Total qui cofinance et codirige les actions de l’Enseignement artistique et culturel, la dernière nouveauté en date de la politique culturelle mise à l’examen.
Le ministère de la Culture a signé mardi 28 janvier une convention en faveur de l’éducation artistique et culturelle avec Total. Après l’alliance faustienne d’Avignon que nous vous narrions cet été, la première capitalisation française et européenne continue donc de se muer en généreux donateur volant au secours de la culture et de ses budgets en souffrance. Une stratégie qui se révélera peut-être payante pour une entreprise traditionnellement mal-aimée des français, qui veut désormais se doter de l’image d’une entreprise citoyenne. Une alliance inédite aussi, entre pouvoirs publics et entreprise privée, qui pose réellement question sur la capacité de l’État à mener sa politique publique de manière indépendante.
On se souviendra avec malice des propos de François Hollande, candidat à l’investiture PS qui, en 2011, en marge d’une rencontre avec des syndicalistes de Berre-l’Etang dans les Bouches-du-Rhône affirmait : « Si je suis à la tête du pays, nous rétablirons une fiscalisation particulière sur les groupes pétroliers ». Il surfait alors sur la vague d’indignation qui gagnait l’opinion publique, parce qu’en dépit d’un bénéfice mondial pour le moins conséquent (12,3 milliards d’euros), Total ne payait cette année-là aucun impôt sur ses bénéfices en France.
Cette sortie déclencha alors une sèche réplique du président de Total, Christophe de Margerie, qui expliquait que l’entreprise perdait de l’argent sur ses activités en France, ce qui justifiait que Total n’y paye pas d’impôt sur les sociétés.
Un peu plus tard, en pleine campagne électorale, Nicolas Sarkozy lui-même proposait dans l’émission « Des paroles et des actes », du 6 mars 2012, d’instaurer un impôt minimum sur les grands groupes implantés en France et réalisant des bénéfices à l’étranger. Proposition, de l’avis général, impossible à mettre en application, restée donc lettre morte. Tout comme celle de François Hollande sur la « fiscalisation particulière ».
Les campagnes électorales produisent, on le sait, des promesses qui n’engagent que ceux qui y croient, et, les échéances nationales s’éloignant, le tir de barrage politique contre Total n’est plus aujourd’hui de mise.
Lui succède même, entre Total et le gouvernement, une lune de miel aux accents savoureux. Dernières preuves d’amour : celle-ci émane du président de Total, qui invitait récemment Pierre Moscovici à un dîner à Davos, juste avant que l’agence de notation Moody’s ne rende public son verdict sur la situation des finances françaises. A cette occasion, il exprime qu’une dégradation de la note de la France serait selon lui « imméritée », en raison des efforts budgétaires fournis par le gouvernement, et de la situation générale du pays. Comme il est rare d’entendre ainsi un grand patron donner satisfecit à la politique du gouvernement socialiste. Son espoir, probablement bien renseigné, fut exaucé le soir même par Moody’s.
Quelques jours plus tard, le même de Margerie réédite dans le patriotisme en clamant, d’une manière certes un brin provocante, qu’il rêve « de payer plus d’impôts en France ».
Enfin, malgré l’annonce en septembre de nouvelles restructurations en France et la récente délocalisation du service financier de Total à Londres, la nouvelle lune de miel se poursuit et place maintenant la culture dans la corbeille des mariés avec cette convention signée ce mardi 28 janvier, entre Christophe de Margerie, Aurélie Filippetti et Valérie Fourneyron, ministre des Sports, de la Jeunesse, de la Vie Associative et de l’Éducation Populaire. Une convention en faveur de l’éducation artistique et culturelle dont vous pouvez consulter le détail ici, et qui engage Total à participer à l’action publique à hauteur de 4 millions d’euros sur trois ans.
Nous ne tenterons pas ici de railler cette lune de miel ou d’en dénicher les ressorts cachés. Comme le rappelait récemment Jean-Marc Adolphe, le budget de l’éducation artistique et culturelle, est de 39 millions d’euros par an. Soit l’équivalent de 6 kilomètres d’autoroute… On ajoutera dans le registre automobile, que les mesures prises par le gouvernement à l’été 2012, pour agir, très à la marge, sur les prix de l’essence à la pompe avaient coûté 163 millions d’euros à l’Etat. Alors, quatre millions d’euros sur trois ans offerts par Total, c’est bien peu, presque ridicule, mais ce n’est pas rien non plus. Par pragmatisme, on serait donc tenté de ne pas cracher dans la soupe, et d’applaudir à cette levée de fonds réalisée par le ministère pour tenter de financer cet axe annoncé comme prioritaire de sa politique culturelle.
Examinons l’affaire.
Tout d’abord, rappelons que ces dons effectués par Total sont défiscalisables, parce que soumis aux dispositions fiscales de la loi sur le mécénat. On ne sait si Total paiera des impôts sur les sociétés en France cette année. Si c’est le cas, sur ces 4 millions, 2,4 seront déduits de ses impôts. En somme, sur 4 millions, l’État en verse 2,4, et Total réellement : 1,6. Une convention signée avec tambours et trompettes pour 1,6 millions d’euros, on aurait presque l’impression que le ministère fait la manche…
La situation budgétaire devient-elle à ce point tendue que l’Etat doive ainsi augmenter sa trésorerie en faisant appel aux dons des entreprises privées ? En fait, ce type de partenariat entre une entreprise et le ministère de la Culture n’est pas totalement inédit. En 2008, la première convention passée avec une fondation d’entreprise l’est avec la Fondation Culture et Diversité, liée à Fimalac. Différence importante, il n’est pas alors question que cette Fondation abonde le budget du ministère. Idem pour le Fonds InPact, financée par une constellation d’entreprises et de fondations, qui travaille également dans le domaine de l’éducation culturelle.
Pour Frédéric Mitterrand, si l’on se fie à son discours prononcé lors de l’inauguration d’InPact, l’intérêt de ce genre d’alliance est le suivant: il s’agit de « créer les conditions pour que les initiatives de démocratisation culturelle puissent mieux profiter de toute l’expertise et du savoir-faire du monde économique et du mécénat. L’action publique, par ses procédures complexes, n’est pas toujours en mesure de répondre à l’urgence, à la fragilité, à l’expérimentation. L’action culturelle du monde économique dispose pour cela d’une réactivité et d’une souplesse qui constituent une complémentarité essentielle pour ce que nous devons entreprendre ensemble ». Soit, si l’on adhère à l’antienne libérale de l’Etat rigide.
Mais l’intérêt de la chose ne se limite pas aux process. Il est également bien financier. Ainsi, dès 2009, Total avait conclu un partenariat avec l’État, et plus particulièrement le ministère des Sports, de la Jeunesse, de la Vie Associative et de l’Éducation Populaire en faveur de l’insertion sociale et professionnelle des jeunes. Un partenariat qui a persisté au gré des changements de majorité, puisqu’il fut reconduit en 2013 avec une contribution de Total à hauteur de 16,7 millions d’euros.
Engagement de moyens pour la jeunesse et la culture, voilà évidemment de quoi soigner l’image de la géante multinationale, qui tente désormais d’apparaître comme une entreprise citoyenne. On ne s’étonnera pas que Total s’attelle à cette tâche : coût écologique de l’industrie du pétrole, puissance économique et politique qui s’exerce souvent aux détriments des pays en voie de développement, bénéfices mondiaux mirobolants et imposition optimisée au maximum, investissements en France inadaptés, la liste des griefs qu’on adresse d’ordinaire à Total est longue et dépasse la simple question des prix à la pompe. Il peut donc être important pour elle d’y remédier.
Thomas Porcher a écrit un livre critique sur l’action de Total, recensant les pratiques scandaleuses des géants de l’essence. Pour lui, ce type de partenariat « témoigne probablement d’une volonté de changer de communication après une période où les grandes multinationales répondaient ainsi aux accusations : « si on triche, prouvez-le ». Dire qu’on veut payer plus d’impôts dans son pays, il y a eu le même type d’annonces aux Etats-Unis, suite à la crise. Il faut noter aussi qu’il y a quelques années, Total était l’avant-dernière entreprise la moins aimée en France. Il y a donc certainement une volonté de redorer son blason, et c’est sûr que sa communication était moins travaillée que maintenant ». Pour autant, et on le suit volontiers dans ce chemin, il ne veut pas jeter l’opprobre sur ce mécénat : « il faut voir quelles sont les contreparties ».
Difficile de savoir quelles sont ces contreparties : la convention passée avec le ministère de la Culture est confidentielle. Les services de communication de Total nous confient en tout cas qu’aucune visibilité pour Total n’est prévue, hors la possibilité d’évoquer publiquement ces actions de partenariat. Le Ministère confirme : « Il s’agit d’une visibilité classique pour des actions de mécénat (communication sur les sites internet des différents partenaires : ministères et Total) ». Rien d’alarmant de ce côté-là, on ne risque pas a priori de voir les écoliers sortir de leurs ateliers affublés de t-shirts Total.
Là où le bât risque de blesser un peu plus, ce n’est pas sans importance, c’est que la convention prévoit que Total interviendra désormais dans les choix des projets d’EAC. « Total apporte un soutien de deux millions d’euros apporté à des structures ayant répondu à un appel à projets « éducation artistique et culturelle « transmis par les Directions Régionales des Affaires Culturelles (Drac) et sélectionnées par un jury composé de représentants des ministères en charge de la Culture et de la Jeunesse ainsi que de membres de la Fondation Total », précise le projet. Le fait pourrait paraître singulier. Mais l’on s’aperçoit en fait que, depuis longtemps au sein du FEJ (Fonds d’Expérimentation pour la Jeunesse, fonds chargé de sélectionner des projets pour programmes expérimentaux visant à améliorer l’insertion sociale et professionnelle des jeunes de seize à vingt-cinq ans), Total et l’UIMM sont associés aux choix effectués (1). Cette codirection de la politique publique dure donc depuis quelques années, mais ce n’est pas pour autant sans poser de questions sur la supposée indépendance de cette dernière.
Alors, que vient nous dire la conclusion de ce partenariat d’un nouvel ordre ? Sur le plan symbolique, que l’État se fait auxiliaire de la politique de communication de Total, que le ministère de la Culture doit désormais se faire mécéner par une entreprise privée pour mener son action publique (2), que l’État introduit dans la sélection des projets qu’il va soutenir des membres d’une Fondation privée, que l’État a déjà créé un Fonds d’Expérimentation pour la Jeunesse qui est financé pour plus de la moitié par des fonds privés également décisionnaires dans la sélection que ce fonds opère.
Tout cela, pour nous, pose question sur l’évolution du rapport de force entre intérêts publics et celui des grands groupes privés. Dans ce cadre, sachons raison garder, ce partenariat ne constitue sans doute qu’une nouvelle petite étape sur le long chemin de la perte de puissance publique. Sur ce chemin, cet article ne constitue aussi qu’un petit caillou semé…
Eric Demey
Total fait carburer le ministère
Publié le 5 février 2014 sur le site de la revue Mouvement
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1 Le projet de loi de finances pour 2012 spécifiait que le « L’État financerait quant à lui le FEJ à hauteur de 5,7 millions d’euros en PLF 2012 (*), lequel serait abondé par les partenaires privés (6,5 millions d’euros) ». De la même manière, concernant les choix effectués, le FEJ, qui recevra 1 million supplémentaire de Total via la convention signée le 28 janvier, est codirigé par l’administration d’Etat, Total et l’UIMM, dans un Comité de Gestion où toutes les parties sont représentées… et décisionnaires.
2 En réponse à notre question, le Ministère précise bien que « ces 4 millions d’Euros viennent s’ajouter aux 10 millions d’Euros de mesures nouvelles mobilisés par le ministère de la Culture et de la Communication sur la priorité EAC et constituent donc bien un financement complémentaire ».