Pour aborder la force des propositions de schizoanalyse de Deleuze et Guattari, on cite d’emblée comme textes précurseurs de leurs cinq livres (1), les ouvrages de Deleuze, Différence et répétition (2) et Logique du sens (3), peut-être moins souvent cite-t-on « À quoi reconnaît-on le structuralisme ? » (4), lecture précise et précieuse de la question de la primarité du signifiant. Mais on donne généralement moins d’importance, sinon aucune, aux deux textes qu’on peut dire « fondamentaux » de Guattari, qui sont « D’un signe à l’autre » (5) et « Machine et structure » (6). Pourtant, à propos de ces deux textes, Deleuze a écrit, à la fin de « Trois problèmes de groupe » [à lire sur le Silence qui parle 1 et 2] qui est sa présentation du premier livre-recueil de Guattari, Psychanalyse et transversalité : « Ce livre doit être pris comme le montage ou l’installation, ici et là, de pièces et rouages d’une machine. Parfois des rouages tout petits, très minutieux, mais en désordre, et d’autant plus indispensables. Machine de désir, c’est-à-dire de guerre et d’analyse. C’est pourquoi l’on peut attacher une importance parti-culière à deux textes, un texte théorique où le principe même d’une machine se dégage de l’hypothèse de la structure et se détache des liens structuraux (« Machine et structure »), un texte-schizo (« D’un signe à l’autre ») où les notions de « point-signe » et de « signe-tache » se libèrent de l’hypothèse du signifiant. » (7)
Il serait ridicule d’en déduire que « se dégager de l’hypothèse de la structure », « se détacher des liens structuraux », « se libérer de l’hypothèse du signifiant », signifieraient ne plus tenir compte de la structure et du signifiant. Opposer Deleuze et Guattari à Lacan, comme je l’entends souvent dire, est une absurdité, ils sont parmi les très rares chercheurs qui restent fondamentalement concernés par la psychanalyse, et qui problématisent l’enseignement de Lacan, et ce, non par consensus, mais par dissensus radical. Ils ne s’y opposent pas, ils ne le relativisent pas, ils construisent une question. Comme a pu l’écrire Deleuze à propos de Nietzsche : « C’est à force d’admiration qu’on retrouve la vraie critique. La maladie des gens aujourd’hui, c’est qu’ils ne savent plus rien admirer : ou bien ils sont « contre », ils situent tout à leur taille, et bavardent, et scrutent. Il ne faut pas procéder ainsi : il faut remonter jusqu’aux problèmes que pose un auteur de génie, jusqu’à ce qu’il ne dit pas dans ce qu’il dit, pour en tirer quelque chose qu’on lui doit toujours, quitte à se retourner contre lui en même temps ». (8)
Mayette Viltard
« D’un signe à l’autre » : quand Guattari entreprit de problématiser l’enseignement de Lacan / 2014
Extrait du texte publié dans l’Unebévue n°31 – Inéchangeable et Chaosmose : 1 La fêlure de l’immanence
L’Unebévue n°32 – Inéchangeable et Chaosmose : 2 Désarticuler le discours succube du signifiant
1 Deleuze & Guattari, aux Éditions de minuit, à Paris, Capitalisme et schizophrénie 1: L’Anti-Œdipe. 2 : Mille Plateaux, 1980, Kafka, 1975, Rhizome, 1976, et Qu’est-ce que la philosophie ?, 1991.
2 G. Deleuze, Différence et répétition, Paris, Puf, 1968.
3 G. Deleuze, Logique du sens, Paris, Éditions de Minuit, 1969.
4 G. Deleuze, « À quoi reconnaît-on le structuralisme ? », texte de 1967, publié en 1972 par François Châtelet, dans le tome VIII de son Histoire de la philosophie et repris in L’île déserte et autres textes, op. cit., pp. 238-269.
5 Félix Guattari, « D’un signe à l’autre » in Recherches n°2, du 3 février 1966, ce sont des extraits qui sont publiés dans Psychanalyse et transversalité, [Maspéro 1972], La Découverte, 2003.
6 F. Guattari, « Machine et structure » in Change n°12, Désir et déraison, Paris, 1972.
7 G. Deleuze, « Trois problèmes de groupe », introduction à Psychanalyse et transversalité, op. cit.
8 Gilles Deleuze, « Sur Nietzsche et l’image de la pensée », Entretien avec Jean-Noël Vuarnet, [février 1968], in L’île déserte et autres textes, Éditions de Minuit, 2002, p. 192.