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Constellations : Trajectoires révolutionnaires du jeune 21e siècle / Collectif Mauvaise troupe / Introduction

De ce début de siècle, nous avons encore le souvenir. De ses révoltes, de ses insoumissions, nous sommes nombreux à ne rien vouloir oublier. Nous savons pourtant que nous vivons dans un monde qui s’en emparera, nous en dépossédera afin que des enseignements n’en soient jamais tirés, et que rien de ce qui est advenu ne vienne repassionner les subversions à venir.
Pour extirper cette mémoire d’un si funeste destin, nous avons fait un « livre d’histoires ». Des histoires de rétifs, d’inadaptés, des histoires de lutte contre ce même ordre des choses qui menace aujourd’hui de les ensevelir sous son implacable actualité. « Ne faites pas d’histoires », c’est le mot d’ordre imposé par une époque piégée dans le régime de l’urgence et des plans de redressement. Ne faites pas d’histoires, et suivez le courant. L’économie répondra à vos besoins, les aménageurs assureront votre confort ; la police garantira votre sécurité, l’Internet votre liberté, et la transition énergétique, votre salut.
A contrario, les histoires de cet ouvrage injectent du conflit dans la paix sociale, viennent mettre du trouble là où devraient régner le contrôle et la transparence ; elles reflètent la recherche d’un certain ancrage dans un présent qui partout se défausse. Ce sont des histoires d’expérience et de transmission contre la dépossession, d’enracinement et de voyage contre l’anéantissement des territoires, d’intelligence collective contre l’isolement et l’exploitation. Elles parlent de jardins, de serveurs web, de stratégies, de fictions, de bouteilles incendiaires, de complicités, de zones à défendre, de free parties, d’assemblées, de lieux collectifs… Des histoires à vivre debout et à donner du souffle.
À une vaine recherche d’exhaustivité – le multiple ne se rendant jamais si mal que dans un catalogue – nous avons préféré la force d’évocation de quelques expériences riches des mondes qu’elles contiennent et des passerelles qu’elles nous dévoilent.
Elles sont devenues pour nous autant d’étoiles. Certaines sont mortes, et pourtant leur lumière continue de nous parvenir ; d’autres brûlent encore à l’heure où l’on écrit. Entre elles, des zones d’ombre persisteront, et c’est bien ainsi.

La question révolutionnaire
S’il y a de l’histoire à écrire sur la décennie, c’est à partir de cette kyrielle d’expériences qui viennent reposer la question révolutionnaire. Nous disons « reposer », sans avoir à décréter si oui ou non cette question s’était éteinte dans les années 90 (voire 80). Nous disons « question révolutionnaire » parce que nous nous demandons bien ce que c’est, la révolution. La vieille conception héritière du bolchevisme – la révolution comme prise du pouvoir – est battue en brèche depuis des décennies et n’existe même plus comme pôle de tension. Reste que les façons de déposer le pouvoir sans le prendre sont peu référencées, et que l’imaginaire qui se dessine autour est loin d’être saillant et univoque (disons plutôt qu’il est pâle et divers…).
Au-delà du sentiment largement partagé d’un monde invivable, ce qui manifeste cette reprise, la voix qui formule la question, ce sont les existences embarquées dans cet élan, brutalement ou petit à petit, au cours des dernières années. Des vies qui se lient aux aspirations révolutionnaires, qui s’y construisent, s’y rencontrent et y tiennent. Leurs multiples voix se mêlent à d’autres, beaucoup plus nombreuses, jusqu’à vibrer ensemble en quelques occasions (durant des mouvements comme l’antimondialisation ou le CPE, et à leur suite). Elles se mêlent à toutes celles qui, par leurs petites dissonances quotidiennes, marquent le tempo. Se forme alors un ensemble parfois cacophonique, dont aucun des éléments ne connaît la partition à l’avance.
C’est peut-être ce qui s’impose à nous en premier lorsque nous abordons cette histoire : ce qui s’en dégage de plus profondément politique se niche jusque dans les plis de l’existence. Les gestes les plus quotidiens se font des moments de la lutte, tandis que les grands événements ne résonnent pas sans dessiner de nouveaux devenirs aux êtres. Là où « faire de la politique » rimait jadis avec critique et « engagement », se font désormais écho des existences prises entièrement dans l’idée de tenir ensemble la lutte et la vie. Comment pourrait-on en effet s’engager – au sens sartrien – dans nos vies ? Si elles portent dans leurs formes mêmes le combat, il n’est plus question de sortir militer, mais bien de partir de là où l’on est, de conjointement « vivre et lutter », dans une tension jamais résolue.
Nous parions également que cette galaxie d’expériences singulières se laisse lire comme une offensive. Il n’est plus, à notre sens, de sujets révolutionnaires identifiés comme les tenants d’un grand bouleversement à venir. Plus non plus – ou trop pour être regroupées dans un instant décisif – de Bastilles à prendre. Difficile dans ce cas de trouver des mots : tout cela constitue-t-il un mouvement ? Une génération politique ? La révolution reste à l’état de question, dont le livre n’est pas une réponse, mais à laquelle chaque texte se confronte, forgeant ainsi des outils à utiliser et à affûter dans les temps à venir.
Nous avons donc suivi des intuitions, des hypothèses, contenues dans toutes ces tentatives d’inscrire le combat à même l’existence. Ce sera pour beaucoup l’histoire d’aiguillages qui mènent vers des voies inattendues, qui creusent des fondations et se maintiennent dans leur bouleversement. « Partir de là où l’on est » désigne cette densification qui joue avec les frontières, tant territoriales qu’identitaires, et qui prend en compte aussi bien l’idée d’une origine, que celle d’un nécessaire mouvement. C’est l’existant mêlé aux possibles qu’il contient, et que fait circuler, en son langage propre, l’imaginaire. Et comme il n’existe pas d’îlot, pas d’oasis pour échapper à un ordre des choses qui a achevé depuis longtemps de se répandre aux quatre coins du globe, une telle exploration relève du combat.
Ce combat trouve son sens dans ses apparitions présentes ; non en un quelconque âge d’or à venir mais dans les expériences qui en constituent la texture. Les programmes ont été enterrés. Et c’est bien justement l’absence d’idéologie qui nous rend la révolution désirable, autant qu’elle la fait discrète. Néanmoins, il est bon quelquefois d’édifier des repères juste devant nos pas : « avoir des pistes », « esquisser des chemins ». Ces histoires sont de celles qui donnent le goût de l’inconnu, qui bâtissent leurs plongeoirs au bord des abysses d’avenir.

Ceci n’est pas un livre d’Histoire
« Tout ce à quoi on s’adosse pour se retourner vers l’histoire et la saisir dans sa totalité, tout ce qui permet de la retracer comme un patient mouvement continu, tout cela, il s’agit systématiquement de le briser. Il faut mettre en morceaux ce qui permettait le jeu consolant des reconnaissances. […] L’histoire sera « effective » dans la mesure où elle introduira le discontinu dans notre être même. » / Michel Foucault

L’historiographie classique perçoit le temps comme un flux continu, régi par la loi de causalité. Un événement succède logiquement à l’autre, le présent est aisément défini par le passé, et donc l’avenir est d’ores et déjà prévisible à travers même le regard jeté sur le présent. C’est ce flux temporel qui conduit l’humanité vers le perfectionnement, c’est lui, le Progrès en marche (qui induit le fait de masquer les failles et les échecs).
A contrario, nous ressentons deux nécessités : tracer les pistes de demain sans étourdir l’inconnu, et sauver le passé, « l’arracher au conformisme qui, à chaque instant, menace de lui faire violence ». La conception de l’histoire que nous avons adoptée n’est donc en aucun cas celle de l’historien, car « notre histoire » se trouve constamment prise dans nos présents, et tendue vers l’avenir. Rien n’est moins neutre que de tenter d’écrire l’histoire. Mais à la différence de l’histoire « officielle » qui vise à se confondre avec la vérité, nous assumons notre point de vue, notre absence de neutralité. C’est pourquoi ce livre s’organise en « constellations » : le ciel, comme le passé, se lit, et les étoiles se relient selon l’œil qui les regarde. Nos yeux ont tracé des ponts, ont tissé les fils faits de l’assomption d’un parti pris particulier. Ce parti pris, nous le disons « politique », en ceci qu’il envisage dans chaque situation les possibles qu’elle recèle et la force qui en émane. « Contrairement à la perception naïve, c’est-à-dire non politique, du présent, qui n’y découvre jamais que la répétition ou la trace d’une situation déjà dé-passée, la lecture politique d’une constellation donnée sera celle qui, en quelque sorte, la déplacera d’un cran en direction de l’avenir. (Stéphane Mosès, L’Ange de l’Histoire)» Ce déplacement ne s’opère que si l’on considère des fragments de temps dans leur singularité, comme porteurs d’une disposition au changement, à l’imprévu, au possible.
Les quatre parties intitulées « trajectoires politiques » sont les seules parties qui, sans structurer le livre, sacrifient au temps chronologique. Parce que notre vécu s’éprouve aussi entre des « avant » et des « après », parce que nos expériences se laissent également saisir comme un enchaînement, comme une sédimentation, ces trajectoires serpentent au rythme saccadé des luttes : depuis le mouvement anti-mondialisation au tournant des années 2000, pour (ne pas) finir à l’automne 2013, période de bouclage des derniers textes.
S’il y a un sens à isoler cette entité historique – de la même façon que le périmètre géographique du livre ne s’étend pas trop au-delà des frontières françaises – c’est certes depuis une expérience partagée propre au collectif à l’origine de cet ouvrage. Mais c’est également parce qu’elle trouve sa cohérence dans l’apparition d’une mémoire commune dépassant les groupes et les individus. Les cabanes perchées dans les arbres du parc Mistral éclosent à nouveau à la ZAD, sur un même air de famille indignados et antimondialistes encerclent les lieux du pouvoir, et les blocages du mouvement des retraites de 2010 matérialisent quatre ans plus tard le slogan « bloquons tout ! » des anti-CPE. Des pratiques et des idées réapparaissent et s’affinent alors qu’on les croyait oubliées. Un des enjeux de ce livre consiste précisément à entretenir et à étendre ce partage au-delà d’une commune présence aux choses et aux événements, affermissant ainsi une communauté d’expérience par-delà les générations et les frontières.
S’il nous semble important de ne pas évacuer toute dimension chronologique, notre ambition se situe pourtant dans une rupture avec celle-ci. En reliant nos étoiles au mépris du calendrier, l’établissement de constellations tente d’enjamber les écueils de l’historiographie. Il permet d’employer un temps « qualitatif », qui considère chaque instant dans sa spécificité unique, et non comme une simple transition entre celui qui le précède et celui qui le suit ; un temps qui permette d’appréhender le présent comme ouvert sur une multiplicité d’avenirs possibles. Penser en termes de « constellations » transmue alors le temps linéaire en « temps des possibles », permettant la constitution d’une histoire commune, transverse, avec le lecteur.
« L’histoire des opprimés est une histoire discontinue », alors que « la continuité est celle des oppresseurs », disait Walter Benjamin. La continuité historique est l’illusion entretenue par la « mythologie des vainqueurs » afin d’effacer toute trace de « l’histoire des vaincus ». Cette terminologie est quelque peu vieillie, mais continue néanmoins à nous toucher, même si nous refusons de nous déclarer, d’avance, « vaincus », comme nous rechignons à désigner des « vainqueurs » de toujours. Pourtant, l’histoire telle que nous la percevons emprunte à la « tradition des opprimés » quelques-uns de ses ressorts. Elle naît des ruptures du tissu historique, des sursauts et des révoltes, sans être pour autant amnésique. L’écrire sans la trahir, c’est emprunter à cette tradition ses traits spécifiques : sa non-linéarité, ses ruptures, ses intermittences. Les constellations figurent ces césures, cet arrêt du temps (puisqu’elles figent des situations et des événements). « Arracher à la seconde qui passe la charge explosive qu’elle contient », voilà l’utopie contenue dans le ciel des constellations…

« Nous avons moins besoin de grands récits, fussent-ils de la libération, que d’un peuple de conteurs. »
Les récits qui se donnent à lire dans ce livre sont éminemment pragmatiques. Ils trouvent leur source et leur sens au ras des événements, au ras de l’existant. Ils se racontent et se construisent depuis ceux qui font, vivent et se battent. Ils ne constituent pas seulement un corpus dont nous nous inspirons : ces étoiles sont directement la substance, le corps de cette histoire immédiate. Nous ne partons pas, ou plus, d’une origine vierge de tout enseignement depuis laquelle on déploierait de la spéculation et de la prospective à l’envi. Si cet ouvrage se projette, donne à penser et élabore, c’est au milieu du vécu, des tentatives, des échecs et des avancées de celles et ceux qui ont fait cette histoire. Réfléchir depuis ce point, au milieu d’une telle matière, c’est subir l’inconfort de se retrouver souvent bloqué par le poids du réel et de ce qui le façonne. Mais quand enfin une piste, un axe de lecture et de compréhension du monde se dessine, c’est avec d’autant plus de force qu’il se déploie, qu’il nous embarque.
Les mots peinent parfois à rendre compte de la texture d’une époque ; la forme-livre se prête à ce que des images viennent les seconder, en étant par elles-mêmes porteuses de récit. Les dessins qui viennent ponctuer le livre sont ainsi issus d’une composition à quatre mains, où les traits, les collages et l’aquarelle déploient graphiquement chaque constellation. Les « trajectoires politiques » sont, quant à elles, ouvertes par des affiches et des photographies, ces dernières étant pour la plupart tirées du travail du collectif de photographes « tendance floue », qui s’attache depuis plus de 20 ans à raconter le monde au travers de regards singuliers.
Le collectif d’écriture, d’une douzaine de membres qui se sont pour une part rencontrés dans le processus d’élaboration du livre, s’est trouvé au cœur des événements et des questions qui le traversent. Au cours de nos deux années de travail, durant lesquelles ont été collectés les contributions et témoignages qui constituent la matière de cet ouvrage, huit constellations nous sont apparues : que signifient aujourd’hui déserter et quitter les sentiers battus ? Comment apprendre et savoir faire lorsque les voie habituelles de la transmission mènent à des impasses ? Comment faire la fête quand règnent les festivités ? Que peut encore vouloir dire habiter quelque part ? Mais aussi : qu’est-ce qu’un imaginaire en révolte ? Peut-on se plonger dans le grand bain de la numérisation générale sans s’y noyer ? Que peut signifier « intervenir politiquement » après tant de déconvenues des mouvements révolutionnaires ? Et quelles seraient les pistes pour parvenir à s’organiser sans recourir aux affres des organisations ? Émaillant ces huit constellations, un « chœur », voix polyglotte du collectif d’écriture, accompagnera le lecteur. Il énoncera leurs enjeux, donnant aussi quelques précisions sur les choix et les sélections de textes. Cette parole n’a pas pour ambition de surplomber les récits d’expérience d’un « nous » omniscient, mais de permettre de prendre ensemble ce foisonnement, de le comprendre comme constitutif d’une dynamique qui trouve des cohérences fortes. Pour autant, le « nous » dont ce chœur se fait la voix ne se confond pas avec les voix singulières des différentes contributions.
Chaque constellation est à la fois une porte, une sortie, un passage. En suivant les étoiles filantes esquissées à la fin de certains textes, une lecture transversale se dessine, faite de sauts entre des contributions dont la proximité est différente de celle qui a lié les constellations. L’amoureux des cabanes en bois qui se plongera dans la partie savoir-faire y trouvera de nouvelles routes vers l’intervention politique ou l’habiter. L’habitué des teufs techno tracera peut-être son chemin des fêtes sauvages vers la constellation de l’imaginaire, avant de revenir à celle des désertions. C’est aussi cette rencontre de mondes qui parfois s’ignorent que ce livre propose. Nous ne doutons pas que certains y trouvent des absences, peut-être insaisissables depuis le regard que nous avons choisi de porter. Nous souhaitons justement qu’elles fassent naître l’envie de compléter cette histoire, qui n’a de cesse de se dérouler, qui trop rarement s’écrit. Pour cela, entre autres espaces possibles, nous avons ouvert un site internet où se retrouveront les textes de cet ouvrage (sur le principe du lyber), les documents d’époques cités, ainsi que d’autres contributions qui viendront le prolonger : constellations.boum.org. Ce livre ne sera jamais, nous l’espérons, un objet clos, fini, univoque. Nous l’envisageons comme un fragment sur lequel viendront s’aimanter d’autres fragments.

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