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Peut-on parler avec l’ennemi ? / Alain Brossat

L’automate a cent visages comme l’hydre de Lerne a autant de tentacules, et la destination de ceux de ses visages avenants tournés vers la communication est de faire disparaître de notre horizon conceptuel la réalité de la guerre qui se poursuit, ceci au profit des échanges « civilisés ». La communication est le truchement de la pacification comme processus et dynamique inscrite au cœur de la globalisation, non pas comme prétendu état des choses », mais comme fait stratégique, stratégie de reconduite et de rénovation de la domination ; elle est le truchement du mensonge constitutif de cette pacification entendue non pas comme processus ininterrompu de déviolentisation des relations entre les individus, les groupes, les États, les peuples, les cultures, mais comme déni obstiné de la reproduction de la division, et, donc, de l’éternel retour de l’hostilité comme composante de la relation non pas certes à l’ « autre » en général, mais bien à certains autres.
Cette situation générale et l’intensification, dans les pays démocratiques, de l’efficience de ce mensonge constitutif ont pour effet qu’il nous faut adopter des règles de conduite consistant à exercer une contre-violence distincte sur le système en cassant avec la communication. C’est-à-dire en redéployant le geste des deux acteurs mutiques du roman de Vercors [Le Silence de la mer] dans un contexte, où, au contraire la normativité communicante a imposé ses règles urbi et orbi. En assumant donc le caractère d’incongruité absolue, le scandale que constitue (dans cette configuration où n’importe qui doit être en position de communiquer avec n’importe qui et à propos de n’importe quoi, à l’image des « débats » télévisés), le refus de parler avec certaines personnes (contre-conduites, plutôt) inspirées par des énoncés tels que « Nous ne sommes pas du même monde, je n’ai rien à vous dire, je ne vous connais pas et ne veux pas vous connaître, je ne perds pas mon temps à parler avec des automates à visage humain. » Il faut assumer le scandale et l’incongruité manifeste de cette position (qui relève d’une politique et d’une éthique) dans un temps qui n’est plus celui de l’Occupation nazie, mais de la supposée tempérance démocratique (1).
La fluidité communicationnelle est l’élément clé du dispositif destiné à entretenir l’illusion d’un monde sans ennemis – ou plutôt où la figure traditionnelle de l’ennemi politique aurait été remplacée par deux truchements – d’une part l’ « adversaire » auquel ne m’opposent que des désaccords réductibles sans violence aux conditions de la démocratie représentative et de la communication ordonnée à des règles, et, de l’autre, celui qui, en pratiquant des formes de violence insupportables, s’est lui-même exclu du champ de l’humanité et dont l’élimination requise justifie les procédures les plus expéditives – le terroriste en premier lieu, l’islamiste, le djihadiste (2).
Dans le cas du premier, l’euphémisation de l’hostilité qui, ici, cède devant les appareils de pacification du champ politique, a pour effet radical de rendre la division (comme élément constituant du champ politique) inappropriable par les sujets. Le reconditionnement de l’ennemi en adversaire avec lequel l’échange communicationnel et les transactions institutionnelles ne sont jamais rompus entraîne inéluctablement la disparition, aux yeux du public, des enjeux de ce qui est supposé opposer les uns aux autres. L’élision de la division comme facteur constituant de la vie politique, la disparition du régime de l’hostilité déclarée nourrissent auprès de l’opinion l’évidence d’une équivalence universelle des positions en présence et d’une perpétuelle connivence entre prétendus adversaires. Le dégoût amplement partagé de la politique perçue comme domaine des mensonges et des illusions trouve sa source dans la délégitimation de la règle nouvelle selon laquelle ce qui « nous » (les forces, les positions, les partis en présence) rassemble (la démocratie, les « valeurs ») l’emporte sur ce qui nous divise.
Il faut une bien grande présomption et une bien naïve approche de la vérité comme dévoilement pour imaginer que les paroles vraies que nous avons à porter devant le public sont aptes, en toutes circonstances, à faire voler en éclats les dispositifs de la communication. C’est tout l’inverse qui se produit, constamment, sous nos yeux : l’approvisionnement et l’annulation des fortes paroles des uns et des énoncés subversifs des autres par l’inépuisable rumination des estomacs d’autruche de la communication (2).
La fable pacificatrice fondé sur le déni des différends fondateurs et constitutive du « mensonge » démocratique (pour autant que la démocratie institutionnelle donne son efficace, avec le suffrage universel, à cette fable) va autoriser, au rebond, la criminalisation à outrance de ce qui tombe en dehors du champ balisé par cette règle du jeu.
Comme le répète inlassablement Carl Schmitt, le régime traditionnel de l’hostilité suppose une sorte de législation réglant les pratiques de la guerre. Que cette législation n’ait jamais trouvé un commencement d’application dans toutes sortes d’usage de la violence de masse, à commencer par les guerres civiles et les guerres coloniales, ceci n’infirme que partiellement la position de Schmitt : c’est bien, en toutes circonstances, le déni de la persistance du régime de l’hostilité comme fondement de la relation politique entre ceux qu’oppose un différend irréductible (bourgeois et prolétaires, dans une perspective marxienne, colonisateurs et colonisés chez Fanon, hommes et femmes pour les féministes radicales) qui suscite ce retour de violence extrême dont les formes contemporaines sautent aux yeux : brutalisation des pratiques de guerre (usage d’armes chimiques, drones, explosifs à effets retardés) guerres sales (exécution de prisonniers, liquidations ciblées, torture des prisonniers, détentions et transferts illégaux), guerres furtives, sales, utilisation d’Internet à des fins de guerre non déclarée.
La prospérité de la guerre des espèces, celle dans laquelle l’ennemi a le statut d’un nuisible à exterminer, est l’envers de l’effacement de la reconnaissance de l’hostilité comme l’un des éléments fondateurs de la relation politique, aussi bien dans les espaces internationaux que dans les relations entre États, peuples et cultures. On le voit bien avec la guerre de reconquête du nord du Mali, conduite par l’armée française et ses alliés : guerre sans témoins ni prisonniers. Plus prospère l’enseigne de la guerre pour la démocratie et plus celle-ci, sur le terrain, s’apparente à une traque, à une chasse au nuisible ou, alors, à une opération prophylactique destinée à éradiquer une souche microbienne particulièrement dangereuse (le modèle de l’infection).
Le vacarme communicationnel qui entoure ce type d’opération a pour effet de rendre indiscernable cette brutalisation des pratiques de l’hostilité dans les contextes contemporains, toujours plus nombreux, où un appareil militaire étatique suréquipé affronte des guerriers sommairement équipés. L’absence de toute constitution étatique de l’ennemi sert de justification aux États impériaux qui s’offusquent de ce que les groupes qu’ils affrontent osent leur résister pour exclure toute espèce de discussion ou de reconnaissance de ceux-ci comme interlocuteurs. « On ne discute pas avec les terroristes » – la définition première de ceux-ci étant, précisément, qu’ils ne sont pas des figures de l’État. Cette criminalisation à outrance de l’ennemi réintensifie des visions manichéennes et de pratiques expéditives qui sont donc loin d’être l’apanage exclusif des régimes totalitaires. Mais, aussi bien, on ne discute pas avec des agents infectieux, le terrorisme étant considéré à l’égal d’une maladie contagieuse. Dans tous les cas de figure, c’est la notion d’un échange de paroles avec l’ennemi qui est absolument révoquée. Or, dans les guerres du passé, quels qu’aient été leur acharnement et leur coût humain, quels que soient les noms d’oiseau qui y avaient été échangés et les horreurs commises, finissait toujours par survenir ce moment où, les armes s’étant tues, les protagonistes entreprenaient de se parler, ces échanges accompagnant nécessairement le passage de l’état de guerre à la paix. La disparition de cette figure (cette transition dans laquelle quelque chose de nouveau peut s’ouvrir) indique assez clairement la dynamique décivilisatrice dans laquelle sont prises les prétendues guerres démocratiques d’aujourd’hui.
Le jeu de la communication, lorsque se présente ce type de « crise » est de saturer l’espace public de façon à ce que le point de vue et la position de celui qui y occupe la place de l’autre (le « terroriste », le nuisible, l’agent contaminant) devienne rigoureusement inconcevable, inarticulable, inaudible. Ce fut le cas lors de l’intervention franco-britannique contre Khadafi, comme ça l’est avec la guerre au Mali. Le rôle de la communication est bien, dans ces circonstances, de suspendre le supposé principe de la pluralité des points de vue, des opinions, des intérêts, c’est-à-dire d’aliéner entièrement le jugement du quelconque au discours et à la position des gouvernants. Pour cette raison, nous exécrons les communicants et nous restons sur nos gardes face à l’ensemble des dispositifs de la communication (4).
La conclusion tient en peu de mots.
Le Silence de la mer est un modèle indépassable pour penser et énoncer aujourd’hui les puissances infinies du non, un geste qui peut, à la limite, se passer d’énonciation ou s’énoncer comme geste muet. Le non, énoncé ou muet, est le geste qui remet l’ennemi à sa place.
Les puissances infinies du non recèlent en elles une infinité de conduites politiques possibles, ayant pour horizon l’égalité et la communauté.
Nous avons des ennemis, ceux qui s’imposent à nous, ceux que nous déclarons aussi. Nous ne communiquons pas avec l’ennemi, nous le combattons.
Alain Brossat
Peut-on parler avec l’ennemi ? / 2014
Paru aux éditions Noir et rouge

Le-Silence-De-La-Mer

Photo : Nicole Stéphane dans Le Silence de la mer de Jean-Pierre Melville (1947) d’après Vercors

1 Un bel exemple de rupture du consensus communicationnel nous est donné par Pier Paolo Pasolini lorsqu’il refuse que la partie qu’il a réalisée du film La Rabbia sorte, comme il avait été convenu avec le producteur, accompagnée de l’autre partie, réalisée par le publiciste réactionnaire Giovanni Guareschi. Commentant le montage d’images documentaires et le commentaire dont Guareschi les a affublées, Pasolini écrit  » Si Eichmann pouvait sortir de sa tombe, il ferait un film de ce genre [...]. Je ne veux pas collaborer, même en tant qu’antagoniste, à l’absorption de ces idées monstrueuses par des jeunes qui sont sans défense devant une pareille démagogie. » Cette intransigeance lucide s’oppose aux présomptions de ces intellectuels très radicaux qui, lorsqu’ils s’en vont papoter chez Taddeï ou Finkielkraut, sont à ce point imbus de leur assurance de proférer des vérités si forte que celles-ci sont destinées à faire tomber en poussière les dispositifs communicationnels qui se destinent à la normalisation et à l’approvisionnement de leurs éclats. À ce jour, les murs de la Maison de la radio et de France Télévisions, fortement ébranlés par ces performances redoutables, tiennent toujours…
2 De nos jours, les États qui se disant démocratiques s’offusquent de ce que des guerriers (que ce soit en Afghanistan ou au Sahel) prétendent (leur) faire la guerre, ce « droit » étant réservé pour eux à ces automates de la violence étatique légitimée (fût-ce de manière fort litigieuse, dans les situations désignées) que sont leurs soldats. Ils désignent ces guerriers comme terroristes, alors même que le seul tort de ceux-ci est d’imiter les formes de violence indiscriminées (ayant pour effet de tuer indifféremment des civils et des militaires) que pratiquent en grand ces États quand ils bombardent des zones habitées ou font un usage approximatif des lancers de missiles par des drones. Sur le fond, la seule différence entre les uns et les autres tient à la « qualité » étatique – ou non – des moyens de violence mis en œuvre.
3 La notion même de « dialogue » est culturellement spécifique et historiquement située, car tandis qu’un interlocuteur ou une interlocutrice peut être persuadé d’avoir une conversation, un autre peut être convaincu du contraire. Il faut commencer par interroger les rapports de pouvoir qui conditionnent et limitent les possibilités dialogiques. Sans cela, le modèle du dialogue risque de retomber dans un modèle libéral qui suppose que les sujets parlants ont les mêmes positions de pouvoir, et qu’ils parlent tous en se faisant la même idée de l’ « unité » de ce que signifie être « d’accord », et qu’il s’agit bien là de buts à poursuivre » (Judith Butler, Trouble dans le genre, le féminisme et la subversion de l’identité, traduit de l’anglais – États-Unis – par Cynthia Kraus, La découvert, 2005).
4 Sur les conditions dans lesquelles doit prévaloir la maxime « Il est inutile de discuter », voir Isabelle Stengers, Au temps des catastrophes, résister à la barbarie qui vient (notamment le chapitre 12), La Découverte, 2009.

Colloque « Penser l’émancipation » / Paris-Nanterre 19 au 22 février 2014

Ces dernières années, le monde capitaliste a traversé des bouleversements dont il est encore difficile d’estimer l’ampleur. Au rythme des effondrements financiers, des occupations des places, des révoltes et insurrections, les mécanismes de domination sociale et politique sont contraints de se transformer – et tentent de s’imposer avec plus de férocité encore. Les forces de transformation sociale doivent penser la nouveauté des défis contemporains et l’urgence d’une réponse politique en vue de l’émancipation humaine.

Face à une crise d’une gravité sans précédent, les classes dominantes s’efforcent d’intensifier l’exploitation du travail humain et des ressources naturelles, mais aussi de développer des mécanismes de prédation et d’oppression en partie nouveaux, qui, dans les pays du Sud, se traduisent par la réémergence de modalités de domination de type quasiment colonial, y compris sur le plan militaire. L’enjeu est alors de bien saisir le redéploiement en cours du capitalisme et de sa conquête des temporalités et des espaces, non seulement dans les domaines de la production de richesses nouvelles, mais aussi de la privatisation des communs et de la captation des ressources disponibles par un nombre toujours plus réduit de propriétaires et de décideurs.

À l’opposé, les expériences des mouvements d’émancipation du passé, mais aussi les réflexions originales qui accompagnent les luttes actuelles, contribuent à éclairer les contours d’une société radicalement différente. Un champ théorique dispersé tente aujourd’hui de repenser les combats pour l’émancipation sociale à partir d’une réflexion critique sur les dynamiques régressives dominantes ainsi que sur les expériences politiques et formes d’organisation sociale alternatives.

Chaque dimension du monde social, et des luttes qui le traversent, fait ainsi l’objet d’analyses renouvelées. A l’asservissement croissant du travail par le capitalisme répondent des tentatives de réappropriation collective de l’activité et un retour de la critique du salariat. La généralisation de la précarité, qui conduit au délitement des solidarités « traditionnelles », suppose ainsi de repenser la centralité du travail, de l’aliénation qu’il génère, mais aussi la place des acteurs-actrices qui luttent pour s’en émanciper. Face aux politiques racistes et à l’islamophobie, de nouvelles dynamiques émergent dans les mouvements de l’immigration et des quartiers populaires, ainsi que dans le champ des études postcoloniales et décoloniales. Les transformations de l’exploitation du travail féminin à l’échelle mondiale, les formes renouvelées d’oppressions sexuelles, et toutes les expressions recomposées du patriarcat, posent la question d’un agenda féministe, queer et LGBT pour le 21e siècle. L’urgence écologique suscite une réflexion globale pour comprendre les désordres systémiques et penser un métabolisme durable entre les sociétés humaines et la nature. La généralisation de politiques inégalitaires et autoritaires appelle la construction d’alliances radicalement démocratiques travaillant ensemble à redessiner les contours d’un horizon post-capitaliste.

Ce colloque international, qui aura lieu des 19 au 22 février 2014 à l’université Paris-Ouest Nanterre, est organisé par le réseau « Penser l’émancipation » et le laboratoire Sophiapol. Il fait suite à la première édition, à Lausanne en octobre 2012, d’une série de colloques et initiatives visant à développer, dans le monde francophone, un espace de réflexion et de discussion autour des élaborations théoriques et des pratiques sociales qui mettent en jeu l’émancipation humaine.

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Albert Camus, ou l’inconscient colonial / Edward Saïd

Albert Camus est le seul auteur de l’Algérie française qui peut, avec quelque justification, être considéré comme d’envergure mondiale. Comme Jane Austen (1) un siècle plus tôt, c’est un romancier dont les œuvres ont laissé échapper les réalités impériales qui s’offraient si clairement à son attention. (…)
Camus joue un rôle particulièrement important dans les sinistres sursauts colonialistes qui accompagnent l’enfantement douloureux de la décolonisation française du XXe siècle. C’est une figure impérialiste très tardive : non seulement il a survécu à l’apogée de l’empire, mais il survit comme auteur « universaliste », qui plonge ses racines dans un colonialisme à présent oublié. (…)
Le parallèle frappant entre Camus et George Orwell (2), c’est qu’ils sont tous deux devenus dans leur culture respective des figures exemplaires dont l’importance découle de la puissance de leur contexte indigène immédiat qu’ils paraissent transcender. C’est dit à la perfection dans un jugement sur Camus qui survient presque à la fin de l’habile démystification du personnage à laquelle se livre Conor Cruise O’Brien, dans un livre qui ressemble beaucoup à l’étude de Raymond Williams sur Orwell (et paru dans la même collection, les « Modern Masters » (3).
O’Brien écrit : « Il est probable qu’aucun auteur européen de son temps n’a si profondément marqué l’imaginaire et aussi la conscience morale et politique de sa propre génération et de la suivante. Il était intensément européen parce qu’il appartenait à la frontière de l’Europe et était conscient d’une menace. La menace lui faisait aussi les yeux doux. Il a refusé, mais non sans lutte. Aucun autre écrivain, pas même Conrad, n’est plus représentatif de l’attention et de la conscience occidentale à l’égard du monde non occidental. Le drame interne de son œuvre est le développement de cette relation, sous la montée de la pression et de l’angoisse. »
(…) De plus, Joseph Conrad et Camus ne sont pas les représentants d’une réalité aussi impondérable que la « conscience occidentale », mais bien de la domination occidentale sur le monde non européen. Conrad exprime cette abstraction avec une force qui ne trompe pas, dans son essai Geography and Some Explorers  (4). Il y célèbre l’exploration de l’Arctique par les Britanniques puis conclut sur un exemple de sa propre « géographie militante » : « J’ai posé le doigt au beau milieu de la tache, alors toute blanche, qu’était l’Afrique, et j’ai déclaré : « Un jour j’irai là-bas. » » Il y est allé, bien sûr, et il reprend le geste dans Au cœur des ténèbres.
Le colonialisme occidental, qu’O’Brien et Conrad se donnent tant de mal pour décrire, est, premièrement, une pénétration hors des frontières européennes et dans une autre entité géographique. Deuxièmement, il ne renvoie nullement à une « conscience occidentale » anhistorique « à l’égard du monde non occidental » : l’écrasante majorité des indigènes africains et indiens ne rapportaient pas leurs malheurs à la « conscience occidentale », mais à des pratiques coloniales très précises comme l’esclavage, l’expropriation, la violence des armes. C’est une relation laborieusement construite où la France et la Grande-Bretagne s’autoproclamaient l’« Occident » face aux peuples inférieurs et soumis du « non-Occident », pour l’essentiel inerte et sous-développé. (…)
O’Brien use aussi d’un autre moyen pour tirer Camus de l’embarras où il l’a mis : il souligne que son expérience personnelle est privilégiée. Tactique propre à nous inspirer pour lui quelque sympathie, car, si regrettable qu’ait été le comportement collectif des colons français en Algérie, il n’y a aucune raison d’en accabler Camus. L’éducation entièrement française qu’il a reçue là-bas – bien décrite dans la biographie de Herbert Lottman (5) – ne l’a pas empêché de rédiger, avant-guerre, un célèbre rapport sur les malheurs locaux, dus pour la plupart au colonialisme français. Voici donc un homme moral dans un contexte immoral. Et le centre d’intérêt de Camus, c’est l’individu dans un cadre social : c’est aussi vrai de L’Étranger que de La Peste et de La Chute. Ses valeurs, ce sont la conscience de soi, la maturité sans illusion, la fermeté morale quand tout va mal. Mais, sur le plan méthodologique, trois opérations s’imposent.
La première, c’est d’interroger et de déconstruire le cadre géographique que retient Camus pour L’Étranger (1942), La Peste (1947) et son recueil de nouvelles (du plus haut intérêt) L’Exil et le Royaume (1957). Pourquoi l’Algérie, alors qu’on a toujours considéré que les deux premières œuvres citées renvoyaient surtout à la France, et plus particulièrement à son occupation par les nazis ?
Allant plus loin que la plupart des critiques, O’Brien observe que le choix n’est pas innocent : bien des éléments de ces récits (par exemple le procès de Meursault [dans L’Étranger]) constituent une justification furtive ou inconsciente de la domination française, ou une tentative idéologique de l’enjoliver. Mais chercher à établir une continuité entre l’auteur Camus, pris individuellement, et le colonialisme français en Algérie, c’est d’abord nous demander si ses textes sont liés à des récits français antérieurs ouvertement impérialistes. (…)
La seconde opération méthodologique porte sur le type de données nécessaires à cet élargissement de perspective, et sur une question voisine : qui interprète ?
Un critique européen intéressé par l’histoire dira probablement que Camus représente l’impuissance tragique de la conscience française face à la crise de l’Europe, à l’approche d’une de ses grandes fractures. Si Camus semble avoir considéré qu’on pouvait maintenir et développer les populations de colons au-delà de 1960 (l’année de sa mort), il avait tout simplement tort historiquement puisque les Français ont abandonné l’Algérie et toute revendication sur elle deux ans plus tard seulement.
Lorsque son œuvre évoque en clair l’Algérie contemporaine, Camus s’intéresse en général aux relations franco-algériennes telles qu’elles sont, et non aux vicissitudes historiques spectaculaires qui constituent leur destin dans la durée. Sauf exception, il ignore ou néglige l’histoire, ce qu’un Algérien, ressentant la présence française comme un abus de pouvoir quotidien, n’aurait pas fait. Pour un Algérien, 1962 représentera probablement la fin d’une longue et malheureuse époque inaugurée par l’arrivée des Français en 1830, et l’ouverture triomphale d’une ère nouvelle. Interpréter du même point de vue les romans de Camus, ce serait voir en eux, non des textes qui nous informent sur les états d’âme de l’auteur, mais des éléments de l’histoire de l’effort français pour rendre et garder l’Algérie française.
Il faut donc comparer les assertions et présupposés de Camus sur l’histoire algérienne avec les histoires écrites par des Algériens après l’indépendance, afin d’appréhender pleinement la controverse entre le nationalisme algérien et le colonialisme français. Et il serait juste de rattacher son œuvre à deux phénomènes historiques : l’aventure coloniale française (puisqu’il la postule immuable) et la lutte acharnée contre l’indépendance de l’Algérie. Cette perspective algérienne pourrait bien « débloquer » ce que l’œuvre de Camus dissimule, nie ou tient implicitement pour évident.
Enfin, étant donné l’extrême densité des textes de Camus, l’attention au détail, la patience, l’insistance sont méthodologiquement cruciales. Les lecteurs associent d’emblée ses romans aux romans français sur la France, non seulement en raison de leur langue et des formes qu’ils semblent hériter d’aussi illustres prédécesseurs qu’Adolphe et Trois contes (6), mais aussi parce que leur cadre algérien paraît fortuit, sans rapport avec les graves problèmes moraux qu’ils posent. Près d’un demi-siècle après leur publication, ils sont lus comme des paraboles de la condition humaine.
C’est vrai, Meursault tue un Arabe, mais cet Arabe n’est pas nommé et paraît sans histoire, et bien sûr sans père ni mère. Certes, ce sont aussi des Arabes qui meurent de la peste à Oran, mais ils ne sont pas nommés non plus, tandis que Rieux et Tarrou sont mis en avant. Et l’on doit lire les textes pour la richesse de ce qui s’y trouve, non pour ce qui en a été éventuellement exclu. Mais justement. Je voudrais souligner qu’on trouve dans les romans de Camus ce qu’on en croyait autrefois évacué : des allusions à cette conquête impériale spécifiquement française, commencée en 1830, poursuivie de son vivant, et qui se projette dans la composition de ses textes.
Cette entreprise n’est pas inspirée par la vengeance. Je n’entends pas reprocher rétrospectivement à Camus d’avoir caché dans ses romans certaines choses sur l’Algérie qu’il s’efforce longuement d’expliquer, par exemple, dans les divers textes des Chroniques algériennes. Mon objectif est d’examiner son œuvre littéraire en tant qu’élément de la géographie politique de l’Algérie méthodiquement construite par la France sur plusieurs générations. Cela pour mieux y voir un reflet saisissant du conflit politique et théorique dont l’enjeu est de représenter, d’habiter et de posséder ce territoire – au moment précis où les Britanniques quittaient l’Inde. L’écriture de Camus est animée par une sensibilité coloniale extraordinairement tardive et en fait sans force, qui refait le geste impérial en usant d’un genre, le roman réaliste, dont la grande période en Europe est depuis longtemps passée. (…)
Souvenons-nous. La révolution algérienne a été officiellement annoncée et déclenchée le 1er novembre 1954. Le massacre de Sétif, grande tuerie de civils algériens par des soldats français, est de mai 1945. Et les années précédentes, celles où Camus écrivait L’Étranger, ont été riches en événements ponctuant la longue et sanglante histoire de la résistance algérienne. Même si, selon tous ses biographes, Camus a grandi en Algérie en jeune Français, il a toujours été environné des signes de la lutte franco-algérienne. Il semble en général les avoir esquivés, ou, dans les dernières années, traduits ouvertement dans la langue, l’imagerie et la vision géographique d’une volonté française singulière de disputer l’Algérie à ses habitants indigènes musulmans. En 1957, François Mitterrand déclarait sans ambages, dans son livre Présence française et abandon  (7) : « Sans Afrique, il n’y aura pas d’histoire de France au XXe siècle. »
Pour situer Camus en contrepoint sur l’essentiel (et non sur une petite partie) de son histoire réelle, il faut connaître ses vrais prédécesseurs français, ainsi que l’œuvre des romanciers, historiens, sociologues et politologues algériens d’après l’indépendance. Aujourd’hui, une tradition eurocentrique parfaitement déchiffrable et persistante refoule toujours dans l’interprétation ce qui, sur l’Algérie, était refoulé par Camus (et Mitterrand), et refoulé par les personnages de ses romans. Quand, dans les dernières années de sa vie, Camus s’oppose publiquement, et même violemment, à la revendication nationaliste d’indépendance algérienne, il le fait dans le droit-fil de la représentation qu’il a donnée de l’Algérie depuis le début de sa carrière littéraire, même si ses propos font alors tristement écho à la rhétorique officielle anglo-française de Suez.
Ses commentaires sur le « colonel Nasser », sur l’impérialisme arabe et musulman, nous sont familiers, mais le seul énoncé politique, d’une intransigeance totale, qu’il consacre à l’Algérie dans ce texte apparaît comme un résumé sans nuance de tout ce qu’il a écrit antérieurement : « En ce qui concerne l’Algérie, l’indépendance nationale est une formule purement passionnelle. Il n’y a jamais eu encore de nation algérienne. Les juifs, les Turcs, les Grecs, les Italiens, les Berbères auraient autant de droit à réclamer la direction de cette nation virtuelle. Actuellement, les Arabes ne forment pas à eux seuls toute l’Algérie. L’importance et l’ancienneté du peuplement français en particulier suffisent à créer un problème qui ne peut se comparer à rien dans l’histoire. Les Français d’Algérie sont eux aussi et au sens fort du terme des indigènes. Il faut ajouter qu’une Algérie purement arabe ne pourrait accéder à l’indépendance économique sans laquelle l’indépendance politique n’est qu’un leurre. (…) »
Le paradoxe est que partout où, dans ses romans et descriptions, Camus en parle, la présence française en Algérie est rendue soit comme un thème narratif extérieur, une essence échappant au temps et à l’interprétation, soit comme la seule histoire qui mérite d’être racontée en tant qu’histoire. Quelle différence d’attitude et de ton dans le livre de Pierre Bourdieu, Sociologie de l’Algérie  (8), publié, comme L’Exil et Le Royaume, en 1958 : ses analyses réfutent les formules à l’emporte-pièce de Camus et présentent franchement la guerre coloniale comme l’effet d’un conflit entre deux sociétés. C’est cet entêtement de Camus qui explique l’absence totale de densité et de famille de l’Arabe tué par Meursault ; et voilà pourquoi la dévastation d’Oran est implicitement destinée à exprimer non les morts arabes (qui, après tout, sont celles qui comptent démographiquement), mais la conscience française. (…)
On dispose d’une excellente recension des nombreux postulats sur les colonies françaises que partagent les lecteurs et critiques de Camus. Une étude remarquable de Manuela Semidei sur les livres scolaires français, de la première guerre mondiale au lendemain de la seconde (9), note que ces manuels comparent favorablement l’administration coloniale de la France à celle de la Grande-Bretagne : ils laissent entendre que les possessions françaises sont gouvernées sans les préjugés et le racisme des Britanniques. Dans les années 30, ce thème est inlassablement répété.
Quand il est fait allusion à l’usage de la violence en Algérie, par exemple, la formulation donne à croire que les forces françaises ont été obligées de prendre des mesures déplaisantes pour répondre à des agressions de la part des indigènes « poussés par leur ardeur religieuse et par l’attrait du pillage ». L’Algérie est toutefois devenue « une nouvelle France », prospère, dotée d’excellentes écoles, d’hôpitaux, de routes. Même après l’indépendance, l’image de l’histoire coloniale de la France reste essentiellement constructive : on pense qu’elle a posé les bases de liens « fraternels » avec les anciennes colonies.
Mais ce n’est pas parce qu’un seul point de vue paraît pertinent à un public français, ou parce que la dynamique complète de l’implantation coloniale et de la résistance indigène flétrit regrettablement le séduisant humanisme d’une grande tradition européenne, qu’il faut suivre ce courant d’interprétation et accepter les constructions et images idéologiques.
J’irai jusqu’à dire que, si les plus célèbres romans de Camus intègrent, récapitulent sans compromis et, à bien des égards, supposent un discours français massif sur l’Algérie qui appartient au langage des attitudes et références géographiques impériales de la France, cela rend son œuvre plus intéressante, et non le contraire. La sobriété de son style, les angoissants dilemmes moraux qu’il met à nu, les destins personnels poignants de ses personnages, qu’il traite avec tant de finesse et d’ironie contrôlée – tout cela se nourrit de l’histoire de la domination française en Algérie et la ressuscite, avec une précision soigneuse et une absence remarquable de remords ou de compassion.
Une fois de plus, la relation entre géographie et lutte politique doit être réanimée à l’endroit précis où, dans les romans, Camus la recouvre d’une superstructure qui, écrit élogieusement Sartre, nous plonge dans le « climat de l’absurde ». Tant L’Étranger que La Peste portent sur des morts d’Arabes, des morts qui mettent en lumière et alimentent silencieusement les problèmes de conscience et les réflexions des personnages français.
Municipalités, système judiciaire, hôpitaux, restaurants, clubs, lieux de loisirs, écoles – toute la structure de la société civile, présentée avec tant de vie, est française, bien qu’elle administre surtout une population non française. L’homologie de ce qu’écrivent à ce sujet Camus et les livres scolaires est frappante. Ses romans et nouvelles racontent les effets d’une victoire remportée sur une population musulmane, pacifiée et décimée, dont les droits à la terre ont été durement restreints. Camus confirme donc et raffermit la priorité française, il ne condamne pas la guerre pour la souveraineté livrée aux musulmans algériens depuis plus d’un siècle, il ne s’en désolidarise pas.
Au centre de l’affrontement, il y a la lutte armée, dont les premiers grands protagonistes sont le maréchal Théodore Bugeaud et l’émir Abd El-Kader. Le premier est un militaire intraitable qui, dans sa sévérité patriarcale envers les indigènes, commence en 1836 par un effort pour les discipliner et finit une dizaine d’années plus tard par une politique de génocide et d’expropriation massive. Le second est un mystique soufi et guérillero infatigable, qui ne cesse de regrouper, reformer, remobiliser ses troupes contre un envahisseur plus fort et plus moderne.
Quand on lit les documents de l’époque – les lettres, proclamations et dépêches de Bugeaud (réunies et publiées à peu près au même moment que L’Étranger), ou une édition des poèmes soufis d’Abd El Kader (…), ou encore la remarquable reconstruction de la psychologie de la conquête par Mostafa Lacheraf, dirigeant du Front de libération nationale (FLN) et professeur à l’université d’Alger après l’indépendance, à partir des journaux et lettres français des années 1830 et 1840 (10) -, on perçoit la dynamique qui rend inévitable l’amoindrissement de la présence arabe chez Camus.
Le cœur de la politique militaire française telle que l’avaient mise au point Bugeaud et ses officiers, c’était la razzia, le raid punitif sur les villages, maisons, récoltes, femmes et enfants des Algériens. « Il faut empêcher les Arabes de semer, de récolter, de pâturer », avait ordonné Bugeaud. Lacheraf donne un échantillon de l’état d’ivresse poétique que ne cessent d’exprimer les officiers français à l’œuvre : enfin ils avaient l’occasion de faire la « guerre à outrance », sans morale, sans nécessité. Le général Changarnier décrit l’agréable distraction qu’il octroie à ses soldats en les laissant razzier de paisibles villages ; ce type d’activité est enseigné par les Écritures, dit-il, Josué et d’autres grands chefs dirigeaient « de bien terribles razzias » et étaient bénis par Dieu. La ruine, la destruction totale, l’implacable brutalité sont admises non seulement parce qu’elles sont légitimées par Dieu, mais aussi parce que – formule inlassablement répétée de Bugeaud à Salan – « les Arabes ne comprennent que la force brutale ».
Certains, comme Tocqueville, qui par ailleurs critiquait sévèrement la politique américaine à l’égard des Noirs et des Indiens, estimaient que le progrès de la civilisation européenne nécessitait de faire subir des cruautés aux musulmans. Dans la pensée de Tocqueville, « conquête totale » devient synonyme de « grandeur française ». L’islam, c’est « la polygamie, la séquestration des femmes, l’absence de toute vie publique, un gouvernement tyrannique et ombrageux qui force de cacher sa vie et rejette toutes les affections du cœur du côté de l’intérieur de la famille ». Et, croyant que les indigènes sont des nomades, il estime que « tous les moyens de désoler les tribus doivent être employés. Je n’excepte que ceux que l’humanité et le droit des nations réprouvent (11) ». (…)
Les romans et nouvelles de Camus distillent très précisément les traditions, langages et stratégies discursives de l’appropriation française de l’Algérie. Ils donnent son expression ultime et la plus raffinée à cette « structure de sentiments » massive. Mais, pour discerner celle-ci, il nous faut considérer l’œuvre de Camus comme une transfiguration métropolitaine du dilemme colonial : c’est le colon écrivant pour un public français, dont l’histoire personnelle est irrévocablement liée à ce département français du Sud ; dans tout autre cadre, ce qui se passe est inintelligible.
Mais les cérémonies de noces avec le territoire – célébrées par Meursault à Alger, par Tarrou et Rieux enfermés dans les murs d’Oran, par Janine une nuit de veille au Sahara – incitent paradoxalement le lecteur à s’interroger sur la nécessité de ces réaffirmations. Quand la violence du passé français est ainsi rappelée par inadvertance, ces cérémonies deviennent, en raccourci extrêmement condensé, des commémorations de la survie d’une communauté sans perspective qui n’a nulle part où aller.
L’impasse de Meursault est plus radicale que celle des autres. Car, même si nous supposons que ce tribunal qui sonne faux continue d’exister (curieux endroit pour juger un Français meurtrier d’un Arabe, note à juste titre Conor Cruise O’Brien), Meursault lui-même comprend que tout est fini ; c’est enfin le soulagement – dans la bravade : « J’avais eu raison, j’avais encore raison, j’avais toujours raison. J’avais vécu de telle façon et j’aurais pu vivre de telle autre. J’avais fait ceci et je n’avais pas fait cela. Je n’avais pas fait telle chose alors que j’avais fait cette autre. Et après ? C’était comme si j’avais attendu pendant tout le temps cette minute et cette petite aube où je serais justifié. »
Plus de choix ici, plus d’alternative. La voie de la compassion est barrée. Le colon incarne à la fois l’effort humain très réel auquel sa communauté a contribué et le refus paralysant de renoncer à un système structurellement injuste. La conscience de soi suicidaire de Meursault, sa force, sa conflictualité ne pouvaient venir que de cette histoire et de cette communauté-là. A la fin, il s’accepte tel qu’il est – et il comprend aussi pourquoi sa mère, enfermée dans un asile de vieillards, a décidé de se remarier. « Elle avait joué à recommencer (…) si près de la mort, maman devait s’y sentir libérée et prête à tout revivre. » Nous avons fait ici ce que nous avons fait, donc refaisons-le. Cette obstination froide et tragique se mue en faculté humaine de se reproduire sans faiblir. Pour les lecteurs de Camus, L’Étranger exprime l’universalité d’une humanité existentiellement libre, qui oppose un insolent stoïcisme à l’indifférence du cosmos et à la cruauté des hommes.
Resituer L’Étranger dans le nœud géographique où prend naissance sa trajectoire narrative, c’est voir en ce roman une forme épurée de l’expérience historique. Tout comme l’œuvre et le statut d’Orwell en Angleterre, le style dépouillé de Camus et sa sobre description des situations sociales dissimulent des contradictions d’une complexité redoutable, et qui deviennent insolubles si, comme tant de ses critiques, on fait de sa fidélité à l’Algérie française une parabole de la condition humaine. Tel est encore le fondement de sa renommée sociale et littéraire.
Pourtant, il n’a cessé d’exister une autre voie, plus difficile et stimulante : juger, puis refuser la mainmise territoriale et la souveraineté politique de la France, qui interdisaient de porter sur le nationalisme algérien un regard compréhensif. Dans ces conditions, il est clair que les limites de Camus étaient paralysantes, inacceptables. Comparés à la littérature de décolonisation de l’époque, française ou arabe – Germaine Tillion, Kateb Yacine, Frantz Fanon, Jean Genet -, ses récits ont une vitalité négative, où la tragique densité humaine de l’entreprise coloniale accomplit sa dernière grande clarification avant de sombrer. En émane un sentiment de gâchis et de tristesse que nous n’avons pas encore entièrement compris. Et dont nous ne sommes pas tout à fait remis.
Edward W. Saïd
Albert Camus, ou l’inconscient colonial / 2000
Publié dans le Monde dipomatique

Jacques-Majorelle-Kasbah-de-l'Atlas-l

1 Écrivain britannique (1775-1817). Ses œuvres complètes viennent de paraître dans la «  Bibliothèque de la Pléiade  », Gallimard, Paris, 1 112 pages, 325 F.
2 Lire François Brune, «  Rebelle à Big Brother  », Le Monde diplomatique, octobre 2000.
3 Conor Cruise O’Brien, Albert Camus, Viking, New York, 1971.
4 Joseph Conrad, Last Essays, Geography and some Explorers, J. M. Dent, Londres, 1926.
5 Herbert Lottman, Camus, Seuil, Paris, 1985.
6 Benjamin Constant, Adolphe, Gallimard, Paris, 1973  ; Gustave Flaubert, Trois contes, Seuil, Paris, 1993.
7 François Mitterrand, Présence française et abandon, Plon, Paris, 1957.
8 Pierre Bourdieu, Sociologie de l’Algérie, PUF, Paris, 1985, rééd.
9 Manuela Semidei, «  De l’Empire à la décolonisation à travers les manuels scolaires  », Revue française de sciences politiques, vol. 16, n° 1, février 1966.
10 Mostepha Lacheraf, L’Algérie : nation et société, Maspero, Paris, 1965.
11 Alexis de Tocqueville, Œuvres complètes, t. V, Voyages en Angleterre, Irlande, Suisse et Algérie, Gallimard, Paris, 1958.

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