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Les conditions de l’autonomie / Alain Brossat

La question de l’autonomie soulève d’emblée un paradoxe vertigineux : pour en bien parler, pour en rigoureusement parler, il faut s’intéresser à ses conditions. Celles-ci, nous le savons bien, sont de toutes sortes : économiques, sociales, culturelles, psychiques… Dès lors, que reste-t-il de l’autonomie, fût-ce comme possible si celle-ci est soumise à tant de conditions ? C’est autour de ce paradoxe que j’aimerais organiser mon exposé, en suggérant que c’est là que se situe le vrai point de rencontre entre critique et autonomie : le travail de la critique consistant, pour l’essentiel, en la matière, à penser les conditions cachées de l’autonomie et, en conséquence, à débusquer les illusions d’autonomie, là où précisément ces conditions sont ignorées ou font l’objet d’un déni. Je vais, pour commencer, appuyer ma réflexion sur un film qui fait partie du patrimoine cinématographique mondial, La foule – The Crowd, de King Vidor (1928), un film muet, par conséquent. Cette œuvre raconte l’histoire d’un jeune provincial états-unien, John Sims, qui est né sous une bonne étoile - le 4 juillet 1900, le Jour de l’Indépendance, donc, la première année du siècle. Son père, lorsqu’il le voit à sa naissance, s’exclame que « le monde va entendre parler » de ce nouvel arrivant. Dès son premier âge, sa famille prend grand soin de lui, lui fait donner des cours de piano et acquérir toutes sortes de savoirs destinés à ce que cette prédiction se vérifie ; à faire en sorte qu’il se distingue à tout prix parmi tous les autres. A l’âge de douze ans, discutant avec ses copains de ce qu’ils feront quand ils seront grands, il reprend à son compte la prédiction paternelle : « My Dad says I’m going to be somebody really big ! ». Dès cet instant, John Sims va se conduire constamment non pas seulement comme si l’avenir lui appartenait, mais comme s’il se distinguait radicalement de l’homme ordinaire ou bien, comme le dit le titre du film, de la foule, en ceci qu’il serait, lui, maître de son destin, tandis que tous les autres seraient, eux, pour l’essentiel placés sous l’emprise de toutes sortes de déterminations – sociales, économiques, etc. A l’âge de 21 ans, il « monte » à New York, persuadé, en naïf petit Rastignac américain qu’il est, que la métropole lui appartient et qu’il va se séparer de la masse en soumettant les conditions extérieures aux conditions de son talent et de sa volonté. En d’autres termes, Sims est l’archétype de la particule élémentaire de la société des individus (Norbert Elias), celui qui ne peut appréhender sa condition (individuelle dans la masse) que pour autant qu’il se perçoit comme « plus différent » que tous les autres et même, dans le cas de Sims, le plus différent de tous – une différence en forme de distinction et d’exception positive, ici. Ou bien, dans les termes qui sont ceux de notre colloque, il oppose son (imaginaire) autonomie souveraine à l’inexorable hétéronomie de la masse qu’il a sous les yeux. Cette illusion de souveraineté ne se réduit pas à un vague sentiment de liberté : John Sims est convaincu qu’autant la masse est vouée à la tyrannie des conditions existantes, autant, lui, a la capacité de se donner à lui-même sa propre loi », non pas au sens où il s’agirait de s’affranchir des codes moraux ou juridiques, mais pour autant qu’il est convaincu de pouvoir, lui et lui seul, arracher son existence au corps de la masse et faire valoir des qualités qui lui appartiennent en propre. S’il était plus attentif à l’origine de cette certitude, il remarquerait à quel point son fondement est obscur et repose sur une aporie : c’est son père, sa famille qui l’ont destinés à se croire différent et autonome, là où tous les autres seraient voués à l’hétéronomie. C’est dans cette insurmontable dépendance filiale que s’est forgée cette illusion, un destin se substituant, tout simplement à un autre…
Ce film est une fable, donc. Celle-ci va prendre la forme de l’enchaînement inflexible des circonstances au fil desquelles se trouve défaite, détruite, démontée la présomption d’autonomie de John Sims. A peine installé à New York, le voici donc qui, en guise de trajectoire exceptionnelle, unique, se voit contraint de travailler comme gratte-papier pour une compagnie d’assurances, assigné à un numéro, le 137, dans une immense salle où des dizaines d’employés subalternes mal payés s’activent à longueur de journée à aligner des listes de chiffres et à vérifier des imprimés. De puissantes images de vie urbaine, de masses humaines s’écoulant sur les trottoirs, de circulation automobile dense, de structures géométriques (les bureaux, les gratte-ciel) rendent manifeste et tangible la littérale absorption de notre supposé sujet unique par la foule, l’opération de son amalgame à la pâte de la masse. Les scènes de sortie de bureau où les jeunes employés font la queue devant les lavabos pour se rafraîchir avant d’aller rencontrer, dans des mouvements parfaitement synchronisés, leurs équivalents féminins à la porte de l’immeuble, suggèrent avec une force incomparable cet effet de sérialisation des existences ordinaires. Sims fait un nouveau pas en direction de son enfermement dans la fausse conscience de l’autonomie lorsqu’il tombe amoureux de Jane, une employée comme lui, la séduit, puis l’épouse (anthologique séquence du voyage de noces rituel aux chutes du Niagara), ne cessant de se sentir conforté, au fil des étapes de ce parcours affectif et social, dans sa certitude d’être né sous le signe de l’unique et du différent : regardant la foule qui grouille sur les trottoirs du haut d’un autobus à impériale, il s’enivre de sa différence élective : « Regarde donc tous les pauvres types, lance-t-il à Jane, tous les mêmes ! ». La leçon, si ce n’est la « morale » critique de la fable se trouve, si l’on veut, concentrée dans cette séquence où s’enchaînent la rencontre à la sortie des bureaux, le flirt, la séduction, la nuit de noces dans le train qui conduit aux chutes du Niagara, le mariage, puis l’installation du couple. On assiste là à la succession des moments où l’individu (tout sauf un atome social ou une monade, tant il est poreux) éprouve la plus intense des jouissances liées à l’impression d’autonomie dont il s’exalte, ayant la certitude d’avoir choisi Jane entre toutes, tant elle est différente (« You’re different ! », lui lance-t-il dans un moment d’exaltation, l’unique, c’est-à-dire, bien sûr, « la plus belle fille du monde »). Or, c’est précisément dans ces moments que l’existence de Sims accuse les traits de stéréotypie et de dépendance les plus marqués face aux contraintes sociales et culturelles inflexibles. Tout, avec son parcours amoureux puis familial le situe dans les circuits du plus ordinaire de la vie des employés (S. Kracauer), de la photo de la jeune épouse devant les chutes du Niagara au rêve de l’achat de la maison familial ; tout ceci anticipant sur ce sinistre repas de Noël avec la belle-famille qui donne à celle-ci l’occasion de rappeler à Sims que, bien loin d’être l’être d’exception et le maître de son destin qu’il prétend être, il n’est non seulement qu’un être très ordinaire, mais, pire, un raté pas même fichu d’obtenir une augmentation de salaire après son mariage… Toute la suite du parcours de John Sims est marquée par l’oscillation entre son enfoncement dans le sol fangeux des sombres régularités sociales qui vont faire de lui un époux imparfait et malheureux puis résigné, un père endolori par la perte de l’un de ses enfants, un chômeur que menace la misère… et le retour périodique de ses rêveries inconsistantes de reconquête de l’autonomie grâce à ses « big ideas »… Le film s’achève sur l’image troublante et ambiguë d’une salle de cinéma où les spectateurs riant à gorge déployée pourrait bien être en train de se moquer de la présomption de celui qui, si durablement, s’est pris pour l’exception capable de défier la règle du jeu. Et c’est ici que le film construit, si l’on peut dire, son paradigme philosophique : bien parler de l’autonomie consisterait beaucoup moins, dans un premier temps du moins, en la défense et illustration de celle-ci à travers toutes sortes d’exemples positifs (condition de majorité kantienne, bien sûr, mais aussi bien, autogestion ouvrière, un grand motif des années 1970 en France ou encore communes paysannes exemplaires pendant la guerre civile espagnole…) que dans une critique radicale et systématique des fictions autonomistes et des illusions d’autonomie ; dans la mise en place d’une analytique des formes générales de l’hétéronomie, entendue comme préalable à toute spéculation sur les conditions de l’autonomie. L’apologue du film de King Vidor est donc bien clair : si vous voulez avoir une chance d’accéder un jour à la possibilité non pas tant d’être autonome que de gagner en autonomie, d’accéder à l’autonomie en tant que terrain d’expérience, alors commencez par vous assurer des prises solides sur tout ce qui vous assigne à l’hétéronomie. Si John Sims tend à la fois vers l’exemplarité et vers l’impersonnel, comme Emma Bovary, s’il tend à devenir exemplaire en tant que parangon de l’impersonnel, c’est qu’il est bien cet homme de la moyenne et de la norme par excellence, le sujet modèle du destin social et qui cependant va s’obstiner jusqu’au bout à flirter avec une autonomie fantasmagorique en demeurant convaincu qu’il finira par tordre le cou au destin et par montrer à ses contemporains de quoi est faite sa valeur unique et singulière. Et c’est bien de cette incroyable prétention que semble se moquer cruellement le public-juge impitoyable de la dernière image du film…
Je ne voudrais pas réduire cet apologue à une portée purement sociologique. La force du film tient à ce qu’il donne à penser, à la « proposition » qu’il contient : une présentation rigoureuse des conditions de l’hétéronomie dans sa relation avec les illusions de l’autonomie. Le ton légèrement sarcastique du film, notamment à la fin, n’est pas le signe du mépris qu’inspireraient à King Vidor les naïves présomptions du « petit homme » Sims. C’est plutôt un ton d’empathie avec celui-ci, le film pouvant être compris comme une sorte d’exhortation adressée au quelconque à faire de la question de son autonomie, de la relation entre systèmes de dépendance et liberté propre l’objet de sa réflexion, plutôt que se lancer à corps perdu dans tous les pièges que lui tend la société, la vie moderne. King Vidor converge avec des penseurs comme Norbert Elias, Siegfried Kraucauer, Cornelius Castoriadis, Pierre Bourdieu, qui, au delà de ce qui les sépare, ont en commun de se demander ce qui peut demeurer d’un projet d’autonomie dans des sociétés comme les nôtres, considérées comme des fabriques d’individus destinés avant tout à en assurer le « fonctionnement continué » (Castoriadis), pris dans des réseaux de normes très serrés, devant se tenir à la hauteur d’exigences très élevés en matière d’auto-contrainte (Elias). En d’autres termes, le plus ordinaire des conditions de la socialisation, dans nos mondes, ne dresse-t-il pas des obstacles à peu près insurmontables devant un projet d’autonomie ? Une réponse à la fois néo-platonicienne et néo-kantienne, celle de Castoriadis, par exemple, va consister en substance à dire qu’une société dont l’ambition serait de destiner les sujets qui la composent à l’autonomie se doit d’accorder une place centrale à l’éducation, une éducation qui serait tout le contraire d’un dressage ou d’une pure et simple domestication, une véritable paidéia (Caumières, p. 111), destinée à faire en sorte que les individus intériorisent, incorporent l’esprit de l’autonomie, les dispositions, les gestes qui s’y rattachent – l’autonomie étant alors tout à la fois un horizon axiologique, un fonds normatif, le socle des conduites, ethos et habitus. Cette approche sera portée à mettre l’accent sur la dimension collective de l’autonomie et sur le fait qu’elle trouve obligatoirement son support dans des institutions. Mais nous voici donc, du coup, au bord de l’aporie : quid d’une autonomie instituée ou institutionnelle ? Ne risque-t-on pas de retomber dans la figure de la fabrique – celle de sujets « autonomes » qui, sont, précisément, ceux que requiert les formes informatisées du capitalisme contemporains, le capitalisme des start-ups et des champions de l’innovation perpétuelle, les brillants jeunes gens qui ont tôt fait de nous soumettre à la tyrannie de leurs diaboliques inventions – Facebook, Twitter et autres tablettes digitales… ? Une autre approche, en distincte opposition avec celle-ci, mettra en relation le motif de l’autonomie avec ceux de la déprise, voire de l’arrachement, du franchissement des limites voire de la transgression – disons une approche foucaldienne, pour faire vite. La seule chose qu’elle aurait en commun avec la précédente serait qu’elle mettrait l’accent sur le fait que l’autonomie est bien un enjeu d’exercice effectif, qu’elle ne saurait donc se réduire à la conquête de la « liberté intérieure » et autres thèmes de teinture stoïcienne. Mais, dans leur acception fondamentalement nietzschéenne, ces motifs (déprise, résistance, défection, voire insurrection…) ne prennent tournure qu’aux conditions de jeux de forces ou, diraient certains de nos amis géomètres, à l’intérieur d’un certain diagramme : ce sont toujours des contre-forces qui s’opposent à des forces en prenant appui sur elles et donc en étant tributaires d’elles. Les contre-conduites foucaldiennes ne sont évidemment pas programmées, dans leurs formes et leurs effets, par ce à quoi elles s’opposent ou résistent, mais elles en sont tributaires ; ceci, dans la mesure même où il n’existe pas de dehors pur des relations de pouvoir – la rétivité à l’école, genre Zéro de conduite, débouche aujourd’hui bien davantage sur la reprise du sujet rétif par d’autres pouvoirs, d’autres disciplines, d’autres institutions que sur l’éternisation de l’instant de vive jouissance où l’enfant s’émancipe de la discipline scolaire, franchit le mur le mur et « choisit la liberté »… Dans une perspective foucaldienne, il est moins question de conquête de l’autonomie que d’expériences de la liberté dont le propre est d’être des moments d’intensité forcément discontinus, tributaires de configurations spécifiques, singulières : le soulèvement iranien, les émeutes dans les prisons, la naissance du syndicat indépendant Solidarnosc en Pologne, une cavale, une expérience communautaire, la découverte des backrooms en Californie, etc. En ce sens même, l’autonomie n’est pas un concept qui fait très bon ménage avec l’analytique des pouvoirs foucaldienne, on en trouve un indice d’ailleurs dans le fait qu’il ne figure pas dans l’index des notions établi par les éditeurs des Dits et écrits. Foucault est certainement un philosophe de la liberté, et un philosophe de la critique aussi, mais pas ou peu de l’autonomie. Dans les jeux de forces adverses ou en tension, le geste requis n’est pas celui de l’autonomisation qui suppose une forme de séparation mais bien de l’opposition ou de la contre-apposition. Ce qui est premier, c’est la relation entre des forces qui se contrarient mais tout en conservant une liaison organique, en s’enveloppant les unes les autres, le modèle demeurant la relation gouvernants-gouvernés. Le « jeu » de la résistance ne consiste donc pas à se rendre autonome de ce qui discipline, retient, programme, conduit (etc.), mais en quelque chose de plus subtil et qui se décline sous des modes variés : déprise, déplacement, défection, rétivité, obstruction, inertie, bref tout le catalogue des conduites destines à produire toutes sortes de perturbations et dérèglements dans le gouvernement des vivants. Cette approche foucaldienne des expériences de ou avec la liberté, expériences dont la contingence pure est l’élément, peut valoir comme une mise en garde contre toute tentation d’ « essentialisation » de l’autonomie : l’autonomie d’un sujet, d’aucune façon, ne saurait être un état, elle ne peut être qu’un devenir. Il est très important de distinguer le concept (philosophique) de l’autonomie de son acception politique ou plutôt étatique courante : la Catalogne est, dans le cadre de l’État espagnol, une province « autonome », ce qui veut dire qu’elle dispose de certaines prérogatives en termes de gouvernement local, nullement qu’elle se donne à elle-même sa propre loi en toutes matières – j’imagine que le Code pénal qui s’y applique est le même que dans d’autres régions de l’Espagne…
Pour boucler la boucle en me rapprochant à nouveau du film de King Vidor, je voudrais insister sur tout ce domaine invisible qu’ignorent bien à tort les approches insuffisamment « matérialistes » de l’autonomie qui font florès aujourd’hui. Ce qui caractérise le sujet ordinaire de nos sociétés, c’est en premier lieu la densité des réseaux de dépendance et d’interdépendance dans lesquels il est pris et qui constituent la base matérielle, intersubjective, culturelle et morale de ce qu’il perçoit comme ses marges d’autonomie, indissociables de sa condition de majorité. J’ai été saisi par cette évidence, il y a deux ans, lorsque j’ai pris ma retraite de l’Université : quelques semaines avant de passer de la condition de professeur des universités qui m’assurait un salaire convenable à celle de retraité de l’enseignement, j’ai commencé à me réveiller la nuit : non seulement je ne savais pas quels seraient désormais mes revenus, mais rien ne m’assurait, après tout, que ma retraite allait tomber, à la fin du mois, en lieu et place de mon salaire. Je me suis trouvé tout à coup, au terme de décennies où ma confiance dans le monde était placée sous condition de mon statut de fonctionnaire, à anticiper sur l’expérience du « petit homme », du John Sims qui se demande si, demain, le sol ferme sur lequel il a pensé marcher pendant toutes ces années ne va pas s’effondrer sous ses pas… D’une façon générale, lorsque nous réfléchissons à nos marges d’autonomie, lorsque nous désirons augmenter notre autonomie, nous avons tendance à négliger ou, ce qui est la même chose, à considérer comme acquis tous ces systèmes d’appareillage et de soutènement de nos existences par tous ces dispositifs cachés. Il est à peu près inconcevable pour nous que tout ceci puisse brusquement prendre fin un jour et qu’ainsi nous puissions être sommés de réformer et reformer entièrement notre entendement à propos de notre autonomie…
Et pourtant, nous y sommes ou presque. Une multitude de signes pronostiques tend à montrer que tout ce domaine d’ « acquis » supposés est, en vérité, révocable et conditionnel : au Portugal, les salaires des fonctionnaires ont été brutalement amputés de un cinquième à un quart sur injonction des régents « européens »de la bonne gouvernance libérale ; à Chypre, les retraits bancaires ont été suspendus pendant une semaine et les gens ordinaires se sont retrouvés sans liquidités ; aux États-Unis, des centaines de milliers de fonctionnaires se sont retrouvés à deux doigts d’être mis à pied, sans salaires ; en France même, des retards apparaissent de façon récurrente dans le versement des salaires à certaines catégories d’employés des communautés territoriales, comme c’est la règle dans nombre de pays des pays pauvres et de déplorable « gouvernance » ; en Grèce, des dizaines de milliers de fonctionnaires ont été licenciés ou sont menacés de l’être. Etc. C’est à dessein que je ne parle ici que des catégories à statut et pas de la toujours grandissante armée de réserve du capital – cela fait longtemps que toutes ces populations de plus en plus précaires qui composent cette dernière savent que leur autonomie est l’otage des « lois du marché ». Le problème de nos sociétés est que cela même qui étaie notre autonomie requise (« Sois autonome ! » est la paradoxale injonction que nous adressent constamment et l’autorité et le capital) constitue pour nous un système de dépendances multiples. Nous problématisons couramment l’exercice de notre liberté comme affranchissement de toutes sortes de tutelles qui nous sont imposées par l’État, les pouvoirs, l’autorité – tout ce qui, au sens extensif, vise à nous gouverner, en langue foucaldienne. Mais d’un autre côté, l’expérience historique tend à nous montrer que lorsque, dans des circonstances tout à fait particulières et exceptionnelles, ce système dense des tutelles/protections s’effondre, se dérobe, s’évanouit, le résultat n’est pas nécessairement la récupération de l’autonomie perdue par le sujet en société (selon la fable déployée par Rousseau dans le Discours sur l’origine…), mais souvent tout l’inverse : la panique, la tombée de la masse sous l’emprise des conduites régressives et apeurées, la pagaïe, le temps de la rumeur, du chacun pour soi, etc. Comme le rappelle Elias Canetti dans le chapitre de Masse et puissance intitulé « Masses en fuite », l’exode de juin 1940, suite à la victoire éclair des troupes allemandes, est l’un de ces moments d’effondrement vertigineux de l’autorité étatique et de l’ordre civil dont la mémoire collective des Français a conservé le souvenir traumatique– et non pas, pour l’essentiel, celui du temps de l’autonomie retrouvée mais bien de tous les abandons et de toutes les frayeurs. La foule en déroute abandonnée par l’État qui se forme alors, a perdu toute cohérence et elle régresse vers un état d’anomie traversé par toutes sortes de flux de hargne, de méfiance, de haine, vulnérable à toutes les rumeurs… Il est vrai que le moment de cette disparition des carcans dans lesquels la liberté de mouvement des individus est d’ordinaire enserrée n’était pas particulièrement heureux… Et il est vrai qu’à cette scène de retombée collective en enfance, on pourrait en opposer d’autres où une foule en expansion et « marchant d’un bon pas » (Michelet) oppose sa puissance destituante ou destitutrice à la puissance ébranlée de l’État et, en dessinant les contours d’un peuple nouveau, sans précédent, (peuple de Tahir, peuple de Taksim…), oppose le motif de l’autonomie du collectif rassemblant dans toute leur bigarrure des gens ordinaires revendiquant leur condition de majorité aux décrets de l’État autoritaire et policier prétendant les diriger en troupeau. Il me semble qu’une des tâches premières de la critique, dans le présent, serait de travailler à aiguiser l’imagination du possible, à l’encontre de l’ensemble de ces facteurs qui conspirent, dans nos sociétés, à entretenir en nous l’illusion toujours plus intenable de ce que j’appelle la condition immunitaire. Une séquence nouvelle s’est ouverte, en Europe, avec l’effondrement de l’État yougoslave, qui a été l’occasion pour des millions de gens de passer pratiquement du jour au lendemain d’une telle condition à celle d’une totale exposition aux rigueurs de la terreur et de la guerre civile. Nous savons, nous Européens communautaires, mais d’un savoir qui demeure encore abstrait et vaguement distrait, que ce qui est arrivé aux Grecs peut être notre lot demain, et vous avez, vous, l’horrible guerre d’entre-extermination syrienne à vos portes. A défaut de nous inciter à espérer pour un avenir proche de grands moments de conquête de l’autonomie partagée, ces éléments de contexte contemporain que nous avons en commun sont du moins susceptibles d’aiguiser notre capacité d’anticipation sur ce que l’on pourrait appeler l’enracinement dans le présent de l’inconcevable même : concevoir l’inconcevable comme une dimension du présent, cela me paraît, pour nous, dans l’espace d’une philosophie de l’actuel, une tâche de première importance, un exercice requis de notre vocation critique. Mais inversement, ce n’est pas à vous, amis de Galatasaray, que j’apprendrai que ce motif de l’imagination de l’inconcevable comme possible quand même ou pourquoi pas ? peut, dans ce même présent, se décliner sur un mode infiniment plus heureux . C’est vous qui avez, tout récemment, façonné à pleines mains l’événement dans sa propriété facétieuse d’exposer dans l’instant l’insignifiance de la situation antérieure, de cette durée dans laquelle les sujets étaient englués et qui se donnait comme éternelle et insurmontable. C’est vous qui avez expérimenté l’infinité des possibles qui surgissent quand se met en mouvement la dynamique d’autonomie d’un peuple en marche, un autre peuple que celui de l’État, des gouvernants, des cléricaux, du patriciat et du patriarcat, des militants de l’économie et du marché… C’est vous qui avez senti vous porter le vent de l’autonomie toutes ces semaines durant . C’est vous, donc qui en parlerez mieux que nous, pauvres pèlerins issus d’un monde exsangue et fatigué, disait Nietzsche…
Alain Brossat
les Conditions de l’autonomie / 2013
Publié sur Ici et ailleurs le 31 décembre 2013

Eléments bibliographiques et filmographiques
Norbert Elias La société des individus, traduit de l’allemand par Jeanne Etoré, Fayard, 1991.
Elias Canetti Masse et puissance, traduit de l’allemand par Robert Rovini, Gallimard « Tel », 1986.
Siegfried Kracauer Les Employés, traduit de l’allemand par Claude Orsoni, Editions Avinus, 2000.
Philippe Caumières Castoriadis, le projet d’autonomie, Michalon, le bien commun, 2007.
Michel Foucault Sécurité, territoire, population, cours au Collège de France 1977-1978, leçon du 1er mars 1978. (Gallimard/Seuil, 2004.
Jean Vigo : Zéro de conduite, 1933.

la foule aff4

Théâtre(s) clinique(s) / Flore Garcin-Marrou / Chimères n°80 Squizodrame et schizo-scènes

1/ Le théâtre clinique est-il un théâtre qui utilise la catharsis pour purger l’âme du spectateur, soit un théâtre métaphoriquement thérapeutique ? 2/ Le théâtre clinique est-il joué dans les institutions psychiatriques? Foucault a admirablement bien décrit dans l’Histoire de la folie à l’Âge classique cette « vieille habitude du Moyen-âge de montrer des insensés », qui devient jusqu’à la Révolution « une des distractions dominicales des bourgeois » (1). Le voyeurisme laisse place à une véritable culture de l’art dramatique lorsque le professeur Esquirol dispense une « médecine des passions » qui prend en considération la vie affective de l’aliéné, et surtout, pose le principe d’un traitement relationnel comme moyen curatif, traitement qui repose notamment sur la pratique de distractions comme le théâtre. À Charenton, en 1804, on atteste de 161 guérisons par le théâtre. 3/ Le théâtre clinique est-il un théâtre en clinique ? S’agit-il de faire improviser les patients à partir de situations conflictuelles qui rejouent les rapports affectifs problématiques devant un thérapeute, qui donne ensuite son interprétation (psychodrame) ? 4/ Le théâtre clinique est-il d’abord du théâtre, avant d’être outil d’une clinique ? À La Borde, quand Nicolas Philibert filme dans la Moindre des choses (1995) les répétitions du club-théâtre animé par Marie Leydier, les soignés sont des acteurs qui jouent des textes, jubilent et jouissent des mots d’Opérette de Gombrowicz. 5/ Le théâtre clinique est-il un théâtre du soin, qui se pratique dans les dehors du théâtre, dans les centres sociaux, les centres de détention, auprès d’adolescents difficiles, de vétérans de guerre (on renvoie à la manière dont les Trauma Studies mettent en avant un théâtre du care, théâtre de la résilience post-traumatique (2) ? 6/ Le théâtre clinique est-il un théâtre joué par des handicapés mentaux qui s’affirment sur scène tels des acteurs professionnels, vivant la vie de troupe, les tournées, l’alternance…? C’est le cas à Zurich du Theater HORA, ou de la compagnie de l’Oiseau-mouche de Roubaix : troupe permanente de 23 comédiens professionnels, personnes en situation de handicap mental, premier Centre d’Aide par le Travail artistique de France, créé en 19813. 7/ Le théâtre clinique est-il un théâtre écrit par un médecin ? On pense alors à Tchekhov et Boulgakov, médecins et dramaturges, ou à l’alliance détonante d’André de Lorde – auteur à succès de théâtre de Grand-Guignol – et d’Alfred Binet – père de la psychologie expérimentale – : auteurs à quatre mains de drames sanguinolents qui ont lieu dans des asiles psychiatriques, sur des tables d’opération de chirurgiens-bouchers-thanatophiles, dans le cabinet de médecins-fous (4) ? 8/ Le théâtre clinique est-il un théâtre qui a lieu dans des institutions psychiatriques fantasmagoriques, comme dans Marat-Sade de Peter Weiss ou Purifiés de Sarah Kane ? 9/ Peut-on résolument opposer le théâtre clinique (comme théâtre d’observation du réel) au théâtre critique (de dénonciation du réel) ?

Relation
Si Félix Guattari apporta une connaissance d’un terrain clinique, fort de sa vie et de son expérience à La Borde, Deleuze avait déjà, avant la rencontre, commencé à théoriser une certaine idée d’un théâtre clinique. Le premier pas opéré dans ce sens se repère dès Empirisme et subjectivité : pour Deleuze, alors que le théâtre de la pensée dialectique hégélienne est un « faux drame » qui donne à voir un « faux mouvement » (5), l’empirisme humien a cette capacité d’engager un vrai mouvement de la pensée, une logique des relations, où les concepts émanent de rencontres pratiques, aléatoires, fruits de l’expérience sensible. Ce théâtre de la pensée n’implique donc pas une pensée représentative, où les concepts sont des représentations fixes, des essences mais invite l’esprit à s’émanciper de la mimèsis et à penser en termes de relations. Ce théâtre de relations est dramatique : Hume compose de « véritables dialogues en philosophie », où les personnages n’ont pas de « rôles univoques » et « nouent des alliances provisoires, les rompent, se réconcilient » (6), sans que le drame ne trouve nécessairement sa résolution dans une Aufhebung. Le dialogue qui se noue entre les trois personnages des Dialogues sur la religion naturelle n’est pas de l’ordre du conflit, mais aspire à un certain réalisme de la conversation. De même, il n’aspire à aucune représentation scénique car il participe d’un drame de la pensée sans images – « collection sans album, pièce sans théâtre, ou flux des perceptions » (7). Voilà un théâtre de l’esprit, sans scène, sans spectateurs, où des entités dialoguent à bâtons rompus. Une « tranche de vie et de pensée » immanente. Ce qui distingue véritablement Hume de Hegel, c’est que la dialectique « représente des concepts » alors que l’empirisme humien « dramatise des Idées » (8). Dès lors, c’est à partir de cette première distinction (entre représentation et dramatisation) que s’ouvre l’opposition pour certains et la superposition pour Deleuze de la critique et la clinique (et par extension, du théâtre critique et du théâtre clinique).
Le théâtre clinique se joue là où il y a une dramatisation à l’œuvre. Ce postulat est présent dans Nietzsche et la philosophie (1962) et La Philosophie critique de Kant (1963). Avant d’aller plus loin dans l’élaboration d’une clinique, Deleuze met à l’épreuve la critique kantienne. Il oppose d’emblée la « fausse critique » (dont Kant est, pour lui, l’incarnation parfaite) à la « vraie critique » (9) qui s’attache à pratiquer une critique-machinerie.
Flore Garcin-Marrou
Théâtre(s) clinique(s) /2013
Extrait du texte publié dans Chimères n°80 Squizodrame et schizo-scènes
LABO-LAPS / Laboratoire des Arts et Philosophies de la Scène
autop

Félix Guattari / Autoportrait à la Artaud / collection Jean-Jacques Lebel

1 M. Foucault, Histoire de la folie à l’âge classique, Paris, Gallimard, Tel, 1972, p.161.
2 Le programme international des Trauma Studies agit en faveur d’un théâtre social, expérimenté comme méthode permettant de responsabiliser les communautés et mettre en œuvre leurs propres réponses face aux catastrophes, aux traumatismes, les menant plutôt vers le rétablissement que la résignation. Ce programme travaille avec les communautés de réfugiés de New-York, les victimes de la guerre du Kosovo, la communauté des victimes du 11 septembre. http://www.itspnyc.org/theater_arts_ against.html
3 http://www.oiseau-mouche.org/actualites/dans-les-murs
4 Je renvoie à F. Garcin-Marrou, « André de Lorde, Alfred Binet : quand le théâtre du Grand-Guignol passionne les scientifiques », revue Recherche et éducations, n° 5, 2011, p. 193-204.
5 G. Deleuze, Différence et répétition, Paris, PUF, [1968], 1996, p. 18.
6 G. Deleuze, « Hume », L’Ile déserte. Textes et entretiens, Paris, Les Éditions de Minuit, 2002, p. 236-237. Deleuze veut parler ici des Dialogues sur la religion naturelle qui mettent en scène Déméa (figure de la religion révélée), Cléanthe (figure de la religion naturelle), Philon (le sceptique).
7 G. Deleuze, Empirisme et subjectivité, Paris, PUF, [1953], 1993, p. 4.

Les paradoxes des devenirs / René Schérer

« Les devenirs sont réels », « les devenirs sont en nous », leitmotive, refrains de la théorie deleuzienne des devenirs.
Ces propositions de Mille Plateaux retentissent l’une sur l’autre dans leur conjonction paradoxale, et chacune renvoie, d’autre part, à son paradoxe immanent : réalité des devenirs-animal, -femme, -enfant, -moléculaire, sans changer, toutefois, de forme ; si l’on ne se transforme pas « réellement » en femme, enfant, animal, molécule, que veut dire la « réalité » de ces devenirs constamment affirmée ? Serait-ce « l’imperceptibilité » du sujet qui énonce (le « devenir-imperceptible »), l’effacement, le retrait du sujet qui détiendrait la clé de l’énigme ? Mais que dire, alors, de la présence « en nous » des devenirs ? Ne pose-t-elle pas, dans l’hypothèse du retrait du sujet, la question du maintien d’une intériorité tout aussi paradoxale ?
Où situer ces devenirs qui emportent le lecteur, le fascinent, le convainquent dans un mélange d’évidence familière et de magie envoûtante. « Nous sorciers », écrivent Guattari et Deleuze. Où situer, oui ! ces devenirs, dans quel espace, quel temps, selon quelle dynamique, quelle courbure de l’espace-temps ? Quel est leur mode d’existence, affirmée simultanément avec un « réel » qui n’en est pas un, et un « en nous » qui n’en est plus ?
Il se passe, en cette occasion, un peu la même chose qu’avec les chaussettes de Walter Benjamin. On se souvient de ce beau passage d’Enfance berlinoise qui rapporte l’expérience puérile et troublante du petit garçon devant les chaussettes de laine dans l’armoire (1). L’une des chaussettes enroulées paraît être contenue dans la petite bourse formée par l’autre. L’enfant y plonge sa main pour la saisir et la tire à lui. Mais, sitôt qu’il l’a sortie de sa bourse, cette dernière a disparu. Expérience vraiment philosophique de l’enfance, où Benjamin dit avoir découvert, avec « l’apparition bouleversante » de la chaussette déroulée, « une vérité énigmatique » qui ne cessera de le hanter : « La forme et le contenu, l’enveloppe et l’enveloppé, la chaussette du dedans et de la bourse sont une seule et même chose. Une seule chose. Une seule chose et une troisième aussi, il est vrai : cette chaussette, fruit de leur métamorphose. »
C’est comme le devenir deleuzien : « Le devenir ne produit pas autre chose que lui-même. » (2)

Un concept dramatisé
L’expérience de la chaussette intrigue, elle est révélation philosophique parce qu’elle se déploie dans un espace paradoxal ; ou mieux, elle manifeste un paradoxe de l’espace lorsqu’il échappe à l’intuition immédiate des formes de la géométrie métrique, et qu’il relève non d’une projection plane, mais d’une analyse qualitative des situations : celle des relations topologiques, caractéristiques des enveloppements, plissements et relevant, en général, des propriétés du vivant. Avec la vie seule, en effet, « l’intériorité » commence à se définir, à prendre sens. L’inanimé est toute extériorité, partes extra partes : la vie invagine, pousse, en même temps que vers le dehors, vers un dedans qu’elle constitue ; elle invente l’intériorité en la distribuant autour de cette surface aux propriétés spécifiques qu’est la membrane.
Gilbert Simondon a expliqué cette différenciation et le processus d’apparition du vivant d’une façon particulièrement accessible et lumineuse dans son livre sur la formation de l’individu (3). Entre l’extérieur et l’intérieur, la membrane est sélective : « C’est elle qui maintient le milieu d’intériorité comme milieu d’intériorité par rapport au milieu d’extériorité. On pourrait dire que le vivant vit à la limite de lui-même, sur sa limite ; c’est par rapport à cette limite qu’il y a une direction vers le dedans et une direction vers le dehors. » Par opposition au cristal où tout est extérieur. Ces relations dynamiques du vivant ne sont pas métriques, mais topologiques : « C’est une solution topologique, non une solution euclidienne », écrit Simondon à propos des plissements du cortex. Dans l’émoi de l’enfant qui plonge sa main à l’intérieur des chaussettes enroulées, dans « la molle masse de laine », avec sa « chaleur laineuse », il y aussi l’émotion inquiète devant la vie, une vie des choses et des sortilèges. Sans elle, il n’y aurait pas de « dedans », ni de déroulement, ni de devenir.
Plongeant à notre tour la main dans l’épaisseur des devenirs deleuziens qui se proposent, selon leur réalité et leur intériorité troublante, en tant qu’idées et images, nous y trouvons les dynamismes spatio-temporels propres à la vie. C’est-à-dire la constitution première d’un champ polarisé, d’une tension productrice. Le devenir est événement de la vie, dramatisation de l’idée, où il puise à la fois sa « réalité » et son « en nous ». Car la « solution » des devenirs est topologique, elle aussi.
Cela se laissera mieux saisir, et tirer à soi comme la chaussette benjamienne, rapporté à un écrit de Deleuze de dix ans antérieur à Mille Plateaux, une communication à la Société française de philosophie sous le titre « Méthode de dramatisation » (4). Texte très éclairant en ce qui s’y trouve exposé le « devenir » de la pensée, le processus de sa production dans des dynamiques spatio-temporelles qui requièrent un espace topologique. On pourrait aussi titrer ce texte, à bien des égards inaugural, « Comment les idées viennent à l’esprit ? » : dans un champ intensif de forces où des séries entrent en résonance. Elles fulgurent comme la « foudre qui jaillit entre intensités différentes ». « Ces mouvements terribles, écrit Deleuze, inconciliables avec un sujet formé » ne peuvent l’être qu’avec « un sujet larvaire », ou celui de l’enfance. Entrer en devenir, avoir des idées, c’est un phénomène, non d’intériorité subjective, mais d’échange vivant entre le dedans et le dehors, un événement à leur limite. Relisons ces pages inspirées et troublantes, en appliquant aux devenirs les dynamismes décrits pour l’idée dans sa relation à la pensée et au concept : « C’est que les dynamismes et leurs concomitants travaillent toutes les formes et les étendues qualifiées de la représentation, et constituent, plutôt qu’un dessin, un ensemble de lignes abstraites issues d’une profondeur inextensive et informelle. Etrange théâtre fait de déterminations pures, agitant l’espace et le temps, agissant directement sur l’âme, ayant pour acteurs des larves – et pour lequel Artaud avait choisi le mot « cruauté ». Ces lignes abstraites forment un drame qui correspond à tel ou tel concept, et qui en dirige à la fois la spécification et la division. C’est la connaissance scientifique, mais ce sont aussi les choses en elles-mêmes qui dramatisent. Un concept étant donné, on peut toujours en chercher le drame. »
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Cet espace, ces lignes abstraites, ces drames, on les retrouve dans Mille Plateaux, avec les diagrammes, les machines, la machination des âmes et des choses dans les devenirs. La dramatisation est à la source profonde d’une opération qui saisit le réel aux deux pôles extrêmes de la subjectivité non partageable des images du rêve, et de l’objectivisme communicable de la science, aux points où la prégnance hallucinatoire du fantasme se substitue au monde ambiant, et iù la « vérité » partagée de l’atome et de la molécule dissout les formes de la représentation. Subjectivisme radical et objectivisme extrême se rejoignant dans une même constitution « transcendantale » du monde. Transcendantal, c’est-à-dire ce qui rend possible, établit la consistance d’un monde dramatisé par les devenirs. Un paradoxal « empirisme transcendantal » substitué aux contraintes d’une connaissance close.
Au demeurant, Kant n’en est pas absent. « La méthode de dramatisation » s’apparente, chez Kant, au schématisme, dit par un « art caché » dans les profondeurs de l’âme (Gemüt). Le schème est un drame qui permet à la catégorie abstraite de se manifester dans l’intuition. Et de même l’idée schématise dans cette zone obscure où la vie passe à l’expression. Plus encore, il faut dire que l’idée est l’art caché lui-même, la puissance de façonnement par où l’âme plonge dans la Nature, foyer et plan de différenciations vivantes, de devenirs. Au niveau de l’idée comme des devenirs, il y a distinction, non clarté, celle-ci étant toujours représentative ; et idée comme devenirs, s’ils dramatisent, ne le font plus dans l’ordre de la représentation, c’est-à-dire de la ressemblance, mais de la « cruauté ». « L’idée en elle-même n’est pas claire et distincte, écrit Deleuze, mais au contraire distincte et obscure. C’est même en ce sens que l’idée est dionysiaque, dans cette zone de distinction obscure qu’elle conserve en elle, dans cette indifférenciation qui n’en est pas moins parfaitement déterminée : son ivresse. »
On peut parler aussi de l’ivresse des devenirs qui, comme l’écrivait Proust de ses états d’expérience, sont « réels sans être actuels, idéaux sans être abstraits » (5). Leur paradoxe est celui de leur distinction obscure, et de cette manière qu’ils ont, comme l’idée, d’occuper un espace topologique, jaillissant par éclairs des différences d’intensité entre les séries qu’ils mettent en contact. Le cogito de la représentation ne peut les comprendre ni les supporter, mais seul le peut le sujet larvaire de la « régression » ou mieux de « l’involution » qui retrouve les forces de vie originelles, jusqu’aux moléculaires, et les redistribue toujours selon la loi de réversibilité et d’échange entre intérieur et extérieur, enveloppant et enveloppé, affection et expression.
Le devenir est sortilège et esprit d’un réel qui le porte et qu’il constitue : celui de la création sortant de son enveloppement, selon la « troisième chose » de Benjamin. Miracle de la chaussette sortie comme miracle de la création, de la « grande santé » de l’art et de l’écriture. Le devenir est joie, accroissement d’être et de puissance.

Place aux vampires
Les devenirs sont de l’ordre des schèmes et des drames. La présentation narrative de Mille Plateaux par « souvenirs » : ceux d’un spectateur, d’un naturaliste, d’un sorcier, d’un bergsonien…, ainsi que, insolitement, d’une molécule et d’une eccéité, contribue à cette dramatisation, en écartant toute prétention à une logique déductive. Nous sommes dans l’a-logisme, dans « des consistances a-logiques » (6).
Les devenirs sont des schèmes, mais ce sont aussi des vampires. des vampires avant tout, peut-être, si l’on tient compte de la datation, 1730, de tout le chapitre qui précise, au sous-titre « souvenirs d’un bergsonien » : « On n’entendit plus parler que de vampires de 1730 à 1735… »
Il faut prendre au sérieux cette boutade, avec la dose d’humour qui toujours, on le sait, chez Deleuze, accompagne la vérité.
Il n’est besoin que d’ouvrir le livre classique de dom Calmet qui, en 1746, a introduit, en France, à la fois la chose et le mot (7). Le chapitre VIII énumère tous les cas rapportés depuis 1730, par le Glaneur de Hollande, en particulier, cite les Philosophicae cogitationes de vampiriis de J. Christophe Herenberg en 1733, mentionne des informations du Mercure galant, dès 1693. Tous cas auquel le R.P. applique une critique trop tièdement sceptique au gré de l’Encyclopédie (article « vampires »).
Un incontestable phénomène historique, donc. C’est d’ailleurs une des plus intéressantes remarques de la préface que d’en établir ce que nous appellerions aujourd’hui la « modernité » : « Dans ce siècle, une nouvelle scène s’offre à nos yeux depuis environ soixante ans dans la Hongrie, la Silésie, la Moravie, la Pologne : on voit, dit-on, des hommes morts depuis plusieurs mois revenir, parler, marcher, infester les villages… En nulle histoire, on ne lit rien d’aussi commun ni d’aussi marqué. » L’auteur est particulièrement sensible à ce nouveau visage, à cette métamorphose d’une croyance aux revenants, bénéfiques ou redoutables, qui remonte à l’Antiquité ; en termes deleuziens, sensible à ces « devenirs ». Et nous ajouterions, ayant lu Mille Plateaux, que le devenir s’y manifeste, en l’occurrence sous les traits les plus propres, à l’extrême bord d’une frontière, dans l’occupation d’une zone « d’indécidabilité » entre le vivant et le mort, l’humain et l’animal. Traits significatifs du mode d’existence de l’être métamorphique, comme à propos des loups-garous abordés au sous-titre « Souvenirs d’un théologien » : « Il n’y a pas de loups-garous, l’homme ne peut pas devenir réellement animal » ; « Il y a cependant une réalité démoniaque du devenir-animal de l’homme. »
Mais pour les vampires, il y mieux ; car, à leur propos, c’est bien l’animal du devenir-animal qui fait question. Dom Calmet les appelle « sangsues », ces fantômes que le serbe nomme vampires, le tchèque ou le russe, oupires, provenant du turc uber (« sorcière »). Quant au vampire, cette chauve-souris d’Amérique, suceuse nocturne du sang des animaux, il n’a été nommé tel par Buffon, en 1751, que, justement, d’après les vampires de dom Calmet. Cette réversion onomastique fait de nos vampires un paradigme paradoxal. Ils occupent un entre-deux, à la limite d’une surface où l’on passe sans discontinuité (surface topologique de Moebius) de l’animal à l’homme et de l’homme à l’animal, d’abord sangsue, puis mammifère ailé qui a nourri l’imaginaire du cinéma, et jusqu’à la série du Petit Vampire venant chaque soir égayer la solitude télévisuelle des jeunes Allemands.
S’il est animal, le vampire, en tout cas, ne l’est que (mais paradigmement) par la succion, par la bouche ou la tête.
Gilbert Lascault, dans l’horizon des arts plastiques, a rassemblé des notations très convaincantes sur le lien entre la bouche et le bestial : « L’une des manières de parler de l’animalité consiste à penser les bouches. » Le privilège de l’homme est l’oeil, le regard ; l’animal est toute bouche ; il la porte en avant, c’est sa « proue » (G. Bataille). Quant à F. Bacon, il joue l’animalité contre « l’hypothèse de l’âme » ; « il choisit la bouche qui agresse, régresse, hurle, se tord, se dévore elle-même. » (8)
Il reste à comprendre et situer l’animalité. Le rapport d’animal à l’homme, est-ce simplement celui de la matière à l’âme ? L’animalité, n’est-ce pas ce qui, en l’homme, persiste, insiste, le force à « régresser » en-deçà de lui-même pour se porter au-delà des formes closes ? Une involution plutôt, comme celle qui maintient, au sein même de la molécule vivante, les matières et les cristallisations du non-vivant (9).
La bouche des figures de F. Bacon, cette manière qu’elle a de se dévorer elle-même, la viande, le cri qui efface toute parole, ce n’est plus la simple matérialité présente, mais des forces qui sourdent, l’invisible de la vie passant au visible, devenant. Ainsi les évoque Deleuze : « Bacon fait la peinture du cri parce qu’il met la visibilité du cri, la bouche ouverte comme gouffre d’ombre en rapport avec des forces invisibles qui ne sont plus que celles de l’avenir. » (10) Un avenir – il convient de préciser – qui n’est pas projeté dans le futur, mais présent dans la torsion spatio-temporelle du devenir qui animalise l’homme tout en humanisant l’animal, en établissant entre eux une zone de passage ou d’indiscernabilité.
Il n’y a pas que la bouche, tout le visage distingue l’homme de la bête et dissimule la tête que Bacon rétablit. « Bacon est peintre de têtes, non de visages ». A l’organisation structurée en vue de la suprématie du sujet, à la « machine de visagéité » impérieuse et terrorisante (« le visage, quelle horreur ! » de Mille Plateaux), cette peinture oppose la tête, prolongement du corps, sa « pointe », et à la pensée cogitante, « un esprit qui est corps, souffle corporel et vital, un esprit animal ». C’est cet esprit qui, en l’homme, avec l’homme,insuffle l’animalité : « C’est l’esprit animal de l’homme : un esprit-porc, un esprit-buffle, un esprit-chien, un esprit-chauve-souris. » (11) Voilà bien l’esprit du vampirisme qui a séduit l’Europe de 1730, qui s’est diffusé à travers les mailles du rationalisme des Lumières trop peu sensibles au souffle de certains devenirs dont la raison logique est incapable de donner la mesure ; d’en apprécier la richesse et la fécondité. Dans, avec les vampires, une poétique est en germe, la contagion d’une autre culture. En cela aussi les vampires sont paradigme d’une genèse des devenirs, proliférant et prolifiques, non selon un mode naturel, « naturalistique », de filiation, mais selon celui, démonique et dionsyaque, des créations.
A quoi il conviendra d’ajouter que les vampires qui occupent la frontière entre l’homme et l’animalité, êtres des confins, le sont aussi selon leur naissance géographique et la diffusion de leurs légendes. Elle se fit dans les garnisons des Carpates, aux bords mouvants des provinces frontalières, telle cette Moravie récemment agrégée à l’Empire (12). Ils sont, comme le notait dom Calmet, phénomène de la modernité, mais à ses marges.
Leur espace propre, relativement aux stratifications politiques massives, peut être qualifié de « lisse », « nomade », et leur aire d’apparition et d’existence de micropolitique. Et l’on se rappellera la déclaration de Gilles Deleuze dans ses entretiens avec Claire Parnet : « Si les nomades nous ont tant intéressés, c’est parce qu’ils ont un devenir et ne font pas partie de l’histoire ; ils en sont exclus mais se métamorphosent pour réapparaître autrement, sous des formes inattendues, dans les lignes de fuite du champ social. » (13) La modernité nomade des vampires est celle d’une semi-historicité, elle opère une coupe transversale dans le champ lisse et libre, établit une fêlure qui interdit à l’Histoire de former l’unique destinée de l’homme : « L’homme devient-animal, mais il ne le devient pas sans que l’animal en même temps devienne esprit, esprit de l’homme, esprit physique de l’homme, esprit physique de l’homme présenté dans le miroir comme Euménide ou Destin. » (14)

Eventum Tantum
Le devenir échappe à la ressemblance ; il retient des traits, un esprit, comme l’écrit Logique de la sensation. Ou alors, s’agit-il de cette « ressemblance non sensible » (unsinnliche Aehnlichkeit) dont parle W. Benjamin dans un de ses essai, qui, tout en relevant d’une méthode très différente de celle de Mille Plateaux, apparemment aux antipodes de sa conceptualisation, ne sont pas sans rapport, sont même en convergence avec elle (15).
Car, Benjamin reste pris dans l’horizon de la mimêsis, il lui impose une variation, une généralisation où elle semble se dissoudre dans les devenirs. En effet, dans ce texte inspiré, l’imitation ne se rapporte pas aux formes visibles, ni même à la vie organique, mais concerne les phénomènes célestes, les étoiles, les planètes, les correspondances astrologiques. Elle en retient des traits, un esprit, élément d’une lecture et d’une écriture de l’univers. La ressemblance non sensible est cosmique.
Les devenirs aussi peuvent être traités comme une « écriture » cosmique, une mise en relation avec, ainsi que Deleuze le formule à l’occasion du cinéma : « la puissante vie non organique qui enserre le monde » (16). Et c’est bien à partir de tels rapprochements que l’on peut comprendre leur mode d’existence, donner un sens à une réalité insistante qui ne se confond pas avec celle des corps et des choses visibles ; ainsi que définir leur dépendance à l’égard du « nous » qui les contient, c’est-à-dire de celui qui les invente et de ceux qui les recueillent dans l’illumination de l’instant du moins, en les faisant leurs. Sans confondre ce « en nous » avec une quelconque inclusion dans un sujet, une intériorité psychique.
Les devenirs ne sont pas des produits subjectifs, des fictions ou des métaphores, « manière de dire », « façon de parler ». Créations littéraires, certes, ils ne sont pas « que » littérature, mais assurent la plus haute puissance d’une vie révélée par l’écriture et par l’art. Ils ne se laissent pas inclure dans une philosophie du « comme si » (Als ob) comme celle, célèbre, du néo-kantien Hans Vaihinger, faisant de l’art comme du concept de simples fictions commodes (17).
La philosophie des devenirs est sans doute, pour une large part, une pragmatique. Le chapitre de Mille Plateaux sur les « régimes de signes » l’établit, et Qu’est-ce que la philosophie ? confirme que la vérité d’un concept dépend de sa fécondité, parce qu’il donne aux problèmes une meilleure réponse : « Si un concept est « meilleur » que le précédent, c’est parce qu’il fait entendre de nouvelles variations et des résonances inconnues, père des découpages insolites, apporte un Evénement qui nous survole. » (18)
Ainsi en est-il, relativement aux théories de la mimêsis ou du structuralisme, du concept de devenir. Il est « meilleur ». Et il échappe au als ob parce que, précisément, il ne se laisse pas emprisonner dans une définition limitative du réel ou des genre d’être (des êtres par analogie), mais qu’il exprime bien le devenir, ou encore, l’Être en tant que Devenir, cet Evenement – ou avènement – qui, chaque fois que se produit un devenir- (devenir avec tiret), se manifeste en même temps, « nous survole ». Autrement dit : le Devenir ; l’Être en tant que Devenir, n’est nulle part ailleurs que dans les devenirs-. La philosophie deleuzienne n’est pas celle du « comme si » parce qu’elle repose sur l’univocité de l’être et de – c’est-à-dire avec – l’événement. Il faut sans cesse revenir aux proposition fondatrices de Logique du sens, cette autre Ethique : « L’être univoque insiste dans le langage et survient dans les choses » et : « Il n’y a qu’un seul et même être pour l’impossible, le possible et le réel, pour tout ce qui se dit. » (19)
Devenir est allemand. Werden conjugue l’être en train de se faire, fieri latin. Mails il convient de distinguer, dans le processus, l’advenu, eventus, de l’advenir, eventum. Le devenir est advenir : eventum tantum, comme l’écrit aussi, à la même page, Logique du sens.
Les devenirs-événements ou les événements des devenirs- sont « effets de surface », « simulacre », au sens de Lucrèce, pour lequel les simulacres, jeux des atomes qui les composent, échappent aux confrontations vaines entre modèle et copie, image et chose, fiction et réalités. Au plan des simulacres s’exprime tout l’être en tant que devenir. Ils sont à ligne frontière qui sépare et réunit à la fois le corporel et l’incorporel, sur cette crête, à sa pointe.
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Ponderación misteriosa
Les devenirs deleuziens occupent des lignes de crête et des pointes. Ils font mieux que s’y tenir, ils les sont. En eux se concentrent des traits singuliers, ou, ce qui revient au même, des multiplicités qu’ils réfléchissent et expriment. Ils sont, selon leurs points de vue et les connexions bizarres mais irrécusables qu’ils établissent, des miroirs vivants de l’univers. Atomiques ou moléculaires, oui ! car ils irisent toutes les surface, détruisant sans trêve d’anciennes figures pour en faire surgir de nouvelles où d’autres sens viennent se loger. Les devenirs-animaux, femme, enfant, molécule… assurent au monde et à son expression une vie et un frémissement immobile, en lequel il est aisé de découvrir l’art baroque du concetto ou concepto ; ce « tremblement fixe du baroque » selon l’expression frappante de Lorca (20).
Le concept deleuzien, et celui, singulièrement, des devenirs- est baroque, à n’en pas douter.
Il a en commun avec le concepto (j’utiliserai, me référant ici à Baltasar Gracián, le terme espagnol, de préférence au terme italien concetto que mentionne Deleuze dans le Pli) cette distinction obscure qui s’élabore dans l’idée et fulgure dans la pointe ; trait d’esprit qui n’est souvent qu’un jeu de mots. Il est production et émergence du sens, donnant « sous les ombres de l’obscurité accès à la conception », selon une formule de Góngora (21).
Le concept baroque, dans sa pointe, est le sommet ou l’acumen : Agudeza del ingenio, titre du traité de Baltasar Gracian qui définit encore le concepto : « un acte de l’entendement qui exprime la correspondance qui se trouve entre les objets » ou « subtilité objective » (22). Le concepto peut paraître sombrer parfois dans la préciosité verbale du langage amoureux, à l’exemple de ce quatrain de Lope de Vega:
Bien que la vie me fasse peine
Je ne voudrais pas la perdre
Pour ne pas perdre la raison
Qui cause ma mort et ma passion
. (23)
Mais il atteint toute sa puissance et son effet avec les célèbres stances de Sigismond dans la Vie est un songe de Calderon : hymne magnifique à la liberté de toutes les créatures opposée à la triste condition du prisonnier :
Dites-moi quelle loi quelle justice ou raison
Peuvent aux hommes refuser
Un si doux privilège,
Que Dieu même octroie au cristal,
Au poisson à la bête et à l’oiseau ?
(24)
(« Excepción tan principal
Que Dios le ha dado a cristal
A un pez a un bruto y a un ave »)
Le don de la liberté, « exception » accordée à tous, sinon au prisonnier, là est l’intraduisible du concepto, la pointe. Le « concept » est la fêlure qui entrouvre l’abîme du sens et du non sens. Il crée, comme l’a écrit pour sa part W. Benjamin dans son étude sur le drame baroque : « le vertige devant l’abîme dépassant les formes de la pensée » (25) puisqu’il utilise toutes les ressources de l’imagination représentative pour atteindre au non-représentable.
Certes, le concepto ou concetto, s’il ouvre à la profondeur paradoxale de la pensée, n’est pas encore, philosophiquement, un concept. Pour la constitution d’une philosophie du baroque, il faudra, ce que Deleuze expose dans le Pli, que la pointe du concetto soit, par Leibniz, transposée en l’unité subjective de la monade, en laquelle l’univers se concentre : « Le monde comme cône fait coexister la plus haute intériorité et la plus large unité d’extension » (26). Le monde comme cône, c’est le « point de vue ». La perspective multipliante a mis les espaces et les significations en mouvement. Mais dans son devenir philosophique, le concetto risque aussi de s’appauvrir, de se « sédentariser » en repliant les mondes sur l’intériorité du sujet. En dépit de leur diversité et de leur infinité, les perspectives leibniziennes seront contraintes à converger dans une soumission à la solution unique du calcul divin créant un seul monde réel, éliminant les « incompossibles ». Cette apparition, cette réquisition du « sujet », annonce une manière de clôture dans l’ouvert. Et l’on peut préférer au « principe de raison » la richesse infinie des plis aux creux desquels palpite l’âme bizarre, proliférante et contagieuse de la création baroque, peu soucieuse des incompossibles, inspirée plutôt de ces « puissances du faux » que Deleuze a su revendiquer à plusieurs reprises, et notamment dans ses écrits sur le cinéma. A partir de Leibniz, sans doute, mais en marge, dans une provocante affirmation des incompossibles (27).
La philosophie des devenirs participe à la prolifération a-logique du concetto baroque. Mais elle n’abandonne pas totalement l’exigence de la concentration leibnizienne du concept. Elle en retient quelque chose qu’expriment, à propos des maléfices trompeurs d’un abus inconsidéré des drogues, à propos des forces destructrices de la folie, alors que, sous le couvert de devenirs déterritorialisés s’opèrent des retours aux territoires les plus mortels, les mots de « prudence » et de « minimum ». Grand problème éthique – au sens de l’Ethique de Spinoza – de l’usage des devenirs. Les puissances du faux n’ont rien à y voir, car celles-ci suivent les chemins d’une création qui ne quitte les limites que pour forger des alliances nouvelles. Tout autre est la chute, l’entraînement dans l’abîme de certains devenirs, ou crus tels, lorsqu’ils laissent « filer des particules hors strates ». On connaît la mise en garde de Mille Plateaux : « Mais là encore, que de prudence, est nécessaire pour que le plan de consistance ne devienne pas un plan d’abolition ou de mort. Pour que l’involution ne tourne pas à la régression dans l’indifférencié. Ne faudra-t-il pas garder un minimum de strates, un minimum de formes et de fonctions, un minimum de sujet, pour en extraire matériaux, affects, agencements ? » (28)
Le minimum, c’est aussi ce « minimum » d’être commun au réel, au possible et à l’impossible que Logique du sens entendait sous le vocable d’ « univocité de l’être ». C’est, selon la conceptualisation baroque qui toujours, ici, trace sa ligne, non une indication limitative, réactive, mais au contraire, un principe d’abondance et de perfection. Il correspond à la « loi d’extremum » de la matière définie, d’après Leibniz, dans le Pli comme « un maximum de matière pour un minimum d’étendue », une loi de plénitude dans la concentration. Le minimum, c’est bien la vertu de la pointe selon sa fonction de faire jouer les extrêmes dans la convocation des images dispersées, disjointes puis rassemblées, pour produire avec elles plus d’intensité et de sens. C’est la loi d’équilibre des forces. Le minimum de prudence de Deleuze (qu’il ne cesse de rappeler, encore naguère, dans son Abécédaire, au mot « désir ») pondère, tout en les libérant, les devenirs à l’étroit dans un espace stratifié et subjectivé. Ce n’est nullement une façon de sédentariser autour d’un d’un sujet en limitant leur essor. Bien au contraire : à partir d’un minimum ils prennent leur envol nomade, ouvrent l’éventail de leur multiplicité. Il en va de même, ici, que chez Fourier avec le « pivot » ou « foyer », minimum d’égoïsme indispensable à l’essor des passions, mais qui, en composition avec elles, se métamorphose, sous le nom d’ « unitéisme », en « égoïsme composé ».
Le minimum assure l’équilibre et le pondère. Il est le réquisit de cette ponderación misteriosa en laquelle B. Gracián place l’acuité de la pointe (29). Elle rend compte des connexions extrêmes en assurant la convenance de l’image à son objet. Elle indique – c’est là le premier cas donné par Gracián – pourquoi il convient de sacrifier au soleil des chevaux : en raison de leur rapidité. Obscure correspondance, « distinction obscure » qui fait que l’a-logisme n’est pas, toutefois, illogique.
L’historien d’art Karl Borinski a, de son coté, élargi la validité de la ponderación misteriosa à l’architecture, en l’appliquant à l’équilibre entre forces portantes et forces pesantes qui crée, à la fois, la massivité et le caractère aérien des façades baroques. C’est le sens qu’en retient Benjamin : une mystérieuse intervention divine, le miracle renouvelé de l’art (30).
Le devenir-deleuzien, cette pointe, repose également sur une mystérieuse pondération. Il est pénétré de l’idée d’une convenance mesurée, dans son a-logisme, qui sous-tend les singularités du devenir-baleine du capitaine Achab, -tortue de D.H. Lawrence, -chienne de Penthésilée, -femme d’Achille, -atome ou enfant de Virginia Woolf… Il brouille les genres, prépare des « noces contre nature », mais la ponderacion misteriosa accomplit le miracle de faire que la dispersion moléculaire, grâce au « minimum » sur lequel elle prend appui (animal, femme, enfant…) éclaire et précise les contours du concept, sa consistance, au lieu de procéder à son abolition. On comprend ce que sont un animal, une femme, un enfant, au moment seulement de leur entrée dans la région des devenirs- ; au moment de leur accès à une indiscernabilité qui les refaçonne, mais tels qu’en eux-mêmes enfin ils sont changés. Le Pli découvre l’efficace d’un tel devenir dans l’art contemporain : « Peut-être retrouve-t-on dans l’informel moderne ce goût de s’installer « entre » deux arts, entre peinture et sculpture, entre sculpture et architecture, pour atteindre à une unité des arts comme performance (l’art minimal est bien nommé d’après la loi d’extremum. » (31) Mais ne pourrait-on en dire autant du cubisme, de l’abstrait, de l’expressionnisme déjà, si baroque ? Art des entre-deux, des devenirs paradoxaux.
Le paradoxe du devenir, des devenirs, ne peut être ni résolu ni éludé. Il est à retravailler, à renforcer, dans l’entre-deux et à la pointe, sur la ligne de crête, au bord de la fêlure où toute profondeur vient en surface ; dans l’instant du survol, du temps suspendu qui est le temps retrouvé de la création.
Qu’on me permette de détourner, à l’intention des devenirs- ce que Benjamin a écrit pour les ressemblances « non sensibles » (mais ne sont-elles pas justement des devenirs- ?), lorsqu’elles rythment toute lecture – comme toute écriture – de leur brusque et obscure illumination, lorsqu’elles « jaillissent furtivement du fleuve des choses, étincellent un instant et de nouveau s’y engloutissent ». Ajoutant, en direction de tout lecteur : « Aussi, sauf à ni plus ni moins s’interdire de comprendre, la lecture profane a-t-elle en commun avec toute lecture magique le fait de dépendre d’un rythme nécessaire, ou plutôt d’un instant critique que celui qui lit ne doit à aucun prix négliger s’il ne veut pas rester les mains vides. » (32)
René Schérer
les Paradoxes des devenirs / 1997
Publié dans Chimères n°30
Photos : masques larvaires / Jacques Lecoq
Tableau : Sincronias misteriosas de Mayte Bayon
sincronias-misteriosas baroque dans Deleuze
1 W. Benjamin, « Armoires », Sens unique – Enfance berlinoise, trad. Jean Lacoste, Lettres nouvelles, 1974, p.111.
2 G. Deleuze et F. Guattari, Mille Plateaux, Minuit, 1980, p.291.
3 G. Simondon, l’Individu et sa genèse physico-biologique, PUF, 1964, pp. 260 et suivantes.
4 Bulletin de la Société française de philosophie, séance du 28 janvier 1967, pp. 90-101.
5 Ibid., p.99.
6 Mille Plateaux, op. cit., p. 309.
7 Dissertation sur les apparitions des anges, des démons et des esprits et sur les revenants vampires de Hongrie, de Bohême, de Moravie et de Silésie, par le R.P. Dom Augustin, Paris, de Bure l’aîné, 1730. La seconde édition date de 1751. Sur l’histoire du mot, voir Dictionnaire historique de la langue française, Le Robert, 1994, p.2213. J’en dois la connaissance à mon jeune étudiant Jean-Baptiste Montagut. Qu’il en soit remercié.
8 G. Lascault, Ecrits timides sur le visible, A. Colin, 1992, pp. 344-345 : Onze bribes de bestiaires à peu près contemporains (1976).
9 G. Simondon, op. cit., pp. 131-132
10 G. Deleuze, Francis Bacon, logique de la sensation, La Différence, 1984, p.1.
11 Ibid., p.19.
12 Cette fois, c’est Claire Parnet qui m’a donné cette indication, ayant participé aux recherches historiques et bibliographiques qui ont accompagné la rédaction de Mille Plateaux.
13 G. Deleuze, Pourparlers, Minuit, 1990, p.209.
14 G. Deleuze, Francis Bacon…, op. cit., p.120.
15 W. Benjamin, « Théorie de la ressemblance », Revue d’esthétique, nouvelle série, n°1, 1981, pp. 61-67.
16 G. Deleuze, l’Image-temps, Minuit, 1985, p.109.
17 Hans Vaihinger, Philosophie des Als ob, Berlin, Reuther u. Reichard, 1911.
18 G. Deleuze et F. Guattari, Qu’est-ce que la philosophie ?, Minuit, 1992, p.32.
19 G. Deleuze, Logique du sens, Minuit, 1969, p.211.
20 Federico García Lorca, « L’image poétique chez Góngora », OEuvres complètes I, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », p. 897.
21 Cité par Mercedes Blanco, les Rhétoriques de la pointe, Paris, Honoré Champion, 1992, p.62.
22 Ibid., p.57.
23 Ibid., p.141.
24 Pedro Calderón de la Barca, la Vie est un songe, Première journée, trad. Bernard Sesé, Flammarion, « GF », 1976, p.75.
25 W. Benjamin, Origine du drame baroque allemand, Flammarion, 1974, p.218.
26 G. Deleuze, le Pli, Minuit, 1988, pp. 169-170.
27 l’Image-temps, op. cit., p.171.
28 Mille Plateaux, op. cit., p.331.
29 B. Gracián, Art et figures de l’esprit, Discours 6, trad. Benito Pelegrin, Seuil, 1983, p.114.
30 Karl Borinski, Die Antike in Poetik und Kunstheorie, Berlin, D. Weicher, 1914, p.193 et W. Benjamin, op. cit., p.254.
31 le Pli, op. cit., p.168.
32 W. Benjamin, « Théorie de la ressemblance », op. cit., p.65.

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