poitrines ouvertes. Vous n’êtes pas seuls.
Beatriz Preciado
Homosexualité, transsexualité: nous sommes partout / 14 février 2014
Publié dans Libération

shame

Problématiser l’hétérosexualité / Enquête sur la pornographie / Mathieu Trachman / Anne-Marie Vanhove / Conférence samedi 22 mars à l’Entrepôt / l’Unebévue revue de psychanalyse

Homosexualité et hétérosexualité ne sont pas un couple réel, deux réalités contraires qui se définiraient l’une par rapport à l’autre, mais une opposition hiérarchique dans laquelle l’hétérosexualité se définit implicitement en se constituant comme la négation de l’homosexualité. L’hétérosexualité se définit sans avoir à se problématiser, elle s’institue elle-même comme un terme non marqué et privilégié.
David Halperin / Saint Foucault

PP

Alors que la circulation d’images pornographiques était clandestine et réprimée en France, au cours des années 1970, la « loi X » permet à des entrepreneurs de réaliser, de produire et de diffuser sur le territoire français des films pornographiques. Un petit groupe de professionnels se constitue, d’abord issus du cinéma, puis d’autres milieux. Rapidement, la conception de l’activité pornographique se précise : elle s’écarte des règles de l’art ou même du divertissement cinématographique pour assumer une dimension plus spécifiquement sexuelle. Comme me le disait un acteur et réalisateur au cours de mon enquête, « mon boulot, et ça n’a pas d’autre prétention, c’est de mettre en image les fantasmes des gens ». Dans le commerce pornographique, des individus se constituent en entrepreneurs de fantasmes, une industrie constitue les désirs sexuels des consommateurs en marché.
Dans ce capitalisme fantasmatique, les désirs ne sont pas seulement investis, ils sont différenciés, classés. Les « fantasmes des gens », ce sont largement les fantasmes des hommes ; et c’est un groupe professionnel majoritairement masculin qui s’organise dès les années 1970. De plus s’opère rapidement une nette division du travail entre la pornographie gaie et la pornographie hétérosexuelle. La séparation pourrait paraître évidente. Cependant le marché gay semble attrayant. Et pourquoi exclure les relations entre hommes des fantasmes hétérosexuels, qui se constituent justement en se décollant du répertoire sexuel ordinaire ? Les pornographes font le choix de l’hétérosexualité. Alors que d’ordinaire l’hétérosexualité est ce qui va de soi, ce qui est présupposé sans être interrogé, le travail pornographique implique une circonscription des fantasmes hétérosexuels. Enquêter sur la pornographie, ce n’est pas seulement décrire comment des individus font commerce des désirs sexuels. C’est aussi comprendre pourquoi la pornographie est un monde où l’hétérosexualité est problématisée.
Qu’entend-on, ici, par hétérosexualité ? Avant que d’être une orientation sexuelle, c’est un marché qui est privilégié au détriment d’autres, c’est aussi un ensemble de compétences qui justifie ces choix commerciaux. Contrairement à ce que laissent penser certaines analyses anti-pornographie, la pornographie n’est pas le lieu où se superposent genre et sexualité, désirs et pratiques, l’exemple parfait d’une domination masculine verrouillée. C’est bien plutôt un espace de tensions entre les fantasmes et les identifications, les sexualités féminines et masculines, le genre et la sexualité. La problématisation de l’hétérosexualité ne délimite pas une identité homogène, ne clôt pas le processus d’affirmation de l’hétérosexualité mais au contraire se comprend comme un processus de réitération. Elle apparaît sur un fond d’anxiété sexuelle. Cette problématisation n’est pas seulement le fait des pornographes, c’est aussi l’opération au fondement de mon enquête. On peut en préciser les conditions de possibilité. En tant que gay, pour qui la sexualité n’est donc jamais non problématique, je proposais de renverser le regard vers ce qui est rarement questionné. Je revendiquais également, en tant que sociologue, une position d’extériorité vis-à-vis de mon objet de recherche. Je prévenais ainsi les soupçons sur mes motivations. Rétrospectivement, ce positionnement était naïf : ici comme ailleurs, la présence ou le soupçon d’homosexualité produit dans les relations avec les autres des réactions spécifiques, et amène chacun à se présenter de manière spécifique, ou à parler de certaines expériences.
Pourquoi l’hétérosexualité est-elle problématisée dans le travail pornographique ? Pourquoi mon enquête sur la pornographie m’a-t-elle amenée à problématiser l’hétérosexualité ?
Mathieu Trachman
Problématiser l’hétérosexualité – Enquête sur la pornographie
Conférence samedi 22 mars à l’Entrepôt

Mathieu Trachman est sociologue à l’Ined – Il est l’auteur de
Travail pornographique. Enquête sur la production de fantasmes
Paris / La Découverte / 2013

fichier pdf place publique 22 mars

l’Unebévue revue de psychanalyse
École Lacanienne de Psychanalyse

Sur le Silence qui parle :
Pornotopie / Beatriz Preciado

Belle et bête / Marcela Iacub

PP2

 

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