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Le silence des Sirènes (à propos du livre d’Alain Brossat : Peut-on parler avec l’ennemi ?) / Joachim Dupuis

« Tout s’effaça bientôt devant ses yeux qu’il dirigeait sur l’horizon et les Sirènes disparurent à la lettre en face de sa résolution » / Kafka / 1919

Elles hurlent dans la nuit, en plein jour, obligent les populations civiles à se terrer comme des rats et à attendre patiemment que le bombardement aérien cesse enfin : les sirènes ont réglé les vies de milliers de personnes pendant la Seconde guerre mondiale, apportant avec elles la terreur d’une fin proche, et le sifflement (davantage que le visage) de l’ennemi.  Et puis, après guerre, les sirènes ont pris d’autres visages : ceux des médias et des élites politiques. Plus charmeur, l’ennemi s’est peu à peu virtualisé, « éteint », au point d’être devenu presque imperceptible, virtuel (1).
Tout l’intérêt du dernier livre d’Alain Brossat, Peut-on parler avec l’ennemi ?, tient d’abord  dans la manière dont les guerres ont amené une nouvelle expérience de la terreur, avec des topoï nouveaux (nazisme, Blitz, Hiroshima), et dans la manière dont les vainqueurs vont effectuer les « retraitements » de l’ennemi à leur profit, c’est-à-dire au profit d’une conception immunitaire de la société.
Mais surtout l’essentiel de ce livre est dans la réponse qu’il apporte à la question que le titre pose. Car si l’ennemi d’hier et d’aujourd’hui, dans son odyssée guerrière n’a pas cessé de  vouloir échanger,  de nous  imposer ses conduites, alors il faut répondre par des contre-conduites exemplaires, dont la plus simple, et en même temps la plus déroutante, est le silence. Imposer le silence aux Sirènes, c’est contrer l’ennemi, empêcher sa ventriloquie de nous corrompre.

CHAMPS DE MORT DES SIRENES
La première ligne de forces (sur ces champs de bataille) ouverte par A. Brossat dans ce livre fait éclater deux conceptions traditionnelles de l’ennemi : la figure éternelle et ontologique (l’être mauvais, l’être du mal) et la figure de circonstance (l’être en situation). La perspective n’est ni historiciste, ni théologique, ni ontologique (au sens de Sartre), mais généalogique : les « ennemis » sont (toujours) pris dans des régimes d’histoire, et nous devons les penser dans des champs de de batailles. Plutôt que frontalement, on abordera les idées de Brossat en faisant des détours par des films ou des livres, pour mieux saisir la finesse de ses analyses.

Abattoir 5
On se souvient du beau film de  George Roy Hill, sur fond de la musique de Bach (joué par Glenn Gould). Le personnage, Pilgrim, est dans l’incapacité de se fixer dans le temps chronologique, il glisse (« slides ») d’un époque à l’autre, revivant sans cesse, sa vie de père de famille, sa vie de déporté de guerre et sa vie dans l’abattoir 5, à Dresde, où il a fait l’expérience des  « sifflements » (bombardements). La ville de Dresde sera complètement détruite, plongeant le très vieux commandant en chef des armées allemandes dans une sorte de mutisme, signe de son incompréhension des modifications du visage de l’ennemi. Qu’est-ce qui arrive donc à la guerre ? Comment a t-on pu, du côté allié, envoyer des bombes sur cette ville d’histoire ? Comment la décision de faire mourir des milliers d’hommes civils a pu être prise par les alliés ? Pilgrim est lui un anti-héros qui finalement nous fera aussi part de ses rêves les plus fous : dans une vie (imaginaire, cette fois) il s’éprend d’une (ancienne) star du X avec qui il mène sur une planète lointaine un amour idéal, sous le regard intéressé et curieux d’extraterrestres.
Au delà de l’humour, ce film inspiré d’un roman de Kurt Vonnegut, pointe la spécificité de la guerre comme élément qui semble enrayer la machine de la vie. Mais le héros de Vonnegut n’a rien d’extraordinaire. Sur ce champ de bataille qu’est Dresde, Alain Brossat nous semble aller plus loin, il choisit de pointer une conduite exemplaire avec la fiction écrite pendant la guerre : Le silence de la mer de Vercors. Le livre de Vercors (que nous décrirons plus loin) cristallise ce « novum » de la guerre, qui échappe complètement aux intellectuels de l’époque. Le « specifum de la guerre contre le nazisme » (p.26), c’est moins l’absurdité du pour-soi prônée par un Sartre, qu’une forme de dénaturation de l’humanité (que Camus a su en partie saisir). Car l’ennemi de la Seconde Guerre n’est pas le même ennemi des Guerres de 14. Il est « dénaturé ». Il a perdu son « âme ». Les ennemis nazis sont maintenant des « animaux dénaturés » (pour reprendre un autre titre de livre de Vercors). Les intellectuels de l’époque ne semblent pas très conscients de ce changement de paradigme. A commencer par Sartre (2) et Koestler.
Le premier ne voit pas que les conditions de l’occupation modifient radicalement le visage de l’ennemi. On ne peut converser avec lui comme si nous étions à égalité (l’un en face de l’autre sur le champ de bataille, les armes à la main), car précisément l’ennemi a pris possession des lieux, le pays est occupé, et le gouvernement de Vichy a les bras grands ouverts pour le régime nazi. Il l’aide à faire ses chasses (les « rafles » d’enfants juifs, notamment), il est prévenant, tel un courtisan attendant des récompenses.
Alors représenter une pièce de théâtre, où il est question de liberté, ne servira pas à grand chose, sinon à en venir à des ritournelles évidentes (constatables par tout « occupé »).Les mouches,  ou les Erynies, du moins dans la reprise qu’en fait Sartre, ne pointent en rien la spécificité de l’ennemi : à la limite, l’humanité du criminel n’est pas en question, c’est sa moralité qui pose problème. Pour Sartre, il a juste choisi le mauvais camp, il est mal « situé ». Sartre, comme le remarque Alain Brossat, ne comprend pas la chose terrible qui s’engage avec le nazisme, il n’y voit qu’une guerre comme les autres, toutes les autres. Le pour-soi aliéné par l’en-soi de la guerre. Koestler, quant à lui, semble vouloir donner une certaine valeur à l’Allemand (l’occupant) qui prend conscience du caractère atroce de son camp lors d’un voyage en France. Mais sa décision finale, devant le mutisme de ses hôtes (otages), n’est pas de déserter, mais d’aller se battre contre un autre ennemi du nazisme, l’URSS. Qui ne voit que « les intellectuels » de cette époque sont frappés de cécité, de surdité ?
Pour Brossat, le nazisme crée clairement un monde en deux, un monde coupé en deux espèces, les Aryens et les autres. L’ennemi nazi ne voit dans ses opposants que des êtres à écraser comme des rats (ou des « pièces », comme dit Primo Levi), au premier rang desquels il y a les Juifs, qui incarnent pour l’Aryen la dégénérescence. Alain Brossat pointe avec radicalité ce que ne veulent pas entendre les Intellectuels : à savoir que l’humanité a basculé, sur ce champ de bataille, du côté de la bestialité. Il n’est plus question d’imaginer possible un match de foot, un soir de Noël, tout au plus un concert privé (Le pianiste), où le musicien est à la merci du « commandant ». Ce que met en évidence Brossat, c’est la « guerre des espèces » que le nazisme déclare et invente. C’est là le premier point essentiel de sa démonstration.

Gravity’s Rainbow
En 1973, Pynchon met en scène parodiquement dans L’Arc-en-ciel de  la gravité, un personnage capable de détecter, par ses érections, la trajectoire des V2 lancés par l’ennemi (les Allemands). Tout le monde cependant n’a pas les facultés de Slothrop, qui en profite pour séduire les femmes faciles. Malgré la légèreté du livre,  Pynchon pointe, en apparence, une autre nouveauté de la Seconde guerre mondiale : c’est une guerre qui se mène aussi dans le ciel.
Certes, Brossat rappelle, lui, avec une gravité sans arc en ciel que le terrible changement, « ce nouveau régime d’hostilité » (p. 46, notamment) est déjà installé depuis les années 30 (« avec les expéditions coloniales de Mussolini »), mais il va plus loin, en montrant que c’est le point de vue même d’ l’ennemi nous envisage qui a changé. Le processus de totalisation de la guerre exclut l’ennemi de notre champ de vue. Ils nous voient d’en haut, nous ne pouvons plus les voir en face (3) (aujourd’hui, ils ne sont même plus dans les airs, ils ont des « drones »). Il n’y a donc plus d’intimité. Comme le dit Brossat, les cibles sont maintenant déterminées sur des cartes, les victimes sont des points, des fourmis vues du sol. La conscience de l’homme se met à vaciller : l’avion de chasse n’a pas l’impression de tuer, juste de faire un nettoyage pour préparer l’arrivée des troupes au sol. Comme le fait remarquer aussi A.Brossat, les victimes sont aussi bien des ennemis que des civils qui n’ont rien demandé. On a parlé de « Blitz », car ces attaques « éclairs », furtives, sont aussi impressionnantes que désastreuses.
A la différence de Pynchon, Brossat montre que les points cibles des fusées ou des bombes sont tragiquement indétectables, on entend seulement les sirènes, souvent trop tard, qui ne protègent pas de la mort, mais au contraire exacerbent le sentiment de l’inéluctable, d’impuissance. Mourir enterré vivant, mourir écrasé par les murs de sa propre maison, mourir dans la panique générale voilà ce qui nous attend potentiellement, pendant ce temps, le Docteur Folamour exulte.

Le berceau du chat
En 1963, Kurt Vonnegut écrit Le berceau du chat livre qui met en scène un journaliste  au nom biblique de Jonas, qui pour les besoins d’un livre fait des recherches sur l’un des pères de la « bombe atomique », le Dr Hoeniker, scientifique génial. Ce dernier est aussi l’inventeur de la « glace-neuf », sorte de solidificateur de l’eau à température ambiante. Jonas tente de rencontrer le fils d’Hoeniker, isolé sur une île dirigée par un dictateur, accompagné d’un déserteur et gourou, Bokonon, un adepte de la fin du monde. Si l’objectif de Vonnegut est de pointer l’absurdité des actions de l’homme en créant une situation plus que cocasse, Brossat évoque également la nouvelle figure d’hostilité qu’est la bombe atomique, lancée lors d’un bombardement à Hiroshima et Nagasaki, mais pour prendre toute la mesure de ce topos.
Une troisième idée est pointée avec ce topos de la guerre atomique qui non seulement intègre le deuxième régime (la guerre sans visage, de surplomb, d’en haut), mais aussi porte au maximum l’indifférenciation du visage de l’ennemi qui devient autant indiscernable (c’est tout le vivant qui devient maintenant la cible) qu’imperceptible (la fission nucléaire doit venir tout balayer, défaire les chairs, les volatiliser). Effet photonique dévastateur.
Alain Brossat parle, en termes cinématographiques (car ce sont des images filmées de cette destruction qui reviennent en boucle quand on y pense), de « climax » (p. 46) : il s’agit d’une intensification de la démonstration de puissance (faire un exemple avec le maximum de victimes). L’ironie de cette situation, c’est que les habitants ont cru à une alerte habituelle, comme il y en avait régulièrement : rien n’annonçait cette apocalypse faite de mains d’hommes.
Dans Notes de Hiroshima, le grand écrivain japonais Kenzaburô ôé évoque ces voyages à Hiroshima, qui ont changé sa vie, son écriture : il relate ses rencontres avec les « Hibakusha », les « victimes atomisées ». L’écrivain pointe le « silence » contrit de ces hommes, signe de leur  culpabilité d’avoir laissé leurs familles dans la zone bombardée, et la honte de demander de l’aide à l’Etat (4).  Les victimes de bombardements sont ainsi méprisées par l’élite japonaise censée leur apporter toute l’aide nécessaire (5).
Ainsi au XX e siècle se dessinent des configurations, des « topoï » nouveaux  que les écrivains intellectuels de ces époques n’ont pas su saisir – oubliant la nécessité de faire une généalogie. Une autre ligne de force de ce livre tient dans les reconfigurations (partages amis/ennemis) que les Etats, les médias vont opérer pour « effacer » l’inimitié, et créer de nouveaux liens dans ce tissu « immunitaire » :  replastie des sociétés contemporaines.

LES NOUVELLES SIRENES

L’après-guerre a modifié les rapports entre ennemis d’hier : les vainqueurs ont créé des nouveaux liens pour oblitérer cette « inexpiable » monstruosité dont ils ont été les acteurs et aussi les victimes (notamment les civils). D’un côté ce sont des liens vaudevillesques qui se nouent, de l’autre le vainqueur d’hier disparaît en devenant un « parasite » du vaincu.

Vaudeville
Il y a d’abord le motif de la fraternisation (p.48). Si ce motif’ est animé par une vraie communauté de valeurs humaines, alors oui, il a droit d’existence. C’est ce qui se passe lors des réunifications temporaires en 1917, où le No man’s Land devient un lieu momentané d’entente fraternelle. On sait cependant que les soldats, conditionnés par le patriotisme à « bouffer du Boche », ont vite retrouvé les « sentiers de la gloire » – encouragés, le mot est faible, par les états-majors qui voyaient d’un mauvais oeil ces «élans ».
Quoi qu’il en soit, comme le souligne Brossat, il nous faut comprendre comment malgré tout dans les années 50, il y a un basculement en faveur des Allemands, notamment porté par la reconstruction, économique d’abord, puis politique. Les analyses de Schmitt (p. 43), bien que mettant  l’accent sur la criminalisation de l’ennemi – qui prend son climax avec l’horreur des camps de la mort –, ne permettent pas de comprendre comment on va se réconcilier, créer une entente franco-allemande. Il faut comprendre comment les (anciennes) sirènes de peur, trompettes de la mort, vont devenir des voix mélodiques et  festives.  Ce sont les élites et la technostructure des Etats de l’ouest européen, encouragés, portés par les sirènes « médiatiques », qui vont permettre de tisser les noces d’airain de l’Allemagne et de la France. Sans oublier les petits voyages de circonstance des petits français (« nos chères têtes blondes ») et les embrassades « people » des chefs d’Etats (Hollande /Merkel) vues comme les manifestations d’un couple marital.

Parasite
L’autre versant de ce « scellement » entre les Alliés et les ennemis d’hier se donne avec l’exemple japonais dans la reconstruction « diabolique » que l’Etat nippon impose à son peuple.
Pour Brossat, le Japon propose une autre figure du partage ami-ennemi, mais plutôt qu’une idylle, il s’agit d’une fusion (ce qui est loin d’être une simple métaphore de la pulvérisation atomique). L’ennemi d’hier n’est plus reconnu comme ennemi, pour la simple et bonne raison que les gestes de l’ennemi sont assimilés par la nouvelle élite japonaise. Comme le dit Brossat : « le vainqueur n’est à aucun moment descellé (6) de sa position pour avoir à rendre compte des moyens manifestement criminels par lesquels il a arraché sa victoire » (p.65). Autrement dit, l’ennemi n’existe plus, on en a oblitéré le souvenir, précisément parce que le Japon est devenu, comme le suggère Shozo Numa, le « yapou » de l’Occident. Autant dire qu’il y a eu une vampirisation. Le japon ne s’est pas seulement fait irradier par les américains, il s’est fait mordre.
Alain Brossat met clairement en avant trois traits de cette vampirisation (qu’il décline d’une fabuleuse façon).
D’abord, un geste d’imitation. Le fait que les élites n’ont rien fait car elles ont été littéralement vampirisés par l’ennemi, l’Américain. Il s’agit d’étouffer toute souffrance, en développant tout un discours pro-américain. Les sirènes des bombardements mutent en sirènes médiatiques, il s’agit d’imiter, de reproduire…des sons, des contenus. C’est ici que le concept de subalternité prend toute sa force, car il est ce qui fait comprendre comment cette vampirisation est aussi une mise au service d’un nouveau maître -  avec le sadomasochisme qui l’accompagne. On pourrait peut-être, d’ailleurs, voir dans le « seppuku » spectaculaire de Mishima dans une caserne militaire une sorte de mise en abîme de cette «subalternité »dans laquelle le Japonais se projette.
Ensuite, un acte manqué ou un geste de mutilation. Celui de la mort de l’empereur, personnage sacré.Le peuple japonais aurait dû couper la tête au système impérial, au lieu de cela, il s’est enfoncé davantage dans le sentiment de mort. La dimension thanatocratique du peuple japonais lui vient autant de l’empereur – qui a épuisé sa population, son armée (les fameux « Tokubetsu k?geki-tai ») et refusé de se démettre de son rang, que du refus des élites japonaises de répondre à l’ultimatum des américains (le fameux « mokusatsu »), mais en passant à la subalternité américaine, le peuple s’est retourné contre lui-même, vers une auto-mutilation. Le peuple est donc assujetti doublement : hétéronomie et subalternité (p. 71).
Enfin, Brossat  parle – c’est là le coup de maître du livre – d’un geste de vampirisation, ou  en ses termes : un « geste de contamination ». Il ne faut entendre par là les effets de la contamination atomique (même s’ils se font sentir, avec les « hibakusha »), mais les effets de la contamination de l’ennemi d’hier qui littéralement pénètre les veines japonaises, et qui se manifestent ainsi : la population est manipulée par l’opinion (notamment sur le débat de l’énergie, avec Fukushima – p.69) ; est méprisée ;  a tendance à l’autopunition. Sans compter les demandes de l’ennemi d’hier qui parasitent le pays notamment à Okinawa, puisque la région sert maintenant de base aérienne aux ennemis d’hier.

Morts-vivants
Dans Time Machine, réalisé en 1950 par George Pal, un inventeur, George, se retrouve, grâce à sa machine à explorer le temps, plusieurs milliers d’années après  les bombardements du 20 e siècle, qui ont ravagé la planète (puisque la Troisième Guerre mondiale aura éclaté dans les années 60). Il y rencontre des jeunes gens qui, dès que retentissent les sirènes des bombardements (miraculeusemnt préservés à travers les siècles), sont hypnotisés et se dirigent vers elles :  une porte d’un bâtiment s’entr’ouvre alors pour les engloutir à jamais. Le « secret » de ces sirènes terrifiantes,  qui font partie de la « normalité» de ces Eloïs, se trouve dans le fait que l’humanité s’est scindée en deux : une partie des hommes a trouvé refuge sous terre et se terre tels des vampires, et une autre partie a trouvé le moyen de survivre en aliénant ceux qui étaient restés à la surface.
Par un curieux renversement de la servilité, ce sont les maîtres qui dans la fiction « entretiennent » les jeunes gens pour les engraisser et les manger au moment où ils atteignent un certain âge. Voilà donc comment les sirènes hurlantes, destinées à protéger les populations des ennemis, deviennent dans le film le moyen de les hypnotiser afin d’être « attrapés » par les maîtres souterrains.
Ce film nous permet d’ « enchaîner » sur le très beau passage du livre de Brossat où il est question de la transformation en mort-vivants des populations d’aujourd’hui (p.62-69 notamment, où les termes de « spectre », de « lépreux », de « vampire », de « zombie » apparaissent). La population japonaise se laisse endormir, bercer par les discours des élites vampirisées (qui ne sont donc que des « ombres » d’un certain capitalisme américain) : elle est donc « contaminée ». Ce geste de contamination de la population passe par une sorte de mutisme, de servilité extrême de la population japonaise, qui n’est pas non plus sans réciprocité. Car « cette composante inédite et fondamentale de l’expérience du XXe siècle », dont rend compte Brossat, implique aussi que la population se mette aussi en boucle avec les discours des élites : la population alors se met à vouloir la mort de tout ennemi (génocide désiré).Brossat décrit avec des exemples minutieux la Guerre du Pacifique – dont les effets se font encore entendre.
Dans le film de Pal (au nom évocateur) c’est la vampirisation, le charme d’une jeune femme qui attire l’inventeur, mais on pourrait juste parler, dans le cas japonais, de la nécessité que l’ennemi, la Chine, reste vivante. En Europe, on n’en est pas à cette contamination, qui est un geste « médical » (p. 67) même si on constate, pourtant, en accompagnement de cette idylle franco-allemande, de la part des élites allemandes, la mise en oeuvre d’une « schuldfrage » (p.67) au niveau de sa population, signe d’une certaine « pathologisation ».
Reste que l’ennemi, à notre époque, n’est pas mort, mais les nouvelles nations transfigurées veulent maintenant avoir les mêmes ennemis intérieurs : le terroriste, celui qui refuse la démocratie, et l’adversaire, qui ne s’oppose que d’un point de vue formel à ce tissu immunitaire de la démocratie. Dans un cas, il s’agit de ne pas écouter l’adversaire, la démocratie joue alors d’une certaine surdité (comme lorsque l’on feint de ne pas l’entendre) ; de l’autre, elle hurle au danger : « le terroriste », c’est celui qui fait peur. A part ces figures que nous détaille la fin du livre de Brossat, il n’y a plus d’ennemis pour les gens ; tout va bien « dans le meilleur des mondes possibles». La société veut notre bien avec sa consommation, avec ses discours « people »…Mais pourquoi ne suffit-il pas d’écouter les sirènes du progrès, les sirènes de l’argent pour voir le monde en rose ?

ULYSSE ET LES SIRENES
Si Alain Brossat est capable de percevoir ces régimes d’hostilité, ce n’est pas précisément qu’il ait des « oreilles d’or » (comme ceux qui détectent dans les sous-marins les ennemis potentiels), c’est qu’il est habité par un certain geste, le geste du silence – dont sont incapables on l’a vu, les belligérants d’hier – soumis au règne des sirènes.
Mais ce geste d’où lui vient-il ? C’est d’abord, comme il l’indique lui-même, à plusieurs reprises, l’exemple du vieil homme dans « le silence de la mer » de Vercors.

Le silence de la mer
Tout le livre est habité par le silence, celui qui anime Le silence de la mer de Vercors. Dans ce livre, un couple de français, sous l’occupation nazie, refuse de se laisser charmer par l’ennemi – qui pourtant ne semble vouloir que paraître acceptable à leurs yeux. Mais c’est sans compter avec la détermination d’un vieil homme et de sa nièce. Werner von Ebrennac est bien cette sirène, envoyée par les nazis, qui, tout au long du livre, « monologue interminablement, sans jamais forcer la moindre réponse » (p.14). Même lorsqu’il se rend compte de la cruauté de ses pairs et en fait part à ses hôtes « otages », ces derniers gardent le silence, évitent de le regarder. Le vieil homme ne lâchera rien, même si la nièce murmurera un « adieu » quand l’occupant décide d’aller sur le front russe. C’est que le vieil homme a compris que malgré les apparences, la bête n’avait pas vraiment changé, que Werner reste bien un « maillon de la machine nazie ». La sensibilité musicale de Werner n’y changera rien (surtout lorsque dans la réalité certains nazis faisaient jouer des juifs). Brossat fait remarquer avec une grande acuité que même dans ce suicide, « sa mort au champ d’honneur sera célébrée comme le plus glorieux des sacrifices à la cause du IIIe Reich et de la race allemande ».
Le geste du vieil homme a beau être celui d’un personnage de fiction, cela n’enlève rien à l’effet qu’il produit. Brossat insiste bien sur ce point. On sait combien ce livre a fait couler d’encre. Brossat montre que Sartre réduit ce geste à un geste de circonstance, un acte du pour-soi qui comprend qu’il y a une adversité (guerre), et qui sonne sa liberté face à l’absurdité du monde, oubliant toute la portée du silence dans ce livre. Koestler, qui n’a jamais rien compris à ce livre, ne voit pas en quoi Von Ebrennac reste une sirène du nazisme.
L’important pour Brossat est de rendre toute sa valeur d’exemplarité à ce silence (p.30). Car Vercors n’est ni du côté de la morale ni du côté d’une politique, il est juste l’écrivain d’une fable qui doit servir à exprimer des conduites qui nous « descellent » de la logique patriotique (« tu dois faire ton devoir ! ») et de la logique individuelle (« tu dois montrer ta liberté de pour-soi ! »). Le héros vercorsien n’a rien d’une figure flamboyante ou d’un homme droit, c’est un homme dont la détermination fait plier toutes les forces qui l’oppriment. Car au final l’ennemi, pour Brossat, c’est celui qui vous impose ses règles d’inhumanité et cherche à faire que vous acceptiez son oppression (7). Nos sociétés sont porteuses d’une nouvelle hostilité, mais peu de gens le comprennent. 

Enchaîner
Au-delà même de cette référence (Vercors) qui sert de fil conducteur (comme le suggère la mention p.72) à la question du refus de « frayer avec l’ennemi », il y a un second niveau « gestuel » propre au livre de Brossat, plus intéressant encore que celui de Vercors (du moins dans son dispositif), car il accompagne le lecteur du début à la fin du livre, c’est celui des références cinématographiques ou littéraires.
Il ne s’agit pas du tout pour Brossat d’enchaîner des références (souvent d’ailleurs par un effet de contamination : un film en appelle un autre), comme pour étaler sa culture. Il s’agit d’enchaîner un certain régime de vision (cinéma) et d’énoncés (livres) (8), par-delà les discours et les images que nous donnent à « voir » et « penser » les médias et les élites. Le geste de Brossat est celui de l’homme de lettres et du cinéphile : c’est le geste d’ « enchaîner » (il parle d’ailleurs significativement de « faux-raccord » lorsqu’il aborde la question japonaise, et le verbe « enchaîner » revient à plusieurs reprises).
Les opérations des uns (livres) et des autres (films), bien que différentes, ont pourtant en commun une sorte de silence originel : c’est celui qui s’impose à celui qui prend le temps, la concentration nécessaires pour regarder un film, lire un livre. Loin des bavardages des spectateurs de cinéma (distraits par des « mouches » diverses comme les petits soucis du quotidien, le dernier vêtement acheté, la victoire de l’équipe de foot), des lecteurs à la sauvette qui ne font que passer de lien en lien, se croyant sur internet (au lieu de créer un lien), Brossat nous rappelle à l’art des enchaînements, qui ne sont pas loin des exercices de traduction. Gestualité toute chinoise, digne des arts martiaux.
Nous laisser prendre par la fable, c’est nous arracher à la réalité immédiate (comme Saul Bass l’avait pensé pour le générique), celle du quotidien (avec ses images publicitaires, ses opinions, etc.), en nous en déconnectant, mais c’est aussi arriver à se reconnecter avec d’autres fables, comme si de nouveaux rapports pouvaient sans cesse s’instruire, se faire entre elles.
L’agencement si singulier de ce livre tient dans les enchaînements créateurs de silence, les gestes de silence qui permettent d’amorcer la « généalogie »  des sirènes de notre époque (l’ennemi au visage de Sirène). D’ailleurs un Sartre ou un Koestler n’ont jamais pensé ces silences avec la littérature (9) puisqu’ils ont toujours considéré soit la psychologie du livre de Vercors (Koestler) soit son contexte historique (« sa référence » en terme linguistique), au lieu de penser réellement le geste qui articule la fiction. Non pas que le contexte ne soit pas important, mais il faut un vrai geste de descellement, qui passe par un silence. Les films et les livres ont des gestes, ils ne sont pas des séquences de signes…
On peut penser qu’Alain Brossat n’a pas oublié le sens des hétérotopies (comme il le dit lui-même, p. 49-50, selon un concept qu’il reprend à Foucault en lui donnant un vrai destin) et qu’il a même une « prédilection » pour les films. Sans doute est-ce pourquoi ses lectures de film sont taillées comme des « haikus » distribués au vent, et dont la légèreté quasi-hypnotique permet davantage de cerner les régimes d’hostilité qu’il a repérés.

Ulysse  « enchaîné »
Reste que Le silence de la mer, ces « hétérotopies ciné-littéraires » appellent la fable d’Ulysse qui nous apparaît comme le fil conducteur le plus profond et le plus « silencieux » du livre de Brossat : son immémorial, l’aura dans laquelle il baigne.
Le livre de Brossat laisse transparaître par sa traversée géographique, topologique – qui est l’Odyssée du vingtième-siècle (avec ses exploits, ses guerres) -  les silences que l’on doit imposer aux Sirènes. Car en refusant que l’ennemi nous impose ses conditions, Brossat nous indique qu’on se rend  capable  de créer des murs, des écrans, des fables, qui sont autant de barrages à des sollicitations menaçantes, oppressantes. Il s’agit moins ici de se protéger (qui est la logique immunitaire de notre société), que de  faire plier, d’obliger l’ennemi  à se montrer tel qu’il est.
Tel Ulysse qui a eu à se battre contre les Sirènes (10), et su leur imposer « le silence » (11), Brossat sait comment déjouer les pièges de la démocratie ou de toute société immunitaire – entendue comme paradigme du vivantisme – c’est-à-dire ses « charmes » : il utilise pour cela, dans son livre, des artifices, des ruses qu’il n’a de cesse de glisser entre elle et nous ;  il sait aussi déceler les visages changeants des ennemis d’aujourd’hui et d’hier, il sait reconnaître les traits changeants des Sirènes, les classer.
On peut même parler d’un bestiaire où enfermer ces animaux marins, « dénaturés ». Cette classification hétéroclite des Sirènes la voici :  les élites japonaises et leurs Aγλαοφήμη (« celle à la réputation brillante ») ;  les nazis et leurs vociférations : Λιγεία (« celle au cri perçant ») ; les médias et leurs discours trompeurs :  Πεισινόη (« celle qui persuade ») ; les chefs d’Etat et leurs chants patriotiques : Θελξιέπεια (« celle qui méduse par le chant épique »).
Les Sirènes sont là et elles changeront encore à l’avenir, affectant toujours de nouvelles paroles, un  jolie minois, mais elles ne pourront à vrai dire jamais bien longtemps cacher leur monstruosité. L’ ennemi  est capable des pires monstruosités comme des mots les plus doux, mais il ne faut pas oublier la vigilance d’Ulysse (Brossat est un Ulysse moderne) et de ses compagnons (nombreux), bâtissant un mur de silence, avec des oreilles de cire, et des gréements solides auxquels on peut s’enchaîner.
Il faut suivre Alain Brossat dans ce combat qui nous mène de la guerre de Sedan à Fukushima, car nous sommes tous des Ulysse potentiels,  nous sommes tous (attachés) sur le même bateau, signe pourtant de l’errance (comme les nefs de fous), même si nous nous laissons souvent piéger, dans les pires abîmes de notre vie, par des sirènes aux visages changeants, qui ne visent toujours que notre oppression.
Ce n’est-ce peut-être pas un hasard, si du fond de son camp, Primo Levi, se souvenait des vers d’Homère, des vers d’Ulysse (chant 26), qu’il récitait à Pikolo, de mémoire, pour lui apprendre l’italien, mais aussi pour se bâtir une forteresse intérieure. Le choix des enfers, plutôt que des Sirènes, est là sans importance : certaines fables sont « immémoriales » (12).
Joachim Dupuis
Le silence des Sirènes / 2014
(à propos du livre d’Alain Brossat : Peut-on parler avec l’ennemi ?)

The-Time-Machine-Poster

1 Le terroriste étant l’ennemi qu’on ne voit pas venir, le « corps étranger » dans le tissu démocratique.
Qui, dans son séjour en Allemagne, en 1933, ne perçoit pas vraiment ce qui est en train de changer : la tête rivée dans la conscience transcendantale de Husserl, il ne semble pas avoir plus d’attention pour la politique que pour les intellectuels de Berlin (en contraste, on pensera à Daniel Guérin, qui traverse à vélo l’Allemagne, et sait reconnaître le danger à venir dans les « bruits de  bottes » et dans les changements vestimentaires – « chemises brunes » : cf. La Peste brune).
Aujourd’hui ils ne sont plus dans les airs, ils sont quasiment chez eux, devant un écran, contrôlant les drones – à deux pas de la maison familiale. Cf. Théorie des drones, de Grégoire Chamayou.
4 Notes de Hiroshima, p.23-24
On retrouvera ce même mépris, bien que pour des raisons différentes, manifesté par l’Etat d’Israël par rapports aux « survivants » ashkénazes.
C’est nous qui soulignons.
On peut donner un équivalent cinématographique de ce livre, avec Inglourious Basterds de Tarantino. Le début du film est parfaitement exemplaire de la démarche d’Alain Brossat, même s’il met plutôt en avant ce qui arrive quand on écoute les Sirènes. Cette scène est vraiment inoubliable, car elle est une montée progressive vers l’horreur, et tout cela par les mots. En effet, le début du film met en scène un nazi arrivant dans une ferme, qui souhaite juste engager la conversation avec le maître des lieux : il lui parle en français, pour le charmer, puis lui demande s’il peut parler en anglais – prétextant les difficultés de la langue de Racine. Cette conversation qui cherche d’abord à charmer le propriétaire en lui prouvant le goût de la « culture » française (pourtant son ennemi) est en fait un artifice, une ruse pour « obliger » le fermier à révéler ceux qu’il cache dans sa cave – eux qui écoutent la conversation sans la comprendre (es Juifs). Le nazi est un chasseur qui cherche donc à ce que le fermier « parle ». Celui-ci finalement cède devant la menace qui entoure ses filles, mais une jeune fille de la cave s’échappe : le nazi crie, alors, avec un rire sardonique le nom de Shoshana ! Ainsi se termine la scène inaugurale. La Sirène nazie (qui crie) peut bien prendre l’aspect de l’homme distingué, elle n’en est pas moins un monstre!
On a deux séries qui s’articulent, s’engrènent : la série qui tient aux livres : Barrès-Vercors- lectures de Vercors (Sartre-Koestler) ; la série qui tient aux films : Renoir-Skolimowski-Imamura-Leacock…
On préférera son autre visage : le théoricien de l’imagination (cf.L’imaginaire).
10 Odyssée XII, 39 et suiv.
11 On sait comment le thème des Sirènes d’Homère sera exploité plus tard par Hygin (ou même par Kafka) : elles ne s’en remettront pas, comme la plupart des créatures monstrueuses de Poséidon, d’ailleurs.
12 Sur cette dimension de l’immémorial voir Walter Benjamin, notamment ses textes sur l’aura (qu’on trouve déjà dès son étude sur les « Affinités Electives » de Goethe jusqu’aux « thèmes beaudelairiens »).

Subjectivité et vérité / Michel Foucault

Je choisirai l’étude d’un texte qui porte sur le rêve. Après tout, il faut se rappeler que le rêve constitue, pour la question des rapports entre vérité et subjectivité, évidemment un point stratégique, une épreuve privilégiée. Le rêve (ses images fugitives, illusoires, etc.), vous le savez bien – c’est un principe que peu de cultures ignorent –, constitue, pour la vérité, une surface d’affleurement. Plus précisément encore, l’illusion par laquelle le sujet est enchanté, enchaîné par le rêve, [et] dont il s’affranchit de lui-même dans le mouvement spontané du réveil, cette illusion, dans la plupart des cultures, est censée dire la vérité d’un sujet, en tout cas lui dire une vérité qui, la plupart du temps, le concerne lui. Parfois même, cette illusion, par laquelle le sujet est enchanté et dont il s’affranchit par le réveil, est chargée de dire au sujet la vérité de ce qu’il est lui- même, la vérité de sa nature, la vérité de son état, la vérité aussi de son destin, [puisque] le rêve lui dit ce qu’il est déjà et ce qu’il va être dans un temps qu’il ne perçoit pas encore. Donc le rêve comme point stratégique, épreuve privilégiée dans le rapport vérité- subjectivité, est, non pas sans doute une constante transculturelle, mais une idée, un thème récurrents dans un nombre considérable de cultures.
Pour le problème qui me concerne, c’est évidemment dans le seul Occident que je vais me placer, et sous l’angle de ce qui est la constitution du savoir, un savoir à statut, prétention, présomption scientifiques. Et je dirai que, en deux ou trois de ses moments principaux, le savoir occidental a bien rencontré le problème du rêve, et au moment précis où il s’agissait de redistribuer, réévaluer le dispositif des rapports entre vérité et subjectivité, vérité et sujet. Ainsi lorsqu’il a fallu répondre à la question : comment est-il possible de concevoir que la vérité (la vérité vraie du monde, la vérité de l’objet) vienne à un sujet ? Lorsqu’il a fallu poser la question de savoir comment le sujet peut être certain d’avoir accès à la vérité, comment il peut détenir la vérité de la vérité, à cette question, contemporaine de la fondation de la science classique, on n’a pu répondre qu’en traversant le problème, l’hypothèque et la menace du rêve. Il a fallu affranchir le sujet de l’éventualité du rêve, il a fallu lui garantir qu’effectivement il ne rêve pas quand il a accès à la vérité, ou que, en tout cas, l’accès qu’il a à la vérité ne peut être menacé ni compromis par l’éventualité du rêve. Pour que le sujet, en tant qu’il est capable de penser la vérité, puisse devenir élément fondamental dans le développement du savoir, pour que le sujet puisse être sujet d’une mathêsis (une mathêsis qui peut valoir partout, pour tout le monde, une mathêsis universelle), faut-il encore qu’il soit affranchi du rêve. Problème qui n’était pas simplement le problème de Descartes, mais dont Descartes donne l’expression évidemment la plus radicale au XVIIe siècle. Vous retrouvez le problème du rêve, mais sous une forme différente, à l’âge critique, depuis la fin du XVIIIe siècle et tout au long du XIXe siècle. Car, après tout, la question qui s’est posée à ce moment-là – vous la retrouvez évidemment très implicitement chez Kant, beaucoup plus chez Schopenhauer et très clairement chez Nietzsche – était : mais est-ce que la vérité de la vérité est vraie ? Ne pourrait-on pas penser que la vérité de la vérité n’est pas vraie, qu’à la racine de la vérité il y a autre chose que la vérité elle-même ? Et si la vérité n’était vraie que sur fond [de cet] enracinement dans quelque chose qui est comme l’illusion et le rêve ? Et si la vérité n’était finalement qu’un moment de quelque chose qui n’est que le rêve ? Et puis vous retrouvez encore une fois [ce thème du rapport entre] subjectivité-vérité et rêve avec Freud, lorsque s’est posée la question : comment peut-on connaître la vérité du sujet lui-même, qu’en est-il de la vérité du sujet, et ne serait- ce pas à travers ce qu’il y a dans le sujet de plus manifestement illusoire que se dit ce qu’est la vérité la plus secrète du sujet ? De sorte que lorsqu’il s’agit de fonder l’accès du sujet à la vérité, de s’interroger sur la vérité de la vérité ou encore de chercher ce qu’est la vérité du sujet, de toute façon le problème, la thématique du rêve réapparaissent. Explicitement ou en sourdine, la question du rêve a couru tout au long de l’histoire des rapports entre subjectivité et vérité, avec des moments particulièrement forts, les moments où ces rapports entre subjectivité et vérité se réorganisaient et modifiaient leur dispositif d’ensemble.
C’est à cause de ce que je crois être la position stratégique du rêve par rapport à ce problème des relations sujet-vérité que j’ai voulu commencer par l’étude d’un texte qui concerne le rêve, texte qui bien entendu se rapporte à la période que je voudrais étudier, c’est-à-dire cette période où ce qu’on appelle le paganisme et ce qu’on appelle le christianisme – avec bien entendu tous les points d’interrogation et tous les guillemets que j’ai soulignés – se rencontrent, se croisent, s’affrontent, se délimitent et surtout s’enchevêtrent, un texte donc qui date du IIe siècle de notre ère. Ce texte a aussi l’avantage d’être paradoxalement le seul texte complet qui nous reste d’un genre qui pourtant était familier à l’Antiquité, et qui est l’onirocritique (l’interprétation des rêves). C’est le fameux texte d’Artémidore, qui a été traduit par Festugière il y a quelques années, et qui constitue une sorte de petit manuel, ou à dire vrai d’encyclopédie de l’interprétation des rêves.
L’autre raison pour laquelle j’ai choisi de commencer par ce texte, c’est que le type de document auquel je voudrais m’adresser dans cette étude sur les rapports entre subjectivité et vérité, c’est en somme les arts de vivre. Les arts de vivre (arts de régler sa conduite, arts de se prendre en main, technologies de soi-même en quelque sorte), c’est bien cela qui devra constituer le domaine de l’investigation. L’onirocritique bien sûr n’est pas un art de vivre, l’onirocritique n’est pas exactement un art de la conduite. Mais, comme vous allez le voir quand on entrera un peu plus dans le détail, l’onirocritique n’est pas simplement une manière de déchiffrer la petite ou la grande part de vérité qui peut se cacher dans les illusions du rêve, c’est aussi une certaine manière de définir quoi faire avec son rêve, quoi faire, dans la veille, de cette part obscure de nous-même qui s’illumine dans la nuit. Lorsque l’on est éveillé, on ne peut pas ne pas être le même que celui qu’on était quand on dormait, et le sujet rêveur que j’ai été, comment est-ce que je dois l’insérer, l’intégrer, lui donner sens et valeur dans ma vie éveillée ? L’onirocritique ancienne, c’est cela : une manière de vivre, une manière de vivre en tant que, pendant au moins une partie de ses nuits, on est un sujet rêveur.
L’autre raison encore pour laquelle j’ai choisi ce texte d’Artémidore, c’est que l’auteur, dont on sait d’ailleurs peu de choses, est tout de même quelqu’un sur qui on a deux types d’informations. La première, c’est qu’il a plus ou moins été inspiré par le stoïcisme. Un certain nombre de passages – quelques-uns, d’ailleurs, qu’on aura à étudier d’un peu plus près – manifestent son appartenance à l’école stoïcienne, ou en tout cas la proximité dans laquelle il se trouvait par rapport à un travail philosophique, une réflexion philosophique sur la vie et la morale qui appartiennent précisément au domaine que je voudrais étudier plus particulièrement. Et puis, tout en étant philosophe, tout en étant imprégné de philosophie stoïcienne, tout en se donnant effectivement comme, à la limite, un théoricien du rêve, théoricien des fondements de l’onirocritique, Artémidore est quelqu’un qui apporte des éléments très nombreux de ce qui pouvait constituer l’interprétation traditionnelle et en quelque sorte populaire des rêves. Dans un passage de la préface, il donne d’ailleurs, de la méthode qu’il a employée pour bâtir cette onirocritique, un récit très intéressant où il se montre lui-même faisant, à travers tout le bassin méditerranéen, une véritable enquête quasi ethnologique sur l’onirocritique, sur la manière dont on interprétait les rêves à son époque. Il dit, pour [s’en] expliquer : Pour moi, il n’y a pas de livre d’onirocritique que je ne me sois procuré, et ceci au prix de grandes et de longues recherches. Mais encore, bien que les devins de la place publique soient généralement décriés et traités de charlatans, d’imposteurs par les gens graves, malgré leur mauvaise réputation je les ai fréquentés, et ceci pendant de longues années, acceptant d’écouter des vieux songes et la manière dont ils ont été accomplis (c’est-à-dire dont effectivement ils ont manifesté leur valeur pronostique), et cela en Grèce, en Asie, en Italie et dans de nombreuses villes. Il n’y avait pas, conclut Artémidore, d’autre moyen pour être exercé dans cette discipline. On a donc, dans ce texte, à la fois le recueil d’une tradition onirocritique qui était sans doute fort ancienne et en tout cas fort répandue au IIe siècle, et en même temps, une réflexion, une élaboration de type philosophique autour de cette pratique, du sens qu’elle avait et de la manière dont on pouvait lui donner fondement et justification. Dans cette mesure-là, ce texte regarde dans deux directions en ce qui concerne le temps : d’une part, il porte certainement, très vraisemblablement, témoignage de quelque chose qui est fort ancien et remonte sans doute assez loin dans les siècles. Jusqu’à un certain point, il peut donc valoir comme témoignage d’une pensée ou d’une morale beaucoup plus anciennes que celles de l’époque où vivait son auteur. D’un autre côté, il représente aussi déjà quelque chose comme une réflexion relativement moderne par rapport à cette tradition, il tente une réflexion philosophique, stoïcienne, théorique, sur la morale, sur les différents problèmes ou aspects de la vie qui sont évoqués à travers ces rêves.
Autre raison encore d’étudier ce texte, c’est tout simplement parce que quatre chapitres entiers sont consacrés aux rêves à contenu sexuel. Et dans la mesure où c’est à propos de cette « sexualité » a que je voudrais étudier les rapports entre subjectivité et vérité, vous comprenez bien que je veuille parler de ces chapitres-là. Ces chapitres constituent en effet, dans la littérature grecque et romaine que nous possédons actuellement, le seul document qui nous présente un tableau à peu près complet des actes sexuels, des relations sexuelles, réelles, possibles, imaginables, etc. C’est une présentation systématique de l’ensemble de la vie sexuelle (« sexuelle » au sens contemporain du terme) sous sa forme la plus élémentaire, un tableau des actes, des gestes, des relations, et sur un ton relativement objectif dans la mesure où il ne s’agit évidemment pas, pour Artémidore, de pratiquer une élision littéraire qui lui éviterait de dire les choses trop crûment. Il les dit comme elles sont, ce n’est pas une œuvre littéraire. Ce n’est pas non plus une œuvre de philosophie morale, du moins directement, on y reviendra. Aucune indignation, aucun cri, sauf sur certains points de répulsion. Il dit les choses telles qu’elles se présentent dans le rêve. Le fait qu’il décrive non pas tellement les conduites réelles que leur représentation rêvée lui permet de développer avec une relative sérénité un tableau relativement complet, dans la mesure où on peut être complet dans ce domaine. Il n’en reste pas moins que, même si on a là un tableau d’un certain nombre de rêves possibles concernant un nombre relativement important d’actes sexuels, est-ce une méthode bien prudente que de rechercher, dans ce texte, un témoignage quant à l’éthique sexuelle du IIe siècle de notre ère, et éventuellement d’une période antérieure – si tant est que ce texte en effet reflète ce qui se disait, ce qui se pensait non seulement au IIe siècle, mais sans doute aussi dans une tradition antérieure transmise de génération en génération ?
En fait, si j’ai retenu ce texte, c’est que, à travers l’analyse qu’il fait des rêves à contenu sexuel, à travers cette interprétation en principe objective (voilà ce qu’on peut rêver/voilà ce que ces rêves veulent dire), il laisse transparaître un système appréciatif. Non pas bien sûr qu’il y ait des jugements explicites portés par Artémidore sur chacun des actes sexuels qu’il évoque parce qu’on peut les rencontrer dans un rêve. Mais il y a tout de même un système interprétatif qui apparaît de deux façons. D’abord [du] fait, tout simplement, qu’un acte sexuel rêvé aura pour Artémidore une valeur (diagnostique ou pronostique) favorable ou défavorable selon que l’acte représenté aura une valeur morale positive ou négative. En termes clairs, soit un acte sexuel quelconque, si cet acte sexuel est moralement bon, il aura une valeur pronostique favorable (l’événement dont il sera le signe sera favorable pour le sujet). En revanche, s’il a une valeur morale négative, l’événement annoncé sera défavorable. On a là un principe général de l’interprétation d’Artémidore, qu’il n’a pas d’ailleurs pas dû inventer mais qu’il a repris à une vieille tradition. Il le dit en tout cas d’une façon très claire : C’est un principe général que, [dans] les visions de rêve, tous les actes qui sont conformes à la nature, à la loi, à la coutume, tous les actes [aussi] qui sont, comme il dit, « conformes au temps » (et il veut dire par là : adaptés au moment auquel il faut les faire, conformes au principe du kairos, de l’occasion) –, tous ceux qui sont conformes aux noms (il veut dire par là : les actes qui portent un nom favorable), eh bien, tous ces actes-là sont de bon augure. Alors que les visions contraires – toute représentation par conséquent de quelque chose qui n’est pas conforme à la nature, à la loi, à la coutume, au temps, aux noms – sont au contraire de valeur funeste et sans profit. Il ajoute bien entendu, et on le verra d’ailleurs dans les analyses sur ces rêves à contenu sexuel, que ce n’est tout de même pas un principe universel et qu’il arrive quelquefois que la représentation de quelque chose de tout à fait mauvais moralement puisse malgré tout, au prix d’un certain nombre de circonstances supplémentaires, de données additives, signifier, annoncer quelque chose de positif. Mais c’est en somme relativement rare. Et à partir du moment où, pour Artémidore, ce qui est moralement bon annonce quelque chose qui est favorable, il suffit, quand on lit son interprétation des rêves à contenu sexuel, de voir quels sont les actes sexuels qui annoncent quelque chose de favorable pour le rêveur, et on comprendra que, à ce moment-là, pour Artémidore, pour l’univers moral auquel il appartient, pour la tradition qu’il représente, tel acte sexuel soit moralement bon ou en tout cas moralement acceptable. On a donc, par le sens même qu’Artémidore donne à chaque rêve, la possibilité de retrouver les distributions et les hiérarchies morales des actes sexuels dont il parle.
La seconde raison qui, à travers cette analyse, [donne accès à] une sorte de système éthique des actes sexuels, c’est le fait que, en dehors même de leur valeur ponctuelle, individuelle, la manière dont Artémidore regroupe, classe les différents actes sexuels permet de retrouver une sorte de hiérarchie de valeurs ou de distribution globale, en tout cas, des grandes valeurs dans l’activité sexuelle. Par exemple, la divisiona qu’il fait entre ce qui est conforme ou pas à la loi, ou à la nature, nous permet de reconstituer un peu, d’une façon globale au moins, le système des valeurs morales qui sont affectées au comportement sexuel. Disons d’un mot que le texte d’Artémidore ne représente évidemment aucunement de manière directe un code légal ou moral. Il n’y a d’ailleurs, dans la littérature grecque ou romaine, aucun code légal ou moral quadrillant l’ensemble de ce que nous appelons les conduites sexuelles. Cette idée, cette possibilité même d’un code moral général quadrillant les conduites sexuelles est quelque chose qui n’apparaîtra qu’avec ([et tard] dans l’histoire même du christianisme) les traités de confession – pas même les premiers, mais ceux que l’on verra se développer et se multiplier à partir du XIIe siècle. Avant cela, il n’y a pas de code général des actes sexuels. Donc le texte d’Artémidore n’est pas un code légal ou moral. C’est un document indirect qui, tout en n’ayant pas pour projet de faire la loi [mais] simplement de dire le sens, de dire la vérité, permet peut-être d’apercevoir un système appréciatif tel qu’il existait à l’époque d’Artémidore, tel qu’il existait aussi vraisemblablement bien avant lui puisqu’il est le reflet d’une tradition.
Alors comment se fait, dans le texte d’Artémidore, l’interprétation des rêves, et plus particulièrement l’interprétation des rêves sexuels ? D’une façon générale, Artémidore distingue deux formes – je reprends les mots employés dans la traduction de Festugière – de « visions nocturnes » (ce que nous appelons rêves), qui nous permettent de faire les distinctions nécessaires. Donc, deux catégories de visions nocturnes. [Premièrement,] la catégorie des enupnia, des choses qui se passent dans le sommeil, ce que Festugière traduit par les « rêves » proprement dits. Les rêves proprement dits, eux, traduisent tout simplement un certain état actuel du sujet, les affects, les passions, les états de l’âme et du corps du sujet rêveur au moment même où il rêve. Par exemple, si un sujet a faim, il va [faire un] rêve qui traduira immédiatement la sensation de faim qu’il éprouve. De même s’il a peur, de même s’il est amoureux. Disons que ces enupnia, ces rêves proprement dits, ont simplement une valeur diagnostique pour déchiffrer l’état présent, et éventuellement l’état passager du sujet qui rêve. Deuxième catégorie, ce sont les oneiroi, [terme] que Festugière traduit par « songes ». Les oneiroi (les songes) montrent, eux aussi, ce qui est (to on, l’étant). Mais ils disent, non pas ce qui est au sens d’un état passager de l’âme et du corps du sujet, mais ce qui est inséré dans la trame inévitable du temps, ce qui est dans le futur, ce qui est inscrit dans le déroulement général de l’ordre du monde. Le to on s’oppose donc par conséquent à ce que serait l’affect, l’état du sujet, tout réel que soient d’ailleurs cet état ou cet affect. Dans la mesure même où les songes (les oneiroi) disent l’étant (to on), ils agissent sur l’âme, ils la poussent vers ce futur qu’ils annoncent, dans la mesure en effet où l’individu et l’âme elle-même font partie de cet enchaînement général du monde. Il y a comme une sorte d’appel ontologique qui est fait par le rêve, appel, venant du monde lui-même et des éléments d’être qu’il y a dans le monde, vers l’âme. Le rêve n’est pas autre chose que cette sorte d’appel de l’être futur vers l’âme à laquelle il s’annonce. Et ce mécanisme du rêve, de l’oneiros qu’Artémidore explique, il le justifie, ou il le cautionne si vous voulez, [par] une série de jeux de mots qui expliquent très exactement ce qu’il entend par oneiros. Le mot oneiros, dit-il, vient premièrement de : to on eirein. C’est-à-dire que l’oneiros (le rêve) dit l’étant, dit ce qui est. Deuxièmement, le mot oneiros vient de oreignein, qui veut dire : attirer, appeler, tirer ou pousser. Et puis il y a le nom Iros, qui désigne dans l’Illiade, chez Homère, un messager. Le rêve est un messager qui tire l’âme en lui disant le vrai, en lui disant ce qui est.
De là, pour l’onirocritique, deux conséquences. La première forme de vision nocturne dont je vous parlais (enupnion : le rêve) n’est rien autre chose que la traduction de l’état de l’âme et du corps. Cet enupnion a surtout une valeur médicale, pour soi-même et pour le médecin. Il permet de savoir de quel mal on souffre. Et que ce type-là d’analyse onirocritique ait existé dans l’Antiquité, on en a des exemples ailleurs que chez Artémidore. Chez Galien par exemple, vous trouvez plusieurs exemples de diagnostics médicaux qui ont été portés par un médecin [grâce à] l’analyse d’un rêve au sens d’enupnion, dans la mesure où le rêve est une traduction immédiate d’un état d’âme ou d’un état du corps de l’individu. C’est le premier usage, médical. Mais lorsqu’il s’agit non pas d’un enupnion mais d’un oneiros, lorsqu’il s’agit donc de ce quelque chose qui annonce à l’âme l’étant, le vrai, et qui la tire vers lui, évidemment l’analyse ne va pas se faire de la même façon. Ce n’est plus une analyse diagnostique, c’est une analyse pronostique. Et ce rêve-messager, qui s’adresse à l’âme pour lui dire ce qui est, il faut le déchiffrer. Il y a deux possibilités pour cela. Soit le rêve dit tout clairement, et montre, en quelque sorte comme du doigt, en image directe, ce qui va se passer. C’est le songe dit « théorématique », qui au fond n’a même pas besoin d’interprétation. Il suffit de le recueillir et de s’en souvenir, on sait ce qui va se passer. Mais il y a bien d’autres cas dans lesquels cette annonce à l’âme de ce qui est, se fait par un rêve qui n’est pas directement la représentation de ce qui va se passera. Il existe simplement une relation analogique, c’est-à-dire que l’image rêvée ressemble à ce qui va se passer. Artémidore le dit en termes exprès : l’interprétation des songes ne consiste, à ce moment-là, en rien d’autre qu’à mettre à côté l’une de l’autre des choses semblables (la représentation du rêve et l’événement auquel il [réfère][...]).
Ce domaine d’analogie est très clair, très cohérent. D’une façon générale, à quoi un rêve sexuel se rapporte-t-il, quel est le type d’événement qu’il annonce, quel est le type d’étant auquel il réfère ? Bien sûr, au destin individuel (santé, maladie, mort), mais c’est encore le cas le plus rare. Le domaine de vérité, le domaine de réalité, le domaine d’être auquel réfère le rêve sexuel, ce qu’il annonce en fait de réalité, c’est essentiellement la vie que nous dirions sociale, la vie politique, la vie économique au sens ancien du terme. C’est de la gestion de [notre] propre existence dans la cité, dans la maison, dans la famille ou dans le corps politique, que parle le rêve sexuel. Prospérité ou revers financier, succès ou insuccès dans les affaires privées ou dans les affaires publiques, fortune ou infortune dans la carrière politique, accroissement des biens ou au contraire perte, aisance ou appauvrissement de la famille, mariage honorable ou au contraire mariage peu avantageux ou dont on aurait honte, changement de statut social : c’est tout cela dont parle le rêve sexuel. D’une façon très nette, le songe sexuel a une signification économique et politique. Il parle de la manière dont se déroule la vie, aussi bien dans l’espace de la cité que dans celui de la maisonnée, la maison, la famille. Projection donc de ce que nous appelons le sexuel sur le social.
Pour expliquer cela, il faut évidemment tenir compte d’un certain nombre de choses. D’une part, [du fait] que c’est globalement le style d’analyse d’Artémidore dans cette onirocritique ; les rêves sexuels ne sont vraiment pas les seuls à avoir cette valeur – ils l’ont d’une façon un peu plus accentuée que les autres pour [une] raison sur laquelle je reviendrai. [D’autre part,] il faut tenir compte [aussi] du fait que cette onirocritique d’Artémidore prend nécessairement le point de vue de l’homme, du mâle adulte, père de famille, du mâle qui a une activité sociale, politique, économique. Le rêveur, dans toute cette onirocritique d’Artémidore, est toujours l’homme adulte, père de famille, responsable, etc. Ce qui, bien entendu, renvoie au statut de la plupart des discours sur le sexe qui [adoptent] le point de vue de l’homme et de l’homme seulement – trait général de culture. Mais cela renvoie, aussi et surtout sans doute, au rôle de ces sortes d’ouvrages [dont] celui d’Artémidore [est représentatif]. Comme je vous le disais en commençant, l’onirocritique ne doit pas être considérée comme une simple curiosité ou une simple spéculation. Ce n’est pas un art marginal que quelques individus plus ou moins crédules pratiqueraient ou par lesquels ils se lais- seraient séduire. L’onirocritique, c’est une pratique qui doit aider et aide effectivement les hommes à se conduire. Comprendre ses rêves, savoir pourquoi on a rêvé et quelles sont les conséquences que l’on en doit tirer dans la vie quotidienne, gérer les affaires de la réalité en tenant compte, chacun pour soi, de la part de nuit qui appartient à, qui est inscrite au cœur de notre existence, c’est la raison d’être de l’onirocritique. Dire ses rêves, comprendre ses rêves, c’est indispensable pour un bon père de famille. Les surréalistes disaient : « Parents, racontez vos rêves à vos enfants ! » Eh bien, Artémidore dirait : Pères de famille, n’oubliez jamais vos rêves, n’oubliez pas de raconter vos rêves et allez consulter ceux qui savent interpréter vos rêves, car vous ne pourrez bien gérer vos affaires qu’à la condition que vous sachiez très bien ce que vous avez rêvé, pourquoi vous l’avez rêvé, ce que ça annonce, et ce qu’il faut en faire dans votre vie quotidienne. C’est un livre de père de famille, et bien entendu à cause de cela il est normal que tous les rêves, sexuels ou pas d’ailleurs, soient référés à cette réalité qu’est la vie sociale, politique, économique.
Mais je crois que les rêves sexuels sont rapportés à ce domaine de réalité d’une façon plus précise et avec plus d’insistance que les autres. Il est en effet tout à fait significatif que, à propos de ces rêves sexuels et non pas à propos des autres bien sûr, Artémidore fasse jouer un fait linguistique qui est assez clair et évident, c’est-à-dire la polysémie, l’ambiguïté de sens économico-sexuel de beaucoup de mots grecs. Dans son analyse des rêves, Artémidore fait valoir par exemple que sôma veut dire le corps, corps avec lequel on a des rapports sexuels, mais sôma veut dire aussi bien les richesses, les biens que l’on possède. Ousia, c’est la substance. La substance, ça peut aussi bien vouloir dire la substance même de la richesse, la fortune qu’on possède, [que] la substance fondamentale de l’être humain, de l’organisme, la semence (porter une semence). Blabê veut dire un dommage, aussi bien un revers de fortune, une perte d’argent, [qu’]un revers dans la carrière politique. Mais c’est aussi le fait que l’on a été agressé sexuellement et plus généralement encore le fait qu’on a été, plus ou moins volontairement, passif dans un rapport sexuel. L’ergasterion, c’est l’atelier, mais c’est aussi la maison de prostitution, le bordel. Le mot qui désigne la contrainte, comme lorsqu’on est contraint de payer une dette à celui dont on est le débiteur, c’est le même qui est employé pour désigner le fait qu’on éprouve un besoin contraignant de faire l’amour et de se libérer en tout cas de l’excès de sperme que le corps a trop longtemps retenu, a conservé en lui. On se libère de cette dette comme on se libère du sperme, etc. Et Artémidore fait reposer une grande partie de son analyse des rêves sur cette polysémie économico-sexuelle propre à langue grecque.
Donc on peut dire qu’à travers cette analyse d’Artémidore on voit percer quelque chose, que l’on peut retenir au moins pour l’instant à titre d’hypothèse, qui est ce qu’on pourrait appeler la conaturalité pour les Grecs du sexuel et du social. Avoir un rapport sexuel sous telle ou telle forme ou avec tel ou tel partenaire, et avoir une activité dans la société à l’intérieur de sa famille ou dans la cité, acquérir telle ou telle richesse, faire tel ou tel profit, subir tel ou tel revers dans les affaires privées ou publiques, c’était au fond pour les Grecs, ou en tout cas pour toute une tradition, [à laquelle] Artémidore au IIe siècle fait encore écho, presque la même chose. En tout cas, cela relevait de la même dimension, cela appartenait à la même réalité. Il y avait comme une communication immédiate, une analogie naturelle, puisque c’est bien d’analogie naturelle qu’il s’agit dans ce type d’interprétation, entre l’activité sexuelle et l’activité sociale en général. Je crois que ceci est important à saisir, dans la mesure où c’est très différent d’une perspective comme la nôtre où, bien entendu, dans notre onirocritique à nous – celle qui s’est développée évidemment tout au long du XXe siècle, mais celle [aussi] qui avait déjà commencé à se développer avant –, c’est toujours le social qui tend à être une métaphore du sexuel. Et à tout rêve à contenu social, parlant de revers de fortune, de succès politique, on demande quelle vérité sexuelle il cache. Dans l’onirocritique d’Artémidore, c’est exactement le contraire. À un rêve sexuel on demande la vérité politique, économique, sociale qu’il dit. Dans notre onirocritique à nous, cette possibilité de décoder en termes sexuels des contenus sociaux du rêve repose sur le postulat qu’il y a une discontinuité de nature entre le sexuel, ou en tout cas le désir, et le social.a Il a fallu entre [les rêves] et leur contenu [un] barrage, il a fallu une hétérogénéité de principe et tous les mécanismes de répression et de conversion, pour permettre de faire dire à l’un la vérité de l’autre. Au contraire, dans l’onirocritique grecque, on a affaire à une sorte de continuum du social et du sexuel, continuum dans lequel la polysémie du vocabulaire sert d’échangeur permanent. C’est là le cadre général dans lequel on peut interroger le texte d’Artémidore.
Michel Foucault
Extrait de la leçon du 21 janvier 1981 / notes absentes
Sur le Silence qui parle
Présentation de l’Abécédaire Foucault / Alain Brossat / Marco Candore / Librairie Texture 27 juin Paris
Abécédaire Foucault / Alain Brossat
Abécédaire d’un mort-vivant / Joachim Dupuis
Catégorie Foucault

le-Corps-Collectif

photo : le Corps collectif

Abécédaire d’un mort-vivant (à propos du dernier livre d’Alain Brossat) / Joachim Dupuis

À Alain Brossat, pour ce qu’il m’a apporté

Depuis L’Abécédaire de Deleuze (1), les lecteurs de philosophie ont entendu parler de cet exercice avant tout rhétorique qui consiste à égrener les lettres de l’alphabet pour dégager des notions, des idées, des concepts.  Avec l’Abécédaire Foucault, Alain Brossat nous convie à une tout autre approche qu’un exercice de style, un jeu universitaire. Le livre n’a pas pour objet de présenter les différentes pièces d’une pensée, celle de Michel Foucault, qui, on le voit depuis peu, est maintenant en odeur de sainteté auprès des universitaires et du grand public. Ce Foucault bien vivant, porté par l’Université, et dont on pourrait se faire une « image mentale », Brossat n’en veut pas. Il a toutes les bonnes raisons pour lui : « comprendre » Foucault, ce n’est pas en savoir le plus possible sur lui, sur ses idées, c’est reconduire un geste qui a été le sien, c’est ouvrir un « espace de dispersion », un champ de bataille.
Alain Brossat ici se montre en combattant aguerri, mais pour quel combat ?, se demandera-t-on. Celui justement qu’il faut mener aujourd’hui, à propos de notre époque, nous qui sommes si protégés, si immunisés par « le vivantisme » de la démocratie actuelle, que nous avons oublié que nous avions quelque chose qu’elle ne peut attraper (au sens où on parle d’attraper une maladie). La vie n’est pas ce qui refuse la mort, mais plutôt la « ligne de fuite hors du vivant pur et simple ». Nomadisme, s’il en est.
Chaque lettre est ici l’occasion d’une bataille menée, avec l’aide d’un autre combattant disparu, Michel Foucault, non pour le salut de nos âmes (L’État ou l’Église s’en chargeront),  mais pour ne pas oublier notre condition ou plutôt notre devenir mort-vivant. Vivre c’est moins être hanté par des souvenirs, des rêves, ou des « images » que notre société forge, qu’être capable de leur résister, de laisser venir les traces d’autres lieux, d’autres époques.

ABÉCÉDAIRE D’UN DISPARU
Apparemment, le choix du titre proposé par Alain Brossat pose la nécessité impérieuse de donner la leçon, une leçon sur Foucault. Mais n’est-ce pas une ruse ?

L’ordre des lettres
Une leçon, un ordre du discours ? C’est d’abord une question de langue qui nous y fait songer. Qu’est-ce qu’un abécédaire ?  Un abécédaire, c’est un support visuel (affiche ou tableau) présentant un alphabet et un texte, destinés à l’apprentissage. Ce sont donc des instruments mis à la disposition des enfants pour leur propre usage. C’est donc un moyen pour apprendre à lire.
Il est clair que le livre n’est pas un abécédaire comme les autres (dont l’usage traditionnel a disparu) : il n’est pas ici destiné à nous apprendre à lire, mais plutôt comme le suggère, dans le titre, le complément « Foucault », porté à nous apprendre le fonctionnement d’une pensée. Faut-il alors comprendre que le livre s’adresse moins à des analphabètes, ou des illettrés qu’à des gens qui manqueraient de culture sur Foucault ? Une sorte de livre « pour les nuls » (il y en a maintenant tout un rayon dans les librairies). Faut-il comprendre ici qu’Alain Brossat se pose en maître d’école en s’adressant à ses lecteurs en quête de savoir philosophique ?
On sait qu’Alain Brossat a fait toute sa carrière comme universitaire et traducteur d’allemand, pourtant ici il ne se pose pas en maître, à la prose délicate, devant des élèves curieux d’en savoir plus, c’est-à-dire un lectorat de philosophes, attendant patiemment la leçon qu’on leur a promise. En effet, en parcourant diagonalement le livre, comme lorsqu’on furète en librairie, on est vite déçu. Les lettres nous conduisent à des sujets bizarres : bocal de Veyne (V), Zoé (Z),  bacille de Yersin (Y), tout cela ne ressemble guère à ce que l’on a pu entendre vaguement à la radio, dans des journaux ou ailleurs de Foucault. On s’attendait plutôt a un classement du type : F, comme Folie, P, comme Prison, H, comme homosexuel, S comme surveiller, etc. Est-ce à dire que le sujet « Foucault » ne se prête pas à un abécédaire ?
Si on s’attarde sur une lettre par exemple, la lettre L (Lupanar), on parle d’art. Puis à la lettre K (Knock), on parle de médecine. On se demande alors si le titre n’est pas une sorte d’attrape-nigaud, un coup de publicitaire pour une maison d’édition qui a besoin de vendre ses livres. On se dit que ce livre aurait pu être mis en sociologie, ou bien même dans un rayon de biologie (bocal, bacille…) bref, on n’est pas convaincu, on ne comprend pas, on est tenté de passer à un autre livre.
Mais admettons qu’on persévère, on lit alors les premiers mots de l’introduction, on est tout d’abord saisi par une perplexité qui confirmera notre malaise (Brossat y parle d’un cauchemar qu’il fait souvent, il s’y voit comme un imposteur au cœur de l’enseignement de la philosophie), et alors on comprendra que ce n’est pas un livre comme les autres, que quelque chose de la pensée se joue avec ce livre.
Alain Brossat en faisant l’aveu de son rêve justifie clairement que ce n’est pas un livre sur la pensée de  Foucault, qu’il n’est pas là pour jouer les maîtres,  mais qu’il a des choses à nous dire, ce qui nécessite une autre forme du discours philosophique, que celle proposée par l’université, où il a pourtant exercé.
L’Abécédaire Foucault ne sera au mieux qu’une sorte de classification d’objets hétéroclites, voilà ce que la pensée nous porte à penser : elle n’est plus un système dans lequel on entre comme un poisson dans l’eau (Marx), ou comme une initiation (Hegel), mais un tas d’objets qu’il faut penser, avec lesquels il faut se colleter.
Un peu comme celle que propose Borges, dans un livre : « les animaux se divisent en: a) appartenant à l’empereur, b) embaumés, c) apprivoisés, d) cochons de lait, e) sirènes, f) fabuleux, g) chiens en liberté, h) inclus dans la présente classification, i) qui s’agitent comme des fous, j) innombrables, k) dessinés avec un pinceau très fin en poils de chameau, l) et caetera, m) qui viennent de casser la cruche, n) qui de loin semblent des mouches ».
Décidément, ce livre n’est pas comme les autres.  De fait, il faut éclairer un peu les choses.

La réception de Foucault
Dans ce livre, on a des textes sur des sujets divers, qui portent parfois sur une notion (Gouvernement), un concept (hétérotopie) de Foucault, parfois sur des sujets d’actualité triviaux (Zoé), tout cela,  mis sous les signes de l’alphabet – son ordre étant choisi comme une sorte de taxinomie, parce que c’est le plus simple :  l’ordre de la langue française, celui de l’alphabet, qui n’impose aucun sens de lecture, puisqu’il s’agit juste d’un ordre de rangement – qu’on apprend justement avec l’abécédaire -, mais qui n’implique rien de plus que cet ordre, d’où le fait qu’on peut partir de la lettre qu’on veut, dans la mesure où l’ordre ne joue pas.
Abécédaire Foucault se limite donc à une présentation qui cherche à ne rien imposer, à ne pas poser une présentation de « Foucault » – comme celui du temps (le régime chronologique que les foucaldiens utilisent) : il cherche à éviter qu’on hiérarchise de quelque façon que ce soit ses concepts, lesquels sont évoqués, utilisés, médités (2), parfois même questionnés par leur absence (notamment le concept de démocratie en D).
C’est avec une attitude d’humilité que Brossat refuse de se poser en donneur de leçons, il choisit la posture d’un « maître ignorant ». Il ne se pose non plus pas en spécialiste de Foucault, dont il a pourtant certainement tout lu et relu des dizaines de fois ; comme ce penseur, il considère que le commentaire est un type de saisie de la pensée qui emprisonne le savoir et qui ne peut donc que nuire à la pensée ; il considère plutôt qu’on ne peut rien dire d’un auteur  sans créer des « doublures » (3).
Ceux qui s’attendaient à découvrir un nouveau livre universitaire sur Foucault (il y en a tellement aujourd’hui) seront déçus, Foucault demeure dans les couloirs de ce livre, un fantôme, une sorte de cadavre ambulant, comme un fou sur une nef, il hante les souvenirs de Brossat, parasite ses idées, mais jamais sur le mode de « la thèse » ; Foucault est plus quelqu’un qui l’aide à mieux penser, un compagnon, au sens où Vernant, ce résistant, l’entendait. Ce qui fait aussi que Foucault apparaît comme une sorte de fantôme dans ce texte, c’est le lieu même qu’il parcourt : on se croirait sur un champ de bataille, on ne sait pas par quoi commencer, ni où aller, on avance à demi-conscient, sonné mais ébloui par les idées que l’on rencontre.
Brossat trouve dans Foucault une nouvelle manière de faire de la philosophie : ce n’est pas  seulement par le choix des matières, une « matière étrangère » (Canguilhem) – une manière de prendre ses distances avec les « objets » de la philosophie universitaire (plutôt que la nef des fous, les lépreux, la folie, l’internement, l’hôpital, la prison, il aurait pu aussi s’intéresser à d’autres choses, comme la douche, le jardin) (4)-, c’est aussi dans la manière de se poser les problèmes, au point de ne pas se laisser reconduire vers les horizons des champs disciplinaires qui anesthésient la pensée par un système d’analogie. Combien nombreux sont les universitaires qui ne font que lancer des balles et attrapent celles qu’on leur lance !
Abécédaire Foucault  se présente comme une série de textes (conférences, articles, textes de circonstances, extrait de journal aussi) produits non par un universitaire (qu’il n’est plus) mais par quelqu’un qui au terme d’une carrière veut pointer l’héritage de Foucault, transmettre non un savoir mais des gestes : chaque texte est un certain geste, un certain combat, chaque texte est animé par un certain sens du découpage, qui refuse la frontière, la séparation entre la vie et la mort qui reconduit une certaine logique de pouvoir qui exclut la mort au profit de la vie, de la santé (5). Au lieu d’un Foucault vivant dans un livre d’histoire, on aura des bouts de peaux, d’ongles, de cheveux, de savon (6), et on se souviendra de ses combats, pas de ce qu’il était, de comment il était.
Le livre de Brossat nous présente ainsi les restes de Foucault. Nous n’aurons pas le « Foucault » en chair et en os (Leib) des phénoménologues. L’abécédaire ne sera pas non plus le lieu des petits secrets et anecdotes sur le penseur, celui des psychanalystes. Le choix de l’abécédaire suggère finalement, plutôt sur un mode ironique, qu’il est impossible de pouvoir mettre en ordre, classifier une pensée comme celle de Foucault sans la détruire, mais aussi qu’on a besoin d’un ordre de présentation : il vaut donc mieux encore, à la limite, se servir de la taxinomie la plus inoffensive, la moins dangereuse pour une telle pensée, et pour sa bonne réception auprès du public : celle des lettres d’un alphabet.
Car dans ce livre de quoi s’agit-il au fond ? D’abord de contester que la réception d’un auteur se fasse en le posant comme un maître à penser : ce qu’a appris Alain Brossat auprès de Foucault, c’est à débusquer les pièges du pouvoir, à sentir les discours trompeurs par lesquels il se donne les atours du maître pacifique, généreux, humaniste, à mordre aussi là où il faut pour faire saigner la pensée qui semble chercher la sécurité des idées reçues, l’abri d’un souterrain, mais comme on le verra, ce livre n’est pas un livre de disciple. Il ne s’agit pas de rendre un dernier hommage à un disparu, plus de trente ans après sa mort. Il s’agit de témoigner d’un art de la guerre.

Repaire perecquien
Abécédaire Foucault postule donc l’ignorance même du supposé donneur de leçon. Alain Brossat ne fait pas un livre qui expliquera à ses enfants qui est Foucault.  Toute sa pensée n’est pas dans un bocal (même de Veyne). Une certaine forme d’humilité – celle qui considère qu’on ne peut contenir une pensée sur des rails – pour Brossat, comme la non-philosophie pour Deleuze,  est la condition sine qua non pour philosopher. C’est que la philosophie se joue au niveau des affects. Les affects n’ont pas besoin de la maîtrise du sens : elles ont pour gardien les lettres (comme la lettre E pour Perec, qui est plus un affect qu’une lettre, surtout par son absence) qui permettent de ne pas tout de suite se laisser happer par le sens, par la tradition avec ses commutateurs, ses circuits de circulation.
Brossat ne veut donc pas dicter sa conduite au lecteur : celui-ci est donc libre de prendre le livre « par le milieu », ou « par la fin », en fait par n’importe quelle lettre.  C’est comme si le livre était son terrier,  qu’il pouvait y déambuler, flâner presque dans ses tunnels ou  ses passages surtout. Car c’est aussi avec Walter Benjamin que ce livre est écrit (cf. Introduction). L’humilité n’est pas ici le refus de savoir, mais la méfiance d’une certaine recherche de la vérité (qui est celle d’un certain jeu des pouvoirs et des savoirs). Il faut plutôt essayer de bifurquer sur les sentiers circulaires (chaque lettre forme avec son texte un cercle), ne pas s’en laisser conter. Ne pas prendre par la main le lecteur, cela veut-il dire qu’il doit s’affranchir tout seul ? Ne serait-ce pas alors nous reconduire vers le rêve utopique d’une autonomie spontanée ? Non.  Les chemins, il faut les emprunter, aussi, dans la souffrance de la confrontation, dans un jeu de mémoire (je dois me rappeler après avoir lu la lettre R que P évoque aussi la plèbe), se perdre au milieu de ses monceaux de cadavres d’idées, ces actes de bravoure… pour peut-être se retrouver au milieu d’autres cadavres. Ce livre est un vrai « no man’s land », on ne peut en dessiner la carte (malgré quelques raccords que nous avons pu faire), mais si on en sort on en sortira « changé ».
La condition pour lire Foucault, c’est non pas se situer du côté des universitaires bien sages, des vulgarisateurs de tout poil, c’est chercher à sortir des frontières,  là où il n’y a rien qui soit tracé. L’abécédaire n’est donc pas une « boîte à outils » (malgré ce qu’en dit la préface), dont le côté ludique et techniciste ne lui convient pas (ni le côté boîte). Si, de jeu, on peut parler, alors ce sera un jeu au sens du dérèglement de la machine universitaire.
Il s’agit de trouer de l’intérieur la « réception » universitaire, de crever la baudruche Foucault, le pape philosophe que les universitaires ont créé de toutes pièces en tentant de raccorder tous les textes avec des bouts de ficelles, oubliant les nœuds. Le projet de Brossat dans ce texte est ni plus ni moins que de dérégler le système universitaire qui s’est articulé à Foucault, pour le vampiriser et réduire sa pensée à la « phase » sujet (l’éthique grecque), qui n’est qu’une de  ses « doublures » sans doute la moins intéressante. L’université a ouvert, dans son hôpital bon marché, le cadavre du penseur  avec un (O)pinel : elle a fait un massacre.
Défendre les lambeaux de chair et d’os de Foucault, ou ce qu’il en reste, plutôt que le vivantisme (7) de la pensée universitaire de Foucault (chirurgie esthétique appliquée à son cadavre) : il fallait bien à Brossat cela pour commencer sa retraite (bien méritée). On a voulu enterrer trop vite Foucault pour en faire un saint, sous la posture de l’ascète, du bonheur, bientôt on en fera le chantre du développement personnel, voire le candidat à une liposuccion.
Redonner sa force à Foucault, à son cadavre, c’est le voir comme un mort-vivant. L’Abécédaire est donc à voir comme  un champ de bataille.

Un champ de bataille
Comme l’a fait avant lui Foucault, Brossat n’a pas cherché à penser la philosophie dans son jus, ni avec les autres disciplines, mais dans la lutte avec les savoirs, dans « ses interstices ». Il n’y a donc pas d’autre réception de Foucault que dans la lutte. C’est un point évident pour qui a compris Foucault, mais Brossat est le premier à nous le faire comprendre (la lettre N nous le présente d’une façon qui laisse rêveur, et en même temps qui nous donne envie de lutter avec de nouveaux objets). Il faut donc se défaire de ce que nous impose le diktat de l’Université : Brossat, après des années, vient d’en sortir et il aborde ce sujet. Brossat rappelle que la réception de Foucault a été un long chemin escarpé avant d’atteindre le soleil. Mais ce Foucault mis à l’honneur, c’est le Foucault le moins polémique. Un Foucault aseptisé.
Les textes de Brossat rappellent la puissance d’ingéniosité de l’auteur de Surveiller et Punir, du Foucault des GIP. Ça bataille, ça combat en tous sens. Brossat a un art de la guerre proche de Sun Tzu. On se demande d’ailleurs s’il n’aurait pas baigné trop longtemps dans le soleil levant, et vécu près des sentiers du mont Fuji, pour ne plus être tenté de regarder  l’horizon grec, et d’entendre les bruits et la fureur de la hutte de Todtnauberg (où règne, comme chacun sait, la nuit et le brouillard de la pensée).
Ce qui semble encore affleurer dans le choix de la forme abécédaire, c’est surtout la dimension de circulation : Brossat le dit lui-même dans une note finale de son introduction. Même si nous ne croyons pas « au hasard », il est possible de circuler dans le livre, autrement dit, de jongler avec les lettres, non pour faire des mots, ou des phrases (à partir des titres), mais pour réaliser combien une direction conceptuelle instruite par une lettre reconduit à d’autres endroits, comme si un champ de bataille se présentait à nous. Un champ de bataille fait de morceaux divers, de cadavres. Car l’efficacité de l’abécédaire lui vient de ce que les entrées ne s’enchaînent pas comme un système fermé, mais progressent localement.
Le livre se présente avec des entrées, qui sont multiples, on ne sait par où on va entrer ni par où sortir. C’est un terrier, plein de résonances, les écholocations de Foucault (au physique animalier de chauve-souris) répercutées sur les nouveaux objets que proposent Brossat, offrent un son nouveau. Les « entrées » mènent au même lieu, mais jamais de la même façon, c’est une sorte de découpage hétérotopique, pour reprendre le titre d’une lettre (H), qui tel un sabre vient se répercuter undique si bien que le livre se présente comme une juxtaposition d’éléments découpés et regroupés de manière hasardeuse, comme un tas hétéroclite. Ce lieu c’est la démocratie, c’est notre sol, mais tels qu’ils nous apparaissent après les milliers de coups de sabre, de  coups de griffes, d’écholocations : un lieu ouvert qui se donne avec ses éclats, ses ruptures. Notre belle démocratie, voilà la nouvelle dépouille qui s’offre à nous, loin de ce qu’elle   prétend être, un havre de paix et de bonheur.
L’abécédaire a un double foyer, d’un côté – c’est le côté obscur du geste, de la force – est montré en acte ce que doit être la réception d’un philosophe (comme Foucault) qui est hors de tout système, et de l’autre, – c’est le côté lumineux de la force de ce livre – on voit comment se mettre en lutte contre le « vivantisme » de la société, quitte à ce que cette manière d’investir le champ de bataille directement, sur le terrain plein de notre époque, de notre actualité, n’en déplaise à Foucault lui-même (qui préférait le chemin des détours généalogiques).

ABÉCÉDAIRE DES VIVANTS
Nous avons laissé croire jusqu’à présent que l’objet réel de ce livre c’était de traquer les traces (les restes non engloutis par le vampire de la critique) de la pensée de Foucault, mais le vrai disparu de l’abécédaire n’est pas le compagnon de route Foucault. Sur le chemin, le parcours,  « l’espace de dispersion » que forment ces lettres (..), on découvre que le vrai acteur de ce livre, c’est notre démocratie. On ne peut pas la parcourir en suivant ses contours lisses, ses belles pelouses, ses avenues princières, il faut emprunter le chemin d’un champ de bataille conceptuel, pour la comprendre, la voir : il faut miner, laminer, labourer la vision que les gens ont de la démocratie, que celle-ci sécréte (8).
Le livre fonctionne ainsi selon un « régime affectif » plus souterrain, qui n’est pas loin de ce que Walter Benjamin faisait avec la pensée : on a de lui le souvenir d’une sorte de chroniqueur des objets quotidiens. Le livre livre par ses circulations, par son montage « hétérotopique », le vrai visage de la démocratie que nous avons  en partage: elle est en soi une utopie, qui nous membranise, qui nous vivantise. Brossat fait le constat que nous avons une vision biaisée, figée de la démocratie : elle est une « cité de quartz » (Mike Davis) ; elle nous promet une grande santé, un salut, une vie longue, une sécurité, mais elle ne fait que faire disparaître ce qui en nous est plus fondamental : « cette force qui nous descelle de nous-mêmes et survient chaque fois que nous nous efforçons de nous déprendre des évidences du présent ».
Comprenons bien que Brossat n’a pas la haine de la démocratie, mais plutôt le dégoût de ce qu’elle nous propose (il n’y qu’à regarder le journal TV pour être consterné). Si nous ne faisons rien, si nous ne luttons pas, cette part monstrueuse, singulière, qui est en nous est vouée à disparaître. Derrière les lettres, où affleure le portrait dispersé du cadavre de Foucault, c’est donc le portrait écœurant de notre démocratie « vivante, trop vivante », qui est brossé par Brossat avec un style au vitriol.

Ah ! démocratie quand tu nous tiens…
La lettre D renvoie à la démocratie. Celle-ci est pointée du doigt. A la fois parce que Foucault la refuse dans sa terminologie (ce qui est un indicateur de sa volonté de refuser toutes les tentatives d’assujettissement à ses discours) et parce que justement c’est peut-être là où il faut mettre le doigt. Brossat suggère que c’est une notion absente de sa conceptualité. C’est un choix pour justement pouvoir penser ce qui nous a amené à elle. A l’inverse, c’est peut-être le mot le plus utilisé par Brossat dans ce livre.
Cette lettre parasite (D) est donc le point d’inflexion du livre. Par cette lettre on va pouvoir comprendre la plupart des objets traités (culture[G], art[L], étranger[X et P], éducation [T], minorités linguistiques [S], médecine [U] et santé physique [E,p.85], justice [W] etc. ). Le choix de l’abécédaire permet aussi de montrer plus facilement que la taxinomie alphabétique n’est pas complètement neutre : elle est animée d’un dérèglement, d’un spasme. C’est précisément la lettre D qui semble la plus éloignée de Foucault et qui a le plus de répercussions sur les autres lettres. La bataille agit un peu comme une « contamination » : c’est la démocratie qui semble envahir le champ de dispersion du livre. Toutes les lettres ne fonctionnent pas sur la même tonalité foucaldienne (qui est utilisée à presque chaque lettre), et y bien regarder,  c’est ce point aveugle, « cette case vide » de la démocratie (Brossat parle bien de « case ») qui affecte les lettres suivantes et dessine une « analytique de la démocratie », que refusait pourtant de faire Foucault. Mais ce dérèglement est aussi une manière de pas trahir le geste de Foucault : sinon ce serait le suivre, non pas sur ces concepts, mais sur l’objet même de son travail. Or là aussi il faut garder la ligne de conduite : lutter. Non pas lutter en vain, mais justement pour que cette ligne de divergence entre son travail et celui de Foucault se marque aussi. La lutte innerve la pensée (9).
Le choix de l’abécédaire permet aussi plus facilement d’épingler, les intrus, les lettres qui résistent sur le champ de bataille. C’est pourquoi la lecture la plus simple est encore, quoi qu’en dise finalement Brossat, de suivre les lettres, car ce ne sont pas tant les lettres qui importent que ce qu’elles « mobilisent ». Brossat utilise l’arsenal foucaldien quand c’est nécessaire, se plaçant au plus près de l’ennemi, qu’en un sens, Foucault n’a jamais affronté d’aussi près. Foucault n’a jamais vraiment été engagé qu’à certains moments de sa vie, alors que Brossat n’a eu de cesse de faire de l’engagement bien calibré sa ligne de conduite. Batailler, bien sûr, ne veut pas dire faire polémique, scandale comme les gens  les groupes ou partis politiques aujourd’hui savent le faire. Batailler, c’est questionner vraiment les formes, les discours qu’emprunte la démocratie ignorante le plus souvent des lignes de force qui la conduisent. Lutter contre des conduites, des gestes de pouvoir, voilà l’enjeu.
Car le plus souvent ce que nous avons en partage ce sont ces gestes que nous reproduisons (geste dans les conduites technologiques, médicale, médiatiques). Geste de gestion, que Foucault a appelé biopouvoir et qu’il a décrit, avec une dextérité géniale. Une normalisation nous enserre dans ses mailles mais nous ne voyons d’elle, le plus souvent que la Loi, qui n’est que la projection, la représentation que le pouvoir se donne pour exister : le pouvoir se donne les atours de la vieille forme de la souveraineté. Foucault a montré que ces formes n’étaient que le haut de l’iceberg et que le bas, c’était la normalisation.
Batailler, c’est agir localement, à chaque fois, sur certains aspects, d’où aussi les lettres, qui ne sont pas plus singulières les unes que les autres. La multiplicité de ces combats ne peut mener à la victoire. La victoire, c’est la mort de cette forme de gouvernementalité des individus (sur l’idée de gouvernement des vivants, je renvoie à la lettre G…), mais personne ne l’a vu. En attendant cette gouvernementalité assoit sa puissance sur le règne des espèces.

Lutte des espèces (10)
Le geste fondamental de notre société, c’est de servir, donc de suivre. « To serve and to protect », comme la devise de la police américaine le propose.  Ailleurs, dans un autre livre11, il a appelé cela la subalternité : livre qui pourrait être l’appendice de cette éthique du combattant.
Le choix du titre Abécédaire Foucault, faisait déjà depuis le début, on l’a vu, résonner à la fois l’idée de maître et de serviteur : lire un auteur sous la conduite d’un maître. Même si on a vu que le livre était au fond tout le contraire, c’est surtout à propos du politique que cette question de la soumission peut poser problème. Se laisser soumettre au gouvernement d’un autre, d’un groupe, c’est aussi en rester à la démocratie actuelle.
Brossat est tout sauf un maître, car le maître n’a que des serviteurs, il n’a pas d’amis, pas de compagnons. Le maître a aussi des ennemis. Le monde de la vie démocratique inspire un grand dégoût à Brossat, car il n’y voit que ceux qui servent et ceux qui sont servis. Les serviteurs et les maîtres. On peut donc avancer que le geste de subalternité qui est le geste fondamental du pouvoir ne peut être défait que par une certaine éducation au geste. Si le gouvernement des vivants s’appuie donc sur ce geste de servir  – qui ne s’est pas fini avec l’époque de Proust (les meilleures analyses de ces rapports, on les trouverait notamment dans Sodome et Gomorrhe) et fonctionne encore de nos jours (logique des employés, d’une société des services), c’est que l’éducation n’offre pas facilement la possibilité du renversement de ce geste au profit d’une émancipation (12). Pourtant, il faut voir que l’éducation (des enfants) n’est pas tant prise dans la normalisation que dans une logique de souveraineté (cf. la lettre T), qu’elle permet donc un certain jeu (un rapport de lutte).
La lutte gouvernementale que Brossat engage avec ce geste de subalternité, c’est aussi de montrer que la société a créé deux espèces, qu’on pourrait nommer les Eloi et les Morlocks [W, p.308-312], mais ici les Morlocks ne sont plus dans les souterrains, ils sont calfeutrés dans leurs suites somptueuses, dans leurs villas dans leur « cité de quartz. » Aucune machine à explorer le temps n’est possible car il s’agit d’abolir les lois de tout avenir autre. Pour garantir cette lutte des espèces, il y a la démocratie sécuritaire, la démocratie de l’égalité des droits républicains, le capital.
Peu de personnes vont tenter de remettre en question cette démocratie injuste, sinon avec les armes qu’elle propose et qui sont inoffensives. Notre démocratie actuelle se soutient de sa haine pour l’étranger (impossible à normaliser), se soutient par ses frontières, par ses affects de haine.

Le goût de la plèbe
Mais si le pouvoir a encore la maîtrise, cela ne veut pas dire que l’on est condamné à s’y soumettre, et la composition abécédaire du livre comme champ de bataille le prouve encore en faisant apparaître la figure de la plèbe ([P] et [R] : comme Pierre Rivière).
Les nouveaux maîtres cherchent par tous les moyens à créer un corps glorieux, un corps aseptisé, sans pli, sans tache (marqué par un corps de santé, médicalisé, etc.[K] et [M]) en mettant les rebuts de la société, ceux qui ne travaillent pas, ceux qui sont ironiquement marqués du sceau de l’assistanat dans une sorte de mépris.
Seul un esprit plébéien peut nous porter à refuser cette manière de considérer les hommes. Il ne s’agit cependant pas pour Brossat de retourner à l’humanisme, à la morale qui est une des figures de la démocratie (sa bonne conscience). Il s’agit de pointer les incohérences, les actions infâmes de ses maîtres, les rapaces qui gouvernent notre monde, avec la soif d’un vampire qui change les moindres parcelles de l’existence libre pour de plus en plus asseoir son règne en créant toujours plus de dépendance. Il s’agit de traquer toutes ces manières de faire qui visent à nous soumettre à des maîtres, en nous rendant animaux. Il s’agit de mettre en valeur ceux qui ont résisté, comme Pierre Rivière, ce faiseur de « sistèmes » qui posait problème à ceux qui voulaient le classer comme fou ou criminel.
Le plébéien n’est pas tendre avec le pouvoir, c’est un Spartacus, un inventeur de nouveaux gestes de résistance. Il est l’épine dans le pied du pouvoir, une écharde même. Cette lutte que mène Alain Brossat, et dont témoigne son livre, ce n’est finalement pas le désir d’un renversement utopique (la prise du pouvoir par le prolétariat), mais le désir de penser en dehors de « l’Un » qui empêche la multiplicité des singularités de s’exprimer, de libérer une parole vraie. Notre époque est le règne de la mutilation des autres et de l’automutilation de soi : les gens ne mesurent pas qu’en se laissant parasiter par la démocratie dans ses régimes de vérité, ils ne font que lui donner vie et la prolonger. Ils sont dévorés par ce vers. L’espoir d’un autre monde n’est en fait que notre monde renversé, ou une image symétrique laissant encore la servitude nous remplir de son venin, mais une servitude des autres, de ceux qui ne pensent pas comme nous.
L’avenir ne sourit pas aux audacieux, comme on le pense, mais à ceux qui bataillent, dussent-ils créer les désillusions de ceux qui se croient heureux. Alors que des gens crèvent à leur porte, que des génocides apparaissent dans les villes voisines, que des nouveaux riches s’affichent avec leur morgue habituelle comme des modèles pour une jeunesse décomposés et sans but, il est temps qu’ait lieu le réveil des somnambules, la levée des morts-vivants.

CIMETIÈRE ET MORT-VIVANT
Le livre d’Alain Brossat résiste donc de deux façons : ne pas vivantifier (ou vivifier) Foucault, le laisser à ses lambeaux, ses masques ; et tenter de miner le discours vivant de la démocratie. C’est une ligne du dehors qu’il faut tracer dans cette gelée molaire qui nous englue tous.  D’où parle Alain Brossat pour ne pas reconduire le geste des maîtres ? Peut-être déjà de l’autre côté, du côté de la mort. Un verbe revient souvent dans ce livre, c’est le verbe « desceller », ce qui signifie ouvrir ce qui est fermé hermétiquement (comme un cercueil). Le mot est lié autant au registre du sceau qu’on enlève que de la parole, ou du travail du croquemort : enlever la dalle qui me recouvre, ou le cercueil qui contient mon corps. Il s’agit donc de sortir un corps de sa tombe, de son lieu de repos et lui donner la parole.

Cimetière de Menton
C’est la lettre H qui porterait le mieux le titre du livre : hétérotopie qui fait écho à la structure même de cet abécédaire, et qui met sur la voie du geste de Brossat.
Pour desceller, rien ne vaut d’abord que nous rendre dans un cimetière. Le cimetière de Menton est évoqué comme un souvenir commun (bien que séparé dans le temps) à Foucault et à Brossat. Tous deux ont pu goûter la société des morts, les lignages, la société de maladie qui fait de cet endroit le plus étrange tableau social posthume qu’on ait jamais vu. Brossat y allait enfant avec ses parents. Il s’y sentait bien. Il n’avait pas besoin de profaner pour être entouré de ses morts, ni de leur parler : il les entendait presque, les imaginait comme une confrérie fraternelle. Une sorte de « ville invisible » (Italo Calvino), porteuse des maladies les plus folles, phtisie, turberculose.
Le cimetière de Menton est un lieu hétérotopique. Ce cimetière n’est une hétérotopie (cf. Lettre H) pas seulement parce qu’il est un cimetière et que le cimetière a changé de statut au cours du XIX° siècle. (Le cimetière mis à la limite de la ville pour garantir la population du risque de maladie, devient un lieu vidé de toute la part sacrée et aussi un lieu en dehors des normes des vivants). Il est justement dans le brouillage de frontières historiques, un lieu étrange.
Le cimetière de Menton est un lieu qui fait se rejoindre toutes les strates de toutes les époques, un lieu à part. Ainsi Brossat, comme Foucault en son temps, dans ce lieu étrange, a été saisi par la mort. On comprend cette « familiarité » avec les morts, quand ceux-ci n’ont plus d’identité. Il me semble que cette anecdote personnelle – la seule du livre (à part le rêve du début) – nous porte au geste fondamental qui anime la pensée de ce livre.
Desceller (13) c’est le vrai geste d’Alain Brossat, celui qui le porte non pas seulement à ne pas soumettre, ou se soumettre, mais à porter à l’insoumission. Desceller c’est se défaire du sceau des pouvoirs (que symbolise bien la machine pénitentiaire kafkaïenne), c’est libérer une parole vraie, et c’est aussi et d’abord sortir du caveau, sortir dans la lumière, mais en gardant l’ombre de la mort sur soi.  Il n’y a donc pas lieu d’imaginer Alain Brossat hanté par le fantôme de Foucault, car tous deux sont des morts-vivants, même s’il ne fait pas de doute que Foucault ne vienne hanter les lieux de ce cimetière (dans la pensée du moins, puisque ce n’est pas son lieu d’inhumation). Brossat, quant à lui, offre une autre figure du mort-vivant que le lépreux, le vampire, le fantôme.

Maladie
Brossat nous raconte aussi autre chose, un lien plus intime qu’il entretient avec ce lieu. Un lien « secret mais indestructible ». « Lorsque j’avais neuf ans, j’ai contracté une primo-infection tuberculeuse qui m’a soustrait à l’école une année durant ; la « grâce de ma naissance tardive », au lendemain de la seconde guerre mondiale, [...] m’a sauvé la vie, et mes poumons guéris, je me suis mis à courir et à nomadiser sans plus pouvoir me poser ».(14)
Brossat a remporté la victoire sur la maladie, si la mort physique s’en est allé, elle a gagné son âme. Il est donc un survivant. Ici encore Brossat se distingue d’autres malades philosophies. Sa maladie a été temporaire, accompagnée d’une exclusion de l’école. Il ne s’agit pas d’une maladie chronique comme celle de Nietzsche ou même celle de Deleuze (qui vivait avec un seul poumon) mais d’une sorte d’événement qui met la mort dans la vie, dans le corps et l’âme. Dès lors la connexion avec le cimetière est évidente la frontière entre la vie et la mort s’est installée non pas entre les vivants et les morts, comme le fait la société, mais au sein même du philosophe, de l’enfant qui est devenu par la force des choses un mort-vivant.
La maladie a conduit Brossat à voir la vie avec d’autres yeux, avec un regard qui s’inscrit perpétuellement avec une profondeur (une virtualité). Il y a la vie, actuelle, celle des actions, que les gens vivent comme des somnambules, et il y a comme une vie « multiple » qui la double. La maladie a transformé Brossat, elle l’a rendu mort-vivant. La maladie est un événement dans la vie qui apporte la mort, qui ouvre la vie à la mort, crée un « espace du dedans » comme dit Michaux. Mais ce passage qui prend place à la lettre H, concerne l’hétérotopie, un concept foucaldien que justement Brossat revisite doublement.
D’abord, Alain Brossat reprend la distinction de Foucault entre utopie et hétérotopie, mais il la radicalise, car il est arrivé à ce dernier de jouer sur un flottement dans la mesure où aujourd’hui le concept d’hétérotopie tend à se confondre avec celui d’utopie (surtout en architecture). Ce partage radical est celui qui distingue les lieux qui « consolent » et les lieux qui « inquiètent ». L’hétérotopie est un concept produit par Foucault pour tenter de penser ce qui s’écarte des taxinomies du pouvoir et aussi de ses partages locaux (ses lieux).
C’est un concept puissant qui n’a pas son pareil. Le cimetière est une hétérotopie, à certaines conditions : il faut que ce lieu ait quelque chose de singulier, du multiple. Un simple décès peut certes nous porter à aller au cimetière, mais c’est l’occasion qui  est exceptionnelle, pas le lieu, il faut que le lieu  soit porté par une sorte de déréglement du rapport de la vie à la mort. Un dernier salut à un proche, quand celui-ci n’est pas tout simplement déposé dans une petite boite, est juste une manière de créer une séparation : l’hétérotopie brouille les frontières.
L’utopie, de son côté, c’est une extension du corps : on pense à une prothèse mentale, affective (les cybergédéons de Gilles Châtelet, écouteurs sur les oreilles, portable en mains). L’utopie, c’est la bulle,  c’est le régime de vérité de ceux qui s’attachent à notre monde de vivants, que ce soit dans ses formes actuelles, ou dans ses formes possibles (révolution). Il faut accepter le présent ou  il faut un lendemain qui chante pour enfin vivre une belle vie. Quel que soit le credo de ces vivants, la démocratie a juste une petite toux. Ceux qui sont pris par le « vivantisme », la membrane actuelle de la société, eux, vivent leurs utopies dans des prothèses, des bulles, avec un imaginaire déconnecté des souffrances. C’est un prolongement virtuel du corps, un prolongement qui ne fait qu’accroître l’écart entre les serviteurs et les maîtres.
Ensuite, Alain Brossat déplace l’hétérotopie du côté du devenir d’un individu. Il s’agit moins d’un état, l’état d’un lieu par exemple, que de ce que le lieu me fait, que ce qui se joue dans la lutte entre moi et le lieu, dans ce qu’il me fait devenir : l’hétérotopie nous change radicalement.
L’abécédaire est parasité par de nombreux films datés, mais qui sont comme de petites hétérotopies, qui amènent à voir autrement la société, à faire éclater le vernis de la belle mort, qui semblent arrêter la décomposition des corps, comme un dernier coup des vivants. On empêche le mort de se décomposer, de se pluraliser, de se faire rhizome. Les films autour des  lettres fonctionnent comme parasitage, notamment en ouverture ou fermeture, comme une manière de condenser dans un exemple, une image (peut-être un reste de Benjamin). Le rapport au cinéma est aussi un rapport au spectral, un rapport aux couches. C’est un exemple de devenir hétérotopique.
Aussi, le meilleur exemple peut-être de la condensation du geste de Brossat, celui du descellement, c’est dans un film de morts-vivants qu’on le trouverait peut-être.

La nuit du mort-vivant
Ce qui affleure sous la surface des lettres et partout dans l’abécédaire, c’est la figure du mort-vivant. Finalement, ce n’est peut-être pas la  même révolution qu’ont vécue Foucault et Brossat en 1968.
Pour Foucault Mai 68 est une sorte d’événement lointain, puisqu’il est en Tunisie : elle est pour lui une aurore boréale ;  ou une sorte de fantôme. Pour Brossat, 1968, c’est le spectre de la lutte mort-vivante qui fait son apparition. On imagine bien que Brossat a dû se reconnaître cette année-là, ou rétrospectivement, dans La nuit des morts-vivants, le premier film de Georges Romero.
L’abécédaire gardera longtemps son odeur de cimetière où on entend gronder, se casser les dalles, les crucifix, les pots de fleurs, les inscriptions, derniers sacrements de la famille, du recueillement social. La révolution éthique de Brossat, c’est une levée de mort-vivants, de toutes les espèces, des « espaces d’espèces » (pour pasticher Perec).
Le cimetière de Romero est une hétérotopie puissante, car elle est portée par de nouveaux  morts-vivants : c’est d’ailleurs ce que ne comprend pas la critique à son égard.  Romero a crée un nouveau mort-vivant de toutes pièces, avec les pièces d’autres mort-vivants ; il l’a tissé avec le cadavre des morts vivants du cinéma. Recollection hétéroclite, inédite.
Cela correspondrait, du côté des actes de Brossat, dans son livre, au minage de l’appareil « démocratique » : le devenir hétérotopique ce n’est plus un objet mais une manière de se rapporter aux objets, une manière d’interférer, de créer des disjonctions, des perturbations dans le « champ » presque physique et mental que nous avons de la démocratie (comme une sorte de balance avec un point zéro ; somme d’individus qui sont mesurés identiquement). Sauf que le travail de Brossat vise à pointer la dissymétrie entre une vision plate et égalitaire, et un régime d’exclusion qui est multiple et souvent justifié pour la sauvegarde, la protection de l’égalité.
Le propre du zombie romérien (qui porte mal son nom), c’est de venir d’un lieu un cimetière qui aurait perdu ses multiples traces, effacées par la démocratie, et qui recomposerait dans son être ses traces perdus – à travers des écrits épars. Il s’agit dès lors de venir perturber, d’être dérangeant non pas moralement ou sur le plan de la maladie, mais par les idées.
Alain Brossat a tous les attributs du mort-vivant romérien : comme lui, il est cannibale (il dévore et ingurgite ce qui est inacceptable dans la démocratie  pour le rejeter comme ce que c’est : de la merde) ; comme lui, il erre sur un champ chaotique (c’est le côté exilé qu’il partage aussi avec Walter Benjamin) ; comme lui, il sait mordre, avec son ironie (il sait appuyer là où ça fait mal) ; comme lui, il sait attraper pour déchirer (ainsi le vivantisme voit son sang couler).
On imagine qu’Alain Brossat est né le jour même où il s’est fait mordre dans ce cimetière de Menton. Longtemps encore, nous l’espérons, on sentira la force de son geste hétérotopique venir nous laminer, et défaire nos chairs.
Oui, Abécédaire Foucault est le seul livre écrit par un mort-vivant !
Joachim Dupuis
Abécédaire d’un mort-vivant
(à propos du dernier livre d’Alain Brossat) / 2014
Publié pour le Silence qui parle le 28 mai 2014

Présentation d’Abécédaire Foucault vendredi 27 juin à la librairie Texture
94 Avenue Jean Jaurès
Paris 19°- métro Laumière
texture@texture-librairie.fr – 01 42 01 25 12

Sur le Silence qui parle, à propos du livre d’Alain Brossat : Les serviteurs sont fatigués (les maîtres aussi), lire Alain Naze et Philippe Roy.

They-Live

1 Sous forme orale et filmée par Claire Parnet. Pour Alain Brossat, on verra, il ne s’agit pas de se mettre en scène, dans un acte de maîtrise, maîtrise d’un savoir conceptuel déjà rôdé par la pratique de l’enseignement, et aussi par le jeu : Deleuze se prêtait avec cet exercice, bon gré mal gré, au jeu de sa maîtresse.
2 [G, p.101].
3 Voir la belle Préface à L’Histoire de la folie.
4 À ce propos voir [Q, p.226 et sq] et [I,p.127 et sq] et surtout [N,p.197] : ce sont les pages les plus intéressantes que l’on pourra lire sur Foucault et qui remplaceraient volontiers la lecture des commentateurs qui cherchent à « récupérer » Foucault (Frédéric Gros, ou Guillaume le Blanc, Frédéric Keck, pour ne citer que quelques noms donnés dans le livre).
5 Mais s’il y a une certaine exposition à la mort de certains corps, voir la lettre [X, p.324 ].
6 Allusion à la polémique connue sur les camps.
7 En [Z].
8 [M, p178, où on parle de « démocratie immunitaire »] et[K, p.147] et [X, p.324 sur la question vie/mort].
9 Sur ce point se référer autant à la lettre [I,] pour les partages, et à la lettre [N] pour indexer la lutte à la compréhension même de la pensée de Foucault (avec les belles pages 195 à 206).
10 Ce point se soutient de [X,] p.318. Voir aussi les analyses de Il faut défendre la société et fin de La volonté de savoir.
11 Lire Les serviteurs sont fatigués (et les maîtres aussi).
12 Voir la lettre [R] pour la question de la parole et des indomptés. Voir encore le livre Les serviteurs sont fatigués (et les maîtres aussi) : notamment le passage sur la connaissance que les serviteurs ont des maîtres, notamment leur corps, leur santé.
13 Terme en quatrième de couverture, qui revient plusieurs fois dans le livre.
14 [H, p.115].

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