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La lutte pour le nom du peuple /Alain Brossat

A quoi bon le peuple ?
Cette question a été posée par une revue intitulée La Soeur de l’ange.
A quoi bon un peuple, plutôt : la composition d’un peuple qui déjoue les calculs de l’Etat et congédie les militants de l’économie, c’est, par excellence, l’événement politique, l’occasion à laquelle la politique liquidée au profit de la production de l’ordre et de la course au profit revient sans crier gare et remet les pendules à l’heure. En ce sens, le peuple n’existe qu’en acte, lorsque fait irruption une singularité populaire collective – le peuple-Tahir, le peuple Gezi-Taksim, tout comme, naguère, le peuple de la nuit des barricades, bientôt agencé sur celui des occupations d’usines (mai-juin 1968). Le surgissement d’un peuple, c’est ce qui émancipe la politique du temps des comptes arithmétiques et des proportions (le temps des élections et des sondages) pour la faire entrer dans celui des intensités et de la lutte ouverte : toute formation d’un peuple de l’égalité ou de l’émancipation, d’un peuple des puissances affirmatives du non (non au saccage écologique d’Istanbul, non à l’autoritarisme du pouvoir, non à la colonisation de la société civile par les prescriptions religieuses…) suscite par contrecoup l’apparition d’un peuple adverse, plus ou moins distinctement suscité, mis en scène et manipulé par l’Etat – le peuple AKP mobilisé pour acclamer les discours d’ordre d’Erdogan, le peuple des Frères musulmans qui, en Egypte, surfe sur la révolution pour hisser Morsi sur le pavois électoral, puis, par contrecoup, un tout aussi peu enviable peuple-des-militaires acclamant la liquidation dans le sang du précédent.. En juin 1968, après la manifestation suscitée par le pouvoir gaulliste aux abois, sur les Champs Elysées, c’est peuple contre peuple, drapeau rouge contre drapeau tricolore, Internationale contre Marseillaise.
Les conditions de l’événement sont bien plus rarement définies par la lutte du peuple unanime rassemblé contre un autocrate ou en lutte contre l’Etat que par la dispute entre des peuples politiques (et non pas sociaux ou nationaux) autour du nom du peuple (qui est le vrai peuple ?). Dans nos sociétés, non moins qu’au temps de la République romaine ou de la démocratie athénienne, la division (élément fondateur de la vie politique, si l’on en croit Machiavel), se manifeste, dans les moments d’intensification du conflit tout particulièrement, comme guerre autour du nom du peuple, bataille pour l’appropriation de ce nom. En ce sens, et à l’encontre de ce que tentent d’accréditer le récit étatique et le discours national, le peuple n’est pas seulement divisé, il est constamment porté à se fragmenter en peuples opposés et incompatibles, dans la mesure même où l’opération à laquelle ils tendent consiste pour un peuple (l’un d’entre eux) à tenir la place du peuple – être reconnu comme tel, parler comme tel, etc. En règle générale, dans l’ordinaire des choses, cette opération s’exerce au bénéfice du peuple de l’Etat, du peuple des élections, des institutions – de la police et de la règle du jeu. Dans ces temps-là, la fiction du supposé fait majoritaire parvient bon an mal an à imposer ses conditions au public. Mais que surgisse, à l’occasion d’un abus de pouvoir ou par effet d’accumulation de la colère du peuple conduit en troupeau, un de ces peuples des places et des rues ( juvéniles, inventifs, inlassables) qu’ont vu émerger les printemps successifs de ces dernières années – et tout est bouleversé : c’est que, dans ces moments-là, toutes les règles habituelles de calcul et d’évaluation de ce qui compose un peuple et permet de le désigner sont révoquées : un peuple est né, autrement vivant, intense, parlant, bref en acte, que le peuple des messes électorales, corps commun visible et mobile, et dont la présence renvoie aux oubliettes, dans l’instant ou presque, la vénérable règle du jeu établie par l’Etat parfumé à la démocratie (les gourgandines de notre temps s’enveloppent dans un nuage de Channel 5, les oligarchies cultivent leurs fragrances démocratiques). La composition d’un peuple est un processus dynamique qui se produit toujours en situation et dénonce le mensonge des conventions selon lesquelles les destins respectifs du peuple et de l’Etat auraient vocation à coïncider, et, aussi bien, le peuple, ce peuple-pour-l’Etat constituerait l’entité sans reste, la totalité populaire appelée à exercer sa souveraineté par le moyen providentiel de sa coïncidence avec l’Etat. La politique vive, celle qui a partie liée avec l’événement et constitue le milieu dans lequel les sujets se descellent de leur destin de subalternité et de leur condition de minorité (de soumission de leur condition politique à celle de l’Etat et du marché), la politique vive qui a partie liée avec l’égalité et l’émancipation se présente à ce titre sous un régime de partie(s) et non point de totalité. Pour qu’elle se recompose en faisant effraction dans les espaces pétrifiés de la politique institutionnelle, il est inévitable qu’une partie se prenne pour le tout et tente de manière démonstrative, en exposant ses puissances comme mouvement de faire accréditer cette prétention par d’autres parties – l’horizon de cette opération étant la constitution d’une nouvelle hégémonie populaire placée sous le signe de ce dont ce mouvement s’affirme comme le porteur et l’expression (plutôt une combinaison de quelques « oui à… » et de « non à… » déterminants et déterminés qu’un programme en bonne et due forme, généralement). Mais cette tentative de la partie en mouvement pour forcer le destin en s’établissant dans la position du tout (composer une force irrésistible en créant un mouvement centripète autour de l’énoncé « Le peuple, c’est nous ! » – Wir sind dans Volk, c’est nous le peuple, qui sommes ici et maintenant dans la rue à Berlin-Est, et pas vous, les apparatchiks de l’Etat est-allemand ceci lors des manifestations qui précédèrent la chute du Mur en 1989…) ne reconstitue pas la fantasmagorie totalisante du peuple un et sans reste. C’est qu’en effet, ce peuple montant qui déjoue les prévisions de l’Etat et en ruine les prétentions à l’exercice de la souveraineté au nom du peuple n’est pas une pure et simple opération de rassemblement des éléments composant un ensemble social, national (etc.) jusqu’au dernier, mais également une opération de partage, ayant en propre d’intensifier la (les) division(s) immémoriale(s) et de constituer autour d’elle(s) tout un champ d’évidence – là où, dans le cours ordinaire des choses, l’immémorial de la division demeure le secret le mieux gardé de ce qui tente de se faire passer pour la « vie politique ».
Si l’on va jusqu’au bout de l’idée selon laquelle un peuple se présente toujours sous le régime des parties (ceci par opposition avec l’opération selon laquelle l’Etat tente de donner corps à sa fable intéressée du peuple un et homogène), on devra bien admettre que surgissent, au gré de circonstances infiniment variables et dans des configurations qui sont tout aussi diverses, toutes sortes de peuples sans que tous, loin de là, soient propres à peupler notre espérance. Nous avons fait l’expérience, en France, de la formation d’un peuple réactif et émétique, mais bien une sorte de peuple quand même, à l’occasion du débat sur le « mariage pour tous » : un peuple abject surgi des abysses d’on ne sait quel immémorial, peuple aujourd’hui anti-homo comme il était anti-fellagah (algérien) hier et anti-juif avant-hier ; peuple pas même agglutiné en réaction à la composition d’un peuple de l’égalité (des droits), mais à ce que cet attroupement perçoit comme une décision inique et arbitraire de l’autorité politique, un coup de force des gouvernants. C’est en réaction (légitime) contre la montée de cette marée d’imprécations aux accents distinctement putschistes que se forme ce contre-peuple qui, à son tour, descend dans la rue pour faire rempart autour de la loi établissant le « mariage pour tous ». Les deux peuples antagoniques se retrouvent donc dans cette configuration à fronts renversés, le peuple conservateur, réactionnaire et obscurantiste faisant recours à la rue et au « désordre » contre le prétendu fait accompli de l’autorité légitime, tandis que les supposées « forces de gauche » se rassemblent en tant que force supplétive des gouvernants et législateurs.
Cet exemple monte bien combien peuvent se compliquer, en plus d’une occasion, les jeux du peuple et de l’espérance. Ce n’est pas seulement que tous les peuples qui surgissent au fil de configurations et conjugaisons de facteurs constamment changeantes ne peuvent pas se valoir à nos yeux (si nous entendons nous tenir à la hauteur de notre condition politique et historique, il nous faut savoir opter en faveur d’un peuple plutôt que d’un autre, et souvent contre un autre), c’est aussi, aussi déplaisante la chose nous soit-elle, que des peuples infâmes, tournés vers la mort viennent bousculer l’ordre des choses non moins que ces peuples sublimes qui, littéralement, réinventent la vie humaine. Ces peuples que nous exécrons, nous ne pouvons nous contenter de les décrier comme des agrégats informes et malfaisants, multitude obscure et infâme, en leur déniant leur qualité de peuple, précisément ; car, en nous accordant cette facilité, en succombant à ce moment premier, nous ne ferions qu’imiter servilement nos ennemis dont le jeu immémorial est de décrier les peuples d’en-bas (de la plèbe romaine au peuple combattant de la Commune) comme racaille et incendiaires, barbares et incultes. L’une des pires bévues que puisse commettre un intellectuel lorsqu’il lui faut adopter une position face à des forces en présence, s’engager dans la chaleur du combat, consiste à se tromper de peuple, comme le font les contempteurs des femmes musulmanes en fichu au nom du peuple républicain rance surgi de leur présomption laïciste, comme le font les obsédés du « terrorisme » palestinien au nom de la défense du peuple-Etat néo-colonial d’Israël. Ce type d’égarement, si courant dans l’histoire de la modernité politique en Occident, suffit à nous vacciner contre toute dévolution aux intellectuels, en tant que catégorie élue , d’une qualité à éclairer le public sur les choses de la politique. Notre XX° siècle est littéralement pavé des cadavres (politiques, intellectuels, moraux…) de ces gens de l’esprit qui, en courtisant Staline, pensaient célébrer le peuple de la révolution.
Ceci étant, grande est la difficulté que nous rencontrons à énoncer les motifs de principe selon lesquels nous éprouvons des affinités avec tel peuple plutôt que tel autre, voire nous identifions à lui et nous en sentons partie prenante. La relation qui s’établit entre les énoncés, toujours circonstanciels autour desquels s’agence un peuple émergent et les supposées valeurs universelles auxquelles nos engagements sont censés faire référence est infiniment complexe. Innombrables sont les faux-semblants sous le couvert desquels un peuple s’offrant à nos yeux comme peuple de l’émancipation, de la libération, de la fraternité va s’avancer masquer pour se dévoiler brutalement ou progressivement comme peuple de l’entre-soi, de la haine sectaire, du repli nationaliste, etc. Que des mots aussi puissants que vagues comme « liberté », « dignité », « droits », « résistance » constituent la musique d’accompagnement de la levée d’un peuple ne saurait suffire à en faire un peuple appelé à marcher d’un bon pas, durablement. L’apparition d’un peuple a toujours partie liée, d’une façon ou d’une autre, avec l’épreuve que fait une population, un groupe, une communauté, de l’insupportable. Elle ne relève pas d’une décision, d’une stratégie, mais d’un partage des affects et de l’intensification de ceux-ci – colère, indignation, haine, « ras-le-bol », etc. Elle est un processus qui prend corps par agglomération et fédération de refus, de « non », de gestes et d’actes allant de la résistance infime à l’insoumission ou la rébellion ouverte – toute la gamme de ce que Foucault désigne comme les contre-conduites, les révoltes de conduite. Mais ce mouvement de pure et simple surrection, pour être généralement suscité par la brutalité, la morgue, l’obstination, l’iniquité des gouvernants, n’en est pas moins habité et mu par toutes sortes de « rêves » et de fantasmagories, de productions imaginaires qui, pour certaines, puent d’emblée la mort (le sang, la race, la détestation des « minorités »…) – comme d’autres sont, à l’inverse, solaires, fraternelles, égalitaires et poursuivent le récit inépuisable de l’émancipation. D’autre part, toute formation d’un peuple appelé à s’inscrire dans la durée appelle sa rencontre avec ce que l’on peut appeler les systèmes de contraintes réelles, c’est-à-dire avec l’ensemble des facteurs et dispositifs destinés à appareiller ce peuple dans un champ politique. Et nous ne savons que trop bien quelles inflexions et bifurcations sont susceptibles de se produire dans le cours de ce processus d’appareillage – institutionnel, idéologique, disciplinaire, etc. C’est sur cette pente que fera souvent son apparition la figure du peuple dévoyé, du peuple perdu, volatilisé – où est passé le magnifique peuple de Solidarnosc, lorsque la Pologne est entrée dans l’orbite de l’Europe néo-libérale ?

Dans ses cours sur le cinéma, Deleuze met en relief la « fabulation comme fonction de l’opprimé, la légende comme fonction de l’imprimé », dans une perspective régénératrice : comment un peuple « écrasé » (les Indiens d’Amérique du Nord), hors vécu, hors histoire (l’histoire est toujours celle des vainqueurs, ici du colonisateur) peut-il revenir parmi les vivants ? Par le biais de la « mémoire fabuleuse », du légendaire, de la fabulation. Le peuple opprimé, détruit, va ainsi passer de la condition de victime à celle de figure du présent par le biais de son fictionnement ; un « ré-enchaînement avec le peuple » va se produire par le biais de la mise en légende de ce qui s’est perdu – c’est le western. Le mouvement que décrit ici Deleuze n’est pas celui d’un sursaut dialectique ou d’un sauvetage messianique mais d’une relance de l’invention d’un peuple par le biais de la fiction. En ce sens et sous ces conditions, chaque peuple qui meurt ou disparaît est promesse non pas de résurrection mais de réenchaînement. Tout surgissement d’un peuple active cette « fonction fabulatrice » qu’évoque Deleuze. En ce sens, si l’existence d’un peuple se rattache étroitement à la puissance fictionnante et à la fonction fabulatrice, il y a toujours infiniment davantage de peuples possibles qu’on ne saurait l’imaginer. C’est que l’apparition d’un peuple devient indissociable de la capacité d’un groupe à se raconter comme tel, envers et contre tout. Récemment, à l’occasion d’une « marche symbolique » organisée de Paris à Milan (fin mai -début juin 2013), des sourds distribuaient Place de l’Hôtel de Ville, à Paris, un tract sur lequel on pouvait lire ceci : « Nous voulons montrer que nous sommes des êtres humains. C’est-à-dire que nous sommes capables de pensée, de parole et d’action comme vous tous les entendants. Nous avons notre langue. Elle s’appelle la langue des signes française ou langue Sourde. Nous nous nommons Sourds avec un S majuscule pour affirmer notre appartenance au peuple Sourd [c’est moi qui souligne, A.B.]. Nous sommes une vaste minorité ethno-linguistique puisque nous comptons 70 millions d’individus dans le monde entier ». Dans ce texte dont la lecture offre la démonstration que l’on peut parfaitement être sourd (Sourd) et avoir bien lu Rancière), la langue des signes est revendiquée comme ce qui constitue le support d’une autonomie et de l’existence d’un peuple – les Sourds. Ce peuple s’affirme en se descellant du destin qu’entend assigner l’Etat et le « lobby médical » à ceux que le discours biopolitiquement correct nomme malentendants, un destin de handicapés. Nous ne voulons pas être appareillés, nous ne voulons pas être réduits « à des oreilles à réparer et à des bouches à démutiser », y lit-on, nous revendiquons notre langue propre car elle seule instruit notre condition de citoyenneté. Nous ne sommes pas des diminués mais des différents, nous sommes un peuple qui revendique sa culture singulière, « riche et raffinée », dans tous les domaines, « l’art, l’éducation, la philosophie, la technologie, l’humour, etc. ». S’affirmer comme singularité populaire, c’est refuser la médicalisation à outrance, l’existence aux conditions de la médecine, c’est-à-dire la médicalisation de notre condition et son étatisation par le truchement de la prise en charge de notre prétendu handicap. Nous avons fait le choix, argumentent les rédacteurs de ce texte providentiel, de revendiquer notre singularité collective plutôt qu’endurer les souffrances sans fin qu’entraîne l’acharnement de la médecine à faire de nous de prétendus normaux. On voit bien ici comment l’apparition de ce peuple inattendu passe par la construction d’un récit de soi qui, lui-même, renvoie à des décisions fondatrices, une sorte de proclamation liminaire – nous sommes le peuple Sourd ! Allant jusqu’au bout de leur démarche, les rédacteurs de ce bref manifeste traduisent leur émergence comme peuple en termes de revendication de droits : « Nous voulons être regardés, non plus comme des handicapés de l’ouïe, mais comme des êtres humains à part entière, reconnus dans leur légitimité à vivre avec leur langue et leur culture. Nous revendiquons le statut de minorité ethno-linguistique »… et « l’inscription dans la Constitution de la République française de notre langue, la langue des signes française, ou langue Sourde, en tant que langue de France ».
A l’évidence, l’irruption d’un peuple, loin de découler d’on ne sait quels décrets de l’Histoire, loin de renvoyer à l’originaire ou au solidement « raciné », est cela même qui, dans le moment de son surgissement inopiné, produit un trouble et dérange les comptes des pouvoirs établis. Les Sourds, en se dotant de la majuscule, passent de la condition de population particulière entrant dans les comptes de la biopolitique et des disciplines modernes, catégorie « comptée » et comptable, à celle de peuple indocile, voire ingouvernable. Ils revendiquent hautement une condition de majorité, là où leur assignation à la place du handicapé les réduit impitoyablement à une condition de minorité, enfermée dans le cercle de toutes les dépendances. Ils se forment en peuple pour pouvoir faire entendre aux autres, dans les espaces publics, des paroles qui comptent et cesser d’être l’objet du discours de ceux qui entendent régenter leurs existences. Devenir un peuple – entrer dans le temps de l’autonomie, avoir part à l’histoire de l’émancipation – , cela passe par une « sortie » et prend la forme d’une mutation : un ensemble vivant s’extrait hors de sa condition d’espèce, de population, de catégorie sociale, ethnique, nationale, médicale (etc.) vouées à être gouvernées. Il se dote d’une subjectivité politique commune, d’un devenir inscrit dans l’horizon de ses refus et de son espérance. Ce déplacement est égal à une véritable renaissance. La haine du peuple de l’égalité, du peuple de l’émancipation étant aujourd’hui la chose la mieux partagée parmi les élites politiques et intellectuelles, ce retour aux fondements de la politique vive s’impose sans trêve. A quoi bon le peuple ? A ce que la politique ne s’efface pas définitivement devant la gestion du vivant, tout simplement.
Post-scriptum : à la question post- ou néo-aristotélicienne de savoir à quelle(s) condition(s) les serpents pourraient devenir des animaux politiques, la réponse est, au fond, tout à fait simple : il suffirait qu’ils trouvent le geste leur permettant de passer du statut d’espèce (zoologique) à celui de peuple (politique). Cela pourrait commencer, comme chez Sieyes, par une belle motion (dans les deux sens du terme) d’une partie se prenant pour le tout, s’affichant comme le tout : trois jeunes vipéreaux mettant en circulation, par exemple, un manifeste intitulé « Crawling is beautiful » et proclamant, entre autres, et contre toute évidence, la solidarité et l’indivisible unité de tout ce qui rampe – y compris les humbles lombrics, donc. Cela pourrait continuer par la rédaction de cahiers de doléances dans lesquels serait présentée avec ferveur la revendication des ophidiens de ne plus être foulés au pied, fût-ce par inadvertance (« killing a snake, any kind of snake is a crime ! »). Le mouvement prenant de l’extension, un ouvrage rédigé par un savant python, intitulé Du préjugé biblique contre les reptiles, deviendrait un phénomène de librairie mondial, attirant la sympathie d’une fraction de l’humanité à la cause serpentine. La levée de ce peuple inattendu, sa présence désormais incontournable dans le débat public, ne manquerait évidemment pas de susciter toutes sortes de vocations parmi d’autres catégories d’animaux, par exemple l’apparition d’un Front de libération des batraciens très porté sur l’action directe… Bref, plus rien ne serait comme avant. Mais qu’attendent les serpents pour quitter leur vieille peau spécique et muer en peuple ?
Alain Brossat
La lutte pour le nom du peuple / 2013
Publié sur Ici et ailleurs
Photo Mécanoscope
La lutte pour le nom du peuple /Alain Brossat dans Anarchies supertetard

Faut-il noyer le sexe dans l’eau du genre ? / Alain Naze

Si bien des discours conservateurs, aujourd’hui, s’opposent à l’introduction, dans les programmes scolaires, d’une supposée « théorie du genre », c’est qu’ils y voient une remise en question de ce qu’ils considèrent comme une évidence – à savoir qu’il existe bel et bien une « différence des sexes », irréductible, inscrite dans les corps de la manière la plus irréfutable qui soit, c’est-à-dire « naturelle », anatomique et biologique à la fois. Les différences de « genre », dans cette optique, ne constitueraient que les conséquences, sur le plan des rôles sociaux, de différences sexuées. Ces discours considéreront qu’adopter le prisme du genre entendu comme construction sociale pour analyser des phénomènes qu’il conviendrait selon eux d’aborder à partir de la différence des sexes, c’est faire preuve d’idéologie, en ce qu’en remettant en question l’alignement biologique entre le sexe et le genre, ce serait une vérité d’évidence qu’on remettrait en cause, celle de la différence des sexes, vérité qui crèverait les yeux de tout être ayant conservé son bon sens. Si l’on suit la logique de cette position conservatrice, c’est la catégorie du genre qui, en tant que telle, serait subversive à l’égard des partages anatomo-biologiques censés fonder la dualité hommes/femmes au sein du genre humain. Le genre aurait donc pour effet de dissoudre la différence des sexes, autrement dit de faire apparaître la catégorie du sexe elle-même comme construite.

Si la catégorie du genre, dans l’usage qu’en font notamment les sciences sociales, avait effectivement, pour effet de dissoudre la dualité des sexes, par le simple fait d’en montrer la dimension strictement construite, contingente et ouvrait ainsi sur une multiplicité réelle des sexes (« n sexes » disait Deleuze), une visée émancipatrice du point de vue des mœurs ne pourrait sans doute qu’y trouver son compte. Or, si la catégorie du genre contient bien en elle-même cette puissance d’inquiéter l’idée d’une dualité des genres en en montrant le caractère construit (pourquoi seulement deux genres ?), il resterait à établir qu’elle contient aussi en elle-même une capacité à inquiéter la dualité des sexes. Car si la catégorie du genre est susceptible d’enrayer l’alignement d’un genre sur un sexe (homme et masculin d’une part, femme et féminin d’autre part), le fait de ne pas limiter le nombre des modalités du genre à deux contient peut-être aussi en lui-même, en droit, une capacité à remettre en cause la dualité des sexes – mais l’usage courant de la catégorie du genre, et cela devrait rassurer les conservateurs, ne nous entraîne guère, de fait, dans ces parages. En effet, le risque n’est-il pas souvent, lorsqu’on substitue le terme (peut-être plus que la catégorie théorique) de « genre » à celui de « sexe », de laisser intacte cette dernière catégorie, comme si elle constituait le socle naturel, sur lequel se construisent, ensuite, des différences de genre ? Si les discours conservateurs s’épouvantent de l’introduction de la catégorie du genre dans les manuels scolaires, n’est-ce pas qu’ils lui confèrent une puissance émancipatrice qu’elle n’a peut-être pas en elle-même, ou du moins qu’elle n’a pas dans l’usage qui en est fait couramment ? Le genre déconstruit-il bien le sexe en droit ? S’il était en capacité de le faire, cela demanderait en tout cas une conception du genre telle qu’elle soit capable d’englober la catégorie du sexe comme une de ses modalités. Ce n’est qu’à ce prix que la catégorie du genre pourra peut-être s’articuler, sans contradiction théorique, avec les luttes des femmes, des minorités sexuelles, etc.

Il est bien certain que les luttes féministes à travers l’histoire se sont appuyées sur la catégorie du sexe, ne serait-ce que pour énoncer l’oppression millénaire dont les femmes sont l’objet. Comment, d’autre part, les mouvements homosexuels de libération auraient-ils pu revêtir la moindre consistance, si les membres de ces mouvements n’avaient caractérisé leur orientation sexuelle comme les conduisant à juger désirables sexuellement des individus de même sexe ? Les revendications transsexuelles elles-mêmes ne peuvent pas se dire hors de toute référence à la catégorie du sexe, même si c’est pour en critiquer la conception naturaliste. Les luttes des individus intersexués ne peuvent elles-mêmes se comprendre qu’à travers la critique de la contrainte (chirurgicale !) qui leur est adressée de se déterminer pour l’un ou l’autre sexe, autrement dit, qu’à travers la critique de l’alternative propre à la différence-des-sexes (garçon ou fille). Bref, remplacer la catégorie du sexe par celle du genre risque bien de rendre incompréhensibles de tels combats – ou pire, de faire parfois considérer certains d’entre eux comme rétrogrades, puisque ouvrant la voie à tous les essentialismes -, en même temps que cela peut priver ces luttes des modes de subjectivation produisant ces combattant(e)s. Et il ne s’agit pas seulement ici d’identités stratégiques. Le fait que des luttes soient menées par des femmes, par des transsexuels, etc., implique des modalités de subjectivation plus profondes que celles qu’on lierait seulement à une démarche stratégique. C’est aussi cela qui est à comprendre, concernant des mouvements de libération, sans pour autant sombrer dans la moindre apologie de l’identité. Il faut d’abord se construire, pour pouvoir se déconstruire.

Que les femmes aient pu être considérées comme relevant du « sexe faible », ou du « beau sexe », cela réclamait de leur part un combat pour s’affirmer dans un rapport égalitaire, vis-à-vis des hommes. Or, cette lutte à visée universaliste (être reconnu l’égal de l’autre) demandait bien d’en passer par l’affirmation d’une capacité des femmes à faire aussi bien que les hommes, par l’affirmation d’une absence d’incompétence constitutive – l’incompétence qu’on pouvait leur reprocher n’étant que le fruit de discriminations dans l’éducation, dans le domaine du travail, dans l’accès à la parole, etc., toutes discriminations socialement construites. Il a donc bien fallu que les femmes se constituent d’abord comme supports d’une parole susceptible de bénéficier d’une audience publique, autrement dit qu’elles en passent par cet acte performatif par lequel la prise de parole en public témoignait, en elle-même, pour la lutte émancipatrice que le contenu de cette parole articulait. Ainsi, pour seulement réclamer un régime d’égalité, donc sur le fondement d’une revendication strictement universaliste, il n’est pas possible de ne pas adopter, au moins pendant un temps, un point de vue particulariste (en l’occurrence sexué), pour simplement articuler cette parole. On pourrait dire en même temps que de cette façon, on s’enferme moins dans une identité (si c’est le risque de tout combat, ça n’en est pourtant pas le destin inéluctable) qu’on ne révèle la nature de l’universalisme républicain : n’être que le particularisme de la majorité. Le parallèle pourrait être fait avec bien d’autres luttes, qui n’ont pu prendre forme qu’au moyen d’une affirmation de soi – face à un monde qui vous nie. Dans ces conditions, même des revendications s’adossant à l’universalisme républicain ne peuvent rester en-dehors de la partition de la société entre individus présentant certaines particularités empiriques, au nombre desquelles, la différence hommes/femmes. C’est en ce sens que la loi française sur la parité en politique, datant de 2000, a évoqué explicitement le sort qui devait être réservé, par les partis politiques, aux hommes et aux femmes – et c’est même depuis 1946 que le préambule de la Constitution française proclame, dans son article 3 : « La loi garantit à la femme, dans tous les domaines, des droits égaux à ceux de l’homme ». On peut bien sûr regretter (et c’est en effet très regrettable) que de cette manière ce soit la différence des sexes elle-même qui s’inscrive dans la loi ; mais ce qu’on peut aussi souligner, c’est que toute lutte contre les discriminations peut difficilement se mener sans que le groupe discriminé ne se constitue politiquement – sécrétant donc une identité, qui, certes, peut se figer, comme ce fut le cas à travers son inscription dans la loi, mais une identité qui peut aussi dessiner les contours de formes de socialité et de subjectivation inédites (groupes de paroles entre femmes, expériences gays communautaires, etc.). Quand la communauté de lutte se constitue sur la base de discriminations sexuelles (de sexuation ou d’orientation sexuelle), la référence au sexe en tant que catégorie s’avère donc inévitable. Cela ne signifie pas pour autant que ces groupes de lutte laissent nécessairement cette catégorie inchangée. Il ne faut pas confondre en effet l’identité stratégique qu’un groupe doit revêtir pour obtenir des avancées notamment dans le domaine du droit, avec les modalités effectives de subjectivation que sécrète l’appartenance à certains groupes minoritaires – même si le risque que l’identité stratégique finisse par recouvrir les modalités de subjectivation développées au sein du groupe existe bien.

Il ne s’agit certes pas de laisser entendre que la catégorie du genre pourrait être superposable à celle de l’universalisme – ce qui serait absurde -, mais seulement de souligner que dans le cadre de luttes propres à des groupes discriminés du point de vue de la sexuation et/ou de l’orientation sexuelle, déplacer sans nuances l’ensemble du débat du terrain théorique du sexe vers celui du genre, c’est courir le risque de faire jouer à la catégorie du genre le rôle de l’universel. A l’inverse, recourir à la catégorie du sexe pour articuler des luttes politique, c’est courir le risque que le sexe soit tenu lui-même comme le fondement d’une identité substantielle – risque dans lequel sombre le féminisme essentialiste, et qui serait alors l’équivalent du risque de l’accroc fait au principe universaliste en inscrivant la différence des sexes dans la loi. C’est donc entre ces deux écueils qu’il faudrait chercher à passer : ne pas nier le sexe en lui substituant la catégorie du genre, et ne pas substantialiser non plus le sexe, catégorie sur laquelle, de fait, prennent appui bien des luttes. Si l’on veut, une manière assez générale de considérer le genre – sans entrer pour l’instant dans le détail d’analyses beaucoup plus fines de cette notion – revient à en faire une catégorie construite, qui opposerait le masculin et le féminin, dans des rapports de pouvoir. Il n’y aurait donc pas d’autres différences entre le masculin et le féminin, que construites. Par conséquent, si les femmes subissent l’oppression des hommes, ce serait moins parce que ce sont des femmes (sexe) que parce qu’elles sont situées du côté du féminin. D’ailleurs, dans cette optique, si les gays sont discriminés, ce serait parce qu’un doute existerait quant à leur masculinité ; et plus généralement, la norme en la matière serait qu’un groupe discriminé, à un niveau ou un autre, subit une féminisation. On voit comment une telle conception du genre est susceptible de jouer le rôle de l’universel : il n’y a plus ni hommes, ni femmes (référence au sexe), il y a des êtres humains, hiérarchiquement distribués entre les pôles du masculin et du féminin (référence au genre), avec toutes les différences de degré envisageables. Que l’on touche ainsi quelque chose, c’est évident, comme nous le montreraient, par exemple, les figures de féminisation de l’autre développées par les pensées racistes, ou encore l’assimilation de l’ennemi à un être efféminé. Mais le problème est qu’ainsi on tend à faire disparaître, par exemple, les violences spécifiques faites aux femmes. Comment faire pour tenir compte de cette spécificité, sans réactiver pour autant la catégorie « femmes » comme ontologiquement fondée ? Mais par ailleurs, cette pensée du genre qui substitue le genre au sexe, ne tend elle pas, de son côté, à faire du sexe le socle originaire, initialement donné – et donc naturel – à partir duquel se développerait la construction du genre ?

La position de Françoise Collin, sur cette question, est intéressante, puisque si elle s’avèrait méfiante à l’égard de ce qu’elle considèrait être une hégémonie du genre dans le domaine des sciences sociales, elle tenait cependant à se maintenir à l’écart des tendances essentialistes du féminisme. Pour ce faire, elle a fréquemment utilisé l’expression « les dites femmes », ce qui constitue une manière de ne pas réduire la catégorie « femmes » à celles que l’on définirait ainsi sur des bases naturalistes, et à l’étendre à toutes celles qu’on identifie ainsi, quel que soit leur sexe biologique. Revenant sur les notions de « genre » et de « rapports sociaux de sexes », elle écrivait : « Ces notions ont été élaborées par réaction critique à la notion de “différence des sexes” qui dissimulait, ou ne faisait pas apparaître le caractère “construit”, social, de cette différence. Mais la notion de “genre” – apparue dans les années 80-90 pour traduire le gender américain – comme d’ailleurs la notion française de “construction sociale de sexes” ou de “rapports sociaux de sexes”, dissimule la dissymétrie et plus encore la hiérarchie des sexes qui est en jeu. Elles ont l’avantage de porter sur l’un et l’autre sexes, de problématiser l’un par rapport à l’autre, mais en dissimulant ou en tout cas en ne faisant pas apparaître la structure de domination qui les lie et qui a été le motif déterminant du mouvement féministe, dans sa pratique et sa réflexion » (1).

Autrement dit, que le genre ne soit pas naturel, mais construit, cela ne le rend critiquable qu’à la condition d’insister sur les rapports de hiérarchisation que cette division en genres entraîne. Sans cela, c’est le caractère construit du genre qu’on serait conduit à critiquer, avec le soupçon inévitable de chercher ainsi à épouser une position naturaliste. Ce que Françoise Collin veut dire, c’est qu’un raisonnement sur le genre est certes utile en ce qu’il arrache les femmes à leur « nature » supposée, évitant ainsi de faire de leur subordination un état de fait qui découlerait de leur essence, mais qu’un tel raisonnement présente néanmoins le risque, en oubliant tout rapport à la notion de « sexe », de rendre incompréhensible le mouvement féministe – pire, d’en faire le reliquat d’une pensée essentialiste du féminin. Alors que si la notion de genre touche bien quelque chose, qui concerne tous les sexes, elle ne doit pas être l’occasion de perdre de vue la hiérarchisation sociale spécifique qui découle du simple fait d’être socialement étiqueté comme « femme » – non pas seulement comme « féminin », mais bien comme « femme », et ce, encore une fois, quel que soit son sexe biologique.

Si, donc, les mouvements féministes ont pu, parfois, refuser la mixité, et donc exclure les hommes, notamment de leurs groupes de paroles, il ne faudrait pas nécessairement y voir une forme de repli identitaire. Si l’on raisonne en termes de « genre », la mixité sexuelle ne peut que s’imposer, pas si l’on raisonne en termes de « sexe ». Françoise Collin écrit ceci, à propos de Mai 68, quant à cette question de la mixité : « […] dans une révolution qui se voulait générale et libertaire, les femmes étaient réduites au silence ou ne pouvaient se manifester que sous caution. Un mouvement qui revendiquait la liberté généralisée reconduisait la domination masculine, en contradiction flagrante avec son principe. C’est alors que les femmes ont fait sécession. Ceci éclaire le paradoxe qui fait que, pour réaliser une société véritablement mixte, les femmes commencent par se réunir entre elles, en tant que femmes. Mais cet “en tant que femmes” est précisément une riposte active à l’ “en tant que femmes” qui leur était séculairement assigné » (2). Comme toute pratique de réappropriation qui est aussi une pratique de re-signification, cet apparent repli sur la catégorie du sexe ne vaut pas comme apologie de l’acception naturaliste qui était initialement la sienne. Il n’y a donc pas que les féministes essentialistes qui recourent à cette catégorie de sexe, voire qui en fassent l’instrument de cohésion d’un groupe en lutte, de même qu’il n’y avait pas que les partisans du séparatisme racial qui, au sein des Black Panthers, faisaient de leur couleur de peau le fer de lance des luttes d’émancipation, visant en fait, d’abord, à sortir de l’invisibilité sociale.

Si l’on se place à présent sur un terrain plus directement théorique, on peut rencontrer des conceptions du « genre » nettement plus intéressantes que la vulgate en la matière sur laquelle on s’est appuyé pour établir l’intérêt politique d’un recours maintenu à la notion de « sexe ». Cette fois, en effet, l’impensé selon lequel le sexe resterait ce fondement sur lequel prolifèrerait la notion de genre est affronté. Or, si l’on refuse de le considérer comme un substrat naturel, le sexe ne devient-il pas dès lors lui-même une construction sociale et/ou politique ? Dans ces conditions, comment pourrait-on encore distinguer sexe et genre ? Ne pourrait-on pas alors, tout aussi logiquement, se demander cette fois si ce n’est pas le sexe qui déconstruirait le genre ? A moins qu’on envisage la dispersion en une multiplicité de genres comme ouvrant sur une multiplicité de sexes ?

Dans cette discussion, on peut s’arrêter sur la position de Christine Delphy, qui correspond résolument à celle selon laquelle c’est le genre qui déconstruit le sexe. En effet, au lieu d’opposer un genre (construit) à un sexe (donné), elle va défendre l’idée selon laquelle le sexe serait une création propre au genre lui-même. Revenant sur son itinéraire théorique, Delphy indique que cette réflexion s’enracine dans une remarque initiale, à travers laquelle elle soutenait que « [s]i le genre n’existait pas, ce qu’on appelle le sexe serait dénué de signification, et ne serait pas perçu comme important : ce ne serait qu’une différence physique parmi d’autres » (3). L’idée de départ est donc que c’est le genre qui donne au sexe sa signification, à savoir cette capacité à diviser en deux le genre humain ; sans le genre, le sexe ne constituerait qu’une différence anatomique parmi d’autres, et n’aurait pas ce pouvoir structurant. De cette remarque initiale, Christine Delphy en arriva à la conclusion « que le genre n’[a] pas de substrat physique – plus exactement que ce qui est physique (et dont l’existence n’est pas en cause) n’est pas le substrat du genre. Qu’au contraire c’[est] le genre qui cr[ée] le sexe : autrement dit, qui donn[e] un sens à des traits physiques qui, pas plus que le reste de l’univers physique, ne possèdent de sens intrinsèque » (4). Dans ces conditions, comment ne pas penser une interchangeabilité parfaite entre les termes de genre et de sexe ? En tout cas, une avancée semble ici se dessiner, en ce que cette négation de la naturalité du sexe permet d’échapper à toute inscription de la différence des sexes à un niveau ontologique. En même temps, d’ailleurs, cette attribution sociale d’une signification renvoyant à la différence des sexes, à certains traits physiques en eux-mêmes a-signifiants, ouvre la voie à une suppression de la référence au sexe et/ou à une possible multiplication des sexes : la déconnexion du sexe par rapport au moindre substrat physique ouvre en effet la voie à une dispersion des sexes, à hauteur d’une diversification des genres. On pourrait ainsi en venir à considérer de simples différences de degré entre les sexes, dessinant un continuum déconnecté de droit de tout trait anatomique et/ou biologique à même de lui fournir un fondement ontologique. Cela permettrait aux individus intersexués de ne plus avoir à subir l’injonction chirurgicale de se déterminer pour l’un ou l’autre sexe, ni même pour quelque sexe que ce soit ; cela permettrait aussi aux transsexuel(le)s de modifier leur corps, non comme on change de sexe strictement parlant, mais comme on adapte son corps au sexe dans lequel on se reconnaît. En suivant Christine Delphy sur cette question, on pourrait soutenir par conséquent que le genre, en construisant le sexe, le déconstruit. L’idée selon laquelle référer certains traits physiques à une appartenance de sexe ne relèverait pas nécessairement d’une dérivation du sexe à partir de la nature est une position que partage Marie-Blanche Tahon, qui objecte à ce possible raisonnement que rien n’impose de considérer le sexe physique comme relevant de la nature. En effet, fait-elle remarquer, dans nos sociétés, « ce n’est pas un bulletin médical qui assigne l’une des deux appartenances de sexe à un enfant qui vient de naître, mais l’inscription à l’état civil » (5). C’est tout à fait exact, et l’on pourrait en effet en conclure que le sexe n’est pas intrinsèquement lié à la nature dans le cadre de cette construction sociale. Il y aurait même en cela construction sociale par excellence pour l’auteure, à travers la déliaison ainsi opérée entre sexe et naturalité : « L’établissement de deux sexes et de seulement deux indique une “vérité légalisée”, une légalisation qui fait apparaître une vérité (et non l’inverse) » (6). Autrement dit, il n’y aurait pas de vérité de la sexuation antérieure à l’établissement juridique des deux sexes, établissement arbitraire si l’on veut, contingent en tout cas, dans le sens d’une déconnexion vis-à-vis de quelque donné objectif. C’est sur cette dualité des sexes qu’a été établi le droit à la filiation, mais là non plus, selon l’auteure, il ne faudrait pas y voir une réduction du père ou de la mère à « leur bagage de gamètes », sous le prétexte que jusqu’ici, un « père » est un « homme », et une « mère », une « femme » : « Le droit de la filiation ignore les “mâles” et les “femelles”, pour ne reconnaître que des “pères” qui sont des “hommes” et des “mères” qui sont des “femmes” (tandis que tout “homme” n’est pas condamné à être “père”, pas plus que toute “femme” n’est destinée à être “mère”) » (7). Si, par conséquent, pour Marie-Blanche Tahon, le sexe est susceptible de déconstruire le genre (position au moins nominalement opposée à celle de Christine Delphy), c’est que la considération de l’institution de l’état civil permet de délier sexe et nature : « La référence au “sexe” institué par l’état civil est suffisante pour se positionner sur le terrain de la “construction sociale”. Et suffisante pour s’y positionner afin de revendiquer la construction de l’égalité entre “homme” et “femme” » (8). C’est la catégorie du genre qui, cette fois, est jugée superflue, Marie-Blanche Tahon considérant que l’établissement du caractère institué du sexe suffit pour établir la dimension de construction sociale du sexe. Pourtant, la notion de genre paraissait utile pour contrecarrer la dérivation effective du sexe à partir de certains traits physiques, qui est opérée, de fait, par l’état civil. Que le simple fait que le sexe constitue une fiction sociale suffise pour établir son caractère construit, et donc contingent, c’est ce dont on peut douter si l’on envisage nombre de discours relatifs à la notion d’ordre symbolique, dont la loi instituée serait le garant. La question se trouve en fait ici seulement déplacée : que le sexe ne soit pas dérivé de la nature, mais fondé sur l’état civil, cela laisse entière la question de savoir si la loi elle-même, c’est-à-dire l’institution opérant les partages sexués, ne repose pas, en tant que telle, sur un fondement jugé non négociable, indéconstructible. Lorsque Marie-Blanche Tahon écrit que la référence au sexe institué est suffisante pour revendiquer l’égalité entre les hommes et les femmes, et donc, qu’il n’est nul besoin d’en passer par la catégorie du genre, elle laisse complètement de côté le fait que si cette revendication d’une égalité entre les hommes et les femmes est recevable à partir de la seule considération du sexe comme institué, c’est parce que cette revendication d’égalité n’est pas porteuse, en elle-même, d’une remise en cause de la différence des sexes, ou de la limitation du nombre des sexes à deux. Le simple fait de reconnaître que la loi opère des partages, notamment celui qui concerne la différence des sexes, cela n’introduit pas pour autant, ipso facto, du jeu dans ces catégories instituées. Il suffit d’écouter Pierre Legendre, qui lui non plus ne nie pas l’institutionnalisation de la différence des sexes, mais qui juge que les partages ainsi effectués sont garants de la cohérence du monde, ce en quoi ils constitueraient des partages propres à la raison elle-même, nous préservant ainsi de la folie : « Ravalée au niveau d’une idéologie de masse, l’homosexualité – position subjective – est censée apurer les comptes historiques de la répression du sexe en Occident et démontrer, par la pensée-acte et par des thèses d’un simplisme accessible à tous, l’inanité des questionnements classiques autour de l’Interdit. Cependant, en dépit de la majesté universitaire dont s’entoure la dogmatique homosexualiste en formation, avec à l’appui la revendication juridique d’un statut classant les couples dits homosexuels sous un comme si annulatoire de la différence des sexes, émerge tout bonnement l’immémoriale question de l’enfant : pourquoi y a-t-il des papas et des mamans, pourquoi les hommes et les femmes ? Mais à manier démagogiquement le tourment humain par la manœuvre du faussaire – j’entends par là : fausser le jeu des images -, on ignore ou on veut ignorer que, de la place fondatrice (le lieu de Tiers étatique, garant des catégories normatives) subvertie, s’ouvrent pour ceux qui nous suivent les portes d’un monde incohérent. Ils paieront la note, eux, non pas ceux qui aujourd’hui tiennent la main au discours ultralibéral et libertaire. Faire comprendre que les fragiles constructions de la Raison sont institutionnelles et que ruiner le cadre normatif, au nom du principe de plaisir – et, prétend-on aussi, de la démocratie planétaire -, constitue une méprise, faire comprendre cela relève de la quadrature du cercle » (9).

Sans soupçonner Marie-Blanche Tahon de vouloir emprunter un chemin comparable à celui, strictement réactionnaire, de Pierre Legendre, on peut au moins souligner l’insuffisance de l’évocation de la dimension construite de façon institutionnelle de la différence des sexes, s’il s’agit de fournir un point d’ancrage aux luttes de remise en question de ce type de construction sociale. C’est que lorsqu’on se réfère à l’institutionnalisation elle-même, on ne peut négliger le socle, lui-même hors institution, qui vaut comme origine instituante – et, dès lors, tout discours de démontage des constructions institutionnelles risque de se heurter à ce socle, qu’on l’appelle ordre symbolique, ou comme on voudra, et qui défie le raisonnement. En effet, ce que l’institution de l’état civil ne permet notamment pas de comprendre, c’est l’injonction adressée aux individus intersexués d’avoir à opter pour un sexe ou l’autre – ou, plus précisément, si l’on peut comprendre comment cette demande leur est adressée, dans le cadre de la partition binaire des sexes instituée par cet état civil, en revanche, il est plus difficile de comprendre comment cette injonction prend la forme d’une injonction à transformer son corps physique. Il y a là une incohérence qui ne se comprend qu’à partir d’un lieu pré-institué, et qui donne son sens à l’institution. Il n’est pas plus évident, du point de vue d’une institution fonctionnant sur une base déclarative, de comprendre pourquoi l’état civil n’enregistrerait pas les déclarations de changement de sexe de transgenres, le faisant cependant à présent, au moins dans certains pays, pour les transsexuels ayant subi une opération de « réassignation sexuelle », selon le vocabulaire consacré. Serait également incompréhensible le fait que le Procureur de Nanterre ait pu, en 2005, s’opposer au mariage entre Camille Barré (devenue femme depuis 1999, selon l’état civil) et l’Argentin Benito Martin Leon (transgenre), puisque du simple point de vue de l’état civil lui-même, il s’agit là d’un mariage hétérosexuel. La déliaison supposée entre nature et institution, mais aussi entre constat et déclaration devrait empêcher qu’une vérité légalisée (la déclaration d’appartenance à un sexe auprès de l’état civil) demande à être redoublée, confirmée, à travers une inscription corporelle – ou alors il faut bien admettre que la vérité légalisée ne dispose d’aucune autonomie par rapport à un constat relatif à l’anatomie et/ou à l’apparence d’un corps, que cette vérité légalisée ne vaut qu’aussi longtemps qu’aucun constat n’est venu apporter un démenti à la déclaration faite auprès de l’état civil. Et dans ces conditions, il faudrait donc bien conclure que c’est le corps lui-même qui subit l’institution de la dualité des sexes, elle-même dérivée de la représentation qu’on se fait du lien entre sexe et nature. Il resterait donc à comprendre comment s’institue la catégorie du sexe, dans ce rapport complexe entre corps, nature et institution. La force de l’argumentation de Judith Butler, à cet égard, est de ne pas éviter cette question, et de tenter une réponse qui, en complexifiant la notion de « genre », renforce la difficulté, déjà soulignée par Christine Delphy, de maintenir l’opposition genre/sexe, telle qu’on a pu l’évoquer dans la première partie de cette intervention.

C’est qu’en effet Judith Butler unit en profondeur sexe et genre, faisant l’hypothèse de ce dernier comme vecteur d’institution des sexes : « Si le sexe devenait une catégorie dépendante du genre, la définition même du genre comme interprétation culturelle du sexe perdrait tout son sens. On ne pourrait alors plus concevoir le genre comme un processus culturel qui ne fait que donner un sens à un sexe donné (c’est la conception juridique) ; désormais, il faut aussi que le genre désigne précisément l’appareil de production et d’institution des sexes eux-mêmes. En conséquence, le genre n’est pas à la culture ce que le sexe est à la nature ; le genre, c’est aussi l’ensemble des moyens discursifs/naturels par quoi la “nature sexuée” ou un “sexe naturel” est produit et établi dans un domaine “prédiscursif”, qui précède la culture, telle une surface politiquement neutre sur laquelle intervient la culture après coup » (10). La déconstruction du sexe par le genre empêche par conséquent de considérer le genre comme simple interprétation culturelle du sexe, et donc ruine l’idée selon laquelle le sexe constituerait bien un donné, à partir duquel la culture opérerait ses partages, au moyen du genre. Il faudrait au contraire envisager le genre comme « l’appareil de production et d’institution des sexes eux-mêmes », c’est-à-dire un appareil qui produit réellement le sexe, au lieu d’avoir seulement à le réinterpréter culturellement. Si, donc, Butler indique que le genre n’est pas, vis-à-vis de la culture, ce qu’est la nature, vis-à-vis du sexe, c’est qu’elle veut dire que là où la nature se contente de produire naturellement ses objets, comme naturels, le genre, lui, ne produirait pas que des objets culturels, identifiés comme culturels, mais userait aussi d’un entremêlement de moyens naturels et discursifs, pour produire des objets antérieurs à toute culture, et sur lesquels, ensuite, la culture opèrerait ses partages. C’est là que résiderait la puissance d’institution propre au genre, tout comme l’institution du politique requiert une source instituante, elle-même pré-politique – la « volonté générale » comme source mythique de l’autorité démocratique, par exemple. Face à une puissance instituante, la faiblesse des individus est évidente, du moins en ce qui concerne une éventuelle capacité à produire de nouvelles normes ; en revanche, peut-être nous serait-il possible de défaire certaines de ces normes, de nous défaire en tant qu’individu genré, comme on se défait d’une identité subie. C’est là que le propos de Judith Butler n’est pas sans portée politique, contrairement à ce qu’on aurait pu en penser, en envisageant trop rapidement sa lutte contre la reformation des identités : si la théorie queer semble s’opposer à toute « revendication identitaire », il serait sans doute plus exact, juge-t-elle, de soutenir que « l’opposition de la théorie queer à la législation imposée de l’identité est […] plus importante que toute présupposition quant à la plasticité de l’identité ou quant à son caractère rétrograde » (11). Ainsi, la théorie queer serait sensible, d’abord, à la question de l’injonction à l’identité, et cet angle de vue aurait minimisé la place prise par un questionnement en profondeur sur l’identité vécue. Or, il n’y aurait pas incompatibilité a priori entre cette théorie et une certaine pratique de l’identité : « […] le désir transsexuel d’être un homme ou une femme ne doit pas être confondu avec un simple désir de se conformer à des catégories identitaires établies. Comme l’indique Kate Bornstein, il peut s’agir d’un désir qui porte sur la transformation elle-même, d’une poursuite de l’identité en tant qu’exercice transformateur, d’un exemple où le désir lui-même est une activité transformatrice ; mais même si, dans chacun de ces cas, le désir d’une identité stable est à l’œuvre, il est important de voir qu’une vie vivable nécessite un certain degré de stabilité. De la même façon qu’une vie pour laquelle il n’existe aucune catégorie de reconnaissance n’est pas une vie vivable, une vie pour laquelle ces catégories constituent une contrainte invivable n’est pas une option acceptable » (12). Ainsi, avant même de penser l’identité qu’un groupe doit revendiquer pour lutter contre les discriminations dont il est l’objet, il y aurait à considérer l’existence proprement dite que les individus de ces futurs groupes ont d’abord à gagner, pour sortir de l’irréalité. Qu’on pense aux femmes, minorisées dans un monde construit pour les hommes, aux homosexuels stigmatisés dans un monde hétérocentré, aux individus intersexués, impensables dans un monde structuré par la binaire différence des sexes, etc. Ce que Judith Butler nomme ici une « vie vivable », c’est d’abord une existence devenue au moins en partie intelligible, c’est-à-dire étant parvenue à sortir de l’irréalité ; or, une telle vie n’est vivable qu’à la condition d’avoir réussi à se construire soi-même, c’est-à-dire, qu’à la condition d’être parvenu à émerger en tant que sujet – même si c’est ensuite pour déconstruire ce sujet. C’est à partir de là, seulement, c’est-à-dire de cette construction initiale, que l’affirmation de revendications pour son groupe d’appartenance (femmes, gays, trans, etc.) devient possible, mais c’est aussi à partir de là que sont rendues possibles des pratiques de subversion des identités. Comment, en effet, serait-il possible de parler de subversion des identités, lorsque celles et/ou ceux qui en constitueraient le supposé fer de lance subiraient simplement l’effet des normes sociales, les condamnant à une forme d’inexistence, d’irréalité. Les individus intersexués ne peuvent contester l’ordre binaire de la différence des sexes qu’à la condition de s’être constitués à travers une certaine identité, et il se peut que cette construction en soit passée par le choix effectif d’un sexe plutôt qu’un autre – on doit soutenir alors que, même en ayant subi cette intervention, en ayant donc objectivement obtempéré face à la norme, qui demande qu’on se définisse par un sexe ou l’autre, malgré cela, donc, cet individu sera plus apte, s’il en fait ensuite le choix, à subvertir les normes que s’il n’avait pas réussi à rendre son existence réelle et/ou possible. Sans compter que cette opération de transformation corporelle peut constituer en elle-même une modalité spécifique de subjectivation, bien davantage liée peut-être alors à un désir qu’à la moindre obéissance à une norme. C’est donc dans le cas où la réalité qu’il/elle s’est construite serait dévastée par cette opération, ou tout simplement parce que la question d’une telle intervention chirurgicale ne se pose pas pour lui/elle, que le maintien d’un corps intersexué constitue l’horizon possible d’une remise en question – qui soit donc ici également incorporée – des normes relatives à la différence des sexes.

Retenons donc, dans ce qu’on vient d’établir, que si le sexe n’est pas en capacité de déconstruire le genre, c’est que l’institution de l’état civil ne constitue qu’une source seconde d’institution du sexe, dérivant d’une source pré-culturelle (et par là même instituante), ordonnant le partage entre les sexes (au nombre de deux seulement), que l’état civil se contente de reproduire. Dans ces conditions, en effet, le fondement déclaratif de l’appartenance de sexe n’opère de déliaison qu’apparente entre sexe et corps, puisque cette fiction selon laquelle l’état civil n’a pas à connaître la réalité effective des corps qu’il classifie ne demeure valide qu’aussi longtemps que cet état civil n’est pas placé en contradiction avec la puissance instituante dont il dérive, et qui décide par avance de ce qu’est une « nature sexuée », ou un « sexe naturel ». Cette puissance d’institution, dont dérive, seulement, l’état civil, Judith Butler l’appelle donc « genre », désignant alors cette puissance de production du sexe, dans le cadre d’un domaine pré-discursif, c’est-à-dire, antérieurement même à toute institutionnalisation de la différence des sexes. Cette conception de la production du sexe confirme bien alors le genre dans sa capacité à déconstruire le sexe : c’est parce qu’on réussira à bouleverser certaines normes de l’organisation genrée de nos existences que l’on parviendra à remettre en question la différence des sexes, et/ou la partition binaire des sexes, et/ou l’impossibilité d’un cumul des sexes, etc., c’est-à-dire, la définition même du sexe. Dans ces conditions, l’épouvante des conservateurs en matière de mœurs à l’égard de la catégorie du genre prend consistance : à cet ordre issu des partages de la raison, et qui serait garant d’une existence préservée de l’incohérence, dont nous parle Pierre Legendre, Judith Butler oppose en effet la notion de « vie vivable », autrement dit, d’une existence qui, précisément, ne sort de l’irréalité, de l’incohérence, qu’à la condition d’écarter le joug socialement construit des identités contraignantes au sein desquelles on est sommé de se déterminer.

Pour conclure, on peut souligner que si la catégorie du « genre » représente un danger possible pour des actions militantes relatives à des revendications concernant l’orientation sexuelle et/ou la sexuation, c’est à la condition que s’opère une substitution pure et simple de cette catégorie à celle de « sexe ». Dans ce cas, en effet, c’est le point d’ancrage rendant possible la lutte qui se dérobe. Cependant, lorsqu’on cherche à articuler politique et théorie, on comprend que l’idée même de devoir choisir entre la catégorie du sexe et celle du genre n’a guère de sens, du moins dès qu’on écarte la possible définition du sexe sur des bases biologiques. Qu’il ait pu arriver que le mouvement queer juge sévèrement les transsexuel(le)s pour la confirmation des identités sexuées que leur opération aurait emporté, c’est là une conséquence d’une vision à l’emporte-pièce, que la théorie queer permet de contester, notamment à travers la voix de Judith Butler. C’est qu’il faut distinguer entre les pratiques de transformation du corps, qui ne sont pas sans rapport avec des désirs, multiples, inanticipables, et les discours que les transsexuel(le)s doivent tenir dans le cadre du protocole visant à obtenir l’autorisation de changer de sexe, et par lesquels ils/elles doivent faire référence au vrai sexe que l’intervention chirurgicale serait censée leur donner. Opter pour les transgenres plutôt que pour les transsexuel(le)s parce que les premiers seraient en conformité avec la théorie qui déconnecte l’appartenance de sexe à l’apparence corporelle, c’est considérer les choses à l’envers. Karl Popper eut un jour cette formule : « Laissez mourir les théories, pas les hommes ! ». C’est bien le message qu’on pourrait adresser à certains activistes queer à cette occasion : c’est la théorie sur laquelle ils s’appuient qui est à reprendre, si, au nom de la déconnexion entre sexe et corps, cette théorie aboutit à condamner celui/celle qui transforme son corps du point de vue du sexe anatomique. En effet, au nom de quoi pourrait-on préjuger du sens de cette intervention chirurgicale, sauf à attribuer soi-même à cette opération le sens d’une simple « réassignation de sexe », autrement dit en épousant soi-même le discours propre au protocole juridico-psychiatro-juridique de changement de sexe – et donc en niant tout simplement l’expérience vécue par un/une transsexuel(le) ?
Alain Naze
Faut-il noyer le sexe dans l’eau du genre ? / 2013
Intervention faite à la huitième rencontre
de l’association Voyons où la philo mène « Malaise dans le genre »

Publié sur Ici et ailleurs

Faut-il noyer le sexe dans l’eau du genre ? / Alain Naze dans Agora tango
1 Françoise Collin, Irène Kaufer, Parcours féministe, Bruxelles, Labor, 2005, p.102.
2 Id., p. 23.
3 Christine Delphy, l’Ennemi principal. 2. Penser le genre, Paris, Syllepse, 2001, p.26.
4 Id, p.27.
5 Marie-Blanche Tahon, « Et si le sexe déconstruisait le genre ? », in Collectif (Christiane Veauvy dir.), Les femmes dans l’espace public. Itinéraires français et italiens, Paris, Editions de la Maison des Sciences de l’Homme / Le Fil d’Ariane, Université Paris 8, 2002, p.152.
6 Id.
7 Id., p.152-153.
8 Id., p.153.
9 Pierre Legendre, La 901e conclusion. Etude sur le théâtre de la raison, Paris, Fayard, 1998, p.413.
10 Judith Butler, Trouble dans le genre. Pour un féminisme de la subversion, Paris, La Découverte, 2005, p.69.
11 Judith Butler, Défaire le genre, Paris, Editions Amsterdam, 2006, p.20. 12 Id.

Foucault et la généalogie des sexes / Rosa María Rodríguez Magda

Comment aborder l’œuvre d’un auteur qui ne voulait pas être un auteur, qui reniait la notion d’œuvre, et en plus dans une recherche sur un sujet qui d’ailleurs il ne s’occupa trop ? Probablement de la même façon dont il parlait des autres : « Les gens que j’aime, je préfère les utiliser…, les déformer, les faire geindre et protester ». Il s’agit d’utiliser des textes, des intuitions et de les appliquer en amplifiant leur premier champ d’expérimentation, de contraindre des engrenages et des structures pour retourner la théorie sur elle-même ou jusqu’au point sans retour de sa dissémination. Faire circuler les suggestions, appliquer les méthodologies à des objets qui en principe resteront en dehors de leur horizon, forcer les interprétations jusqu’à leur contradiction ou leur saut qualitatif, capables ainsi de clarifier d’autres perspectives. Pour ce faire, la fidélité n’est qu’une première étape qui se résout dans un nouveau prisme créatif. Qu’est ce que j’ai voulu faire avec ce livre ? Il s’agit de relire Foucault, tout en partant d’une hypothèse simple : les sexes sont, du moins, au nombre de deux. Comment les thèmes traités dans ses textes : pouvoir, vérité, subjectivation, technologie du moi, etc. affectent-ils à la généalogie de la femme comme sujet/objet de désir, à l’identité de genre féminine ?

Références à la femme dans chacune des étapes de la pensée foucauldienne
Les références à la femme ne sont pas abondantes dans l’œuvre foucaldienne et il ne s’agit pas non plus d’effectuer une révision exhaustive et anecdotique. La figure féminine est présente dans deux des textes de Foucault : Herculine Barbin dite Alexina B., s’occupant du thème du vrai sexe dans un cas d’hermaphrodisme avec une éducation féminine, et faisant référence au milieu familial dans Le désordre des familles. On peut aussi trouver des références à la sorcière comme figure qui précède celle de l’hystérique. Dans divers entretiens des années soixante-dix, les femmes, comme les fous, les chômeurs, etc., sont citées comme un secteur périphérique du pouvoir, dans ce qu’il appela la marge ou la plèbe. Plus spécialement, Foucault inclut le féminisme dans ce qu’il appelle les « luttes transversales », en établissant aussi les ressemblances et les différences entre les mouvements de libération de la femme et les mouvements homosexuels. C’est dans la Volonté de savoir que le thème de la femme n’est plus ponctuel ou périphérique. Foucault situe la caractérisation pathologique de la femme nerveuse, l’épouse frigide, la mère indifférente… au sein de la famille victorienne. Il y étude la socialisation des conduites procréatrices et c’est à partir de cette époque que le concept d’une « biopolitique de la population » se profile. Dans son premier plan de l’histoire de la sexualité est annoncé comme tome IV : La femme, la mère et l’hystérique, qui aurait développé les thèmes qui s’annonçaient dans la Volonté de savoir. En termes généraux, les deux derniers tomes de l’histoire de la sexualité représentent une inflexion considérable dans la perspective où Foucault se situe. Jusqu’à ce moment la, le philosophe est proche des phénomènes qu’il analyse, mais ils sont vus de l’extérieur. Bien que généralement Foucault ne s’occupe pas des femmes, sa perspective est épistémologiquement valable pour la recherche féministe : Foucault attaque l’essentialisme, – mais, si l’homme est une invention récente, la femme devient à plus forte raison une fabrication subsidiaire -, il décrit la genèse disciplinaire des sciences humaines (en ouvrant la voie au développement de la critique des mécanismes de pouvoir et la volonté de domination spécifiques du regard médical, à l’anthropologie, à la psychologie… sur la femme) ; il dénonce la relation pouvoir/savoir avec ses procédés d’exclusion et de contrôle, en dévoilant la volonté de vérité –en brisant l’objectivité scientifique, tous ces éléments rendent possible le développement féministe qui met en évidence le caractère androcentrique du savoir-, et, généralement, sa constante analyse des stratégies du pouvoir admet un prolongement de ses domaines de recherche, en incluant des divers mécanismes du pouvoir patriarcal. Foucault, en se situant dans la résistance face à l’intolérable du pouvoir, défend un lieu épistémologique susceptible d’être occupé par tous ceux qui se pensent aussi eux-mêmes comme résistance, et donc propice à la déconstruction féministe, tout du moins dans le sens que Derrida donna à ce mot dans les années soixante-dix. Le problème résiderait dans le fait que, pendant les premières périodes de la pensée foucauldienne, toute consolidation d’une identité forte comme sujet résistant est évitée, toute définition provient du pouvoir et elle en est suspecte, toute libération ne fait rien d’autre que suivre l’ordre normalisateur, et cela a une grande importance pour les collectifs auxquels le statut de sujet n’a pas été reconnu, que ce soit épistémologiquement ou politiquement, et pour ceux auxquels le fait d’y renoncer dès le départ dans leur lutte pour la reconnaissance semble peut-être prémature et dangereux. D’autre côté, l’appropriation féministe des tomes deux et trois de L’histoire de la sexualité et des textes de sa dernière période implique une révision encore plus critique, puisqu’il ne dit rien contre le pouvoir –il évite ainsi tous ceux qui en ont été exclus- il parle plutôt du sujet détenteur du savoir, en assumant précisément son androcentrisme comme générateur de toute une culture et une éthique. Ici, le point de vue change radicalement. Il ne s’agit plus de l’objectivisation et de la normalisation de l’être humain, mais des techniques du sujet et de la subjectivation, et pour cela l’auteur nous renvoie à une époque, à certaines cultures où le paradigme de la « maîtrise de soi » et l’exercice de la « pratique de la liberté » est nettement viril : celui qui peut être maître de soi-même parce qu’il domine d’autres personnes est l’homme, adulte, blanc, citoyen de plein droit. Il semble curieux que lorsqu’il est fait allusion à la position du sujet, qui, comme nous l’avons vu, était absente de ses textes antérieurs, la femme est exclue de ce processus. Dans le premier tome de L’histoire de la sexualité, le sujet n’existe pas indépendamment de l’instance extérieure normalisatrice, c’est pourquoi toute tentative de libération sexuelle est vaine. En revanche, dans les tomes deux et trois, nous nous situons à l’intérieur du sujet, encore en formation, pour observer les « techniques de soi » qui vont forger, d’abord comme des pratiques de liberté, une esthétique de l’existence, puis plus tard, dans la maîtrise de soi, une éthique de la tempérance, et finalement, dans les variations de l’examen de conscience chrétien, une recherche de la vérité. Et même si Foucault ne prétend pas extrapoler le modèle grec ou l’éthique stoïcienne comme un modèle à récupérer dans notre présent , il se laisse tout de même aller à une sorte de fascination, qui l’empêche d’appliquer à ces deux modèles l’analyse critique des relations de pouvoir avec laquelle il dissèque d’autres époques .

Une critique de genre
Dans mon livre, je n’ai voulu pas me limiter à signaler la manifestation des tournures sexistes ou androcentriques présentes dans l’œuvre de Foucault. J’ai tenté de faire un Analyse extensive : appliquer ses découvertes, sa méthodologie ou les critères de sa pensée à l’analyse de genre, en développant divers moments : critique (rejeter les éléments androcentriques), déconstructif (analyser sa genèse), reconstructif (composer un nouveau modèle sans mauvaises tournures) et prospectif (l’utiliser pour classer ou pour répondre à diverses questions en suspens). J’ai tenté de clarifier les questions suivantes :
1 Que dit Foucault sur la femme ?
2 Quels traits androcentriques cachent ses affirmations ?
3 Comment le féminisme a-t-il lu les textes foucaldiens ?
4 Comment peuvent s’appliquer ses découvertes à la recherche sur le genre, principalement dans la révocation de l’essentialisme et dans la thématisation de concepts comme : corps/chair, plaisir/désir, identité de genre, sujet, vérité, généalogie, insurrection des savoirs soumis, etc ?
Dans une perspective de genre, la philosophie foucaldienne peut apporter des éléments pour la réflexion dans divers domaines. J’ai prétendu évaluer les suivants :
- Est-ce que sa vision « archéologique » et ses concepts annexes sont utilisables pour une histoire des femmes ?
- Est-elle compatible avec sa critique de l’humanisme ? Quelles conséquences, quels horizons et quelles questions en suspens laisse ouvertes la « mort de l’homme » pour la théorie féministe ?
- Que veut la pensée féministe d’une théorie du pouvoir et de la résistance ? L’analyse foucaldienne du pouvoir et sa conceptualisation du féminisme comme « lutte transversale » satisfont-elles la nécessité de ce dernier (le féminisme) de se constituer comme une lutte antipatriarcale ? L’analyse de la microphysique du pouvoir et de la société disciplinaire nous apportent-elles suffisamment d’éléments pour une théorie féministe critique ?
- Que souhaite la pensée féministe d’une théorie du discours ? Les relations pouvoir/savoir nous offrent-elles des mécanismes pour démonter lalégitimation des discours patriarcaux ? La construction d’une « généalogie des figures de l’hétéronomie » est-elle possible ? Et une théorie de la subjectivation et de l’identité sexuel ? Est-ce qu’à partir des notions de « généalogie » et de « subjectivation » foucaldiennes peut se réaliser : 1) une dé-construction de la subjectivité sexuelle constituée, en analysant ses effets d’individuation et d’intériorisation de l’hétérodésignation ; 2) on peut réaliser la reconstruction d’une subjectivité sexuelle-politique en dehors de l’androcentrisme ?, et 3) on peut réaliser une prospective de la possibilité de nouvelles subjectivités de genre ?
Bien sûr, je ne peux pas maintenant résumer la réponse à tous ces questions. Il faut lire le livre.

Lectures féministes de Foucault
C’est dans le cadre d’une éthique de la transgression et de l’invention de nous-mêmes que la pensée de Foucault peut se connecter avec les aspirations du féminisme, dans l’expérimentation de nouveaux modes d’action où les transformations spécifiques de ces trente dernières années ont bouleversé certaines inerties, notamment les relations avec l’autorité, les relations entre les sexes, la perception du pathologique, etc. Reconstruire, inventer, peut-être abandonner la propre identité est un projet sérieux, et précisément pour les femmes dans le même sens dont se réclamait Foucault.
Nous aimerions souligner de façon préalable les champs de recherche où Foucault et le féminisme pourraient converger. Le féminisme et Foucault identifient tous les deux le corps comme centre d’exercice du pouvoir, lieu où s’obtient la docilité et où se constitue la subjectivité. Tous les deux s’occupent des opérations du pouvoir intimes et locales. De plus, ils montrent comment l’exercice global du pouvoir de l’Etat cache et se minimise souvent ces stratégies microphysiques. Tous les deux font ressortir l’importance du discours à l’heure de souligner les discours hégémoniques et d’exclure de sa vérité les voix marginales. Et ils critiquent tous les deux la façon dont l’humanisme occidental a privilégié l’expérience d’une élite masculine dans sa proclamation d’énoncés universels autour de la vérité, de la liberté et de la nature humaine Si une des contributions les plus importantes de Foucault est sa thématisation de la relation pouvoir/savoir et sa tentative de faire ressortir « l’économie politique de la vérité », ceci nous ouvre un grand champ de « soupçon » face à l’héritage épistémologique occidental. Il faut descendre jusqu’à la genèse des sciences humaines et médicales et jusqu’à la gestation de la conscience moderne du corps et du sexe, mais du corps et du sexe différencié : masculin, féminin, hommosexuel, lesbiene, transexuel…et sa médicalisation diverse. Dans le cas de les femmes les traitements médicaux et scientifiques de l’hystérie féminine, de la stérilité et de la capacité de reproduction, anorexie, boulimie… D’autre part, on peut pas analyser l’importance de la notion de « biopouvoir » sans considérer la perspective de genre. La recherche féministe a documenté la « médicalisation » du corps des femmes ; l’abus physique des femmes, depuis leur mise au bûcher jusqu’au viol et à la mutilation du corps féminin en fonction de la beauté sont seulement quelques-unes des formes grâce auxquelles les féministes ont identifié le corps des femmes comme la concrétisation du pouvoir masculin. L’absence de tous ces faits met en évidence des lacunes dans les généalogies foucaldiennes qui prétendent détailler les opérations du pouvoir disciplinaire sur les corps, et qui laissent en suspens des thèmes comme : la grossesse, l’avortement, le contrôle de la natalité, l’anorexie, la boulimie, la chirurgie cosmétique, ou le traitement du cancer du sein et de l’utérus. La somme des visions féministes et foucaldiennes amplifieront le débat sur l’inégale étude binaire et gnoséologique : homme/femme, esprit/corps, âme/matière, etc. et elles étendraient la critique de l’humanisme occidental à son versant androcentrique .

conclusion
Tout au long de les pages de mon livre, j’ai essayé de récapituler les points fondamentaux de la pensée foucaldienne concernant l’archéologie, la notion de sujet, les relations de pouvoir/savoir, l’histoire de la sexualité, l’éthique, etc. Dans chaque chapitre, je les ai confrontés aux diverses réflexions féministes à cet égard, en dessinant des zones fructueuses de rencontre, en bouleversant quelques fois les hypothèses. Je n’ai pas voulu tracer un trajet unidirectionnel, mais relier et percer les nœuds d’un réseau multiple où il fallait quelques fois éclaircir des confusions et à d’autres moments continuer d’ordonner. Foucault a beaucoup à apporter à la pensée féministe, car si celle-ci souhaite devenir maître de sa tradition et de sa parole, elle doit reconstruire sa présence/absence de manière archéologique, réaliser une généalogie effective de la différence sexuelle qui situe cette dernière comme un axe de base de la recherche et de la production théoriques, défricher l’analytique du pouvoir qui conditionne les relations entre les sexes, contribuer en fin de compte à une nouvelle reformulation éthique basée sur l’autonomie. Mais la pensée foucaldienne peut également profiter de son croisement avec le féminisme. Tout au long de la présente étude, on constate la rupture entre un premier et un dernier Foucault. Les brillantes analyses du pouvoir nous offraient le corollaire d’un sujet, construit, un peu passif, presque mourant ; ses paris éthiques postérieurs dessinaient les pratiques de liberté dans un certain oubli des stratégies de contrôle ; j’ai tenté de compléter ces deux moments avec leur application aux développements du sexe/genre. Mais je ne voudrais pas conclure sans avancer une thèse, risquée, mais qui peut renverser les interprétations à l’usage de l’ensemble de son œuvre : c’est l’introduction de la notion de genre, du concept de différence sexuelle, qui peut établir un passage de cohérence entre les deux extrêmes. L’inclusion du concept de différence sexuelle complète et nuance la configuration et la recherche du sujet autonome de l’éthique à laquelle prétend le dernier Foucault, en incorporant, à partir de sa propre matérialité et généalogie, les découvertes de son analytique du pouvoir. Un sujet éthique sexué ne peut cesser de manifester les trames de pouvoir/savoir inscrites dans sa production culturelle, les procédés de normalisation qui ont présidé la relation entre les sexes, les stratégies de contrôle qui ont légitimé la volonté de vérité des dispositifs de sexualité, la structuration des paramètres d’activité/passivité qui ont conditionné l’identification et l’hégémonie des sexes « véritables ». La notion de genre octroie la matérialité, l’archéologie perdue à un processus de subjectivation qui d’une autre manière apparaît comme faussement neutre et superficiellement autonome. C’est la notion de différence sexuelle qui nous permet d’incorporer à l’éthique de la liberté la mémoire des stratégies de pouvoir qui ont configuré la production d’un sujet sexué, et qui, à partir de cette sexuation, s’apprête à construire une nouvelle et plus grande subjectivité. C’est à partir de cette perspective que nous pouvons reprendre les interrogations avec lesquelles j’ai commencé cette présentation : Que peut-on faire avec un auteur qui ne voulait pas être un auteur ? Avec une œuvre qui ne voulait pas en être une ? Avec une critique destructrice qui ne construisit jamais son option ? Avec un des plus grands analystes des stratégies de pouvoir et qui cependant conclut sa vie en pariant pour une éthique de la liberté ? Ne pas être mesquins tout du moins. Utiliser les routes avec lesquelles il passa au crible mille aventures entre les mots et les choses. Développer ses cartographies sur la domination. Assumer le défi esthétique d’une ontologie du présent et de nous-mêmes, hommes et femmes, qui poursuit encore le fantasme de la liberté quand tous les visages humains ont déjà été effacés.
Rosa María Rodríguez Magda
Foucault et la généalogie des sexes / 25 mai 2013
Salon l’Harmattan – Paris
Publié sur Ici et ailleurs
Foucault et la généalogie des sexes / Rosa María Rodríguez Magda dans Dehors ron-mueck-spooning-couple

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