Archive pour le Tag 'judith butler'

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Théâtre, performance, philosophie / colloque international 26-27-28 juin 2014 / Paris-Sorbonne / organisé par Flore Garcin-Marrou, Anna Street, Julien Alliot, Liza Kharoubi

Suite au succès du colloque « Images et fonctions du théâtre, dans la philosophie française contemporaine », qui s’est déroulé les 19-20 octobre, et 23-24 novembre 2012 à l’École Normale Supérieure de la rue d’Ulm, l’équipe du LAPS souhaite continuer en 2013-2014 d’explorer la relation Théâtre & Philosophie, mais cette fois-ci, à l’aune de la philosophie américaine.

En ces temps où les flux d’informations, la circulation de biens et de personnes s’envisagent à l’échelle mondiale, les frontières physiques, culturelles ou conceptuelles qui déterminent et délimitent certains domaines de recherche deviennent inexorablement dynamiques. Cela se vérifie dans la recherche académique, et notamment lorsque l’on s’intéresse à la relation entre la philosophie et les arts de la scène. Les distinctions entre ces disciplines sont bousculées, réévaluées. L’agir scénique acquiert une valeur philosophique. Le théâtre et la performance donnent alors l’idée d’une philosophie en acte.

Pensé dans la continuité du colloque international « Images et fonctions du théâtre dans la philosophie française contemporaine » (ENS Ulm, org. CIEPFC, Dimitra Panopoulos, Flore Garcin-Marrou, 10-11/2012), ce prochain événement se propose de continuer à questionner le lien problématique entre théâtre et philosophie, cette fois-ci à l’aune des perspectives anglo-américaines. De nouveaux croisements, de nouveaux transferts entre l’idée et la scène, l’abstrait et le concret impliquent un changement radical de perspective sur la philosophie et la performance. Le nouveau champ de recherche baptisé Performance Philosophy en anglais et Philo-Performance en français, met en valeur cette aspiration à incarner et dramatiser des idées.

Dans un premier temps, ce colloque vise à mettre au jour des corpus traitant de la question théâtrale encore peu étudiés en France. Dans un deuxième temps, cette prospection nous conduit à opérer un véritable tournant scénique. Au-delà du théâtre pensé comme référence littéraire ou comme concept opératoire, il s’agit de comprendre comment les philosophes anglo-américains peuvent nous communiquer une idée de la scène contemporaine, en tant que lieu physique, concret et vivant, théâtral et/ou performatif.

Le colloque est organisé dans le cadre du Labo LAPS, groupe de recherche indépendant dont les diverses activités (séminaire, résidences, laboratoires pratiques) portent sur le lien théâtre/philosophie. Il est soutenu par la Mairie de Paris, le FIR de l’Université Paris-Sorbonne, les laboratoires VALE et PRITEPS (Paris-Sorbonne), CERILAC axe EMOI (Paris-Diderot), ICTT (Avignon, Pays de Vaucluse), HARp (Paris-Ouest), CIEPFC (ENS Ulm), l’Institut des Amériques et Air France, en partenariat avec le réseau international Performance Philosophy.

→ Lire le programme

invités confirmés :
Judith Butler (University of California at Berkeley)
Alphonso Lingis (Pennsylvania State University)
Catherine Malabou (Kingston University)
Jon McKenzie (University of Wisconsin–Madison)
Martin Puchner (Harvard University)
Avital Ronell (New York University)

tpp2014.com

labo-laps.com

floreblog.com

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photo : le Corps collectif

Judith Butler : Qu’est-ce qu’une vie bonne ? / Jean-Philippe Cazier

Qu’est-ce qu’une vie bonne ? est le texte du discours que Judith Butler a prononcé en 2012, en Allemagne, lorsque lui a été remis le prix Adorno. Ce texte de circonstance examine pourtant une question qui concerne des problèmes et enjeux centraux dans son œuvre : « comment mener une vie bonne dans une vie mauvaise » ?

Pour Butler, qui rencontre cette question chez Adorno, il s’agit moins de répondre ou de rappeler des réponses apportées par d’autres philosophes que de faire émerger ses conditions et son sens actuels. Il n’est pas répondu ici à cette question car personne ne peut dire à la place des autres comment mener une vie pour qu’elle soit bonne : « comment pouvons-nous penser à une vie vivable sans poser un idéal unique ou uniforme » ? Comme Kant l’a montré, vouloir dire aux autres comment bien vivre, qu’un Etat veuille penser pour tous un idéal unique et uniforme de la vie bonne, est un despotisme. Pour Butler, dire aux autres ce que doit être leur vie pour qu’elle soit bonne reviendrait sans doute à nier la pluralité des vies, à dévaloriser certaines vies au profit d’autres, à faire ce que fait le type de pouvoir actuel qui repose précisément sur la hiérarchisation des vies et la négation de certaines d’entre elles. Il faudrait trouver pour cela un autre mot que celui de « despotisme » qui ne convient plus à ce que fait le pouvoir lorsqu’il gère, hiérarchise ainsi les vies et en efface certaines qui dès lors n’existent plus.
S’il ne s’agit pas pour Judith Butler de donner une réponse qui délimiterait a priori une définition universelle de la vie bonne, il n’est pas non plus question d’affirmer un individualisme qui couperait chacun de son rapport aux autres et séparerait l’éthique du politique. Réfléchir au sens actuel de la question et aux conditions actuelles d’une vie bonne implique d’admettre la nécessité de penser le rapport de chacun aux autres, d’inscrire l’individu dans des relations collectives dont il n’est pas séparable, de reconnaître l’impératif d’un cadre général des relations à l’intérieur duquel chacun pourrait être capable de mener une vie bonne. Par l’analyse du sens et des conditions actuelles de cette question, Judith Butler met en évidence la nécessité d’un cadre collectif qui, n’imposant aucun modèle de vie, n’en est pas moins normatif, réfutant un individualisme qui ne serait que l’expression du règne de l’opinion commune ou l’argument apparemment libérateur d’un système qui est en réalité de domination.
S’il n’y a pas de réponse a priori et universelle à cette question, l’existence de celle-ci conduit cependant à reconnaître la nécessité d’un cadre politique par lequel chacun pourrait être capable de se demander comment mener sa vie pour qu’elle soit bonne, pourrait se représenter lui-même comme étant capable de mener sa vie, d’avoir une vie, d’être en vie : ce qui présuppose que la vie de chacun soit reconnue comme valable, vivable, vivante. Un tel cadre politique aurait pour finalité la vie, non pour la nier, en hiérarchiser les modes, rejeter au-delà du vivant les modes de vie dévalorisés – un tel cadre politique doit donc être différent de ceux que nous subissons actuellement. Une politique qui rendrait possible que des subjectivités puissent se demander pour elles-mêmes ce que peut être leur vie doit œuvrer à l’existence de telles subjectivités, et par là est inséparable d’une dimension éthique.
Le but n’est pas de parler et penser à la place des autres, mais de faire émerger des conditions rendant chacun capable de se poser cette question et d’y répondre pour lui-même. L’enjeu est de penser la nécessité du lien entre éthique et politique, lien qui implique d’interroger et de repenser l’individu, le sujet, la norme, le pouvoir, la liberté, le politique, etc. – autant de notions qui, dans ce texte pourtant bref, entrent dans des relations complexes et qui, conformément aux partis pris récurrents de Butler, sont d’une part réélaborées à partir de ceux qui subissent négativement les effets des systèmes de domination dans lesquels nous existons et, d’autre part, ont pour finalité pratique la résistance à ces systèmes, la possibilité de mutations positives.
La question « comment mener une vie bonne dans une vie mauvaise ? » demande que soit interrogé ce qu’est une « vie bonne » et une « vie mauvaise » pour nous, ce qu’est pour nous « une vie », ce que signifie pour nous « mener sa vie », que soit demandé qui peut se reconnaître dans ce « nous » qui interroge, dans ce « moi » qui s’interroge sur les conditions et possibilités de sa propre vie. Le sens et les conditions de la question ne se rattachent pas à une éternité des problèmes et questions mais concernent nos conditions d’existence présentes (la détermination de ce présent étant en soi problématique). Habituellement, soit cette question n’est pas posée, soit elle ne peut pas l’être : parce que des réponses existent déjà, sont répétées sans interrogation préalable, et que les conditions pour que la question soit posée ne sont pas réunies, celles qui existent excluant au contraire la possibilité de cette question. Dans les deux cas, l’absence de la question est liée aux dispositifs et effets de relations de pouvoir qui conditionnent notre pensée, nos existences, le rapport de chacun aux autres et à lui-même, le rapport du collectif aux individus ou aux populations minoritaires – dispositifs et effets qui conditionnent donc notre présent, notre histoire, nos subjectivités, le présent pluriel dont nous sommes inséparables.
Si nous nous demandons, au présent, « comment mener une vie bonne dans une vie mauvaise », c’est que les réponses existantes sont perçues comme insuffisantes et qu’un diagnostic du présent rend problématique le fait de mener une vie bonne dans un monde où « la bonne vie est structurellement ou systématiquement interdite au plus grand nombre », et où « ceux qui prétendent vivre une bonne vie le font en profitant du travail des autres, ou en s’appuyant sur un système économique qui produit de l’inégalité ». Si des réponses plurielles et contradictoires existent dans l’opinion commune – sans parler de la tradition philosophique –, elles ne nous permettent pas de penser les conditions actuelles d’une vie réellement bonne et s’ancrent dans un système politique, économique et culturel « structuré tout entier par l’inégalité, l’exploitation et les diverses formes d’effacement ». Les conditions et représentations actuelles de la vie bonne, assimilée par exemple au bien-être économique, à la prospérité, à la sécurité, nécessitent un monde assujetti et douloureux – « une vie mauvaise » – dont elles sont la reproduction et la justification. Si la vie bonne ne peut exister que pour quelques-uns au détriment de la vie des autres, peut-on considérer qu’il s’agit d’une vie véritablement bonne? Si le bien qui correspond à la vie bonne n’est pas universel, valable pour tous, est-il un véritable bien ? Si ma vie nécessite la souffrance des autres, la négation de leur propre vie, cette vie peut-elle être dite bonne ? A travers ces interrogations, Butler retrouve des propositions et problématisations de l’histoire de la philosophie – Aristote, Hobbes, Rousseau, Kant –, mais pour en faire un usage critique, pragmatique et actuel : le monde qui est le nôtre est mauvais, l’idéologie présente du bien vivre est un masque pour une exploitation et une aliénation généralisées, y compris pour ceux qui, profitant du monde tel qu’il est, y trouvant l’occasion d’y satisfaire des intérêts particuliers dont ils n’ont d’ailleurs pas réellement décidé, ne voient pas que ce monde les assujettit et pourrait aussi bien les détruire ou détruire ceux qu’ils aiment. Ce monde doit donc être changé.
Les conditions et représentations actuelles de la vie bonne impliquent l’existence d’un système d’exploitation et de négation de certaines vies, et donc une séparation entre morale, éthique et politique. Si Butler évoque, pour définir cette vie mauvaise – pour les autres et pour soi – inséparable de ce que l’on croit être la vie bonne, l’exploitation capitaliste de la planète, elle se concentre sur le mode actuel d’un pouvoir irréductible à des dimensions économico-politiques. Ce mode correspond à ce que Michel Foucault a nommé la biopolitique, et que Butler redéfinit ainsi : « Par biopolitique, j’entends ces pouvoirs qui organisent notre vie, ainsi que ceux qui rendent certaines vies plus précaires que d’autres, qui relèvent plus largement d’une gestion gouvernementale ou non des populations, et qui prennent des séries de mesures pour l’évaluation différenciée de la vie elle-même ». La biopolitique désigne cette modalité du pouvoir actuel dont la finalité est la gestion de la vie soumise à des intérêts qui sont ceux non de la vie ou des vies mais, par exemple, du néolibéralisme, de l’hétérosexisme, ou encore de l’occidentalocentrisme. La biopolitique définie comme action sur la vie implique une différenciation et une hiérarchisation par lesquelles toutes les vies n’ont pas la même valeur, et si certaines – les vies blanches, hétérosexuelles, masculines, etc. – sont valorisées, d’autres au contraire sont dévalorisées, voire niées en tant que vies vivables et avec lesquelles rendre effectif un rapport juste : vies pauvres, transgenres, irakiennes, vies tiers-mondialisées, exilées, réfugiées – toutes ces vies qui existent dans « une sorte de pénombre de la vie publique », et dont la mort n’est pas collectivement reconnue comme étant digne d’être pleurée, de faire l’objet d’un deuil, c’est-à-dire dont l’existence n’est pas reconnue comme valable. La biopolitique, en différenciant et hiérarchisant les vies, se rapporte à une représentation de la vie bonne indissociable de dimensions matérielles, économiques, juridiques, politiques, etc., à l’intérieur desquelles certaines vies tirent profit de la négation d’autres vies, de leur effacement, de leur souffrance, de leur exploitation. Par la biopolitique, la vie bonne nécessite la vie mauvaise, et ce lien prend place à l’intérieur de relations générales d’exploitation, d’appauvrissement, de mise à mort impliquant, à nouveau, que l’éthique, la morale et la politique soient dissociées. On voit mal pourquoi ceux dont les vies sont ainsi niées devraient accepter un tel ordre du monde.
Les conséquences de tout cela sont multiples, mais deux d’entre elles peuvent être soulignées du fait de leur portée critique et pratique : la hiérarchisation des luttes se situe elle-même dans la logique de la biopolitique dont elle est complice ; l’invisibilisation des minorités et des groupes dont la vie est niée (prisonniers, prostitués, toxicomanes, SDF, sans-papiers, trans, etc.) est autant politique que l’exploitation capitaliste : la violence symbolique et matérielle de la condition des femmes, des homosexuels, des précaires, des populations racialisées, n’existe pas hors du réseau d’un pouvoir globalement destructeur et dominateur. Si la résistance à ce pouvoir n’est pas elle-même transversale et globale, alors elle n’est qu’un simulacre de résistance, une complicité qui perpétue la réalité et les effets sociaux, économiques, culturels, législatifs, environnementaux, psychiques, du biopouvoir : si « il ne nous est pas possible de lutter pour une vie bonne, une vie vivable, sans satisfaire les exigences qui permettent à un corps de subsister (…), cette revendication ne nous suffit pas, précisément parce que nous survivons pour vivre ».
Comment ceux dont la vie n’est pas reconnue, ceux auxquels on ne reconnait pas d’être en vie, pourraient-ils se demander comment mener une vie bonne ? Pour se poser cette question, ne faut-il pas déjà que l’on vous reconnaisse et que l’on se reconnaisse comme étant une vie et capable de mener sa vie, c’est-à-dire d’en décider soi-même ? Si la question « comment mener une vie bonne ? » a un sens aujourd’hui, l’analyse qu’en fait Butler amène à penser que ce sens n’existe immédiatement que pour ceux dont la biopolitique valorise et reconnait la vie, pas pour les autres. Ces mêmes analyses amènent à reconnaître que la position de cette question fait émerger le problème de la biopolitique, la hiérarchisation des vies qu’elle implique, la négation de certaines vies qu’elle effectue, les subjectivités niées et négatrices d’elles-mêmes qu’elle produit. Les analyses de Butler aboutissent donc à l’idée que si cette question doit être posée et avoir un sens pour nous aujourd’hui, elle appelle, d’une part, la reconnaissance de la biopolitique et de ses effets et, d’autre part, le dépassement de la biopolitique vers un autre type de politique dont la vie serait également la finalité mais une vie non différenciée selon des hiérarchisations négatrices et meurtrières, une politique qui affirmerait et rendrait possible, au contraire, la pluralité des vies également vivantes et valables. Ce qui signifie que cette politique devrait rendre possible et protéger les vies plurielles, de manière universelle, et associer, à l’inverse de la biopolitique, l’éthique, la morale et le politique : une politique inclusive, égalitaire, une politique de la reconnaissance, mais en même temps normative, excluant en elle-même le repli sur un individualisme égoïste ou le seul intérêt de groupes particuliers.
On voit ici comment ce travail de Judith Butler peut croiser et relancer les thèses classiques des théoriciens du contrat social, mais aussi les recherches de philosophes comme Arendt ou Derrida, occupés à une nouvelle pensée du commun, de la communauté et de la différence : une communauté qui ne serait pas confondue avec l’identité, qui n’inclurait pas des différences qui lui seraient extérieures, mais qui se constituerait elle-même de différences demeurant telles.
Loin d’être abstraites, ces théories se présentent comme les principes d’une pensée éthique et politique concrète. Les variations proposées par Butler autour de la question « comment mener une vie bonne ? » reprennent de manière resserrée les travaux qu’elle mène dans tous ses livres, ceux portant aussi bien sur le genre que sur la guerre en Irak, sur la violence des institutions politiques, sur le rapport à soi et aux autres, etc. – jusqu’à son précédent livre traduit en français, Vers la cohabitation, consacré aux rapports entre Israéliens et Palestiniens. Qu’est-ce qu’une vie bonne ? épure la logique d’ensemble de ces travaux et accentue leurs articulations les plus générales, ce qui appuie leur puissance critique qui s’exerce contre un pouvoir centré sur la précarisation et la négation de la vie. Cette critique de notre présent implique en elle-même l’évidence de la nécessité de changer ce présent pour un autre présent, inclusif et commun, pour une politique de la communauté, une communauté non uniforme et identitaire mais en elle-même plurielle, multiple, divergente, vivante – cette évidence s’imposant d’abord à l’intérieur du point de vue de ceux dont la vie étant niée cherchent à résister à cette négation : « je ne saurais affirmer ma propre vie sans évaluer de manière critique ces structures qui évaluent différemment la vie elle-même ».
On le voit, ce texte de Judith Butler affirme de manière centrale les finalités politiques de son travail. Si elles impliquent une nouvelle analyse des relations de pouvoir ainsi qu’une redéfinition et une nouvelle pratique des rapports entre éthique, morale et politique, ces finalités appellent tout autant une nouvelle pensée des conditions de la vie humaine – et non humaine –, une nouvelle pensée des corps, des subjectivités, du discours, de la reconnaissance, de l’interdépendance première entre chacun et chacun, ce qui conduit Butler à privilégier et à reformuler des notions telles que celles de précarité et de vulnérabilité.
Ce travail mené par Judith Butler conduit également à poser la question de la transformation des relations à l’intérieur desquelles nous existons, et donc la question de la résistance : comment produire des mutations positives de l’ordre biopolitique des corps, des subjectivités, du monde ? Cette question implique immédiatement un important travail critique comme celui que, livre après livre, construit Butler, comme elle semble appeler un nécessaire travail critique sur soi-même, sur les conditions de sa propre pensée, de son propre rapport aux autres, sur les conditions et conséquences de sa propre existence et de son propre bien.
Mais Butler souligne les limites et insuffisances de ce travail critique qui, s’il se satisfait de lui-même, contient le risque de demeurer privé, d’être exclusivement le fait de groupes privilégiés et de reconduire l’idée stérile et complice de l’intellectuel guidant le peuple. Une résistance effective au biopouvoir, une résistance réelle au monde produit par la biopolitique impliquent une lutte pour la visibilité de ceux que la gestion biopolitique des vies efface, une lutte pour l’affirmation et la mise en avant de ces vies qui sont niées – impliquent de ne pas parler à la place de mais avec ceux dont la voix n’existe pas, d’être avec et d’exister avec ceux qui n’existent pas, c’est-à-dire de construire une communauté incluant la vie, la visibilité, les corps, la parole de ceux dont l’effacement est la condition de la vie « bonne » des dominants et qui sont d’ailleurs eux-mêmes, de plus en plus, dans des pratiques de résistance.
Une résistance effective ne peut être qu’une pratique collective et inclusive, elle doit avoir pour condition que les pratiques collectives de résistance intègrent effectivement la visibilité et l’affirmation de la multiplicité des vies, qu’elles soient en acte la réalisation de rapports justes, égalitaires, qu’elles réalisent déjà une communauté différentielle et affirment dans leur mode d’être le lien entre éthique, morale et politique : « Un mouvement social est lui-même une forme sociale » ; « la résistance doit être plurielle et incarnée dans des corps », elle consiste immédiatement « à créer un nouveau mode de vie, une vie plus vivable qui s’oppose à la distribution différenciée de la précarité ». Résister n’est pas seulement refuser l’ordre biopolitique, car ce refus n’est réellement possible que par la création de communautés politiques, inclusives et transversales qui, contrairement aux formes actuelles du pouvoir, affirment en elles-mêmes la vie, c’est-à-dire les vies.
Jean-Philippe Cazier
Judith Butler : Qu’est-ce qu’une vie bonne ? / 2014
Publié sur son blog Mediapart le 29 mai 2014

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Onfray en pleine confusion de genre / Beatriz Preciado

Dans sa dernière chronique, Michel Onfray (1) dit avoir découvert «avec stupéfaction les racines très concrètes de la fumeuse théorie du genre popularisée dans les années 90 aux États-Unis par la philosophe Judith Butler». Pour expliquer son effarement, il nous raconte l’histoire de David/Brenda Reimer. Etant bébé, David subit une opération du phimosis au cours de laquelle son pénis est accidentellement cautérisé. Le docteur John Money propose en 1966 une ré-assignation sexuelle de David vers la féminité : l’enfant doit devenir Brenda à l’aide d’opérations chirurgicales et de traitements hormonaux. Money, inventeur de la notion clinique du «gender», prétend ainsi prouver scientifiquement sa thèse, selon laquelle le genre n’est pas déterminé anatomiquement, mais peut être intentionnellement produit par l’interaction des variables hormonales et le contexte pédagogique. David/Brenda «grandit douloureusement… il est attiré par les filles». Il refuse la vaginosplastie, se fait prescrire de la testostérone, puis deux opérations de phalloplastie. Onfray s’exalte : «Devant sa détresse ses parents lui révèlent enfin la vérité. Brenda redevient ce qu’il était : David. Il épouse une femme. Mais ne trouve ni la paix ni la sérénité. Il se suicide en 2002 par une overdose de médicaments.» En 1997, le docteur Milton Diamond «découvre la falsification et la dénonce». Money n’a pas réussi à faire d’un garçon une fille. Le réel, la vérité anatomique du sexe de Reimer, finit par s’imposer.
Et Onfray dénonce : «Judith Butler fait le tour du monde en défendant ces délires.» Il imagine une continuité stricte entre les théories et la clinique de Money et les théories féministes et queer de Butler. Le drame de Reimer prouverait le caractère «délirant» des «fictions dangereuses» de la philosophe. Onfray conclut en qualifiant les hypothèses de Butler de «déraison» et de «sidérante idéologie postmoderne» et appelle de ses vœux le jour où «le réel» viendra dévoiler ses erreurs pour empêcher leurs «considérables dommages». La lecture de cette chronique grotesque nous permet de tirer plusieurs conclusions sur le manque de rigueur dans la méthode du maître de Caen, mais aussi sur la confusion théorique qui traverse la France.
Son récit est truffé d’erreurs et de contresens. Plus grave si l’on songe à l’agressivité de ses propos contre Butler, il semble qu’il n’ait jamais lu la philosophe américaine. Mais si Onfray n’a pas lu Butler, où trouve-t-il ses arguments sur Reimer et sur la théorie du genre ? Le réseau d’Internet est une forêt digitale dans laquelle les mots sont des miettes électroniques permettant de retrouver la trace du lecteur enfui : et voilà que les approximations d’Onfray (se tromper sur le nom de naissance de Reimer, Bruce et non David, ou ignorer que Diamond a été le médecin de Reimer, etc.) nous conduisent à un article d’Emilie Lanez publié par le Point, intitulé «L’expérience tragique du gourou de la « théorie du genre »». Cet article est un exercice d’une insondable sottise et d’une grande malhonnêteté intellectuelle : il établit une relation erronée entre les théories de Money et celles de Butler, ce qui est inadmissible dans un contexte où l’instrumentalisation politicienne prime sur la rigueur dans l’usage des sources. Mieux encore, des passages entiers du texte d’Onfray sont repris d’un article de la page internet «Pour une école libre au Québec», site explicitement homophobe, dans lequel Onfray puise ses perles herméneutiques selon lesquelles Money «défendait la pédophilie et stigmatisait l’hétérosexualité comme une convention à déconstruire».
Il est étonnant que, pour s’exprimer sur le genre, Onfray choisisse de plagier des sites de catholiques intégristes. Ces bonnes sources de droite ne l’ont pas informé que l’histoire de Reimer est l’un des cas les plus commentés et critiqués par les études du genre et queer. S’il avait lu Butler, il saurait qu’elle consacre à l’analyse de l’histoire de Reimer un chapitre de son livre de 2004, Défaire le genre. Elle critique aussi bien l’usage normatif d’une théorie constructiviste du genre qui permet à Money de décider qu’un enfant sans pénis doit être éduqué comme une fille, que les théories naturalistes de la différence sexuelle défendues par Diamond, selon lesquelles l’anatomie et la génétique doivent définir le genre.
Contrairement à ce qu’imagine Onfray, Money n’avait rien d’un transgresseur du genre, et Diamond n’était pas un héros de l’authenticité du sexe : ils partageaient une vision normative de la différence sexuelle. Selon eux, il ne peut y avoir que deux sexes (et deux genres) et il est nécessaire de reconduire le corps des personnes intersexuelles et transsexuelles vers l’un ou l’autre sexe, genre. Judith Butler, avec les associations intersexuelles, fut une des premières à articuler une critique des usages normatifs des notions cliniques du genre et de la différence sexuelle. Money, affirme Butler, «impose la malléabilité du genre violemment» et Diamond «induit la naturalité du sexe artificiellement».
Le traitement brutal imposé à Reimer fut le même que celui réservé aux enfants intersexués : ces nouveau-nés, dont l’appareil génital ne peut être défini comme masculin ou féminin, sont soumis à des opérations chirurgicales de ré-assignation sexuelle. L’objectif reste le même : produire la différence sexuelle – quand bien même ce serait à travers la mutilation génitale. Pourquoi les anti-genre se scandalisent du sort réservé à Reimer mais n’ont jamais haussé la voix pour demander l’interdiction des chirurgies de mutilation génitale des enfants intersexuels?
Les représentations biologiques et les codes culturels permettant la reconnaissance du corps humain en tant que féminin ou masculin appartiennent à un régime de vérité historiquement donné dont le caractère normatif doit pouvoir être interrogé. Notre conception du corps et de la différence sexuelle dépend de ce que nous pourrions appeler, avec Thomas Kuhn, un paradigme scientifico-culturel. Mais, comme tout paradigme, il est susceptible d’être remplacé par un autre. Le paradigme de la différence sexuelle qui fonctionnait en Occident depuis le XVIIIe siècle entre en crise dans la deuxième partie du XXe siècle, avec le développement de l’analyse chromosomique et des données génétiques. Un enfant sur 2 000 naît avec des organes génitaux considérés comme ni masculins ni féminins. Ils ont le droit d’être des garçons sans pénis, des filles sans utérus, et même de n’être ni fille ni garçon. Ce que montre bien le cas dramatique de Reimer, ce sont les efforts des médecins pour sauver le paradigme de la différence sexuelle coûte que coûte. Nous ne voulons plus ni du genre avec Money ni de la différence sexuelle avec Diamond. Voici notre situation épistémologique : nous avons besoin d’un nouveau modèle d’intelligibilité plus ouvert, moins hiérarchique. Nous avons besoin d’une révolution dans le paradigme de représentation du corps semblable à celle que Copernic a initié dans le système de représentation planétaire. Face aux nouveaux Ptolomée, nous sommes les athées du système sexe, genre.
Beatriz Preciado
Onfray en pleine confusion de genre / 14 mars 2014
Publié dans Libération

picabia
1 Publiée sur son blog mo.michelonfray.fr et reprise par «le Point» du 6 mars.

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