L’étude faite cette année a délimité ce cadre général de deux façons. Limitation historique : on a étudié ce qui, dans la culture hellénique et romaine, avait été développé comme « technique de vie », « technique d’existence » chez les philosophes, les moralistes et les médecins dans la période qui s’étend du Ier siècle avant Jésus-Christ au IIe siècle après. Limitation aussi du domaine : ces techniques de vie n’ont été envisagées que dans leur application à ce type d’acte que les Grecs appelaient aphrodisia ; et pour lequel on voit bien que notre notion de « sexualité » constitue une traduction bien inadéquate. Le problème posé a donc été celui-ci : comment les techniques de vie, philosophiques et médicales, ont-elles, à la veille du développement du christianisme, défini et réglé la pratique des actes sexuels, la khrêsis aphrodisiôn ? On voit combien on est loin d’une histoire de la sexualité qui serait organisée autour de la bonne vieille hypothèse répressive et de ses questions habituelles (comment et pourquoi le désir est-il réprimé ?). Il s’agit des actes et des plaisirs, et non pas du désir. Il s’agit de la formation de soi à travers des techniques de vie, et non du refoulement par l’interdit et la loi. Il s’agit de montrer non pas comment le sexe a été tenu à l’écart, mais comment s’est amorcée cette longue histoire qui lie dans nos sociétés le sexe et le sujet.
Il serait tout à fait arbitraire de lier à tel ou tel moment l’émergence première du « souci de soi-même » à propos des actes sexuels. Mais le découpage proposé (autour des techniques de soi, dans les siècles qui précèdent immédiatement le christianisme) a sa justification. Il est certain en effet que la « technologie de soi » – réflexion sur les modes de vie, sur les choix d’existence, sur la façon de régler sa conduite, de se fixer à soi-même des fins et des moyens – a connu dans la période hellénistique et romaine un très grand développement au point d’avoir absorbé une bonne part de l’activité philosophique. Ce développement ne peut pas être dissocié de la croissance de la société urbaine, des nouvelles distributions du pouvoir politique ni de l’importance prise par la nouvelle aristocratie de service dans l’Empire romain. Ce gouvernement de soi, avec les techniques qui lui sont propres, prend place « entre » les institutions pédagogiques et les religions de salut. Par là, il ne faut pas entendre une succession chronologique, même s’il est vrai que la question de la formation des futurs citoyens semble avoir suscité plus d’intérêt et de réflexion dans la Grèce classique, et la question de la survie et de l’au-delà plus d’anxiété à des époques plus tardives. Il ne faut pas non plus considérer que pédagogie, gouvernement de soi et salut constituaient trois domaines parfaitement distincts et mettant en oeuvre des notions et des méthodes différentes ; en fait, de l’un à l’autre, il y avait de nombreux échanges et une continuité certaine. Il n’en demeure pas moins que la technologie de soi destinée à l’adulte peut être analysée dans la spécificité et l’ampleur qu’elle a prise à cette époque, à condition de la dégager de l’ombre que rétrospectivement a pu jeter sur elle le prestige des institutions pédagogiques et des religions de salut.
Or cet art du gouvernement de soi tel qu’il s’est développé dans la période hellénistique et romaine est important pour l’éthique des actes sexuels et pour son histoire. C’est là en effet – et non pas dans le christianisme – que se formulent les principes du fameux schéma conjugal dont l’histoire a été fort longue : exclusion de toute activité sexuelle hors du rapport entre les époux, destination procréatrice de ces actes, aux dépens d’une finalité de plaisir, fonction affective du rapport sexuel dans le lien conjugal. Mais il y a plus : c’est encore dans cette technologie de soi qu’on voit se développer une forme d’inquiétude à l’égard des actes sexuels et de leurs effets, dont on a trop tendance à attribuer la paternité au christianisme (quand ce n’est pas au capitalisme ou à la « morale bourgeoise » !). Certes, la question des actes sexuels est loin d’avoir alors l’importance qu’elle aura par la suite, dans la problématique chrétienne de la chair et de la concupiscence ; la question, par exemple, de la colère ou du revers de fortune occupe certainement beaucoup plus de place pour les moralistes hellénistiques et romains, que celle des rapports sexuels ; mais, même si leur place dans l’ordre des préoccupations est assez loin d’être la première, il est important de remarquer la manière dont ces techniques du soi lient à l’ensemble de l’existence le régime des actes sexuels.
On a retenu, dans le cours de cette année, quatre exemples de ces techniques de soi dans leur rapport au régime des aphrodisia.
1/ L’interprétation des rêves. L’Onirocritique d’Artémidore, dans les chapitres 78-80 du livre I, constitue, dans ce domaine, le document fondamental. La question qui s’y trouve posée ne concerne pas directement la pratique des actes sexuels, mais plutôt l’usage à faire des rêves [dans lesquels] ils sont représentés.
Il s’agit dans ce texte de fixer la valeur pronostique qu’il faut leur donner dans la vie de tous les jours : à quels événements favorables ou défavorables peut-on s’attendre selon que le rêve a présenté tel ou tel type de rapport sexuel ? Un texte comme celui-ci ne prescrit évidemment pas une morale ; mais il révèle, à travers le jeu des significations positives ou négatives qu’il prête aux images du rêve, tout un jeu de corrélations (entre les actes sexuels et la vie sociale) et tout un système d’appréciations différentielles (hiérarchisant les actes sexuels les uns par rapport aux autres).
2/ Les régimes médicaux. Ceux-ci se proposent directement de fixer aux actes sexuels une « mesure ». Il est remarquable que cette mesure ne concerne pratiquement jamais la forme de l’acte sexuel (naturelle ou non, normale ou non), mais sa fréquence et son moment. Seules sont prises en considération les variables quantitatives et circonstancielles. L’étude du grand édifice théorique de Galien montre bien le lien établi dans la pensée médicale et phi- losophique entre les actes sexuels et la mort des individus. (C’est parce que chaque vivant est voué à la mort mais que l’espèce doit vivre éternellement, que la nature a inventé le mécanisme de la reproduction sexuelle) ; elle montre bien aussi le lien établi entre l’acte sexuel et la dépense considérable, violente, paroxystique, dangereuse du principe vital qu’il entraîne. L’étude des régimes proprement dits (chez Rufus d’Éphèse, Athénée, Galien, Soranus) montre, à travers les infinies précautions qu’ils recommandent, la complexité et la ténuité des relations établies entre les actes sexuels et la vie de l’individu : extrême sensibilité de l’acte sexuel à toutes les circonstances externes ou internes qui peuvent le rendre nuisible ; immense étendue des effets sur toutes les parties et les composantes du corps de chaque acte sexuel.
3/ La vie de mariage. Les traités concernant le mariage ont été très nombreux dans la période envisagée. Ce qui reste de Musonius Rufus, d’Antipater de Tarse ou de Hiéroclès, ainsi que les œuvres de Plutarque montrent non seulement la valorisation du mariage (qui semble correspondre, au dire des historiens, à un phénomène social), mais une conception nouvelle de la relation matrimoniale ; aux principes traditionnels de la complémentarité des deux sexes nécessaires pour l’ordre de la « maison » s’ajoute l’idéal d’une relation duelle, enveloppant tous les aspects de la vie des deux conjoints, et établissant de façon définitive des liens affectifs personnels. Dans cette relation, les actes sexuels doivent trouver leurs lieux exclusifs (condamnation par conséquent de l’adultère entendu, par Musonius Rufus, non plus comme le fait de porter atteinte aux privilèges d’un mari, mais comme le fait de porter atteinte au lien conjugal, qui lie aussi bien le mari que la femme). Ils doivent ainsi être ordonnés à la procréation, puisque celle-ci est la fin donnée par la nature au mariage. Ils doivent enfin obéir à une régulation interne exigée par la pudeur, la tendresse réciproque, le respect de l’autre (c’est chez Plutarque qu’on trouve sur ce dernier point les indications les plus nombreuses et les plus précieuses).
4/ Le choix des amours. La comparaison classique entre les deux amours – celui pour les femmes et celui pour les garçons – a laissé, pour la période envisagée deux textes importants : le Dialogue sur l’amour de Plutarque et les Amours du pseudo-Lucien. L’analyse de ces deux textes témoigne de la permanence d’un problème que l’époque classique connaissait bien : la difficulté à donner statut et justification aux rapports sexuels dans la relation pédérastique. Le dialogue du pseudo-Lucien se termine ironiquement sur le rappel précis de ces actes que l’érotique des garçons cherchait à élider au nom de l’amitié, de la vertu et de la pédagogie. Le texte, beaucoup plus élaboré, de Plutarque fait apparaître la réciprocité du consentement au plaisir comme un élément essentiel dans les aphrodisia ; il montre qu’une pareille réciprocité dans le plaisir ne peut exister qu’entre un homme et une femme ; mieux encore dans la conjugalité, où elle sert à renouveler régulièrement le pacte du mariage.
Michel Foucault
Extrait du résumé du cours / notes absentes
Sur le Silence qui parle
Présentation de l’Abécédaire Foucault / Alain Brossat / Marco Candore / Librairie Texture 27 juin Paris
Abécédaire Foucault / Alain Brossat
Catégorie Foucault