Les enfants de La Borde
Nous nous déplacions comme une nuée de passereaux, dans une nébuleuse hardie et bavarde.
Nous allions au château.
Nous traversions le Grand Salon, enfilions la Salle à manger vers la Cuisine (ou en sens inverse) dans de grandes effiloches d’enfants. Nous allions voir René, le cuisinier (mon oncle) ; nous lui demandions toujours quelque chose.
On demandait à aider pour porter les grosses poubelles, celles avec les restes que l’on triait à la fin des repas et les épluchures (et parfois, par hasard, d’autres choses) aux cochons. ils avaient de terribles petits yeux bleus. Ils mangeaient les mains qui traînaient et écrasaient leurs petits dans la bousculade qui poussaient des cris suraigus.
Quand un pensionnaire ne l’avait pas encore fait, on portait le seau de pain dur trempé aux canards de la Mare.
On allait pêcher de la friture aux étangs.
Nous glissions les plus minces par les soupiraux du Château sous la cuisine, pour remonter de la Cave les boîtes collectivité de fruits au sirop (prunes ou oreillons d’abricots) ou celle de crème de marron et nous allions nous cacher.
il y avait le cimetière de voitures, au parking à l’entrée de la Clinique, sur le chemin du Poulailler. Quand il pleuvait, on s’installait sur les banquettes et on conduisait tout l’après-midi les volants crantés et les boîtes de vitesse des vieilles Tractions noires, des 403 et des Dauphines, des DS. Ça sentait le moisi et l’huile de vidange.
À l’automne, au moment des batailles de marrons, nous prenions les couvercles des poubelles en métal pour faire des boucliers. Nous faisions de grandes batailles rangées avec des cocards et des larmes ; nous ne remettions pas toujours les couvercles.
Nous fumions en cachette les mégots que ne finissaient pas les Pensionnaires.
Nous allions au Poulailler gober les œufs, foulant la paille que nous avions escaladée.
Nous avions le droit d’aller dans les ateliers. Nous faisions de la poterie à la grande Serre ; de la couture avec Lala, quand elle installait une table dehors, sous le grand Cèdre près de la Chapelle. Nous faisions des guirlandes pour les fêtes ; nous allions à l’atelier Théâtre.
Nous allions voir nos parents, à l’Infirmerie du Château ou du Parc, ou à la Vaisselle.
Nous allions dire bonjour aux pensionnaires ; certains donnaient parfois des pièces de 1 franc pour aller boire un verre de soda au Bar ou acheter des bonbons.
On nous costumait pour les Kermesses. Nous allions jouer dans les kiosques et les cabanes vides qui avaient été construites et qui restaient ensuite.
À Noël, il y avait un grand sapin dans le Grand Salon et les enfants assis du personnel recevaient un cadeau.
On allait voir l’âne, Tintin, près de la scierie. C’est comme ça qu’on s’est approchés de la fosse.
Emmanuelle Guattari
La petite Borde / 2012
© Mercure de France, 2012