Grâce à une soigneuse distribution verticale et horizontale, ainsi qu’à une une multiplication des procédés de technicisation du regard, d’enregistrement et de diffusion médiatique d’information, le Manoir Playboy, authentique dispositif pornographique multimédia, réunit dans un même bâtiment des espaces traditionnellement incompatibles : l’appartement du célibataire, le bureau central du magazine Playboy, le plateau de télévision, le décor cinématographique, le poste de surveillance audiovisuelle, le pensionnat de jeunes filles et le bordel.
En utilisant l’expression que Gilles Deleuze et Félix Guattari ont choisi pour interpréter la littérature de Kafka, nous pourrions définir la pornotopie Playboy comme la création d’une architecture mineure, un projet à travers le quel Playboy mènera la production d’ »un monde au sein d’un autre monde » (1), un lieu de pli et de juxtaposition des espaces privés et publics, réels et virtuels, en créant un nouveau type de domesticité masculine dans laquelle, d’après Hefner, le nouveau célibataire pourrait jouir des privilèges de l’espace public (et nous devons ici comprendre des privilèges sexuels, de genre et de représentation, ainsi que les prérogatives de la consommation capitaliste) sans être assujetti aux lois (familiales, morales, antipornographiques) et aux dangers (nucléaires, de la guerre froide) de l’extérieur.
Le Manoir est un gigantesque et délirant bureau dans lequel il est possible de vivre et de jouir ; un bordel à la fois centre opérationnel d’un groupe de presse et plateau d’un reality show dont le protagoniste est un homme marié (Hefner s’est marié plusieurs fois), accompagné d’une trentaine de jeunes femmes ; un strict pensionnat de jeunes filles où les résidentes sont candidates à se transformer en playmates et à poser nues devant l’Amérique entière ; un bunker hermétique surveillé par une télévision à circuit fermé dont les images peuvent à tout moment devenir publiques.
Playboy 1959 : notre futur
Les émissions de télévision créées par Playboy et inspirées de la vie dans le Manoir, bien qu’éphémères, ont été pionnières non seulement de la tradition des reality shows, mais aussi de ce que nous pourrions appeler les « spectacles d’enfermement domestique » : ces émissions de télévision montrant un certain nombre de personnages populaires ou anonymes surveillés vingt-quatre heures sur vingt-quatre par une télévision à circuit fermé, sur un plateau qui simule un espace domestique clos. Foucault nous a appris à penser l’architecture comme une matérialisation des rapports de pouvoir, mais aussi comme une machine d’extraction du savoir. L’hôpital n’est pas seulement un lieu de soin, mais également une mégastructure destinée à la production de connaissance. Pour Foucault,l’hôpital et la prison sont au corps social du XVIII° siècle ce que la table de dissection et le microscope sont respectivement au corps anatomique et à la cellule (2) : des instruments qui produisent des formes spécifiques de savoir et de représentation. L’enfermement et la surveillance sont des mécanismes grâce auxquels il est possible d’extraire du savoir et de produire du capital. Dans ces conditions, quel type de machine épistémologiques et économique, avec son architecture d’enfermement et ses techniques des surveillance, fait fonctionner l’émission de télévision de Playboy ? Les espaces clos où se déroule l’action du Playboy Penthouse ou du Playboy After Dark, tout comme les futurs Girls of the Playboy Mansion, Big Brother, Loft ou Secret Story, ne sont ni des lieux naturels ni des espaces purement symboliques : ce sont des laboratoires médiatiques dans lesquels la subjectivité est stratégiquement spatialisée, distribuée, communiquée, et finalement capitalisée grâce à des techniques d’enfermement, de surexposition, de surveillance, de dissimulation et de production du plaisir.
Le fonctionnement de l’émission de télévision ressemble à ce que Foucault appelle un « miroir inversé » : elle projette dans l’espace ultra-domestique des spectateurs l’intérieur post-domestique du Manoir Playboy. Ainsi, pour un instant, le pavillon de banlieue contient son double inversé : l’appartement urbain du célibataire. Cette même ville de Chicago qui vantait la famille, approuvait la prohibition et promouvait la ségrégation raciale de l’espace urbain, jouissait de la consommation télévisuelle d’une fantaisie carnavalesque pop digne de Bakhtine où dominaient la nudité féminine, la polygamie, la promiscuité sexuelle et une apparente indifférence raciale (3). Le Manoir fonctionnait comme une poronotopie dans laquelle on pouvait simultanément voir représentée, récusée et inversée la sexualité américaine de la fin des années 50 et du début des années 60.
L’enseigne en latin qui surmontait la porte d’entrée du Manoir Playboy prévenait : « Si non oscillas, nili tintinare » (« Si tu ne te déhanches pas, ne sonne pas »). ce qui ressemblait à une invitation faite à tous : la seule condition était d’être prêt à s’amuser. Néanmoins, et ainsi que Foucault l’avait prévu : « En général, on n’accède pas à un emplacement hétérotopique comme dans un moulin… Il y en a d’autres au contraire qui ont l’air de purs et simples ouvertures, mais qui, en général cachent de curieuses exclusions ; tout le monde peut entrer dans ces empalcements hétérotopiques, mais, à vrai dire, ce n’est qu’une illusion : on croit pénétrer et on est, par le fait même qu’on entre, exclu » (4).
Si l’espace de l’émission de télévision Playboy Penthouse imitait l’intérieur du Manoir, ce dernier, quant à lui, satisfaisait dans ses moindres détails aux exigences techniques de production télévisuelle. Comme dans l’hétérotopie déviée évoquée par Foucault, la possibilité de pénétrer et d’habiter librement dans le Manoir, un lieu apparemment privé et secret, n’était qu’un simple illusion visuelle, car cet espace avait été soigneusement conçu et éclairé comme un plateau de cinéma d’Hollywood, les scènes avaient été théâtralisée et les personnages dirigés sur la base d’un scénario bien précis. La maison tout entière, pièce par pièce, était surveillé par un circuit fermé de caméras scrutant chaque coin et enregistrant vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Ainsi, en entrant dans la maison, l’invité pouvait se croire privilégié car il avait été accepté dans le refuge privé de Hefner, alors qu’en réalité il venait de pénétrer un territoire médiatiquement surexposé, hautement surveillé et commercialisable. Pour franchir le seuil de cet endroit exceptionnel, le prix à payer par l’invité était de devenir l’un des acteurs anonymes d’un film sans commencement ni fin. Ici aussi, la logique de réversibilité régnant sur l’architecture intérieure de la maison, sur les meubles et les dispositifs techniques (le canapé convertibe, les cloison coulissantes, la bibliothèque-bar giratoire, les miroirs sans tain et surtout les caméras), transformait le visiteur en acteur, le caché en visible, et bien entendu le privé en public.
Beatriz Preciado
Pornotopie / 2010-2011
A lire sur le Silence qui parle : Olivier Razac / l’Ecran et le zoo – Spectacle et domestication, des expositions coloniales à la télé-réalité
1 La formule « projet architectural mineur » reprend le concept de « littérature mineure » développé par Gilles Deleuze et Félix Guattari à propos de Kafka : « Une littérature mineure n’est pas celle d’une langue mineure, plutôt celle qu’une minorité fait dans une langue majeure », Gilles Deleuze et Félix Guattari, Kafka : Pour une littérature mineure, Minuit, Paris, 1975, p. 29.
2 Voir Michel Foucault, Blandine Barret-Kriegel, Anne Thalamy et Bruno Fortier, Les Machines à guérir : aux origines de l’hôpital moderne, Institut de l’environnement, Paris, 1976.
3 Russell Miller, Bunny : The Real Story of Playboy, Michael Joseph, Londres, 1984, p. 10. L’affaire des « invités noirs » fit l’objet de controverses parmi les membres de l’équipe de l’émission, quand bien meme la plupart des Afro-Américains qui amusaient le public blanc étaient des musiciens extrêmement connus (comme Ray Charles et Sammy Davis). Mais dans tous les autres cas, les Afro-Américains ne faisaient pas parti des invités, et apparaissaient juste en qualité de musiciens ou de garçons de café. Jusqu’en 1965, il n’y eu pas une seule playmate afro-américaine. Voir Gretchen Edgren, Playboy, 40 ans, Hors Collection, Paris, 1996. Cependant, il est certain que Playboy a été pionnier pour ce qui concerne l’implantation de politiques égalitaires en termes de genre, de race et de sexualité, aussi bien dans l’entreprise que dans la représentation multimédia que celle-ci propose. Notons, néanmoins, dans ce carnaval pop, l’impossible présence de l’homosexualité masculine.
4 Michel Foucault, « Des espaces autres », Dits et écrits, 1976-1988, Gallimard, Paris, 2001, p. 1579.