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Le navire night / Marguerite Duras

- Je vous avais dit qu’il fallait voir.
Que vers midi le silence qui se fait sur Athènes est tel… avec la chaleur qui grandit…
La ville se vide à l’heure de la sieste, tout ferme, comme la nuit…
… qu’il fallait assister à la montée du silence…

Je me souviens, je vous ai dit : peu à peu on se demande ce qui arrive, cette disparition du son avec la montée du soleil…

C’est là que cette peur arrive. Pas celle de la nuit, mais comme une peur de la nuit dans la clarté. Le silence de la nuit en plein soleil. Le soleil au zénith et le silence de la nuit. Le silence au centre du ciel et le silence de la nuit.

Quand les autres sont arrivés, vers deux heures de l’après-midi, on est redescendus vers la ville, Athènes, et puis plus rien n’est arrivé.
Rien.
Rien d’autre que toujours, partout, ce manque d’aimer.

- Au Musée civique d’Athènes, le lendemain après-midi…

- Ah oui… c’est vrai… j’avais oublié… voyez comme on est…

- et puis je vous avais parlé de l’autre histoire, celle des autres gens…

C’est un samedi. La nuit. Au printemps. C’est presque le début de l’été. Au mois de juin. Lui, l’homme de l’histoire, il travaille.
Il est de permanence dans un service de télécommunications.
Il s’ennuie.
Paris vide. Le printemps. Un samedi. Il a vingt-cinq ans. Seul.
Il a certains numéros de connexion du gouffre téléphonique. Il les fait. Deux numéros. Trois numéros.

- Et puis, voici.
La voici.

On est en 1973.
Il tenait un journal à cette époque-là de sa vie et il dit avoir noté beaucoup de choses. Mais qu’ensuite, non. Qu’il a cessé. Qu’il a cessé peu après qu’elle ait commencé, elle, l’histoire, l’histoire d’amour.

Histoire sans images.
Histoire d’images noires.

Voici, elle commence.

Elle lui téléphone en même temps que lui dans l’espace et dans le temps.
Ils se parlent.
Parlent.

- Ils se décrivent. Elle se dit être une jeune femme aux cheveux noirs. Longs.

- Il dit être un homme jeune aussi, blond, aux yeux très bleus, grand, presque maigre, beau.

- Elle lui parle de ce qu’elle fait. D’abord elle dit qu’elle travaille dans une usine. Une autre fois elle dit revenir de Chine. Elle lui raconte un voyage en Chine.

- Une autre fois encore elle dit faire des études de médecine, cela en vue de s’engager dans le corps des Médecins sans Frontières.

- Il semblerait qu’elle s’en soit tenue par la suite à cette version-là. Qu’elle n’en ait plus changé. Qu’elle n’ait plus jamais dit autrement que ceci : qu’elle finissait sa médecine, qu’elle était interne dans un hôpital de Paris.

- Il dit qu’elle parle très bien. Avec facilité. Qu’on ne peut pas éviter de l’écouter.
De la croire.

- Il lui donne son numéro de téléphone. Elle, elle ne donne pas le sien.

- Non, elle, non.

Marguerite Duras
le Navire night / 1978

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