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Animots / Manola Antonioli / revue Chimères n°81 / Bêt(is)es

Tout en étant peut-être moins visibles que d’autres figures conceptuelles qui peuplent la pensée de Derrida, l’animal et l’animalité sont (au même titre que la « différance », la « femme » et le « féminin », la « technique », l’« événement » ou l’« écriture ») des « mots de guerre » dont Derrida s’est toujours servi dans sa longue et patiente entreprise de déconstruction des oppositions de la métaphysique occidentale. L’animal surgit ainsi systématiquement au détour des longs commentaires que le philosophe consacre aux principaux textes de Heidegger, dont la remise en cause de l’humanisme n’échappe pas au partage qui lui est propre entre l’homme et l’anima (1). Si l’animal a traditionnellement servi à définir négativement l’homme, remettre en cause ce partage signifie d’emblée remettre en cause la définition de l’animalité et de l’humain et les rapports qui les lient, étendre les domaines de l’humain en direction du non humain, mouvement qui chez Derrida (tout comme chez Deleuze et Guattari) accompagne un désir de redéfinition des rapports de l’humain avec d’autres déclinaisons du non humain (les artefacts, les produits de la technique).
La réflexion de Derrida autour de l’animal a acquis une toute nouvelle visibilité avec la publication des entretiens avec Élisabeth Roudinesco parus en 2003 (2) (dont le chap. 5 est entièrement dédié à une réflexion sur les « Violences contre les animaux ») et après sa mort, quand Marie-Louise Mallet a édité dans l’ouvrage L’animal que donc je suis (3) un ensemble de textes essentiels consacrés à cette question, partout présente également dans l’édition posthume du séminaire « La bête et le souverain » (4). Dans L’animal que donc je suis, Derrida développe longuement par ailleurs une parenthèse « zoo-auto-bio-biblio-biographique » dans le cadre d’une décade de Cerisy consacrée à la question de « L’animal autobiographique », en rappelant toutes les circonstances dans lesquelles, depuis le début de son oeuvre, l’animal est apparu dans ses écrits, de la critique du concept d’animal rationale dans sa lecture de Husserl jusqu’à une sorte de grouillement des figures animales (du singe qui apparaît dans « La main de Heidegger » au hérisson de « Qu’est-ce que la poésie ? »), dans la création d’une sorte de bestiaire personnel qui s’efforce à tout moment d’éviter la fable en tant qu’apprivoisement anthropomorphique ou domestication moralisatrice de l’animalité, la réduction du discours sur l’animal à un discours de l’homme sur l’homme ; le lieu de l’animal dans ses écrits lui apparaît comme étant le lieu du « démonique ».
Pour citer un autre philosophe passionné d’animaux, on peut rappeler que dans Différence et répétition, Gilles Deleuze évoque le démonique au sujet d’une nouvelle répartition, nomade, des territoires de la pensée, dans laquelle on se distribue dans un espace ouvert sans limite précise, un espace plutôt « démonique » que « divin », puisque les démons sont des figures de l’intervalle, des êtres intermédiaires entre les hommes et les dieux, qui peuplent les espaces interstitiels et qui brouillent les frontières et les propriétés, qui ne disposent pas (comme les dieux) d’un domaine spécifique de l’existence où exercer leurs pouvoirs. Chez les deux auteurs, donc, l’animal apparaît comme une machine de guerre contre l’image traditionnelle de la pensée.
Dans l’avant-propos à L’animal que donc je suis, Marie-Louise Mallet souligne le fait que la présence insistante de la question de l’animal dans la pensée de Derrida dérive certainement d’un intérêt philosophique et profondément réfléchi pour le rôle joué par l’animal et l’animalité dans la tradition philosophique occidentale, mais aussi d’une « sensibilité particulière et vive, une certaine aptitude à se sentir en “sympathie” avec les aspects de la vie animale les plus méprisés ou oubliés par la philosophie » (5), d’où l’importance qu’il accorde à la question de la souffrance animale. Il est important également de rappeler les deux sens (au moins…) du « je suis » du titre : le verbe être qui renvoie à l’être ou au devenir animal de l’homme et le verbe suivre, qui nous indique que quelque chose d’essentiel suit, se suit ou se poursuit à travers l’animal pour ce « je » qui excède à tout moment la première personne du philosophe, la dimension de « l’animal autobiographique » (pour se référer au titre d’une autre publication de et autour de Derrida) (6).

Porosité
La question de l’animal, nous rappelle Derrida, est avant tout la question d’un « passage des frontières » entre l’homme et l’animal, la question d’une « porosité » essentielle, qu’il faut entendre dans toute sa complexité. Dans un ouvrage consacré aux liens entre philosophie et architecture et à la « porosité » de l’habiter, le philosophe et théoricien de l’architecture Benoît Goetz nous rappelle en effet que ce qui est « poreux » est ce qui donne accès, un passage, une voie de communication (7), ce qui renvoie à une traversée et qui entremêle fermeture et ouverture. Tout le travail de Derrida sur l’animal (comme sur beaucoup d’autres notions de la tradition philosophique) consiste à aménager des passages et des traversées (autre nom de l’expérience) entre des termes qui paraissent à première vue opposés (ici, l’homme et l’animal).
L’animal est aussi le nom d’une altérité irréductible, que Derrida analyse à travers l’expérience de la nudité. La réflexion autour de l’animal s’enracine ainsi dans l’expérience sensible et autobiographique (sachant, par ailleurs, que chez Derrida l’autobiographie est toujours par essence une hétérobiographie) du malaise que le « je » (tout « je ») peut éprouver face au regard qu’un animal (ici le chat, animal par essence familier et énigmatique à la fois, jamais totalement « domestiqué », toujours prêt à franchir des seuils entre le dedans et le dehors, animal de frontière par excellence) peut porter sur sa nudité. Le thème de la nudité permet ainsi à Derrida de lier la question de l’animal à une autre dimension de la porosité, la dimension technique. La nudité est en effet l’absence de vêtement, vêtement que nous sommes habitués à considérer comme le « propre » de l’homme, une des déclinaisons des « propres » de l’humanité que l’on a voulu toujours nier à l’animal et dont Derrida esquisse dans ces pages une liste non exhaustive (la parole, la raison, le logos, l’histoire, le rire, le deuil, la sépulture, le don, l’art). L’animal, privé de technique, être de nature et d’instinct, serait incapable de se sentir et de se voir nu, tout comme de voir et de ressentir la nudité de l’homme, être de culture et de technique, qui « s’invente un vêtement pour cacher son sexe ».
L’animal ne devrait donc avoir aucune sensibilité face à la nudité, et le malaise ressenti par le « je » humain serait donc totalement déraisonnable et injustifié. Ce malaise est ainsi la perception sensible de l’insuffisance de toutes les frontières traditionnellement établies entre l’humain et l’animal, la nature et la culture, le signe que l’existence animale (tout comme la rencontre du « je » avec l’animal) les transgresse et les met incessamment en question. Derrida insiste ainsi sur la réalité et la singularité du chat qui le regarde, sur la dimension sensible, non métaphorique, non littéraire, non poétique du regard que « son » chat porte sur lui, pour marquer (dit-il) « son irremplaçable singularité ».
Dans un autre contexte, Jean-Christophe Bailly écrit ainsi qu’ « au commencement de toute considération sur les animaux, il y a ou il devrait y avoir la surprise, la surprise qu’ils existent » (8).

Le regard
Dans les pages de Derrida, le lieu de cette « surprise » est la rencontre avec le regard de l’animal, confrontation avec une altérité irréductible qui n’est pas celle de l’autre homme, ni du « visage » levinassien (réservé au prochain en tant qu’homme ; ce serait plutôt la femme, chez Levinas, qui se situerait du côté du félin) (9). C’est autour de ce regard que Derrida conçoit ainsi un autre partage, une nouvelle frontière : celle entre les gens qui ont pensé l’animal sans jamais se « voir vus » par lui, souvent des philosophes, de Descartes, à Kant, Heidegger, Lacan et Levinas (« Les hommes de cette configuration, c’est comme s’ils avaient vu sans être vus, comme s’ils avaient vu l’animal sans s’être vus par lui : sans s’être vus vus nus par quelqu’un qui, du fond d’une vie dite animale, et non seulement par le regard, les aurait obligés de reconnaître, au moment de l’adresse, que cela les regardait ») (10)  et ceux qui se voient et se savent « être vus » par des regards animaux.
C’est encore à partir de la confrontation directe et frontale avec ce regard ou ces regards que Derrida formule plusieurs hypothèses qui concernent toutes cette porosité essentielle entre l’homme et l’animal (ou mieux les animaux). Le diagnostic formulé est celui d’une altération, d’une transformation radicale de l’expérience que nous faisons de l’animalité, expérience qui ne peut qu’affecter, que nous en soyons ou pas conscients, l’expérience de ce que nous appelons l’humain, transformation qui prend les contours d’une accélération du rapport de domination que les hommes (textes bibliques à l’appui) ont exercé sur des animaux assujettis, domptés, dominés, dressés ou domestiqués, sur lesquels ils ont mis à l’œuvre leur pouvoir et leur autorité, qu’ils ont depuis toujours sacrifiés, chassés, pêchés, dont ils ont exploité l’énergie dans les transports ou le labour. Ces rapports traditionnels entre l’homme et l’animal, toujours empreints de pouvoir et de violence, toujours techniques, ont été bouleversés justement par l’évolution technique qui a transformé l’élevage et le dressage à une échelle jamais connue auparavant, qui a industrialisé la production de la viande animale et a de plus en plus finalisé l’existence animale au bien-être des humains.
Ce qui est évoqué ici est donc « la proportion sans précédent de cet assujettissement de l’animal » dans le monde contemporain (11), assujettissement violent qui ne se réduit pas à un anéantissement des espèces (qui par ailleurs a également lieu), mais qui passe par les conditions d’une « survie » artificielle et interminable. En utilisant une comparaison qui est elle aussi d’une grande violence, Derrida écrit que c’est « comme si, par exemple, au lieu de jeter un peuple dans des fours crématoires et dans des chambres à gaz, des médecins ou des généticiens (par exemple nazis) avaient décidé d’organiser par insémination artificielle la surproduction et la surgénération de Juifs, Tziganes et d’homosexuels qui, toujours plus nombreux et plus nourris, auraient été destinés, en un nombre toujours croissant, au même enfer, celui de l’expérimentation génétique imposée, de l’extermination par le gaz ou par le feu. Dans les mêmes abattoirs » (12), comparaison dont il thématise explicitement le « pathos » et la dimension « pathétique ».
La question de l’animal est aussi et surtout la question de la souffrance, de la pitié et de la compassion à l’égard de sa souffrance, et de la place qu’il faut accorder dans le droit, l’éthique et la politique à ce partage de la souffrance entre des êtres vivants, question exprimée par Bentham dans la question préalable et nécessaire « Can they suffer? », à laquelle il donne la priorité (comme Derrida lui-même) sur toute réflexion sur le pouvoir ou l’avoir de l’animal, passivité, vulnérabilité et sensibilité qui l’emportent ainsi sur tous les discours autour du logos nié à l’animal.
Manola Antonioli
Animots / 2014
Extrait du texte publié dans Chimères n°81 / Bêti(s)es

kaputt

1 À ce sujet, je renvoie à l’entrée « Animal » rédigée par Jean-Philippe Cazier in Manola Antonioli (dir.), Abécédaire de Jacques Derrida, Mons/Paris, Sils Maria/Vrin, 2006, p. 7-10, qui cite « Les fins de l’homme », in Marges- de la philosophie, Paris, Les Éditions de Minuit, 1972, ou les chapitres « De l’esprit » et « La main de Heidegger » dans l’ouvrage Heidegger et la question, Paris, Flammarion, coll. « Champs », 1990.
2 J. Derrida et É. Roudinesco, De quoi demain…, Paris, Fayard/Galilée, 2001 (les citations qui suivent sont tirées de l’édition de l’ouvrage dans la coll. « Champs », 2003).
3 Paris, Galilée, 2006.
4 J. Derrida, Séminaire La bête et le souverain vol. I (2001-2002), Paris, Galilée, 2008 et vol. II (2002-2003), Paris, Galilée, 2010.
5 M.-L. Mallet, Avant-propos à Jacques Derrida, L’animal que donc je suis, op. cit., p. 9-10.
6 M.-L. Mallet (dir.), L’animal autobiographique, Paris, Galilée, 1999.
7 Benoît Goetz, Théorie des maisons, Paris, Verdier, 2011, chap. III « Oikos et poros ».
8 J.-C. Bailly , « La forme animale », Le Portique [En ligne], 23-24 | 2009, document 1, mis en ligne le 28 septembre 2011, Consulté le 09 novembre 2013. URL : http://leportique.revues.org/2426
9 Cf. E. Levinas, Totalité et infini, La Haye, M. Nijhoff, 1961, rééd. Le Livre de Poche, coll. « biblios essais », chap. « Au-delà du visage », p. 284-320 dans cette dernière édition.
10 J. Derrida, L’animal que donc je suis, Paris, Galilée, 2006, p. 32.
11 Ibid., p. 46.
12 Ibid., p. 47.

Echos du commun / Manola Antonioli

« Voilà l’une des questions que ce petit livre confie à d’autres, moins pour qu’ils y répondent que pour qu’ils veuillent bien la porter et peut-être la prolonger. Ainsi trouvera-t-on qu’elle a aussi un sens politique astreignant et qu’elle ne nous permet pas de nous désintéresser du temps présent, lequel, en ouvrant des espaces de libertés inconnus, nous rend responsables de rapports nouveaux, toujours menacés, toujours espérés, entre ce que nous appelons œuvre et ce que nous appelons désœuvrement. »
Maurice Blanchot / la Communauté inavouable

En 1983 Blanchot prolonge une réflexion (qui s’était déjà exprimée dans les essais de l’Entretien infini consacrés au surréalisme et dans les textes de l’Amitié sur le devenir du communisme) sur l’exigence communiste, sur la possibilité ou l’impossibilité d’une communauté, en un temps (qui est encore le nôtre) qui semble en avoir perdu jusqu’à la compréhension. À partir d’un texte de Jean-Luc Nancy (1), dans la référence constante à Georges Bataille et à la pensée de Levinas, mais aussi à travers une lecture de Marguerite Duras, la question politique se précise au fil des pages de la Communauté inavouable comme question de la communauté, à repenser comme un rapport de proximité sans médiation, dans l’exigence de concevoir autrement l’espace d’un être-en-commun. Pour Blanchot comme pour Nancy, il s’agit de penser le « commun » au-delà des modèles théoriques qui nous ont été transmis par la tradition philosophique, politique ou religieuse, au-delà de la nostalgie dangereuse pour des formes de vie communautaires mythique et fusionnelles, comme de la perte de toute altérité qui semble menacer les individus isolés des sociétés contemporaines.
Si la communauté semble toujours s’offrir, dans la pensée et dans l’histoire, comme tendance à la communion(voire à la fusion) entre ses membres, repenser la communauté reviendrait donc à penser en dehors de l’idée de communion. La notion de « communauté » ne renverrait donc plus à un ensemble organisé autour d’une essence propre et commune, mais à l’expérience-limite et à la nouvelle figure politique d’un « rapport indirect, un réseau de relations qui ne se laisse jamais exprimer unitairement ». Cette nouvelle figure du commun, qui doit être pensée comme un réseau multiple, est liée à l’impossible et à l’inconnu, et Blanchot ne peut qu’indiquer des directions possibles, des « concepts non conceptualisables » pour penser ce qui n’est jamais manifeste et dont le sens réside peut-être dans la non-manifestation et la non-présence. Cette expérience n’est donnée ni dans l’arrangement d’un monde, ni dans la forme d’une œuvre (même si c’est ce qui permet peut-être la constitution d’un monde commun ou d’une œuvre partagée), mais c’est ce qui s’annonce à partir du désarrangement et du désœuvrement. Dans la Communauté inavouable confluent une série de thèmes constamment présents dans la réflexion politique de Blanchot, qui constituent un réseau d’échos et de résonances entre les pensées dont il s’inspire (celles de Bataille, Nancy ou Levinas) et les approches philosophiques qui ont poursuivi son questionnement de la communauté (Agamben ou Derrida, entre autres).

La rue
La première forme, paradoxale, de « communauté sans communauté » que je voudrais analyser est celle de la rue, déjà évoquée par Blanchot dans l’essai sur « La question la plus profonde » (2) de l’Entretien infini. La « question la plus profonde », la question comme condition de l’histoire et du politique, la question « sur notre temps », est en même temps la question la plus superficielle, nullement exceptionnelle. Elle est toujours présente dans la foule, dans l’opinion, dans la rumeur, dans toutes les dimensions impersonnelles de notre époque, elle relève de l’opinion, de la  doxa. L’opinion dans l’espace public contemporain n’a pas d’auteur comme source du sens, ne demande ni contestation ni vérification, « puisque sa seule vérité, c’est d’être rapportée » (3). Elle peut toujours devenir l’objet d’un système organisé, d’ « organes de presse et de pression » et justifier ainsi les critiques qui soulignent sa dimension d’aliénation, mais, d’après Blanchot, « quelque chose d’impersonnel est toujours en train de détruire dans l’opinion, toute opinion » (4). Dans la dimension anonyme de la foule et de la rumeur, quelque chose de la « question la plus profonde » survit en tant qu’excès et impossibilité. Cette réflexion sur la foule, l’opinion, le quotidien, se prolonge dans l’Entretien infini dans les pages consacrées à « la parole quotidienne » comme l’espace contradictoire de « ce qu’il y a de plus difficile à découvrir » (5). Dans une première approche, le quotidien est l’espace du banal, de ce qui est dépourvu de sens, privé d’une vérité propre, inauthentique ; d’où l’effort constant de le faire participer aux « diverses figures du Vrai », aux grands changements économiques et techniques, à la philosophie, à la politique. Mais la banalité du quotidien révèle son sens propre en se dérobant à toute mise en forme spéculative, à toute cohérence, à toute régularité, en affirmant (comme dans l’œuvre de Kafka) « la profondeur de ce qui est superficiel, la tragédie de la nullité ».
Le quotidien est ainsi présenté comme une réalité complexe : d’une part, il s’agit du fastidieux, du pénible, de l’amorphe, de l’autre d’une dimension inépuisable, irrécusable, insaisissable, qui résiste en se refusant à la formalisation et au pouvoir du logos. D’où l’hypothèse que la possibilité même d’une nouvelle proposition de sens, d’une nouvelle dimension de la communauté politique, se recèle paradoxalement dans l’abîme indifférencié de ce quotidien qui est en même temps le plus proche et le plus lointain, « le familier qui se découvre (mais déjà se dissipe) sous l’espèce de l’étonnant » (6). Le quotidien est le lieu du « rien ne se passe », du « on » décrit par Heidegger, de l’absence de sujet. Mais Blanchot ne cesse, dans ses écrits politiques, d’interroger l’espace de ce non-événement, le lien entre l’inessentiel du quotidien et le quelque chose d’essentiel qu’il paraît cependant nous transmettre. Les moyens de communication contemporains nous offrent le monde entier sur le mode du regard et de l’écoute, de la curiosité et du bavardage, à travers la fascination d’un spectacle continuel. Le « rien ne se passe » a toujours été dit, est antérieur à toute relation et à toute connaissance, il est l’annonce indéfinie que quelque chose d’essentiel est en train de se passer :
« L’essentiel, ce n’est pas que tel homme s’exprime et tel autre entende, mais que, personne en particulier ne parlant et personne en particulier n’écoutant, il y ait cependant de la parole et comme une promesse indéfinie de communiquer, garantie par la va-et-vient incessant de mots solitaires. » (7)
L’ordinaire de chaque jour devient extra-ordinaire en tant qu’affirmation d’autosuffisance : le quotidien ne doit plus ainsi se définir par rapport au miracle, à l’éclair, à la révélation, à un implicite qui devrait être explicité, à l’authentique qui s’opposerait à l’inauthentique. L’espace du quotidien c’est la publicité de la rue, du non-lieu qui a plus de réalité que les lieux qu’il est censé relier. La rue rend impossibles la responsabilité et le témoignage, l’attestation d’un Moi vis-à-vis d’un Autre : « Et l’homme de la rue est foncièrement irresponsable, il a toujours tout vu, mais témoin de rien ; il sait tout, mais n’en peut répondre, non pas par lâcheté, mais par légèreté et parce qu’il n’est pas vraiment là. » (8)
Le quotidien met en question la notion même de sujet, il rend interchangeables l’un et l’autre, annule leur irréprocité, ruine la différence entre authenticité et inauthenticité, met en question toute idée de création (puisqu’il est là depuis toujours), n’est pas en rapport avec une autorité spirituelle et politique. L’homme du quotidien vit dans l’athéisme et l’anarchie de son anonymat, « il est tel que nul Dieu ne saurait avoir de relation avec lui. Et ainsi l’on comprend comment l’homme de la rue échappe à toute autorité, qu’elle soit politique, morale ou religieuse. » (9)
Il existe donc une étrange proximité entre la question la plus profonde et l’être anonyme de la foule et de la « communication » dans le monde contemporain. Si notre époque est celle de la dialectique accomplie, de la « fin de l’histoire » ou de la « fin de la philosophie », pour Blanchot cette proximité mériterait d’être interrogée comme le lieu même de l’insistance de « la question la plus profonde ». Ce lieu semble se préciser dans ses essais et ses récits comme celui d’une exigence politique conçue comme question toujours en attente, question qui ne se pose pas, qui n’attend pas de réponse, toujours en retrait et « à venir », question qui se dérobe aux mouvements de la raison dialectique et à toute histoire prévisible, lieu de l’événement issu du non-événement. Les événements de Mai 68 marquent ainsi profondément l’action et la réflexion politique de Blanchot essentiellement comme le moment de la prise de parole anonyme de la rue, redevenue soudainement « le lieu de toute liberté possible ». (10)
C’est pourquoi la mort politique (la mort du politique) est décrétée par Blanchot quand un pouvoir politique, comme celui de De Gaulle dans l’après 68, vise à multiplier les perquisitions sans contrôle, à faciliter les arrestations arbitraires, à empêcher la constitution de toute communauté éphémère dans les rues, les bâtiments publics, les écoles, les Universités, quand des policiers en civil (aujourd’hui, il s’agit de façon beaucoup plus manifeste et visible de policiers en uniforme et de systèmes multiples de surveillance et de télésurveillance) envahissent la rue, quand des formes d’urbanisme soumises aux impératifs marchands essayent de faire disparaître cet « espace public » très concret qu’est celui de la rue partagée.
« Que chacun de nous comprenne donc ce qui est en jeu. Quand il y a des manifestations, ces manifestations ne concernent pas seulement le petit nombre ou le grand nombre de ceux qui y participent : elles expriment le droit de tous à être libres dans la rue, à y être librement des passants et à pouvoir faire en sorte qu’il s’y passe quelque chose. C’est le premier droit. » (11)
D’où, également, l’extraordinaire actualité d’une fiction comme Le Très Haut, où une épidémie devient l’incarnation réelle et imaginaire qui entraîne la mise en place d’un double dispositif de contrôle médical et policier et d’un stricte quadrillage spatial de la ville.

Communisme et littérature
La question d’une « communication » et d’une « communauté » se pose dans les textes de Blanchot en même temps comme une question politique et comme une question posée à et posée par la littérature. Au-delà de toute pensée de la « fin » (fin de la philosophie, fin de l’histoire, fin de la littérature, fin de l’art, fin du politique, etc.) l’exigence politique et l’exigence littéraire doivent être interrogées, d’après Blanchot, « non plus par rapport à ce qui finit, mais dans la question d’avenir qui se désigne en cette fin infinie ». Dans les pages de l’Entretien infini consacrées au surréalisme (12), l’expérience surréaliste est évoquée avant tout comme une « expérience collective ». Le surréalisme, tout comme le communisme, pourrait à la limite désigner (au-delà de ses réalisations littéraires, comme au-delà des réalisations et des désastres politiques produits par le communisme) comme l’une des tentatives de penser la communauté au cours du XXe siècle. « Communauté » chez Blanchot ne signifie pas un ensemble qui s’organiserait autour d’une essence « propre », partagée et immuable, mais « un rapport indirect, un réseau de relations qui ne se laisse jamais exprimer unitairement ». L’espace ouvert par cette expérience communautaire singulière est multiple, et il ne coïncide donc jamais « avec l’entente que des individus, groupés autour d’une foi, d’un idéal, d’un travail, peuvent soutenir en commun ». (13)
C’est ici que commence à se dessiner un espace de convergence entre la pensée de Blanchot et ce que Jean Luc Nancy définira plus tard comme « la communauté désoeuvrée » : « être à plusieurs, non pour réaliser quelque chose, mais sans autre raison (du reste cachée) que de faire exister la pluralité en lui donnant un sens nouveau. » (14) L’héritage, l’avenir de ce qui a été pensé sous le nom de surréalisme en littérature ou sous celui de communisme en politique n’est peut-être, d’après Blanchot, que « l’exigence d’une pluralité échappant à l’unification ».
Les pages de l’Entretien infini, dans leurs multiples parcours, créent aussi une possibilité de rencontre, non systématique et non prévisible, entre une pensée de la littérature et la recherche d’une nouvelle possibilité du politique, dont les lieux pluriels d’expérience, historiquement déterminés mais dont la part d’événement ne s’épuise pas dans leur effectuation, ont été « le surréalisme » et « le communisme ». Ce qui est en jeu dans les deux domaines (celui de la littérature et celui du politique) est « l’avenir de l’avenir », lié à l’impossible, l’inconnu et l’imprévisible, et Blanchot ne peut qu’indiquer des directions possibles, des « concepts non conceptualisables » pour penser ce qui n’est jamais manifeste, ce qui n’est jamais donné et dont le sens ne réside peut-être que dans la non-manifestation et la non-présence.
Cette expérience singulière du commun n’est donnée ni dans l’arrangement d’un monde, ni dans la forme d’une œuvre (même s’il s’agit de ce qui peut permettre l’arrangement provisoire d’un monde ou la forme précaire d’une œuvre), mais c’est ce qui s’annonce à partir du désarrangement ou du désoeuvrement : « Le surréel du surréalisme est peut-être ainsi offert à l’avenir comme cet entre-deux de la différence, champ infiniment pluriel, point de courbure où décide l’irrégularité. » (15) Dans la littérature, comme dans la politique, ce qui est en jeu pour Blanchot est une « recherche concertée-non-concertée qui reste sans assurance comme elle est sans garantie ». (16)
C’est dans cette recherche d’une forme de nouvelle communauté littéraire que s’inscrit également le projet de Revue Internationale qui est, comme le souligne à juste titre Éric Hoppenot (17) , une suite logique de l’expérience d’écriture politique associée au « Manifeste des 121 », le lieu d’expérimentation d’une écriture anonyme, collective et fragmentaire. Le projet de revue implique une nouvelle vision du pouvoir « sans pouvoir » d’intervention politique des intellectuels, très éloignée du modèle d’engagement prôné par Sartre. Il s’agit aussi d’un projet de critique totale qui ne se réduirait pas à une juxtaposition ou un mélange de textes littéraires et de commentaires politiques, nécessairement inscrit dans une dimension internationale, puisque désormais « tous les problèmes sont d’ordre international ». (18)
Blanchot conçoit ainsi un projet essentiellement collectif, anonyme et international, qui n’aurait dû surtout pas être une « expression panoramique des activités culturelles, littéraires et politiques de notre temps » (19), ni un simple instrument d’enrichissement de la « culture générale » de ses lecteurs, ni encore l’expression d’une doctrine déjà constituée ou d’un groupe existant par ailleurs, mais « une oeuvre créatrice collective de dépassement, d’exigences orientées qui, par le fait même que la revue existe, conduit chacun de ceux qui y participent un peu au-delà sur son propre chemin et aussi peut-être sur un chemin un peu différent de celui qu’il aurait suivi, étant seul » (20). Il s’agit aussi d’un projet résolument inscrit dans l’héritage du marxisme, et qui associe indissolublement une exigence politique et une exigence littéraire, tout en sauvegardant la conscience aiguë d’une différence et même d’une discordance irréductibles entre la responsabilité politique et la responsabilité littéraire.

Le refus
De la lecture des écrits politiques de Blanchot, émerge une autre version d’une « communauté sans communauté » politique, fondée sur le refus et la résistance vis-à-vis de configurations politiques inacceptables, bien avant la constitution d’un projet politique alternatif. Comme le souligne Eric Hoppenot (21), cette version d’une pensée du politique chez Blanchot est particulièrement visible dans les différents épisodes de l’opposition de Blanchot à de Gaulle (d’abord en 1958, puis en 1962 au moment de la guerre d’Algérie et, pour finir, dans le contexte des événements de mai 1968) : « À un certain moment, face aux événements publics, nous savons que nous devons refuser. Le refus est absolu, catégorique. Il ne discute pas, ni ne fait entendre ses raisons. C’est en quoi il est silencieux et solitaire, même lorsqu’il s’affirme, comme il le faut, au grand jour. Les hommes qui refusent et qui sont liés par la force du refus, savent qu’ils ne sont pas encore ensemble. Le temps de l’affirmation commune leur a précisément été enlevé. Ce qui leur reste, c’est l’irréductible refus, l’amitié de ce Non certain, inébranlable, rigoureux, qui les tient unis et solidaires. » (22)
Plus tard, à propos des événements de mai 68, Blanchot reviendra sur la nécessité d’affirmer la rupture avec le pouvoir en place, à travers un refus qui constitue à ses yeux l’une des tâches théoriques et pratiques de la nouvelle pensée politique qui a vu le jour, même si de façon éphémère, dans les événements de mai 68. Affirmer le refus et la rupture ne consiste pas à élaborer un programme déterminé, mais à s’engager dans une pensée politique qui a un rapport essentiel avec le désarrangement, le désarroi ou encore le non-structurable. Ce refus est pour Blanchot également une forme de responsabilité des intellectuels et surtout des écrivains, puisque l’écriture est toujours à la recherche d’un non-pouvoir, conteste sans cesse l’ordre établi et ne doit cesser de déjouer les pièges qui aspirent à l’asservir à un pouvoir inacceptable.

Le lieu
La réflexion de Blanchot sur la communauté est également une mise en garde incessante contre la fascination produite à tout moment de l’histoire par un idéal communautaire fondé sur l’identité nationale, linguistique, culturelle, religieuse, et (en dernier ressort) par l’enracinement dans un lieu. La réflexion sur le lieu apparaît donc comme l’un des axes principaux du projet pour la Revue Internationale, à propos de la conquête de l’espace et en polémique ouverte avec les positions affirmées à la même époque par Heidegger dans le célèbre entretien avec le Spiegel. Loin de revendiquer l’ancrage de l’homme sur la terre, Blanchot salue cette « sorte d’allègement de la substance humaine obtenue par le détachement du lieu » (23) comme l’un de plus surprenants résultats de la technique, qui ébranle ainsi les civilisations sédentaires et met en question les particularismes humains. Blanchot prolongera effectivement cette réflexion à peine esquissée dans le projet dans le texte « La conquête de l’espace », dont le premier titre était « Locus solus ». L’exploit de Gagarine a pour Blanchot ébranlé les certitudes de l’homme sédentaire, réfractaire à abandonner son lieu et qui se méfie de la technique. Mais « l’homme de la rue », « celui qui ne réside pas », a instinctivement admiré Gagarine pour son courage et par la rupture du lien ancestral avec un lieu que son aventure a permis pour la première fois. Ces réflexions entrent par ailleurs en écho avec l’article de Levinas « Heidegger, Gagarine et nous », paru initialement dans Information juive et réédité ensuite dans Difficile liberté, où le philosophe affirme que la technique « sécularisatrice » met en cause toute pensée de l’enracinement et nous arrache « au monde heideggerien et aux superstitions du Lieu. » (24)
Echos du commun / Manola Antonioli dans Antonioli klimt-kuss

la Communauté inavouable
En 1983, la Communauté inavouable reprend les différents éléments d’une « réflexion jamais interrompue, mais s’exprimant seulement de loin en loin », sur l’exigence communiste, sur la possibilité ou l’impossibilité d’une communauté et sur « le défaut de langage que de tels mots, communisme, communauté paraissent inclure si nous pressentons qu’ils portent tout autre chose que ce qui peut être commun à ceux qui prétendent appartenir à un ensemble, à un groupe, à un conseil, à un collectif, fût-ce en se défendant d’en faire partie, sous quelque forme que ce soit » (25). Dans la référence constante à Georges Bataille, la question politique se précise au fil de ces pages comme question de la communauté, « communauté inavouable », à penser comme un rapport de proximité sans médiation, comme exigence de concevoir autrement l’espace d’un être-en-commun.
Communisme, communauté : les deux « concepts » doivent être pensés dans l’étrange proximité de la juxtaposition, comme ce dont notre époque est chargée d’assumer le témoignage, même si l’histoire nous les fait connaître sur un fond de désastre. D’après Blanchot, « quoi que nous voulions, nous sommes liés à eux précisément par leur défection », comme ce à quoi nous ne pouvons pas nous soustraire. De son côté, Nancy souligne l’usage métaphorique ou hyperbolique que Blanchot a toujours fait du mot « communisme » : « Le communisme : ce qui exclut (et s’exclut de) toute communauté déjà constituée. » (26) Selon Nancy, Blanchot (comme d’autres « communistes » singuliers) n’a peut-être jamais pu savoir ce qui hantait son usage du mot « communisme ». Il a pu ainsi communiquer avec une pensée de l’art et de la littérature, mais la communication de cette pensée avec une pensée de la communauté est restée longtemps secrète ou suspendue. Les éthiques et les politiques n’ont jamais accueilli ces voix singulières, témoins d’une expérience réputée simplement « littéraire » ou « esthétique ».
Le lieu théorique d’une pensée de la communauté, chez Blanchot tout comme chez Nancy, semble être assigné à l’obligation de penser ce qui « n’étant bien pensé, risque d’être mal combattu », à l’exigence de réfléchir sur un espace commun en se situant au-delà des modèles en usage, à distance égale de la nostalgie dangereuse de modes d’être communautaires mythiques et fusionnels, comme de la perte de toute altérité qui semble menacer les sociétés contemporaines. Mais, dans l’histoire et dans la pensée, la communauté semble toujours s’offrir comme tendance à une communion, voire à une fusion, comme une sorte de surindivdualité. Repenser le lieu du commun reviendrait donc à penser au-delà de l’idée de communion, à concevoir « une tout autre sorte de relation qui s’impose et qui impose une autre forme de société qu’on osera à peine nommer « communauté ».
La communauté que Blanchot et Nancy essaient de penser au même moment, sur fond de pressentiment de la fin du communisme, ne peut plus relever du domaine de l’oeuvre, ne peut plus être conçue comme une entité objectivable et productible, ni comme le lieu d’un enracinement ou d’une appartenance définitives. Si le politique relève de l’œuvre, une dimension politique qui ne se réduise pas uniquement à la gestion socio-technique présuppose la résistance et l’insistance d’une forme de désoeuvrement communautaire. Il s’agirait donc de penser les conditions à venir d’une communauté paradoxale et impossible, en déplacement perpétuel, toujours exposée à l’événement et à son imprévisibilité, sans aucun présupposé définitif et sans aucune garantie établie (sous la forme d’une appartenance ethnique, étatique ou politique donnée une fois pour toutes). Penser la communauté signifierait donc penser la résistance d’un lien communautaire face au risque de sa disparition.
Mais penser en termes de communauté (fût-elle désoeuvrée, communauté sans communauté, non-appartenance, partage sans partage, etc.) signifie toujours risquer de voir réapparaître les valeurs identitaires véhiculées par l’étymologie et l’histoire de ce concept. Au-delà de la démarche de Blanchot et Nancy, on pourrait donc affirmer l’exigence de renoncer définitivement à penser le politique en termes « communautaires ». Il s’agit par exemple de la direction explorée par Derrida dans Politiques de l’amitié, à l’occasion d’une réflexion sur la question de la communauté chez Blanchot : « Cela signifierait (peut-être) que l’aporie qui oblige sans cesse un prédicat par un autre (rapport sans rapport, communauté sans communauté, partage sans partage, etc.) en appelle à de tout autres significations que celles de la part ou du commun, qu’on les affecte d’un signe positif, négatif ou neutre. » (27)
Il faudrait donc renoncer définitivement à penser l’espace du politique dans les termes du « commun » et de la « communauté » et nommer autrement cette exigence politique qui préexiste à toute politique déterminée et qui persiste au-delà de toute appartenance établie (de race, de religion, d’État, de parti politique). Quelques années plus tard, Derrida réitère sa distance vis-à-vis de l’idée de communauté et (exceptionnellement) de la pensée de Blanchot, dans le cadre d’un entretien avec Bernard Stiegler à propos de la télévision et, plus en général, des mutations techniques contemporaines (28).
Derrida évoque, avec Stiegler, une mutation du politique où la citoyenneté ne se définit plus par l’inscription en un lieu, dans un territoire ou dans une nation dont le corps est enraciné dans un territoire privilégié. Les mutations technologiques déplacent le lieu et disloquent le lien traditionnel entre le politique et le local, dans une dynamique de dislocation générale déterminée par les technologies et les télé-techno-sciences. Ces transformations mettent en place une communauté politique qui n’est plus territorialement délimitée. À ce sujet, il faut ici préciser que Derrida et Stiegler parlent essentiellement de la télévision et de l’audiovisuel, avant la généralisation du réseau Internet et bien avant l’apparition des « communautés » technologiques d’un nouveau genre, parfois illusoires et superficielles, parfois plus inédites et imprévisibles, qui se mettent en place à l’aide du développement des « réseaux sociaux » et du Web 2.0).
À propos de ce nouveau partage des images et des informations, Derrida hésite encore une fois à se servir du mot de « communauté » et exprime sa méfiance vis-à-vis de toute idée d’une « communauté technologique » en cours de constitution ou de reconstitution. Il accepte éventuellement de parler de réseau, à condition qu’il s’agisse d’un réseau sans unité, sans homogénéité et sans cohérence ou, en utilisant un mot introduit par Nancy, d’un « partage ». Contrairement au mot de « communauté », le « partage » dit à la fois ce qu’on peut avoir (jusqu’à un certain point) en commun et les dissociations, les singularités, les diffractions qui se produisent quand plusieurs personnes ou groupes peuvent avoir accès aux mêmes outils technologiques dans des lieux différents de la planète. Ce qui désormais est en jeu n’est plus une « communauté », si par communauté on entend une unité liguistique ou des horizons culturels, ethniques et religieux communs.
Même si on peut être tenté d’appeler « communauté » l’ensemble de ceux qui reçoivent presque en même temps la même information, regardent la même image, critiquent le même événement à l’aide des nouvelles technologies, Derrida résiste à cette notion, parce que cet accès à l’information ou à l’image se fait depuis des lieux différents, avec des stratégies différentes, dans des langages différents et que le respect et la sauvegarde de ces singularités lui paraît tout aussi important que celui de la communauté qu’ils constituent ou croient constituer ou aspirent toujours à constituer. Ce qu’il redoute sous le mot de communauté c’est la permanence d’un schème identitaire, alors qu’il s’agit de concevoir des formes d’engagement politique qui ne se résument plus à la constitution d’une communauté, à l’échelle européenne, internationale ou planétaire : « La désidentification, la singularité, la rupture avec la solidité identitaire, la dé-liaison me paraissent aussi nécessaires que le contraire. Je ne veux pas avoir à choisir entre l’identification et la différenciation. » (29)
Je voudrais, pour conclure, évoquer une nouvelle suggestion philosophique qui se situe en direction de cette communauté au-delà du commun et de ce partage sans partage, à partir du texte que Gilles Deleuze a consacré à la figure de Bartleby dans Critique et clinique (30). Non pas seulement un personnage de roman, mais vrai « personnage conceptuel », Bartleby ne cesse de répéter une petite phrase énigmatique : « je préférerais ne pas » (I would prefer not to). Cette anomalie linguistique, qui n’est pas à proprement parler une faute grammaticale mais une tournure insolite, un acte singulier de création, trace un petit écart, une ligne de fuite dans le système de la langue et mine tous les présupposés partagés du langage. Elle se situe au-delà (ou en déça) du refus, de la réponse, de l’écoute, de l’obéissance ou de la désobéissance et affirme une « pure passivité patiente » (formule que Deleuze emprunte à Blanchot).
La figure solitaire et singulière de Bartleby, qui ne s’enracine dans aucune attitude héroïque mais seulement dans son absence de particularités, s’affirme comme la figure d’un « Original » réfractaire à toute loi et comme une figure éminemment politique. Barlteby ouvre la possibilité de penser un « peuple à venir » ou un « peuple qui manque », éternellement « mineur » qui échapperait à toutes les formes d’organisation « majeures » (la nation, la langue, la famille, l’État, la patrie) : « En d’autres termes, peut-on penser une communauté sans particularité des hommes sans particularités, communauté des “originaux” ? » (31) Cette nouvelle version d’une « communauté « singulière » (que Deleuze pense certainement à partir de Blanchot) n’est plus fondée sur des liens de sang, de langue, d’appartenance commune, mais sur un système d’échos, de résonance et de sonorité, ensemble musical de ritournelles singulières produites par la singularité de l’ « originalité » de chacun, sans but prédéfini et sans partage, une étrange « communauté » conçue sur un mode musical.

La communauté des amants
Il faut souligner, cependant, que la réflexion de Blanchot sur le « peuple » et sur la communauté politique qu’il ne peut qu’échouer à « mettre en oeuvre » n’est que le prélude à une réflexion sur la « communauté des amants », irréductible à toute politique et aussi à toute éthique, refus dernier du commun. Malgré l’apparente incompatibilité du rapprochement entre la manifestation du « peuple » dans les événements de mai 68 et l’étrange communauté des amants, il y a là un lien essentiel entre deux manifestations radicales d’un « partage » qu’aucune communauté instituée ne pourra jamais récupérer, fût-ce au prix d’une durée éphémère, une affirmation du commun dans le refus radical de toute communauté qu’il faudrait interroger.
Contrairement à Levinas, qui dans les pages consacrées à l’érotisme dans Totalité et infini, exprime toute sa méfiance à l’égard des puissances les plus sauvages et indomptables du féminin, désamorce les forces de l’érotisme dans le contact sans contact de la caresse et réintègre l’érotisme dans l’éthique par le biais de la paternité et de la filiation, Blanchot (en ceci toujours proche de Bataille) n’a jamais cessé de mettre en scène dans ses romans et récits la figure féminine et l’énigme de l’érotisme. Comme dans les fictions de Blanchot, le texte de la Maladie de la mort de Marguerite Duras dont la dernière partie de la Communaté inavouable constitue une lecture s’ouvre sur un « Vous » initial qui exclut d’emblée toute illusion de proximité et toute promesse des fusion des amants. Le récit est dominé par la présence-absence de la jeune femme qui s’impose presque seule face au personnage masculin. La dissymétrie entre les deux personnages pourrait évoquer celle qui marque l’irréciprocité éthique entre moi et autrui chez Levinas, mais pour Blanchot cette interprétation est insuffisante : l’amour et le partage de l’humain entre le masculin et le féminin constituent à ses yeux « une pierre d’achoppement pour l’éthique » (32), « sauvagerie » qui dérange tout rapport de société. La disparition de la jeune femme à la fin du récit ne renverrait donc pas à l’échec de l’amour dans un cas singulier, mais à la réalisation de tout amour véritable dans lequel le « je » et l’« autre » ne sont jamais en synchronie, mais ne se rencontrent que séparés par un « pas encore » et un « déjà plus ».
Ainsi, nous ne perdons jamais ce (celui ou celle) qui nous aurait appartenu un jour, mais ce qu’il est impossible de vivre autrement que dans la non-appartenance, puisque le « je » et « l’autre » ne vivent jamais dans la synchronie et l’union, mais dans le décalage et la séparation qui accompagnent comme une ombre ou un spectre toute union et tout « être ensemble ». Comme la communauté politique, la communauté des amants ne fait que confirmer, pour Blanchot, l’extravagance de « ce qu’on cherche à désigner du nom de communauté ». Là où elle arrive à se constituer (même de façon épisodique ou éphémère), la communauté des amants constitue toujours une « machine de guerre » politique et sociale. Loin de produire une « union » ou une « fusion », elle met en scène une absence de relations partagées, des temporalités déphasées, la dissymétrie du je et de son autre, la séparation entre le masculin et le féminin. En sortant d’un paradigme exclusivement hétérosexuel, il s’agirait plutôt d’évoquer la multiplicité irréductible des dimensions et des niveaux qui habitent chaque appartenance sexuelle, et d’ailleurs Blanchot n’oublie pas de parler de l’homosexualité, en affirmant qu’« il est difficile de contester que toutes les nuances du sentiment, du désir à l’amour, sont possibles entre les êtres, qu’ils soient semblables ou dissemblables » (33).
L’amour tel que Blanchot le conçoit ne naît jamais d’un vouloir-aimer, mais d’une rencontre unique, singulière et imprévisible, tout comme la résonance collective qui crée un événement politique peut se faire (et se fait, très souvent) en dehors des liens préalables établis par une communauté traditionnelle ou même élective. Dans ces pages qui lient indissolublement le politique et l’érotique, la « communauté » ne se constitue que par l’étrangeté, éternellement provisoire, de ce qui ne saurait être « commun ». Elle prend fin d’une manière aussi aléatoire qu’elle commence, sans qu’on puisse jamais savoir avec précision si elle a changé durablement les choses, les êtres, les relations entre les êtres, ni comment elle a fait (ou pas) œuvre.
Malgré l’hétérogénéité apparente des sujets évoqués, la Communauté inavouable aspire à avoir « un sens politique astreignant », à fournir (à travers une réflexion sur l’héritage politique du communisme, sur la mort et l’écriture, sur l’éthique, sur le secret, sur la « machine de guerre » érotique) des éléments pour concevoir des rapports nouveaux sur lesquels fonder une nouvelle pensée de l’altérité, une nouvelle éthique, une nouvelle approche du politique ou ce qu’on pourrait définir, en reprenant une belle formule d’Édouard Glissant, une nouvelle « poétique de la relation ». Cette dernière devrait échapper à toute illusion de fusion et d’unité, à toute glorification de liens identitaires enracinés dans une commune appartenance à la même terre, au même sang, à la même race, à la même langue. Le terme de « communauté », malgré la nostalgie qu’il suscite et la fascination qu’il continue d’exercer sur la pensée politique contemporaine, n’est peut-être plus adéquat pour penser ces nouvelles dimensions du politique.
Manola Antonioli
Echos du commun / 2013
Texte publié en langue espagnole sur
Instantes y Azares – Escrituras nietzscheanas

klimt-le-baiser communauté dans Blanchot
1 Nancy, Jean-Luc, « La communauté désœuvrée », publié pour la première fois dans le numéro 4 de la revue Aléa consacré au thème de la communauté et repris en 1986 dans l’ouvrage la communauté désœuvré, Paris, Christian Bourgois, 1986 et 1990, pp. 11-105.
2 Blanchot, Maurice, l’Entretien infini, Paris, Gallimard, 1969, p. 12-34.
3 Ibid., p. 26.
4 Ibid., p. 27.
5 Ibid., p. 355.
6 Ibid., p. 357.
7 Ibid., p. 358.
8 Ibid., p. 362-363.
9 Ibid., p. 366.
10 Blanchot, Maurice, « La rue », in Écrits politiques 1953-1993 (textes choisis, établis et annotés par Éric Hoppenot), Paris, Gallimard, 2008, pp. 180-181.
11 Ibid., p. 181.
12 Blanchot, Maurice, « Le demain joueur », in l’Entretien infini, op. cit., p. 597-619.
13 Ibid., p. 600.
14 Ibid., p. 601.
15 Ibid., p. 614.
16 Ibid., p. 615.
17 Introduction au chap. III de Blanchot, Maurice, Écrits politiques 1953-1993 (textes choisis, établis et annotés par Éric Hoppenot), op. cit., « Le projet de la Revue Internationale (1960-1964) », p. 93.
18 Ibid., p. 101.
19 Ibid., p. 102.
20 Ibid., p. 103.
21 Ibid., p. 27.
22 Ibid., p. 28.
23 Ibid., p. 114.
24 Levinas, Emmanuel, Difficile liberté. Essais dur le judaïsme, Paris, Livre de Poche, 1990, p. 22.
25 Blanchot, Maurice, La Communauté inavouable, Paris, Les Éditions de Minuit, 1983, p. 9-10.
26 Blanchot, Maurice, « Le communisme sans héritage », revue Comité, 1968, repris in Gramma, n° 3/4 , p. 32.
27 Derrida, Jacques, Politiques de l’amitié, Paris, Galilée, 1994, p. 331.
28 Derrida, Jacques et Stiegler, Bernard, Échographies de la télévision, Paris, Galilée, 1996.
29 Ibid., p. 78.
30 Deleuze, Gilles, « Bartleby ou la formule », in Critique et clinique, Paris, Les Éditions de Minuit, 1993, p. 89-114. C’est Arnaud Bouaniche qui, dans son introduction à Gilles Deleuze (Gilles Deleuze, une introduction, Paris, Pocket / La Découverte, 2007) met en évidence la dimension politique de ce texte de Deleuze, notamment dans les pages 230-241 de son ouvrage, dont les remarques qui suivent s’inspirent largement.
31 Bouaniche, Arnaud, Gilles Deleuze, une introduction, op. cit., p. 239.
32 Blanchot, Maurice, La Communauté inavouable, op. cit., p. 68.
33 Ibid., p. 84.




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