Archive pour le Tag 'impérialisme'

Kobané est-elle seule ? / Sandro Mezzadra

A l’automne 2014, H&M a lancé une collection de vêtements féminins clairement inspirée de la tenue des combattantes kurdes, dont les images ont circulé dans les médias du monde entier. A peu près au même moment, les forces de sécurité turques réprimaient les Kurdes qui, à la frontière avec la Syrie, exprimaient leur solidarité avec Kobané – la ville qui résiste depuis plusieurs semaines au siège de l’Etat islamique (EI). Cette frontière, qui a été incroyablement poreuse pour les miliciens djihadistes, est maintenant hermétiquement fermée pour les combattants du PKK, qui s’y massent pour tenter de rejoindre Kobané. Et la ville kurde syrienne est seule devant l’avancée de l’EI. Pour la défendre, il ne reste qu’une poignée de combattants et de combattantes des forces populaires d’auto-défense (YPG/YPJ), armés de kalachnikovs face aux blindés et à l’artillerie lourde de l’EI. Les interventions de la “coalition antiterrorisme” dirigée par les Etats-Unis ont été – du moins jusqu’au 6 octobre – sporadiques et totalement inefficaces. Quelques drapeaux noirs flottent déjà sur Kobané.
Mais qui sont les combattants et les combattantes du YPG/YPJ ? Chez nous, les médias les appellent souvent les peshmerga, un mot qui nous plaît sans doute pour son “exotisme”. Dommage que les peshmerga soient les membres des milices du KDP (Parti démocratique du Kurdistan) de Barzani, le chef du gouvernement de la région autonome du Kurdistan irakien, c’est-à-dire précisément ces milices qui ont abandonné leurs positions autour de Sinijar au début du mois d’août, en laissant le champ libre à l’EI et en mettant en danger la vie de milliers de Yazidis et d’autres minorités religieuses. Ce sont les unités de combat du PKK et le YPG/YPJ qui ont finalement traversé la frontière et qui sont intervenues avec une efficacité remarquable dans le cadre de la lutte menée depuis des mois contre le fascisme de l’Etat islamique.
Oui, il est vrai que l’EI a été “inventé” et encouragé par les Emirats, les pétromonarchies, les Turcs et les Américains, mais sur le terrain il ne s’agit de rien d’autre que de fascisme. La balle avec laquelle s’est tuée le 3 octobre, à Kobané, Ceylan Ozalp, âgée de 19 ans, pour ne pas tomber dans les mains des bourreaux de l’EI, nous le rappelle. Certains l’ont appelée kamikaze : mais comment ne pas voir le lien entre cette balle (ce geste extrême de liberté) et la pilule de cyanure que des générations de partisans et de combattants contre le fascisme et le colonialisme, de l’Italie à l’Algérie jusqu’à l’Argentine, conservaient dans leur poche ?
Et comment ne pas voir les raisons pour lesquelles l’EI a concentré ses forces sur Kobané ? La ville est le centre d’un des trois cantons (avec Afrin et Cizre) qui se sont constitués en “régions autonomes démocratiques” à partir d’une confédération de “kurdes, arabes, assyriens, chaldéens, turkmènes, arméniens et tchétchènes”, comme le dit le préambule de l’extraordinaire Charte de Rojava (nom du Kurdistan occidental ou syrien). C’est un texte qui parle de liberté, de justice, de dignité et de démocratie ; d’égalité et de “recherche d’un équilibre écologique”. Dans la région de la Rojava, le féminisme n’est pas seulement incarné par les corps des combattantes en armes, mais aussi par le principe de participation paritaire dans toutes les institutions d’autogouvernement, qui jour après jour remet en cause le patriarcat. Et l’autogouvernement, tout en ayant de nombreuses contradictions et des conditions très dures, exprime réellement un principe commun de coopération entre hommes et femmes libres et égaux. Bien plus : de manière cohérente par rapport au tournant antinationaliste du PKK d’Öcalan, auquel les YPG/YPJ sont liés, ils refusent tout autant l’absolutisme ethnique et le fondamentalisme religieux, que l’inflexion nationaliste qui avait caractérisé jusqu’à présent la lutte du peuple kurde lui-même. Et ceci aujourd’hui dans ce Moyen Orient où, pour des raisons confessionnelles ou ethniques, on égorge et on est égorgé.
Il suffit d’écouter les combattants et combattantes du YPG/YPJ – ce qui n’est pas difficile sur internet – pour comprendre que ces garçons et ces filles, ces hommes et ces femmes, ont pris les armes pour affirmer et défendre cette façon de vivre et de coopérer. Il est facile alors de comprendre les raisons de l’offensive de l’EI contre Kobané. Mais il est tout aussi facile de comprendre pourquoi les Turcs, tête de pont de l’OTAN dans la région, n’interviennent pas pour la défendre, et pourquoi le soutien de la “coalition antiterroriste” reste aussi timoré. Essayez d’imaginer ce que les émirs du Golfe peuvent penser de l’expérience de la Rojava et du principe d’“égalité de genre”. Et les Américains, les occidentaux… Les filles souriantes à la kalachnikov sont très glamour, mais pour les Etats-Unis et l’UE, le PKK reste une organisation “terroriste”, dont le leader a été livré aux geôles turques par la ruse du “renard de l’échiquier” [1] (Massimo D’Alema, pour qui l’aurait oublié). D’ailleurs le PKK n’est-il pas né comme organisation marxiste-léniniste ? Après tout il s’agit toujours de communistes.
Et alors ? Nous devrions être ceux qui revendiquent ce communisme, ceux qui descendent dans la rue et prennent position en défense de Kobané et de la Rojava. Ceux qui réinventent à partir d’ici, de manière tout à fait matérielle, l’opposition à la guerre. Dans la Rojava, nous devons retrouver les connections avec notre histoire la plus récente, nous devons y entendre les échos de Seattle, de Gênes, du zapatisme. Car ces échos sont là. Et nous devons surtout voir que s’il existe un fil rouge qui court des révoltes du Maghreb et du Machrek de 2011, en passant par le 15M espagnol et Occupy, jusqu’aux soulèvements brésiliens et turcs de l’année dernière, aujourd’hui ce fil passe par les rues de Kobané et de la Rojava.
A présent la guerre est aux frontières de l’Europe, elle pénètre dans nos villes au gré des parcours d’hommes et de femmes en fuite, quand ils ne finissent pas au fond de la Méditerranée. Mais, avec la crise, la guerre menace aussi de se traduire par la rigidification des rapports sociaux et le gouvernement autoritaire de la pauvreté. Guerre et crise : ce binôme n’est pas nouveau. Mais ses formes actuelles sont nouvelles : dans la crise relative de l’hégémonie américaine, une des caractéristiques principales de cette phase de la mondialisation, la guerre déploie sa violence “destituante” sans que des scénarios réalistes de “reconstruction” se dessinent à l’horizon – que ces scénarios nous plaisent ou pas. Le cas de la “coalition antiterrorisme” n’est qu’une illustration de cette impasse.
Sortir de l’impasse est une condition nécessaire pour que les luttes contre l’austérité en Europe gagnent elles-mêmes du terrain. Et ceci n’est possible qu’en affirmant et en appliquant des principes d’organisation de la vie et des rapports sociaux radicalement inconciliables avec les raisons de la guerre : c’est pour cela que l’expérience de la Rojava est pour nous exemplaire. Alors qu’à Kobané on combat maison par maison, des milliers de personnes manifestent à Istanbul et dans d’autres villes turques en affrontant la police, et des centaines de Kurdes ont fait irruption au siège du Parlement européen à Bruxelles. On entend souvent dire que parler d’une action politique au niveau européen c’est pécher par abstraction. Mais imaginons quelle serait la situation ces jours-ci si, à côté des Kurdes, il y avait un mouvement européen contre la guerre, capable d’une mobilisation analogue à celle de 2003 contre la guerre en Irak, mais cette fois avec un interlocuteur sur le terrain ! Les conditions ne sont-elles pas réunies ? Une raison supplémentaire de s’engager à les construire. Est-ce un rêve ? Quelqu’un a dit, un jour, que pour gagner il fallait savoir rêver.
Sandro Mezzadra, philosophe italien
Traduit de l’italien par Filippo Furri et Nina Greta Salome
Texte publié le 7 octobre 2014 sur Euronomade
Publié sur blog Mediapart

kobane

L’Orientalisme / Edward Saïd

J’ai commencé par faire l’hypothèse que  l’Orient n’est pas un fait de nature inerte. Il n’est pas simplement là, tout comme l’Occident n’est pas non plus simplement là. Nous devons prendre au sérieux l’importante observation de Vico : les hommes font leur propre histoire, ce qu’ils peuvent connaître, c’est ce qu’ils ont fait, et l’appliquer aussi à la géographie : en tant qu’entités géographiques et culturelles à la fois – sans parler d’entités historiques -, des lieux, des régions, des secteurs géographiques tels que « l’Orient » et « l’Occident » ont été fabriqués par l’homme. C’est pourquoi, tout autant que l’Occident lui-même, l’Orient est une idée qui a une histoire et une tradition de pensée, une imagerie et un vocabulaire qui lui ont donné réalité et présence en Occident et pour l’Occident. Les deux entités géographiques se soutiennent ainsi et, dans une certaine mesure, se reflètent l’une l’autre.
Cela dit, il paraît raisonnable de faire quelques réserves. En premier lieu, on aurait tort de conclure que l’Orient était essentiellement une idée, ou une construction de l’esprit ne correspondant à aucune réalité. Quand Disraeli écrivait dans son roman Tancred : l’Orient est une carrière, il voulait dire qu’à s’intéresser à l’Orient les jeunes et brillants occidentaux se découvriraient une passion dévorante ; il ne faut pas lui faire dire que l’Orient est seulement une carrière pour les Occidentaux. Il y a – et il y a – des cultures et des nations dont le lien est à l’est : leur vie, leur histoire, leurs coutumes possèdent une réalité brute qui dépasse évidemment tout ce qu’on peut en dire en Occident. C’est là un fait que cette étude de l’orientalisme ne peut guère commenter, elle ne peut que le reconnaître tacitement. Ici, ce qui me retient au premier chef, ce n’est pas une certaine correspondance entre l’orientalisme et l’Orient, mais la cohérence interne de l’orientalisme et de ses idées sur l’Orient (l’Orient en tant que carrière), en dépit, ou au-delà, ou en l’absence, de toute correspondance avec un Orient « réel » : l’assertion de Disraeli sur l’Orient se réfère principalement à cette cohérence fabriquée, à cette véritable constellation d’idées qui est le phénomène essentiel s’agissant de l’Orient, et non pas à sa pure et simple existence, pour citer Wallace Stevens.
Deuxième réserve : on ne peut comprendre ou étudier à fond des idées, des cultures, des histoires sans étudier en même temps leur force, ou, plus précisément, leur configuration dynamique. Croire que l’Orient a été créé – ou, selon mon expression, « orientalisé » – et croire que ce type d’événements arrive simplement comme une nécessité de l’imagination, c’est faire preuve de mauvaise foi. La relation entre l’Occident et l’Orient est une relation de pouvoir et de domination : l’Occident a exercé à des degré divers une hégémonie complexe, comme le montre nettement le titre de l’ouvrage classique de K. M. Panikkar, L’Asie et la Domination occidentale (1). L’Orient a été orientalisé non seulement parce qu’on a découvert qu’il était « oriental » selon les stéréotypes de l’Européen moyen du dix-neuvième siècle, mais encore parce qu’il pouvait être rendu oriental. Prenons par exemple la rencontre de Flaubert avec une courtisane égyptienne, rencontre qui devait produire un modèle très répandu de la femme orientale : celle-ci ne parle jamais d’elle-même, elle ne fait jamais montre de ses émotions, de sa présence ou de son histoire. Or il est un étranger, il est relativement riche, il est un homme, et ces faits historiques de domination lui permettent non seulement de posséder physiquement Kuchuk Hamen, mais de parler pour elle et de dire à ses lecteurs en quoi elle est « typiquement orientale ». Ma thèse est que la situation de force entre Flaubert et Kuchuk Hamen n’est pas un exemple isolé ; elle peut très bien servir de prototype au rapport de forces entre l’Orient et l’occident et au discours sur l’Orient que celui-ci a permis.
Cela nous amène à faire une troisième réserve. Il ne faut pas croire que la structure de l’orientalisme n’est rien d’autre qu’une structure de mensonges ou de mythes qui seront tout bonnement balayés quand la vérité se fera jour. Pour ma part, je pense que l’orientalisme a plus de valeur en tant que signe de la puissance européenne et atlantique sur l’Orient qu’en tant que discours véridique sur celui-ci (ce qu’il prétend être, sous sa forme universitaire ou savante). Néanmoins, ce que nous devons respecter et tenter de saisir, c’est la solide texture du discours orientaliste, ses liens très étroits avec les puissantes institutions socio-économiques et politiques et son impressionnante vitalité. Après tout, un système d’idées capable de se maintenir comme sagesse transmissible (par les académies, les livres, les congrès, les universités, les bureaux des Afaires étrangères) depuis l’époque d’Ernest Renan, c’est-à-dire la fin des années 1840, jusqu’à nos jours aux États-Unis, doit être quelque chose de plus redoutable qu’une pure et simple série de mensonges. par conséquent, l’orientalisme n’est pas une création en l’air de l’Europe, mais un corps de doctrines et de pratiques dans lesquelles s’est fait un investissement considérable pendant de nombreuses générations. À cause de cet investissement continu, l’Orient a dû passer par le filtre accepté de l’orientalisme en tant que système de connaissances pour pénétrer dans la conscience occidentale ; ce même investissement a rendu possibles – en fait, rendu vraiment productifs – les jugements, qui, formulés au départ dans l’orientalisme, ont proliféré dans la culture générale.
Gramsci développe une utile distinction analytique entre société civile et société politique : la première consiste en associations volontaires (ou du moins rationnelles et non coercitives), comme les écoles, les familles, les syndicats, la seconde en institutions étatiques (l’armée, la police, la bureaucratie centrale) dont le rôle, en politique, est la domination directe. La culture, bien sûr, fonctionne dans le cadre de la société civile, où l’influence des idées, des institutions et des personnes s’exerce non par la domination mais parce que Gramsci appelle le consensus. Dans une société qui n’est pas totalitaire, certaines formes culturelles prédominent donc sur d’autres, tout comme certaines idées sont plus répandues que d’autres ; la forme que prend cette suprématie culturelle est appelée hégémonie par Gramsci, concept indispensable pour comprendre quelque chose à la vie culturelle de l’Occident industriel. C’est l’hégémonie, ou plutôt les effets de l’hégémonie culturelle, qui donne à l’orientalisme la constance et la force dont j’ai parlé. L’orientalisme n’est jamais bien loin de ce que Denys Hay a appelé l’idée de l’Europe (2), notion collective qui nous définit, « nous » Européens, en face de tous « ceux-là » qui sont non-Européens ; on peut bien soutenir que le trait essentiel de la culture européenne est précisément ce qui l’ rendue hégémonique en Europe et hors d’Europe : l’idée d’une identité européenne supérieure à tous les peuples et à toutes les cultures qui ne sont pas européens. De plus, il y a l’hégémonie des idées européennes sur l’Orient, qui répètent elles-mêmes la supériorité européenne par rapport à l’arriération orientale, l’emportant en général sur la possibilité pour un penseur plus indépendant, ou plus sceptique, d’avoir une autre opinion.
De manière constante, la stratégie de l’orientalisme est fonction de cette supériorité de position qui n’est pas rigide et qui place l’Occidental dans toute espèce de rapport avec l’Orient sans jamais lui faire perdre la haute main. Et pourquoi en aurait été-t-il autrement, en particulier pendant la période l’extraordinaire suprématie de l’Europe, de la fin de la Renaissance à nos jours ? L’homme de science, l’érudit, le missionnaire, le commerçant, le soldat étaient en Orient ou réfléchissaient sur l’Orient parce qu’ils pouvaient y être, y réfléchir, sans guère rencontrer de résistance de la part de l’Orient. Sous l’en-tête général de la connaissance de l’Orient, et sous le parapluie de l’hégémonie occidentale, à partir de la fin du dix-huitième siècle a émergé un Orient complexe, bien adapté aux structures académiques, aux expositions dans les musées, à la reconstruction par les bureaux coloniaux, à l’illustration théorique de thèses anthropologiques, biologiques, linguistiques, raciales et historiques sur l’humanité et l’univers, par exemple des théories économiques et sociologiques sur le développement, la révolution, la personnalité culturelle, le caractère national ou religieux. De surcroît, la prise en compte par l’imagination des choses de l’Orient était plus ou moins exclusivement fondée sur une conscience occidentale souveraine ; de sa position centrale indiscutée émergeait un monde oriental, conforme d’abord aux idées générales de ce qu’était un Oriental, puis à une logique détaillée gouvernée non seulement par la réalité empirique, mais par toute une batterie de désirs, de répressions, d’investissements et de projections. Nous pouvons citer de grands ouvrages orientalistes faisant preuve d’une véritable science, comme la Chrestomathie arabe de Silvestre de Sacy ou Account of the Manners and Customs of the Modern Egyptians d’Edward William Lane, mais il nous faut remarquer que les idées sur les races de Renan ou de Gobineau participaient du même mouvement, ainsi que beaucoup de romans pornographiques victoriens (voir l’analyse que fait Steven Marcus de « The Lustful Turk »). (3)
Et pourtant, on ne doit pas cesser de se demander ce qui compte le plus dans l’orientalisme : est-ce le groupe d’idées générales l’emportant sur la masse des matériaux – idées qui, on ne peut le nier, sont traversées de doctrines sur la supériorité européenne, de différentes sortes de racisme, d’impérialisme et autres, de vues dogmatiques sur l’Oriental comme une espèce d’abstraction idéale et immuable -, ou les œuvres si diverses produites par un nombre presque inimaginable d’auteurs qu’on pourrait prendre pour des cas particuliers, individuels, de l’écrivain traitant de l’Orient ? D’une certaine manière, ces deux branches de l’alternative, la générale et la particulière, ne sont en réalité que deux points de vue sur le même matériau : dans un cas comme dans l’autre, on a affaire à des pionniers tels que William Jones, à de grands artistes tels que Nerval ou Flaubert. Pourquoi donc n’utiliserait-on pas les deux points de vue, simultanément ou l’un après l’autre ? À se maintenir systématiquement à un niveau de description soit trop général, soit trop spécifique, n’y a-t-il pas un danger évident de distorsion (du même type, précisément, que celle à laquelle a toujours été porté l’orientalisme académique) ? Je crois que deux défauts sont à craindre : la distorsion et l’imprécision, pour mieux dire l’espèce d’imprécision que produisent une généralisation trop dogmatique et une focalisation trop positiviste. J’ai tenté d’étudier trois des principaux aspects de ma propre réalité actuelle, qui indiquent, me semble-t-il, comment se tirer de ces difficultés de méthode et de point de vue ; ces difficultés peuvent obliger, dans le premier cas, à rédiger un texte grossièrement polémique ou d’un niveau de description si général que cela n’en vaut pas la peine, ou, dans le deuxième cas, à écrire une série atomisée d’analyses détaillées en perdant ainsi toute trace des lignes de force qui sous-tendent le domaine et lui donnent sa puissance particulière. Comment alors reconnaître l’individualité et la mettre en accord avec son contexte général et hégémonique qui n’est, certes, ni passif ni purement dictatorial ?
Edward Saïd
L’Orientalisme / 1978-2003

Sur le Silence qui parle :
Edward Saïd, les effets des mythologies coloniales
Colloque 26-27-28 septembre 2014, Sétrogran, Nièvre.

Catégorie Edward Saïd

Orientalismes
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Gaston Bussière

1 K. M. Panikkar, Asia and Western Dominance, Londres, George Allen and Unwin, 1959 (trad. fr. : L’Asie et la Domination occidentale du XV° siècle à nos jours, Paris, Éd. du Seuil, 1956).
2 Denis Hay, Europe : The Emergence of an Idea, Édimbourg, Édimbourg Univ. Press,1968.
3 Steven Marcus, The Others Victorians : A Study of Sexuality and Pornography in Mid-Nineteenth Century England, 1966 ; réed. New York, Bantam Books, 1967, p.200-219.

Gaza 2014 ou quel antisionisme ? / Sophie Bessis / Javier Bardem, Penelope Cruz et Almodovar contre les bombardements de Gaza / Mise en examen d’Alain Pojolat (NPA) / Soutenons les Palestiniens, dégageons les antisémites / Alternative libertaire

Depuis qu’Israël a «évacué» Gaza en 2005, Tsahal envahit régulièrement l’enclave au prétexte de neutraliser la capacité de nuisance du Hamas. L’opération «Bordure protectrice» lance aujourd’hui ses chars pour y éliminer les lanceurs de roquettes, au prix de la mort de centaines de civils que le langage militaire appelle «dommages collatéraux». Comme d’habitude, les parrains des deux camps finiront par obtenir un cessez-le-feu. Jusqu’à l’explosion suivante. Jusqu’à quand ?
Plus que jamais, cette tragique répétition et l’impossibilité pour les Palestiniens de vivre en peuple libre sur la terre qui est la leur obligent à reposer la question de l’antisionisme. Vu le caractère inacceptable de l’occupation israélienne, il est facile de se ranger sous sa bannière. Mais il faut, dans ce cas, définir l’antisionisme dont on se réclame.
Les nationalismes, à ne pas confondre avec la libération nationale, se reconnaissent entre autres à leur mythification systématique de l’histoire.
N’échappant pas à cette règle, la construction du roman national israélien repose sur une fiction et une imposture. Le mouvement sioniste a toujours affirmé le droit inaliénable du peuple juif à recouvrer «sa» terre en entretenant l’illusion qu’«une terre sans peuple» attendait le «retour» chez lui d’un peuple sans terre. Ce mensonge a longtemps rendu les Palestiniens invisibles aux yeux du monde. L’imposture, elle, a consisté à transformer l’immémoriale promesse messianique du retour des juifs en Terre sainte en droit de propriété exclusif sur un territoire auquel la Bible, passée du statut de livre saint à celui de manuel d’histoire, est censée servir de cadastre. Or, le sionisme est une idéologie née dans l’Europe de la seconde moitié du XIXe siècle qui a inventé l’Etat-nation, et légitimée par la multiplication des persécutions antijuives qui ont connu leur monstrueux apogée avec l’extermination des Juifs européens dans les camps de la mort nazis.
Pendant des décennies d’ailleurs, théologiens et rabbins ont refusé de le cautionner. Ils jugeaient que le moment du retour ne pouvait être fixé que par l’Eternel et voyaient le signe de l’élection du peuple juif dans le fait qu’il a reçu de Dieu la Loi, plus que la terre, donnée, elle, sous conditions. Construction historique moderne, le sionisme ne saurait donc octroyer par lui-même aucune légitimité à l’Etat-nation israélien qu’il a construit au prix d’une instrumentalisation du religieux et d’une entreprise coloniale n’ayant jamais voulu dire son nom, c’est-à-dire de la conquête, du nettoyage ethnique et de la négation des droits de ceux qu’il a expulsés ou soumis.
Sur le plan politique, comme tout nationalisme, le sionisme s’est donné pour mission de régner sur une communauté dont il s’est autoproclamé l’unique mandataire. Comme tout nationalisme, il définit pour elle un «espace vital» d’où doivent être bannis tous ceux qui portent atteinte à sa pureté. Jamais les dirigeants sionistes, avant puis après la création d’Israël, n’ont voulu désigner de frontières claires à leur Etat, convaincus que ce dernier doit englober la totalité d’un mythique «Eretz Israël» aux limites non définies. Tout au plus, les plus réalistes ont convenu qu’il faudrait un jour lâcher quelque chose, le moins possible, pour obtenir la paix. Mais ces réalistes ont été balayés par l’idéologie même qui était la leur. D’occupation illégale en répression brutale de toute aspiration palestinienne à l’autodétermination, Israël ne s’est donné que la guerre sans fin pour horizon.
Enfin, des siècles d’oppression dont les juifs ont été l’objet les dirigeants sionistes ont tiré une sorte de «droit» à l’impunité pour toute persécution commise, au nom de la réparation des souffrances subies. Cette posture n’est pas recevable. L’éthique oblige donc à l’antisionisme pour deux raisons au moins : les Palestiniens ont le droit de vivre libres dans leur pays, et la persécution subie, quelle qu’en ait été l’ampleur, n’autorise en aucun cas à devenir persécuteur, elle ne libère personne du respect du droit.
Voilà trois raisons, historique, politique, éthique qui donnent sens à l’antisionisme. La détérioration continue de la situation depuis l’échec d’Oslo a rallié à lui ceux qui crurent, sincèrement, que le sionisme pouvait régler de façon positive la «question juive», et qui en constatent aujourd’hui les dérives. C’est le cas de la gauche pacifiste israélienne qui regarde, terrifiée, sa société se laisser séduire par la droite la plus radicale. Antisionistes et postsionistes peuvent donc se rejoindre en un combat commun. A condition, on l’a dit, de savoir de quoi l’on parle.
Tout au long du XXe siècle, tous les nationalismes – portés par une inéluctable dynamique interne à leur point d’incandescence, c’est-à-dire à une modalité ou à une autre du fascisme, quel que soit le nom qu’on lui donne – ont engendré la mort, la destruction, les nettoyages religieux ou ethniques. A chaque fois, des hommes et des femmes se sont levés pour combattre les assignations identitaires, la haine raciale, la stigmatisation des minorités, et pour ouvrir d’autres pistes aux aventures humaines. C’est au nom de ces principes qu’il faut être antisioniste. Pas au nom d’un nationalisme concurrent. Or, la majorité des élites arabes et des opinions qu’elles formatent combattent le sionisme en usant du même logiciel. Elles sont, elles aussi, habitées par le fantasme de la pureté, qui engendre l’exclusion de l’autre du territoire, de la mémoire, de la culture. Le nationalisme arabe a ainsi procédé depuis plus d’un demi-siècle à une série d’épurations ethno-religieuses qui ont exclu des communautés nationales tout ce qui n’était pas arabo-musulman. Cela n’exonère pas le sionisme de ses méfaits. Cela ne donne ni moyens ni légitimité pour le combattre. Pour les parties séculières des opinions arabes, la Palestine est un territoire arabe à récupérer. Pour leurs segments religieux, c’est une terre musulmane qui doit revenir à la Oumma. Les uns et les autres mènent une bataille identitaire contre Israël, dans laquelle les intérêts des Palestiniens réels ne pèsent pas grand-chose, l’histoire l’a, plus d’une fois, montré. La diabolisation courante de tout juif en archétype sioniste a, en outre, conduit la majorité des Arabes à un intolérable déni d’histoire passant par le refus de reconnaître la réalité du génocide hitlérien et par une cécité commode sur les ravages de leur propre nationalisme. Outre leur caractère insupportable, ces postures ont contribué à renforcer la rhétorique sioniste qui n’a cessé de jouer sur la menace antisémite pour souder autour d’elle la société israélienne.
Que faire pour sortir de l’impasse ? D’un côté, la droite israélienne au pouvoir ne veut pas d’un Etat palestinien, si modeste et impuissant soit-il. Pour elle, l’Etat hébreu a vocation à s’étendre de la mer au Jourdain. Or, jamais les Palestiniens ne se résigneront à vivre dans la servitude. De l’autre, une société israélienne existe, si discutables que soient les bases sur lesquelles a reposé sa création. Enfin, la colonisation systématique de la Cisjordanie, où vit désormais 10% de la population juive israélienne, éloigne chaque jour davantage la possibilité de la partition de la Palestine historique en deux Etats. L’occupation a produit le paradoxe d’instaurer l’apartheid dans le cadre d’un mélange inextricable. Dans la mesure où ni les Palestiniens ni les Israéliens juifs ne quitteront une terre qui est la leur ou qui l’est devenue, c’est donc à une autre forme de coexistence qu’il faut désormais songer. Pour que le rêve d’une cohabitation égalitaire puisse se transformer en horizon possible, les Arabes doivent renoncer au stérile déni d’existence de la société israélienne. Seul un combat commun entre les anticolonialistes israéliens et les gauches arabes libérées du vieux réflexe tribal pourrait permettre de briser le cercle. L’antisionisme libérateur ne peut être, de part et d’autre, qu’un antinationalisme.
Sophie Bessis
Gaza 2014 ou quel antisionisme ? /2104
Publié le 30 juillet 2014 dans Libération

À lire :
Javier Bardem, Penelope Cruz, Almodivar contre les bombardements de Gaza

Libération
El Diario
Europa Press

et :
Mise en examen d’Alain Pojolat (NPA)
Soutenons les Palestiniens, dégageons les antisémites / Alternative libertaire

Manif samedi 2 août 15h Denfert-Rochereau Paris

intervention divine

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