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Lewis Carroll / Aux sources de la pensée de Gilles Deleuze / Ange-Henri Pieraggi

Si Gilles Deleuze s’intéresse à l’œuvre de Lewis Carroll, c’est qu’elle débute dans les profondeurs, pour conquérir progressivement les surfaces. Alice au pays des merveilles commence, en effet, dans le terrier du lapin : le manuscrit original s’intitulant Les aventures souterraines d’Alice. Mais l’auteur renonce à ce titre, car plus le récit avance, « plus les mouvements d’enfouissement font place à des mouvements latéraux de glissement, les animaux des profondeurs faisant place à des cartes sans épaisseur (1) ». Avec De l’autre côté du miroir, les événements sont cherché à la surface, par le biais d’une glace qui les réfléchit, ou d’un échiquier qui les planifie. Avec Sylvie et Bruno, ce passage des corps à l’incorporel est multiplié dans deux histoires qui font glisser les surfaces l’une sur l’autre.
Logique du sens est en partie le résultat de l’analyse de l’œuvre de Carroll et de celle des stoïciens, qui ont en commun la quête des événements en surface.
Rappelons d’abord la singularité du stoïcisme.
Pour Platon il convient de distinguer d’une part les Idées, et d’autre part les choses limitées, soumises à l’action de ces Idées et comme arrêtées au présent dans leur permanence. Mais cette dualité se prolonge en profondeur : n’y a-t-il pas sous les choses elles-mêmes le devenir ? Un devenir défiant les limites, « esquivant le présent » (2), semblant à la fois déjà passé et encore à venir. Platon se demandant même si ce devenir n’a pas un rapport particulier au langage.
Pour les stoïciens, les actions et passions des corps donnent des effets « qui ne sont pas des corps, mais des incorporels » (3) : ce sont les événements, qui telle la bataille, « survolent les corps, surplombent son propre accomplissement et dominent son effectuation » (4). Les stoïciens, en affirmant les événements à la surface des corps, font monter le devenir illimité, et opèrent un renversement du platonisme. « Les effets renvoyant aux effets formant une conjugaison » (5), « événements impassibles, purs infinitifs dont on ne peut dire qu’ils sont, participant plutôt d’un extra-être qui entoure ce qui est : ‘rougir’, ‘verdoyer’, etc. » (6).
De tels infinitifs sont aussi bien l’exprimé de propositions que l’attribut d’états de choses. Cet exprimé, qui insiste dans le langage, cet attribut qui survient aux choses, c’est le sens. Il tend une face vers les propositions et une face vers les choses. Il est exactement à leur articulation. « On ne demandera pas quel est le sens d’une événement, l’événement, c’est le sens lui-même. » (7)
C’est dans ce monde plat du sens-événement que Carroll installe son œuvre. Mais… il n’a rien fait passer par le sens, et « a tout joué dans le non-sens » (8).
- « Le non-sens n’est pas le contraire du sens » (9). Par contre, son « mécanisme est la plus haute finalité du sens » (10).
Lewis Carroll en aborde la fonction dans la préface de La Chasse au Snark (11) : si à la fameuse question « Sous quel roi, dis, pouilleux ? Parle ou meurs » (12), on ne sait pas si ce roi est Richard ou William, et qu’on répond ‘Rilchiam’, voilà un mot-valise opérant une « synthèse disjonctive » (13) qui donne le principe du non-sens.
- Deleuze clarifie son rôle en analysant le mot ‘frumieux’ (14). Il est composé de furieux + fumant. Pourtant la disjonction opérée n’est pas entre furieux et fumant, mais entre d’une part fumant-furieux, « si vos pensées penchent si peu que ce soit du côté fumant » (15), et d’autre part furieux-fumant, « si elles dévient du côté furieux » (16). « Chaque partie virtuelle d’un tel mot exprime l’autre partie qui le désigne à son tour » (17). C’est un terme qui formule une alternative dans laquelle il entre lui-même, et c’est à ce titre qu’il est non-sens. Un tel paradoxe n’a pas d’actualisation. Mais il opère une donation de sens aux deux séries qu’il parcourt indéfiniment dans un « devenir-fou, imprévisible » (18) : « le sens n’est jamais principe ou origine, il est produit » (19).
- Le rôle des séries se précise avec le mot Jabberwock. C’est le nom d’un animal fantastique, mais c’est aussi un mot-valise. « Il est formé de wocer ou wocor, qui signifie rejeton, fruit, et de jabber, qui exprime une discussion volubile. Ce mot connote deux séries : la série de la descendance animale ou végétale, qui concerne des objets désignables et consommables, et la série de la prolifération verbale qui concerne des sens exprimables. » (20)
Cette disjonction qui parcourt toute l’œuvre de Carroll, réfère à la distinction stoïcienne entre les choses corporelles et les événements incorporels.
- Elle peut opérer le partage entre les propositions désignant les choses et les propositions exprimant les événements. Ainsi, les couplets de la chanson du jardinier, dans Sylvie et Bruno, distribuent les propositions entre celles référant aux choses consommables (animaux), et celles référant aux événements (les lettres et les timbres portent le sens des mots) (21).
- Mais la disjonction peut opérer dans la proposition elle-même : elle est à l’œuvre dans le paradoxe suscité par le mot cela dans l’histoire que raconte la souris – qui l’emploie comme un terme exprimant le sens d’une proposition, alors que le canard l’emploie comme un terme désignant des choses consommables – (22), mais aussi dans l’explication qu’Humpty-Dumpty donne de certains mots-valises. Véritable figure du non-sens, Humpty-Dumpty distribue le sens selon deux séries, partageant par exemple le mot grilheure en griller (la viande) et heure (événement du repas) (23).
- Puisque le sens-événement peut s’extraire de la proposition, Lewis Carroll se permet de l’isoler. C’est là l’origine de nombreuses figures paradoxales telles que « le sourire sans chat » ou « la flamme sans bougie ».
- Et puisque l’événement est un infinitif à la surface des choses (il est une « singularité » qui suspend l’affirmation et la négation, survolant le champ des actualisations), il génère des doubles sens au plan expressif, qui sont des absurdités au niveau des choses. (Ainsi Alice affirmant : « je dis ce que je pense = je pense ce que je dis ». Le chapelier répondant : « je vois ce que je mange = je mange ce que je vois ».) (24)
- Plus généralement, on peut remarquer un grand partage chez Lewis Carroll, entre les choses désignables, d’un côté du miroir, et les événements qui leur sont attribués, de l’autre côté.
- Et, in fine, la disjonction corps/événement opère la perte d’identité qu’évoque fréquemment Alice (notamment lorsqu’elle croit être son amie Mabel, puisqu’elle a les mêmes attributs qu’elle) (25).
Récapitulons : le sens représente ce qui permet de recueillir l’événement à la surface des choses corporelles. Le sens survient aux choses (extra-être), et insiste dans la proposition (expression). Il est produit par le non-sens qui lui est co-présent, instance paradoxale qui parcourt indéfiniment deux séries hétérogènes et divergentes, et qui affirme une temporalité virtuelle, « indépendante de toute matière » (26), (Aiôn). Cet élément paradoxal qui ramifie les séries a lui-même deux faces. Il tend une face vers la série désignatrice, et l’autre face vers la série expressive. La première série pouvant être déterminée comme signifiée, l’autre comme signifiante, dans une optique structuraliste.
Si on se rappelle que la philosophie de Deleuze consiste essentiellement à « laisser vivre et respirer la virtualité de tout » (27), et que l’originalité de sa métaphysique consiste en « l’affirmation du multiple, comme différent, non soumis à l’identique » (28), on comprend toute sa sympathie pour Lewis Carroll et les stoïciens, qui portent leur intérêt sur l’événement (celui-ci conçu comme extra-être) : l’important pour Deleuze n’étant pas l’être, mais le plan métaphysique où se développe le virtuel (« l’Être, l’Un, le Tout sont le mythe d’une fausse philosophie toute imprégnée de théologie ») (29).
Ce plan métaphysique va s’élaborer dans LS à partir de la notion de surface, support de séries hétérogènes animées par le non-sens. Mais cet aspect topologique est associé à un aspect chronologique : le temps à l’œuvre au niveau des surfaces est delesté de toute actualisation et reste suspendu dans un infinitif (Aiôn). C’est selon cette double configuration que LS aborde des notions déjà élaborées dans DR, mais traitées « selon une méthode sérielle propre aux surfaces » (30).
- Deleuze reconnaît en Lewis Carroll « l’instaurateur d’une méthode sérielle en littérature » (31), et c’est sous son éclairage qu’il recompose la théorie des synthèses déjà ébauchées dans ES (32)  puis étayées dans DR. C’est dans LS que se déploie la synthèse disjonctive, où l’élément paradoxal prend le relais du dispars élaboré dans DR : « Nous appelons dispars le sombre précurseur, cette différence en soi qui met en rapport les séries hétérogènes » (33). « Lorsque la communication est établie entre séries hétérogènes, quelque chose passe entre les bords, des événements éclatent » (34).
«Toute la question est de savoir à quelle condition la disjonction est une véritable synthèse. La réponse est donnée pour autant que la divergence ou le décentrement déterminés par la disjonction deviennent objets d’affirmation comme tels » (35). C’est le rôle dévolu au non-sens : le non-sens n’est pas l’absurde, il est donateur de sens.
- Le sens deleuzien s’abreuve au sens nietzschéen qui, dans NP (36), est accordé aux notions de valeur et de force (37). Il s’affirme dans SPE (38) comme le résultat d’une production, il n’est pas nécessairement propositionnel, il est doté d’une puissance ontologique.
Dans LS, Deleuze associe l’événement au sens. Mais le sens ainsi défini ne résistera pas en tant que concept dans les ouvrages suivants, trop marqué par sa connotation linguistique. Il sera remplacé par « le concept », et la surface sur laquelle sont créés les concepts deviendra le « plan d’immanence ». Les « concepts » définis dans QP (39) ont en effet les propriétés antérieures du sens : «le concept est un incorporel. (..) Le concept dit l’événement, non l’essence ou la chose » (40).
- Avant de se fixer dans le plan d’immanence (41), la surface connaît de nombreux développements: plan de consistance ou de composition (42), planomène (43), rhizosphère (44)… Déjà, dans ES, Deleuze déclare : «la philosophie a toujours cherché un plan d’analyse d’où l’on puisse mener l’examen des structures de la conscience et justifier le tout de l’expérience » (45). C’est dans le cadre de ce projet global, que la surface dans LS, est envisagée comme lieu du sens. Mais elle va involuer dans le « Corps sans Organes » qui opère dans une zone de profondeur où l’organisation de surface qui garantit le sens en maintenant la distinction corps/expression est perdue au profit d’une « région d’infra-sens » (46). Le CsO sera reconduit dans (47), puis dans MP (48) comme « plan de consistance propre au désir» (49), « peuplé d’intensités » (50).
Les prémisses de l’élaboration du CsO apparaissent dans LS (51), lors de la confrontation Carroll/Artaud, qui marque le déclin de Lewis Carroll (52) . Mais il faut tout de même convenir de la proximité du CsO (notion empruntée à Artaud) quand il est figuré par l’œuf dogon de MP (53) ou l’œuf plein de DRF (54), avec Humpty Dumpty (figure ovoïde du non-sens, au corps désorganisé dont on ne peut distinguer « ce qui est la taille et ce qui est le cou ») (55).
- Enfin, la surface est parcourue par des « singularités », véritables potentiels présidant à la genèse des actualisations. Apparues dans DR, et reconduites jusque dan IuV (56), elles sont « les vrais événements transcendantaux » (57). Et puisque la méthode sérielle permet de dégager l’événement comme extra-être, la LS va permettre à Deleuze de réaffirmer – après SPE (58) et DR (59) l’univocité de l’être : « pur dire et pur événement, l’univocité met en contact la surface intérieure du langage avec la surface extérieure de l’être (extra-être). L’univocité se confondant avec l’usage positif de la synthèse disjonctive ». (60)
LS est un ouvrage transitoire : il est le dernier livre de Deleuze avant sa rencontre avec Félix Guattari (61), et reste largement dépendant du structuralisme et de la psychanalyse. Néanmoins, Deleuze ne le désavoue pas : « j’aime cette Logique du sens (…), je n’ai rien à changer » (62). Lewis Carroll y fait une apparition éclatante, permettant à Deleuze de construire une surface d’élaboration du sens, qui préfigure le plan d’immanence.
Ange-Henri Pieraggi
Lewis Carroll / 2005
in Aux sources de la pensée de Gilles Deleuze / dir. Stéfan Leclerq

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Lewis Carroll
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Xie Kitchin Asleep on Sofa : Lewis Carroll

1 LS (G. Deleuze, Logique du sens, Minuit 1969), p.19.
2 LS, p.9.
3 LS, p.13
4 D (G. Deleuze et C. Parnet, Dialogues, Flammarion 1977), p.79.
5 LS, p.312.
6 D, p.77-78.
7 LS, p.34.
8 CC (G. Deleuze, Critique et clinique, Minuit 1993), p.35.
9 ID (G. Deleuze, À quoi reconnaît-on le structuralisme ? in l’Ile déserte et autres textes, Minuit 2002), p.245.
10 DR (G. Deleuze, Différence et répétition, PUF 1968), p.201.
11 L. Carroll, Préface, in Lewis Carrol, Œuvres, T.2, Laffont-Bouquins 1989, pp.11-12
12 Shakespeare, Henri IV, seconde partie.
13 LS, p.61.
14 Qu’on trouve notamment dans le poème Jabberwocky. (L. Carroll, De l’autre côté du miroir, Folio-Gallimard 1994, p.99.)
15 L. Carroll, Préface, in Lewis Carroll, Œuvres, T.2, op. cit, p.12.
16 Ibid.
17 LS, p.84.
18 LS, p.96.
19 LS, pp.89-90.
20 LS, p.60.
21 « Il pensait qu’il voyait des (éléphants… / un albatros…), il regarda une seconde fois et s’aperçut que c’était (une lettre… / un timbre poste…) ». Cité par G. Deleuze, LS, p.40.
22 « Lorsque les seigneurs projetèrent d’offrir la couronne à Guillaume le Conquérant, l’archevêque trouva cela opportun ». – « Trouva quoi ? » demanda le canard. – « Trouva cela, répondit la souris. Je suppose que tu sais ce que cela veut dire ». – « Je sais ce que cela veut dire quand c’est moi qui le trouve, rétorqua le canard. C’est généralement une grenouille ou un ver. » (Alice au pays des merveilles, op. cit, p.62-63)
23 L. Carroll, De l’autre côté du miroir, op. cit,p.276.
24 L. Carroll, Alice au pays des merveilles, op. cit, p.110.
25 Mabel a pour attribut d’être ignorante. Alice se trouvant aussi peu savante qu’elle, pense avoir pris son identité. (L. Carroll, Alice au pays des merveilles, Folio-Gallimard 1994, p.94.)
26 LS, p.79.
27 A. Villani, La guêpe et l’orchidée, Belin 1999, p.28.
28 Ibid, p.40.
29 LS, p.323.
30 DRF (G. Deleuze, Note pour l’édition italienne de Logique du sens in Deux régimes de fous, Minuit 2003), p.60.
31 LS, p.57.
32 ES (G. Deleuze, Empirisme et subjectivité, PUF 1953).
33 DR, p.157.
34 DR, p.155.
35 LS, p.204.
36 NP (G. Deleuze, Nietzsche et la philosophie, PUF 1962).
37 NP, p.1-4.
38 SPE (G. Deleuze, Spinoza et le problème de l’expression, Minuit 1968). On trouve dans SPE p. 311, la formule : « l’exprimé c’est le sens »; et dans LS, p.34, la même formule : « le sens c’est l’exprimé ».
39 QP (G. Deleuze et F. Guattari, Qu’est ce que la philosophie ?, Minuit 1991).
40 QP, p.26.
41 QP, p.38 à 52, et G. Deleuze, L’immanence : une vie…, in Philosophie n°47, Minuit 1995, p.3-7.
42 MP, p.326.
43 QP, p.38.
44 D, p.113.
45 ES, p.92.
46 LS, p.110.
47 (G. Deleuze et F. Guattari, L’Anti-Œdipe, Minuit 1972).
48 MP (G. Deleuze et F. Guattari, Mille plateaux, Minuit 1980).
49 MP, p.191.
50 MP, p.189.
51 LS, pp.103-114.
52 « Pour tout Carroll, nous ne donnerions pas une page d’A. Artaud » (LS, p. 114.)
53 MP, p.185.
54 DRF, p.21.
55 L. Carroll, De l’autre côté du miroir, op. cit, p.272.
56 IuV (G. Deleuze, L’Immanence : une vie…, in Philosophie n°47, Minuit 1995).
57 LS, p.125.
58 SPE, (G. Deleuze, Spinoza et le problème de l’expression, Minuit 1968), p.57-58.
59 DR, p.52-53.
60 LS, p.210-211.
61 Il publiera en 1970 une nouvelle version de Proust et les signes et Spinoza, textes choisis, mais ce sont là des remaniements de travaux anciens.
62 DRF, p.58.

Lipodrame / Mécanoscope – Marco Candore / revue Chimères n°80 Squizodrame et schizo-scènes

un film de Marco Candore
avec (par ordre d’apparition) :
Vincent de Larose, Evelyne Neuvelt, Dan Tesk, Ernesto del Vargas,
Ivy Velvet, Anaïs Bé, Aude Antanse, Marco Candore (texte & voix)
réalisation & montage Marco Candore et Cherif Filali
musique Alain Engelaere
production Mécanoscope / décembre 2013

En agencement avec le numéro 80 de la revue
Chimères : « Squizodrame et schizo-scènes« 

« Il y a deux manières de voir un film, ou bien on le considère comme une boîte qui renvoie à un dedans et alors on cherche ses signifiés, et puis si l’on est encore plus pervers ou corrompu, on part en quête du signifiant, ou bien on considère ce film comme une petite machine asignifiante. Comment ça fonctionne pour vous ? Si ça ne fonctionne pas, si rien ne se passe, prenez un autre film… Cette autre vision est une vision en intensité. Il n’y a rien à expliquer, rien à comprendre, rien à interpréter. Cette manière de voir en intensité, en rapport avec le dehors, flux contre flux, machine avec machine, mise en fonctionnement avec autre chose, n’importe quoi… c’est une manière amoureuse… » / Gilles Deleuze

Trou noir, figure de l’absen-t-ce, de l’effacement, de la masse manquante et du vide. Affabulations, réminiscences ou fantasmes, délire des mondes ; machine à rêves et d’écritures, Lipodrame ne raconte pas une histoire en particulier mais plusieurs, potentielles, tout à la fois.

« J’ai connu Pepe Giuliano quand elle était à Paris, et fréquentait les Chevaliers de Notre-Dame de l’Anarchie, une confrérie ultra-secrète dont les buts étaient si obscurs que ses membres eux-mêmes ne savaient pas ce qui les réunissaient, le nom même de la société ne semblaient rien signifier. Ils ne semblaient pas vraiment avoir le sens de l’humour, enfin je n’en sais trop rien, je ne les ai jamais vus, j’en ai peut-être croisés en draguant Pepe mais par définition, je ne peux pas le savoir, la clandestinité absolue n’est-ce pas. »

Il était une fois une coïncidence qui était partie faire une promenade
avec un petit accident. /
Lewis Carroll

En guise de. Lipodrame est un court métrage de quinze minutes, tourné sans scénario. C’est aussi un film caché dans / pour un autre film à venir (plus long en métrage ; mais quid du métrage avec le numérique ? à méditer).
Cornet : à dés, pistons, acoustique, de frites. « Faire » des images sans vraiment savoir où / vers quoi elles mèneront. Intuition vague problématique en forme de : spirale ; des disques de vinyle ; des galaxies – au centre, le trou noir dévore tout et poussières et étoiles s’y précipitent  – ; tango-vertigo des lavabos et des latrines (plus ou moins étranges histoires trouées telles : un fromage suisse ou la surface lisse d’un espace-temps recomposé), gobant fluides et autres matières pour de longs et poétiques et incessants voyages de jour comme de nuit en de mystérieux tuyaux où guettent toutes sortes de minotaures et êtres aux aguets. Pavillon de l’oreille autre spirale et feuille timbrée à l’affût et tout dans le noir en case départ.
Jeu-dé, jeté-e. Donc on jette les dés, le hasard et toute la clique de l’éternel retour qui n’en finit pas de revenir ni tout-à-fait-le-même-ni-tout-à-fait-un-autre, on a des musiques, des ritournelles obsessives, des bruits de toutes sortes dans la tête, mais aussi un fantasme de silence, un désir impossible du silence impossible ; une voix viendra, elle vient toujours. Qu’est-ce que c’est au juste, cette, heu, chose ? Il n’y a pas d’histoire, seules des cartes rebattues, redistribuées, combinant des potentialités. Is That Jazz. Est-ce du cinéma. Il y a bien une caméra, des lumières, des acteurs, de la musique et du mouvement – même celui, à peine perceptible, d’une respiration, les battements de cils de deux yeux clos feignant le sommeil. Capture de micromouvements. Voler l’image.
Bande de pillards. Puis vient une voix, elle vient toujours celle-là, pour raconter, là où il n’y a rien a priori. La galerie des portraits ne propose rien mais un chemin se fait, qui surtout ne doit pas trop dire, trop remplir. Laisser du vide, du neutre – relatif. Une petite machine asignifiante. La voix donnant un semblant d’ordre, de sens, même et surtout si « tout est faux ». La fable est ténue et persistante. Mais il est possible, tout aussi bien, de raconter tout autre chose sur ces mêmes images. Pillage de visages et de corps, de mots, de jeu de citations, sans procédé ni méthode ou modèle. La voix, les mots, les noms sont venus après, au fil de la plume du montage. Puis celui-ci s’est calé sur la voix puis inversement ou le contraire. Ainsi de suite.
Il n’y a pas vraiment de personnages, juste des noms, des vitrines sans boutique. Statut du décor de théâtre / de cinéma. Derrière, la coulisse, les loges avec des tables à repasser, des tickets de caisse à se faire rembourser, des issues de secours, et la rue où passent le temps réel et le monde. Réel ? Tom Bom, Ricki Pompola, Carmen Tortillas (dite aussi Pepe Giuliano ou Dolores ou Maria ou Mariem ou Fleur-de-Lotus entre autres), Ingeborg Vermeersson : des noms-machines, des noms-rhizomes, le magasin est la vitrine, le décor, les personnages n’ont pas d’autre profondeur que la surface offerte. Machines à continuer. En creux, par défaut, par une case vide, c’est là que se découvre un ou des passages, que peut se dérouler un des rubans possibles.
Marco Candore
Lipodrame (ou Comment j’ai réalisé incertain de mes films) / 2013
Extrait de l’article publié dans Chimères n°80

Mécanoscope

meca

Visu-Lipo
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Dialogues / Gilles Deleuze et Claire Parnet

Oui, le mourir s’engendre dans nos corps, il se produit dans nos corps, mais il arrive du Dehors, singulièrement incorporel, et fondant sur nous comme la bataille qui survole les combattants, et comme l’oiseau qui survole la bataille. L’amour est au fond des corps, mais aussi sur cette surface incorporelle qui le fait advenir. Si bien que, agents ou patients, lorsque nous agissons ou subissons, il nous reste toujours à être dignes de ce qui nous arrive. C’est sans doute cela, la morale stoïcienne : ne pas être inférieur à l’événement, devenir le fils de ses propres événements. La blessure est quelque chose que je reçois dans mon corps, à tel endroit, à tel moment, mais il y a aussi une vérité éternelle de la blessure comme événement impassible, incorporel, « Ma blessure existait avant moi, je suis né pour l’incarner. » Amor fati, vouloir l’événement, n’a jamais été se résigner, encore moins faire le pitre ou l’histrion, mais dégager de nos actions et passions cette fulguration de surface, contr’effectuer l’événement, accompagner cet effet sans corps, cette part qui dépasse l’accomplissement, la part immaculée. Un amour de la vie qui peut dire oui à la mort. C’est le passage proprement stoïcien. Ou bien le passage de Lewis Carroll : il est fasciné par la petite fille dont le corps est travaillé par tant de choses en profondeur, mais aussi survolé par tant d’événements sans épaisseur. Nous vivons entre deux dangers : l’éternel gémissement de notre corps, qui trouve toujours un corps acéré qui le coupe, un corps trop gros qui le pénètre et l’étouffe, un corps indigeste qui l’empoisonne, un meuble qui le cogne, un microbe qui lui fait un bouton ; mais aussi l’histrionisme de ceux qui miment un événement pur et le transforment en fantasme, et qui chantent l’angoisse, la finitude et la castration. Il faut arriver à « dresser parmi les hommes et les œuvres leur être d’avant l’amertume ». Entre les cris de la douleur physique et les chants de la souffrance métaphysique, comment tracer son mince chemin stoïcien, qui consiste à être digne de ce qui arrive, à dégager quelque chose de gai et d’amoureux dans ce qui arrive, une lueur, une rencontre, un événement, une vitesse, un devenir ? « A mon goût de la mort, qui était faillite de la volonté, je substituerai une envie de mourir qui soit l’apothéose de la volonté. » À mon envie abjecte d’être aimé, je substituerai une puissance d’aimer : non pas une volonté absurde d’aimer n’importe qui n’importe quoi, non pas s’identifier à l’univers, mais dégager le pur événement qui m’unit à ceux que j’aime, et qui ne m’attendent pas plus que je ne les attends, puisque seul l’événement nous attend, Eventum tantum. Faire un événement, si petit soit-il, la chose la plus délicate du monde, le contraire de faire un drame, ou de faire une histoire. Aimer ceux qui sont ainsi : quand ils entrent dans une pièce, ce ne sont pas des personnes, des caractères ou des sujets, c’est une variation atmosphérique, un changement de teinte, une molécule imperceptible, une population discrète, un brouillard ou une nuée de gouttes. Tout a changé en vérité. Les grands événements, aussi, ne sont pas des concepts. Penser en termes d’événement, ce n’est pas facile. D’autant moins facile que la pensée elle-même devient alors un événement.
Gilles Deleuze
Dialogues – Entretiens avec Claire Parnet / 1977-1996
Dialogues / Gilles Deleuze et Claire Parnet dans Anarchies antonin-artaud-la-bouillabaisse-de-formes-dans-la-tour-de-babel1948
dessin d’Antonin Artaud / la Bouillabaisse de formes dans la tour de Babel / 1948




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