La référence liminaire aux célèbres mots de René Char, tirés des Feuillets d’Hypnos, écrits entre 1943 et 1944, et commentés par Hannah Arendt, dans le cadre de sa non moins célèbre préface au recueil d’articles constituant l’ouvrage La crise de la culture : « Notre héritage n’est précédé d’aucun testament » (1), vise à inscrire le propos qui va suivre dans cette « brèche » qu’Arendt situe entre le passé et le futur, pour autant que cette brisure interroge quelque chose d’essentiel quant à la possibilité même de l’action politique, en son articulation complexe avec la pensée. Arendt nous invite en effet, dans ce livre, à des exercices de pensée, comme une manière de pratiquer l’expérience inconfortable d’une endurance de la pensée, au sein de la brèche, c’est-à-dire hors de toute prescription : « Ce n’est que dans la mesure où il pense […] que l’homme dans la pleine réalité de son être concret vit dans cette brèche du temps entre le passé et le futur. […] Il se peut bien qu’elle soit la région de l’esprit ou, plutôt, le chemin frayé par la pensée, ce petit tracé de non-temps que l’activité de la pensée inscrit à l’intérieur de l’espace-temps des mortels et dans lequel le cours des pensées, du souvenir et de l’attente sauve tout ce qu’il touche de la ruine du temps historique et biographique. Ce petit non-espace-temps au cœur même du temps, contrairement au monde et à la culture où nous naissons, peut seulement être indiqué, mais ne peut être transmis ou hérité du passé ; chaque génération nouvelle et même tout être humain nouveau en tant qu’il s’insère lui-même entre un passé infini et un futur infini, doit le découvrir et le frayer laborieusement à nouveau » (2).
Il va s’agir, ici, et dans le sillage ouvert par ces mots d’Hannah Arendt, d’essayer de penser quelque chose comme une possibilité de libération, pour notre temps – ce qui ne signifie évidemment pas reproduire et épouser les prescriptions propres à notre époque, non plus que chercher à réactiver quelque noyau objectivable de passé. Il s’agirait plutôt de s’emparer d’une question contemporaine, en l’occurrence celle qu’on peut dégager des débats récents en France autour de ce qu’on a appelé le « mariage pour tous », afin de chercher à dégager une voie de libération qui, susceptible de valoir dans le cas présent pour les dits gays et lesbiennes, pourrait être élargie à quiconque, pour autant que s’y trouveraient déployées certaines des conditions de possibilité pour une émancipation politique, c’est-à-dire pour une pratique permettant de déjouer certains des mécanismes propres aux innombrables dispositifs bio-politiques structurant les formes contemporaines du pouvoir pastoral. La brèche dans laquelle nous aurions alors à nous tenir serait celle au sein de laquelle deux forces contradictoires s’exerceraient sur nous : l’une, venue du passé, et nous incitant, en nous poussant vers l’avant, à poursuivre le mouvement, jugé intrinsèquement progressiste, des luttes de libération contre des pouvoirs essentiellement répressifs, et l’autre, venant du futur, et nous repoussant vers l’arrière, qui tendrait à nous désigner comme libératrices, en tant que telles, les évolutions politiques et sociétales par lesquelles les interdits et autres censures sont allées s’atténuant.
Pourtant, il nous semble bien qu’un trésor – à l’image de celui qui faisait écrire à René Char, pris dans l’action de la Résistance : « Si j’en réchappe, je sais que je devrai rompre avec l’arôme de ces années essentielles, rejeter (non refouler) silencieusement loin de moi mon trésor »(3) – fut un jour entre nos mains, fuyant, mais bien réel, à l’image de celui que purent connaître ces Résistants, au nombre desquels René Char, dans les moments de lutte : « Dans cette nudité, dépouillés de tous les masques […] ils avaient été visités pour la première fois dans leurs vies par une apparition de la liberté, non, certes, parce qu’ils agissaient contre la tyrannie et contre des choses pires que la tyrannie – cela était vrai pour chaque soldat des armées alliées – mais parce qu’ils étaient devenus des “challengers”, qu’ils avaient pris l’initiative en main, et par conséquent, sans le savoir ni même le remarquer, avaient commencé à créer cet espace public entre eux où la liberté pouvait apparaître »(4). Hors d’une résistance à la tyrannie, ou aux formes totalitaires de pouvoir, il existe donc bien aussi des manifestations, évidentes et pourtant informulables, de la liberté – elles n’apparaissent cependant qu’à partir d’une dimension d’autonomie, d’initiative, à la différence des formes de liberté octroyées. Sans nom, ce « trésor » échappe à toute convocation ; n’ayant pas de forme déterminée, il n’est pas susceptible d’être anticipé par la pensée ; et pourtant, l’on ne doute pas de l’avoir perdu, lorsque cela se produit, tout comme son arôme est évident au sein de l’espace partagé dans lequel il lui arrive de se manifester. Critique, le questionnement consistera donc ici à tenter de déterminer certaines des conditions de possibilité d’une pensée de la libération homosexuelle, non plus aux conditions du dispositif moderne de sexualité, mais au regard de ce qui pourrait se présenter comme son dehors. Inventer des formes de vie, expérimenter des modes de subjectivation et de désubjectivation, c’est en effet bien là des pratiques que ne précède aucun testament, et qui pourtant peuvent ouvrir sur des formes de libération réelles, et pas seulement formelles.
En simplifiant un peu les enjeux de la discussion, on pourrait dire que l’erreur dans laquelle on est susceptible de tomber – à propos de ce qu’il faut bien appeler un « trésor » (que le commentaire du film Race d’Ep ! de Lionel Soukaz et Guy Hocquenghem tend même à rapprocher d’un âge d’or), et qui fut, pour les homosexuels occidentaux, les mouvements de libération des mœurs des années 60 et 70 -, ce serait de considérer ce moment comme susceptible d’être objectivé en sa dimension proprement libératrice. S’il y a eu de la libération pour les gays, les lesbiennes, les femmes dans ces deux décennies, l’erreur serait de considérer que le secret même de cette libération se situait dans leurs formes objectives, et non pas d’abord dans les pratiques elles-mêmes, avec les modalités subjectives d’engagement qu’elles supposent : la transgression d’un tabou n’est pas nécessairement libératrice, et si la liberté sexuelle des années 60 et 70 en est passée par de telles transgressions, on n’allait pas tarder à déboucher sur une forme de conformisme de la transgression comme nous l’indiquait déjà Pasolini. Si, dans cette optique, le cinéaste italien avouait éprouver plus de sympathie pour le personnage incarné par Jean-Pierre Léaud, dans Porcile (1969), que pour celui du grand transgresseur (parricide et cannibale) incarné par Pierre Clémenti, c’est que l’incertitude, bourgeoise, écartait le premier d’un « nouveau conformisme »(5) de la transgression, visant le « mal radical ». Ce n’est donc pas que la transgression des tabous soit, en elle-même, libératrice, mais c’est que des pratiques qui, pouvant en elles-mêmes être libératrices, sont aussi susceptibles par ailleurs de conduire parfois à transgresser des tabous – mais alors leurs qualités éventuellement émancipatrices débordent le simple fait de transgresser, se contentant d’en passer par la transgression, comme par surcroît (à l’image de ce surcroît de puissance, dont parle Nietzsche, susceptible de conduire à des formes innocentes de destruction). Plus généralement, ce n’est pas la suppression d’un interdit qui fait la liberté en tant que telle – ce qui pose déjà la question de la traduction de la logique d’une émancipation sexuelle en termes juridiques : l’interdit de se marier entre personnes dites de même sexe constitue-t-il une barrière à abattre de façon à gagner nécessairement en liberté ? On comprend bien qu’il ne s’agit pas non plus de soutenir ici que l’interdit lui-même constituerait un ingrédient nécessaire au désir, et que la suppression de l’interdit tuerait le désir – non, si l’on place sur deux plans distincts la logique des désirs et celle des interdits juridiques, on peut penser que la première se déploie indépendamment de la seconde (et toutes les lois sur l’égalité entre les citoyens qu’on pourra décréter ne changeront rien au fait que le désir se situe sur un plan tout autre que juridique et contractuel – sur un plan toujours susceptible de réintroduire des éléments essentiellement a-démocratiques).
On doit donc reconnaître que la question dite du « mariage pour tous », placée du côté d’une demande émancipatrice en matière de mœurs, aboutit à identifier liberté (de se marier) et égalité (le mariage possible aussi entre personnes dites de même sexe) juridiques avec une forme de liberté effective. Or, s’il est évident que la suppression d’interdits juridiques majeurs (comme l’abrogation du paragraphe 175 du code pénal allemand en 1994) participe bien d’une libération effective pour les gays et lesbiennes, c’est qu’il s’agit ici de supprimer une loi qui, en droit au moins (avec le risque, toujours présent, d’une réactivation du paragraphe), interdisait tout simplement les relations sexuelles entre personnes dites de même sexe. C’est donc négativement que le droit peut participer à une émancipation sexuelle, notamment en cessant d’interdire, ou de limiter de façon discriminatoire certaines pratiques – mais la liberté ne deviendra effective que dans les formes autonomes de ces pratiques que la loi, par définition, ne peut pas anticiper. L’autorisation du mariage entre personnes dites de même sexe en France, mais aussi dans un certain nombre d’autres pays, participe-t-elle à une libération effective des gays et lesbiennes ? L’interdit de se marier entre personnes dites de même sexe n’a, en tant que tel, aucune incidence sur les pratiques sexuelles elles-mêmes, mais seulement sur la reconnaissance sociale et symbolique des couples de personnes dites de même sexe, et donc sur les droits (dont celui d’adopter) auxquels avaient accès jusqu’ici les seuls couples hétérosexuels – mais aussi tout célibataire. Ici, on pourrait dire que l’intervention du droit n’est, en l’occurrence, négative qu’au regard de la liberté individuelle : la liberté de quiconque de se marier, quand bien même il serait homosexuel – ce qui signifie alors, avec une personne dite de même sexe, sans quoi, le maintien de l’obligation de se marier (pour qui veut se marier) avec une personne dite de sexe opposé reconduit à une discrimination évidente au regard de l’orientation sexuelle. Mais c’est bien à cela qu’il faudrait limiter l’effet libérateur de l’obtention de ce droit à se marier entre personnes dites de même sexe – une question de liberté et d’égalité juridiques, une question de principe si l’on veut, mais pas du tout une question affectant en profondeur les pratiques. Ou plutôt, si l’on voit en cette loi un élément d’émancipation – et nombre de gays et non gays ayant milité pour le « mariage pour tous » partageaient cette conception – c’est qu’on l’envisage alors comme un élément susceptible d’influer réellement sur nos pratiques. En ce cas, on tend à conduire la loi à jouer un rôle normatif, ce qui signifie donc que la revendication du droit de tous à se marier cesse alors d’être libératrice (elle l’était au moins d’un point de vue strictement juridique, et elle le reste à ce niveau). Reconnaître cette loi dite du « mariage pour tous » comme émancipatrice pour les vies gays, c’est reconnaître, de fait, son influence sur les formes d’existence elles-mêmes – en jugeant alors positivement cette influence.
Qu’il faille avoir prise sur les modes d’existence pour avoir quelque chance d’entrer dans des formes de pratiques de la liberté, c’est une évidence, mais que cette reprise en main de nos existences en passe inévitablement par la loi, c’est ce dont on est en droit de douter – la prolifération même des types de relations possibles et autonomes entre les individus indique que demander à la loi quoi que ce soit en la matière, c’est prendre le risque de devoir renoncer à ce fourmillement. Dans ces conditions, on pourrait même dire que faire appel à la loi en cette matière, c’est prendre le risque d’ouvrir la voie à un développement des formes susceptibles d’entrer dans le cadre de la loi, et participer ainsi aux progrès d’une norme dominante pour nos comportements en termes de sexualité, comme de socialité – c’est, de fait, militer pour une réduction des formes possibles d’existence, ou plus exactement pour le triomphe des formes les plus pauvres. Au mieux cette autorisation du mariage entre personnes de même sexe ne changera rien (des modes d’existence alternatifs continuant à se développer pareillement), au pire, elle constituera en norme (et donc en formes jugées désirables) les modes de vie les plus appauvris. Ce que Michel Foucault écrit, à sa manière, dans une interview de 1982 : « Qu’au nom du respect des droits de l’individu, on le laisse faire ce qu’il veut, très bien ! Mais si ce qu’on veut faire est de créer un nouveau mode de vie, alors la question des droits de l’individu n’est pas pertinente. En effet, nous vivons dans un monde légal, social, institutionnel où les seules relations possibles sont extrêmement peu nombreuses, extrêmement schématisées, extrêmement pauvres. Il y a évidemment la relation de mariage et les relations de famille, mais combien d’autres relations devraient pouvoir exister, pouvoir trouver leur code et non pas dans des institutions, mais dans d’éventuels supports ; ce qui n’est pas du tout le cas »(6). L’erreur, ici, serait certes de considérer le refus de l’existence en couple comme constituant, en tant que tel, le secret même du trésor de la libération sexuelle, mais l’erreur serait tout aussi patente de considérer cette existence en couple, maritale de surcroît, comme la forme achevée de la libération des gays et des lesbiennes. C’est dans cette dernière forme d’illusion que tombe Frédéric Martel, dans son récent ouvrage Global gay, comme on va le voir rapidement.
Faire de la revendication du droit des personnes dites de même sexe à se marier entre elles un élément indispensable au mouvement d’émancipation des gays et lesbiennes, cela revient d’abord à s’inscrire dans une logique progressiste et unificatrice de l’histoire, mais cela signifie aussi le fait d’identifier le terme de cette histoire à un accès des gays à des formes de vie qu’on pourrait dire sécularisées, c’est-à-dire devenues indiscernables des modes d’existence majoritaires, dont le type-idéal serait le couple hétérosexuel marié avec ou sans enfant(s) – on aurait là l’aboutissement de la logique propre au « droit à l’indifférence », qui n’est en fait que l’envers d’un rejet de la différence, comme en témoigne notamment le souci de respectabilité qui a conduit certains gays à reprocher aux « folles » de donner une mauvaise image des homosexuels lors des gay pride. Dans ces conditions, comment interpréter toutes ces expériences autonomes de vie, de modalités d’existence qui ont émaillé l’histoire effective des gays, des cabarets homosexuels de l’entre-deux guerres aux pratiques de travestissement, en passant par les amours collectives, buissonnières et aérées des années 60 et 70, sinon comme autant d’étapes contenant en elles-mêmes les contradictions qui les conduiraient nécessairement aux poubelles de l’histoire – ou les réduirait aux marges, tout juste tolérées, de la société. Souvenons-nous pourtant de ces mots, extraits de La dérive homosexuelle, par lesquels Guy Hocquenghem en appelait à notre vigilance : « Je pense […] que la chance de l’homosexualité réside encore, même pour un combat de libération, dans le fait qu’elle est perçue comme délinquante. Ne confondons pas l’auto-défense avec la respectabilité » (7).
Si la brèche dans laquelle on s’est proposé de s’installer pour la présente réflexion est bien, selon les termes d’Hannah Arendt « […] ce petit tracé de non-temps que l’activité de la pensée inscrit à l’intérieur de l’espace-temps des mortels et dans lequel le cours des pensées, du souvenir et de l’attente sauve tout ce qu’il touche de la ruine du temps historique et biographique », alors il nous faut convenir de la nécessité d’adosser notre réflexion à une pensée discontinue du temps. Le temps continu (les ruptures éventuelles n’étant plus alors que des effets de retard, ou des témoignages du mouvement dialectique à l’œuvre) de l’histoire considéré comme le mouvement même du progrès conduit en effet inévitablement à faire des éléments du passé des choses dépassées ou devant être dépassées dans le présent, des choses révolues, au moins en droit, et qui n’auraient finalement constitué que des brouillons préparant l’avenir – cet avenir, qui les réaliserait en les dépassant. Dans ces conditions, l’histoire homosexuelle dessinerait un continuum qui, dans l’esprit de Frédéric Martel (et malheureusement pas seulement dans le sien, mais aussi dans l’impensé de bien des discours), nous conduirait au mariage, institution dès lors invitée à signer la fin de cette histoire (raison pour laquelle il parlera d’un âge « post-gay »). Ecoutons quelques extraits tirés de Global gay, certes un peu longs, mais tout à fait significatifs pour la démarche dont ils témoignent, et par laquelle on en vient à unifier dans un même mouvement progrès, démocratie, modernité, capitalisme, droits de l’homme, libération gay et mariage gay : « En quittant Madian [il s'agit du patron palestinien d'un bar gay jordanien], le jour de Prophete Day, je me rends compte que le Books@Café est à la fois “pré-gay” et “post-gay”. Cette atmosphère hors temps le rend fascinant. Pré-gay, car on est ici, à l’évidence, avant la “libération gay” du monde arabe – si l’expression a un sens. Post-gay, car on est aussi au-delà, dans une modernité que j’ai vue naître à East Village à New York, à West Hollywood à Los Angeles ou dans les villes d’Europe du Nord : celle d’une vie homosexuelle moins cloisonnée et plus fluide […]. Mais un bar peut-il changer une ville ? un pays ? Peut-il changer le monde arabe ? Non, bien sûr. Le Books@Café est un lieu trop simple pour le but trop complexe auquel il participe et qui le dépasse : la modernisation arabe. […] Madian-al-Jazerh est peut-être un ouvreur de route, mais en terre d’Islam le chemin de la libération gay est encore long. […] Par le prisme de la question gay, il est possible de voir surgir l’esprit du temps […] Fil rouge de l’évolution des mentalités, la question gay devient ainsi un bon critère pour juger de l’état d’une démocratie et de la modernité d’un pays. […] Dans les restaurants de Chelsea [un quartier de Manhattan], […] on croise des couples gays épanouis, la quarantaine, barbe-de-trois-jours-poivre-et-sel-façon-George-Clooney, cravate avec col dégrafé “casual Friday”, déjà fiers d’avoir réussi leur vie dans la banque, la finance ou l’immobilier “affinitaire”. Hier, dans le Greenwich Village des années 1970, le mouvement gay se voulait radical et anticapitaliste. On provoquait. On faisait de la guérilla. A Chelsea aujourd’hui, on ne conteste plus le pouvoir : on consomme, on veut être gay dans l’armée, se marier et même être élu au Congrès. On veut le pouvoir. […] On se moque parfois de cette libération homosexuelle qui a pris du muscle, en troquant les corps efféminés pour la gonflette et la caricature. Mais le quartier mérite mieux que ces préjugés. C’est aujourd’hui une communauté gay assagie certes, mais qui sait encore faire la fête. […] A Chelsea, les gays vivent de plus en plus souvent en couple et, depuis 2011, ils peuvent se marier légalement. Du coup, ils font aussi du fundraising afin de collecter de l’argent pour les campagnes électorales ; les gays américains ont compris que c’est seulement en montrant leurs muscles qu’ils feront avancer leur cause et leurs droits. Alors, ils financent sans sourciller les combats des grands lobbys gays américains pour défendre le “same-sex marriage”, lutter contre la droite évangéliste homophobe et, en 2012, faire réélire Barack Obama »(8).
Et voilà les luttes radicales des années 70 – après Stonewall – rapportées à des enfantillages et à des formes de provocation correspondant à une sorte de révolte adolescente, que les gays américains auraient heureusement su dépasser, mais tout en conservant (l’Aufhebung hégélienne !) le sens de la fête. Ce mouvement de globalisation et de modernisation devient dès lors le critère du degré de développement démocratique d’un pays et donc de l’avancement du processus de libération homosexuelle – libération homosexuelle et démocratie deviennent dès lors synonymes sous la plume de Martel, de même que le néo-capitalisme lui-même apparaît comme facteur de démocratisation. L’homosexualité dont nous parle ici Martel n’a bien évidemment plus rien à voir avec ce que Guy Hocquenghem pouvait désigner à travers ce terme : là où ce dernier la définissait comme non substantielle, et par là même susceptible de concerner toutes les formes de sexualité, le premier la réduit à une substance développant toutes les caractéristiques des corporatismes identitaires, quand bien même cela devrait conduire à se fondre dans les formes ordinaires de la vie sociale. Cette homosexualité « à la Martel », qui ne semble pouvoir connaître de véritable « libération » dans le « monde arabe » (autre version du jugement islamophobe d’incompatibilité entre démocratie et Islam), est bien cette homosexualité blanche, honnie par Hocquenghem, dès 1977 : « La pression normalisante va vite, même si Paris et les boîtes de la rue Ste Anne ne sont pas toute la France. Il reste encore des folles à Arabes en banlieue ou à Pigalle. N’empêche que le mouvement est lancé d’une homosexualité enfin blanche, dans tous les sens du terme. Et il est assez curieux de constater, à regarder les publicités ou les films, puis la sortie des boîtes de tantes, l’apparition d’un modèle unisexuel – c’est-à-dire commun aux homosexuels et aux hétérosexuels – proposé aux désirs et à l’identification de chacun. Les homosexuels deviennent indiscernables, non parce qu’ils cachent mieux leur secret, mais parce qu’ils sont de cœur et de corps uniformisés, débarrassés de la saga du ghetto, réinsérés à part pleine et entière non dans leur différence, mais au contraire dans leur ressemblance » (9). Cette « globalisation » vantée par l’auteur de Global gay et débouchant sur des supposés mouvements de « libération gay », s’effectue donc aux conditions mêmes de cette « homosexualité blanche ». Ce qui est alors rejeté hors de toute possibilité de salut, c’est notamment ce qui s’inscrit dans les pratiques marginales des homosexuels vivant sous des régimes réprimant l’homosexualité, du moins lorsque ces pratiques ne peuvent pas être récupérées par Martel comme des formes embryonnaires de comportements qui ne trouveront leur forme achevée qu’en régime de modernité – car l’auteur cherche bien à faire une place à des singularités irréductibles au mouvement de globalisation qu’il décrit, mais alors, soit il explique cet écart par une différence culturelle (secondaire, donc, et ne remettant pas en cause le mouvement d’ensemble), soit il rend compte de cette distance à travers la survivance d’un archaïsme, évidemment amené à disparaître. Frédéric Martel supprime ainsi la question qu’on se posait : le syntagme « libération gay » n’est aucunement pour lui le nom d’un problème, d’un questionnement théorique, mais un donné effectif, qu’il n’y a plus qu’à décrire.
Ce que Frédéric Martel appelle ainsi « libération gay », c’est un mouvement de domination progressive, et tendant à l’hégémonie, d’une norme démocratique générale, et s’il accepte de ne pas uniformiser tout à fait ce mouvement de globalisation, c’est qu’il reconnaît qu’il peut y avoir des versions culturellement variables de cet idéal démocratique. Le devenir démocratique du monde annoncerait par conséquent la libération gay universelle… Ainsi entendue, la « libération gay » se situe donc dans un parfait rapport d’homogénéité avec la question de l’obtention de droits supplémentaires – on pourrait même dire que ces formes de revendications épousent les formes consuméristes d’un certain démocratisme contemporain. La différence n’est donc ici aucunement établie entre une forme de liberté octroyée (à travers des droits accordés), que Pasolini nommait « fausse tolérance », et une forme de liberté réelle, pour laquelle il s’agit d’inventer soi-même des espaces et des pratiques de libération. Et cette dernière forme, effective, de liberté, elle ne saurait se gagner qu’en marge des institutions, là où une politique autonome est possible, c’est-à-dire là où des gestes, en s’inventant, ouvrent un espace d’immanence pour des relations inédites et imprévues – ce qui est une manière de se déprendre d’une logique subie des positions susceptibles d’être occupées, en inventant dès lors sa propre place, non encore cartographiée. Si les années 70 pouvaient en effet relever de la guérilla, en ce qui concerne les mouvements de libération gay, ce n’est pas là un indice d’immaturité, contrairement à ce qu’en juge Martel, c’est au contraire le signe de la nécessité même d’un combat clandestin – et la libération gay aurait sans doute à renouer avec une certaine clandestinité (post coming out si l’on veut), du moins si elle ne veut pas s’effectuer dans le cadre asséchant des formes institutionnelles de la politique.
Si, par définition, les formes d’existence, de relations s’inventant hors institutions ne peuvent être anticipées en pensée – on a vu qu’elles n’étaient précédées d’aucun testament -, on peut au moins tenter de les cerner un tant soit peu en creux, comme formes toujours à venir. C’est d’ailleurs un peu ce que fait Michel Foucault, dans l’interview qu’on a évoquée tout à l’heure. En effet, au lieu d’inscrire sa démarche dans le cadre d’une revendication d’accès à des droits existants, il prône plutôt l’invention d’un nouveau type de droit, essentiellement négatif, sans prescription particulière, donc, et laissant par conséquent le champ à l’invention autonome de formes d’existence et de relations : « Plutôt que de faire valoir que les individus ont des droits fondamentaux et naturels, nous devrions essayer d’imaginer et de créer un nouveau droit relationnel qui permettrait que tous les types possibles de relations puissent exister et ne soient pas empêchés, bloqués ou annulés par des institutions relationnellement appauvrissantes » (10). Ce n’est donc pas que Foucault nie l’importance d’une reconnaissance légale et sociale des relations diverses, notamment homosexuelles, c’est seulement qu’il considère que « si l’on demande aux gens de reproduire le lien de mariage pour que leur relation personnelle soit reconnue, le progrès réalisé est léger » (11). Au fond Foucault propose d’inverser le raisonnement classique, qui triomphe d’ailleurs encore, bien que de façon inaperçue le plus souvent, dans la revendication d’un droit à se marier entre personnes dites de même sexe : « Il faut renverser un peu les choses, et, plutôt que de dire ce qu’on a dit à un certain moment : “Essayons de réintroduire l’homosexualité dans la normalité générale des relations sociales”, disons le contraire : “Mais non ! Laissons-la échapper dans toute la mesure du possible au type de relations qui nous est proposé dans notre société, et essayons de créer dans l’espace vide où nous sommes de nouvelles possibilités relationnelles”. En proposant un droit relationnel nouveau, nous verrons que des gens non homosexuels pourront enrichir leur vie en modifiant leur propre schéma de relations » (12). Si Foucault semble revenir à l’idée d’une institutionnalisation des relations entre individus, quand la citation de tout à l’heure laissait entendre qu’il préférait penser ce type de relations en marge des institutions, ce n’est pas sans effectuer de cette façon une sorte de subversion de la notion même d’institution. En effet, on retrouve dans l’idée foucaldienne d’un « droit relationnel nouveau » et l’idée d’une homosexualité qui, non substantielle, concerne tout le monde, et l’idée d’un espace inter-individuel où la liberté puisse se manifester. Aux antipodes d’une homosexualité homogénéisante « à la Martel », les réflexions de Foucault pourraient notamment nous conduire, tout au contraire, à remettre en mouvement notre rapport à l’étranger, étiqueté comme « clandestin » ou non : là où l’accès des gays au mariage ne change rien en la matière, un « droit relationnel » tel que l’envisage Foucault pourrait permettre de renverser la perspective, car alors, c’est la relation elle-même, en l’occurrence avec un étranger, qui ouvrirait sur un droit nouveau. En cela, l’établissement de la relation ne serait pas précédé par un cadre juridique, c’est ce dernier qui aurait à épouser les contours, souples et largement indéterminés, de la relation effective. Dans cet ordre d’idée, et s’intéressant aux relations d’amitié dans le monde hellénistique et romain d’avant le Christianisme, Foucault est parvenu à mettre en évidence la prise en compte institutionnelle (parfois alors fort rigide et contraignante, certes) de types de relations complexes, dont on n’aurait pas pu dire, de l’extérieur, en quoi exactement elles consistaient : « Quand vous lisez un témoignage de deux amis de cette époque, vous vous demandez toujours ce que c’est réellement. Faisaient-ils l’amour ensemble ? Avaient-ils une communauté d’intérêts ? Vraisemblablement, aucune de ces choses-là – ou les deux » (13). A travers un cadre institutionnel souple, il y aurait possibilité de prise en compte légale et sociale de relations entre amis sans que ce cadre ne soit contraignant, appauvrissant, c’est-à-dire sans que la nature des relations ne soit impliquée par le type du lien institutionnel – subvertissant l’idée d’institutions essentiellement normatives, un tel cadre se révèle alors susceptible de fournir un espace où peut prendre place une grande invention relationnelle. On pourrait penser à des formes d’adoption entre adultes par exemple, ouvrant à tous types effectifs de relations, entre un nombre en droit non limité d’individus, où l’adoptant n’aurait pas nécessairement à être l’aîné, etc.
Cette référence à un cadre institutionnel, fût-il souple, ne doit donc pas laisser penser que pour Foucault la question des droits des gays est première dans la stratégie de bataille pour ce qu’on pourrait appeler la libération homosexuelle : à travers ce cadre institutionnel, il s’agit bien davantage, pour lui, de ménager ainsi une place sociale, une inscription sociale aux relations entre individus de même sexe, comme un préalable à des pratiques effectives de libération. Il s’en explique d’ailleurs : « Il peut y avoir une discrimination envers les homosexuels, même si la loi interdit de telles discriminations. Il est donc nécessaire de se battre pour faire place à des styles de vie homosexuelle, à des choix d’existence dans lesquels les relations sexuelles avec les personnes de même sexe seront importantes. Il n’est pas suffisant de tolérer à l’intérieur d’un mode de vie plus général la possibilité de faire l’amour avec quelqu’un du même sexe, à titre de composante ou de supplément. […] Il ne s’agit pas seulement d’intégrer cette petite pratique bizarroïde qui consiste à faire l’amour avec quelqu’un du même sexe dans des champs culturels préexistants ; il s’agit de créer des formes culturelles » (14). On trouve chez Foucault, ainsi, le refus d’une homosexualité pensée dans sa relation à l’hétérosexualité à travers une simple différence dans le choix de l’objet du désir, ce qui suffirait déjà pour ne pas faire du mariage entre individus dits de même sexe une revendication intéressante pour les gays, mais on retrouve aussi cette méfiance qui était la sienne à l’égard des étiquetages de tous types, ce qui le conduit aux antipodes de l’injonction contemporaine au coming out : de la même manière que des formes institutionnelles de relations entre individus peuvent conduire à appauvrir leurs relations effectives, tout en en garantissant une forme de publicité, de même, la pratique du coming out, si elle présente bien un intérêt comparable d’affirmation sociale, n’est pas exempte d’un revers appauvrissant, lui-même tout à fait semblable, cette fois dans la relation de soi à soi – qu’on pense seulement aux jeunes gens, incités à faire leur coming out (et donc à s’attribuer une identité et /ou une orientation sexuelle, quand ils sont probablement davantage dans un temps de découverte et d’expérimentation). Dans des formes de socialité plus souples, mais institutionnellement reconnues, il y aurait possibilité de maintenir du jeu dans les relations entre individus, mais aussi quant à sa propre identité, du point de vue de l’appartenance de sexe, de l’orientation sexuelle, des pratiques sexuelles, etc, tout en introduisant du jeu dans l’ensemble de la société, en ce qui concerne les relations aux autres et à soi-même. A travers ces formes institutionnelles souples, il y a déjà une forme d’injonction contemporaine, et fondamentalement policière, à laquelle on peut ainsi échapper : l’injonction à la transparence. En réintroduisant du flou dans l’identification des relations entre individus, on rouvre du même coup des possibilités inédites de relations, on gagne en liberté, en se déprenant, de fait, d’une injonction à tout dire, à tout avouer pourrait-on dire – avec cette contrainte supplémentaire qu’en devant tout dire, on a aussi à tout se dire à soi-même, et donc à assurer pour soi-même une relative cohérence entre ses diverses relations et ce que l’on considère comme son identité. Car c’est cette identité même qui peut être remise en mouvement, le jeu introduit dans les catégories et les pratiques réintroduisant, de fait, du jeu dans notre définition identitaire. Plutôt que de restreindre le champ de l’homosexualité aux formes compatibles avec les formes de relations sociales existantes, il s’agirait d’élargir les formes sociales de relations pour faire une place aux relations entre personnes dites de même sexe – du coup, c’est l’ensemble de la société qui pourrait profiter de cet enrichissement, quand la reprise de la forme sociale du mariage hétérosexuel par les gays constitue une forme d’appauvrissement des possibilités de relations homosexuelles, et donc, plus généralement, de toutes les formes de relations sexuelles.
Peut-être la conservation d’un trésor a-t-elle toujours partie liée avec un certain secret – tout comme ce trésor que René Char partageait avec ses compagnons de combat se serait révélé inséparable de l’arôme conservé de ces années-là. Le trésor de la lutte pour une libération homosexuelle, toute spécifique que puisse être cette dernière, serait, dès lors, peut-être lui-même inséparable d’un arôme lié à une certaine clandestinité – non pas parce qu’il s’agirait de regretter un interdit supposé fonder le désir, mais parce que la pleine lumière faite sur les relations homosexuelles (et le mariage gay constitue l’occasion d’une pleine publicité accordée à celles-ci) est de nature à faire fuir cette vibrante liberté, éprouvée au sein de rencontres, furtives, et d’abord gagnées face à l’interdit. Foucault écrit : « Le clin d’œil dans la rue, la décision, en une fraction de seconde, de saisir l’aventure, la rapidité avec laquelle les rapports homosexuels sont consommés, tout cela est le produit d’une interdiction » (15). Et ce sont bien ces formes de rencontres, aventureuses, fugaces qui conservent cet arôme si reconnaissable de la liberté, qui nous font éprouver une manifestation sensible de la liberté, parfum que les formes normalisantes de la « libération gay » ont laissé s’évaporer. Bien loin des mairies, dans des espaces hétérotopiques, la liberté continue d’être cette création sans terme ni testament – toujours à réinventer.
Alain Naze
Notre libération n’est précédée d’aucun testament / 2013
Communication au Colloque d’Istambul / voir : Ici et ailleurs
Site de Zilda
1 René Char, cité in Hannah Arendt, La crise de la culture, Paris, Gallimard, 1972, p.11.
2 Hannah Arendt, op. cit., p.24.
3 René Char, cité in H. Arendt, op. cit., p.12.
4 H. Arendt, op.cit., p.12-13.
5 Pier Paolo Pasolini, source Internet : http://www.ina.fr/video/104154763
6 Michel Foucault, « Le triomphe social du plaisir sexuel : une conversation avec Michel Foucault », in Dits et écrits II, 1976-1988, Paris, Quarto Gallimard, 2001, p.1128).
7 Guy Hocquenghem, La dérive homosexuelle, Paris, Jean-Pierre Delage, 1977, p.130 – je souligne.
8 Frédéric Martel, Global gay. Comment la révolution gay change le monde, Paris, Flammarion, 2013, p.18-30.
9 G. Hocquenghem, op. cit., p.132.
10 M. Foucault, art. cit., op. cit., p.1129.
11 Id., p.1128.
12 Id., p.1130 – je souligne.
13 Id., p.1129.
14 Id., p.1127-1128.
15 M. Foucault, « Choix sexuel, acte sexuel », 1982, op. cit., p.1148.
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En janvier 1990, le sculpteur Richard Serra prononce à Yale une conférence après que son œuvre Tilted Arc, commandée par le gouvernement de L’Etat de New-York, ait été retirée de son emplacement et détruite pendant le transport, au motif de son « absence de qualités esthétiques ». C’est de ce texte qu’on partira pour analyser ce que j’ai choisi d’appeler « les déplacements du politique dans l’art contemporain », dans la mesure où, en des termes très simples, il pose à plusieurs niveaux la complexité des relations à la fois conflictuelles et constitutives du politique et de l’art au sein d’un système culturel. Mais ce qui nous intéresse est que l’œuvre même de Richard Serra est, matériellement, la métaphore de cette complexité. La rétrospective présentée cette année au MOMA de New-York en est la manifestation, puisque tout son travail tend à mettre physiquement en évidence les apories d’une place de l’art, comme la position même de l’artiste oscille entre l’éclat de la reconnaissance officielle et la violence du rejet public.
1. La place de l’œuvre dans un espace public
L’équation très élémentaire que pose Serra est la suivante : là où l’œuvre prend sa place, quelque chose doit être déplacé pour la lui céder. L’œuvre impose à l’espace où elle s’inscrit un impératif massif de déplacement. Déplacement qui affecte en premier lieu la trajectoire du spectateur, et l’oblige à mobiliser corrélativement son corps et son regard, à déranger ses perspectives. Cette idée que l’art ne trouve pas sa place, mais doit l’imposer, et qu’en l’imposant il casse ce qui constituait jusque là l’espace environnant, Serra la fonde non pas à partir de la sculpture, mais à partir de la peinture elle-même, en tant quelle doit déstabiliser l’espace architectural qu’elle investit. Il cite ainsi Le Corbusier, affirmant en 1932 dans une lettre à Nekrasov que la fresque n’est rien d’autre qu’une entreprise de dévastation de l’architecture :
« Je n’envisage pas la fresque comme un moyen de mettre le mur en valeur, mais au contraire comme un moyen brutal de le détruire, de lui retirer toute notion de stabilité, de poids, etc. Je considère que dans la Chapelle Sixtine, le Jugement dernier de Michel-Ange détruit le mur. »
Il est question ici d’une véritable brutalité de l’art, d’une évidence violente qu’il impose à l’environnement. Et c’est le concept minimaliste d’une forme d’apparence sommaire, qui maximalise cet effet de déstabilisation, à l’exact opposé de tout concept ornemental :
« L’œuvre devient partie du site et restructure son organisation, aussi bien sur le plan de la conception que de la perception. Mes œuvres ne décorent, n’illustrent ou ne dépeignent jamais un lieu ».
C’est ce caractère polémique, dans un jeu d’opposition constante avec le milieu, qui fait œuvre. Un jeu menaçant, dans lequel la massivité de l’œuvre est réglée sur l’apparente précarité de son équilibre, plaçant le spectateur dans une expérience constante du danger. La charge d’acier impeccablement structurée porte en elle une véritable puissance de chaos, elle se construit par ce potentiel de destruction. Mais cet affrontement polémique de l’œuvre à l’espace et au regard du spectateur est saisi par l’artiste comme un acte politique :
« Il est des sites où il est évident que l’œuvre d’art est subordonnée à, arrangée pour, adaptée à, soumise à, nécessitée par, utile à … Dans ce cas, il est nécessaire de travailler en opposition aux contraintes du contexte, de façon à ce que l’œuvre soit comprise comme une remise en cause de l’idéologie ou du pouvoir politique ».
2. La sollicitation d’une puissance de résistance
L’espace existant apparaît bien dans ce texte comme la simple métaphore d’un ordre établi, et l’œuvre, en l’attaquant par un violent effet de perception, va entraîner le spectateur dans une dynamique de refus. La déstabilisation du regard met en quelque sorte physiquement une conscience en mouvement, dans une position désignée par Serra comme « révision critique qu’on a de l’endroit ». C’est ainsi une véritable expérience phénoménologique, qui place le spectateur de l’œuvre en acteur de l’espace, mais cette expérience agit à la manière d’un catalyseur mental qui, par la perception physique, met en branle un nouveau concept du rapport à l’ordre, et induit chez le spectateur un effet roboratif, une sollicitation de sa puissance de résistance et d’affrontement, dans ce qu’il appelle « une nouvelle approche comportementale ».
Dans l’effet de perception, la sollicitation physique va de pair avec une sollicitation mentale. Et c’est précisément cette double sollicitation qui désigne ce qu’on appelle au sens propre une esthétique, comme tension mentale induite par la sensation. La puissance oppositionnelle de l’œuvre au milieu est ainsi le vecteur de transmission d’une énergie politique, et c’est cette puissance énergisante qui est, pour Serra, la fonction même de l’art.
Mais en même temps, ce rapport polémique à l’espace se constitue aussi en rapport polémique à l’histoire de l’art moderne :
« Dans l’histoire de la sculpture, l’acier a toujours été traité comme un élément permettent de créer une image, et jamais comme un matériau de construction, c’est-à-dire en termes de masse, de poids, de contrepoids, de capacité de résistance, de charge maximum, de compression, de friction et de statique. (…) Le plus souvent, les sculpteurs ignorent les découvertes de la révolution industrielle ».
Le rapport au politique est aussi un rapport aux réalités contemporaines de la matière et de la production, en même temps qu’un rapport à la résistance des matériaux. L’art ne peut affronter les réalités de l’environnement économique que parce qu’il en maîtrise les modes de production. Et il ne peut détourner les modes de production utilitaire à des fins esthétiques que parce qu’il a été capable de se les approprier pour les subvertir. C’est précisément là l’un des enjeux majeurs de l’opposition établie par Serra entre image et construction. Il montre, en prenant les exemples de Gonzalez, Picasso, Smith ou Calder, que ces artistes, utilisant le matériau contemporain qu’est l’acier, sont cependant demeurés dans une esthétique de l’image, c’est-à-dire dans un rapport conventionnel, purement visuel, à leur objet. Ce que montre ainsi Serra, à la suite de Benjamin, c’est que les réalités du progrès technologique sont les constituants d’un renouvellement non seulement de la production des œuvres, mais de l’expérience esthétique elle-même.
3. L’équivoque du rapport à la production
A une esthétique de l’image, il oppose une esthétique de la construction, fondée sur le rapport des ingénieurs et des architectes à la structure d’acier. Et se situe ainsi, en tant qu’artiste, dans la filiation architecturale de Mies van der Rohe, plutôt que dans la filiation sculpturale de Calder. Dans la sculpture moderne, même le rapport à l’abstraction est encore un rapport de face à face conçu sur le modèle du rapport à l’image. C’est toujours le sens de la vue qui est convoqué, dans ue relation d’extériorité entre sujet et objet. Ce que vise Serra, c’est au contraire un rapport d’intégration du récepteur dans l’œuvre, rapport dans lequel ce qui provoqué est un effet sensoriel global, et non pas une simple sensation visuelle. La sculpture n’est pas destinée à produire un effet de relief, mais un effet d’englobement. Et par là, c’est tout le rapport à l’art qui est modifié : l’œuvre n’est pas destinée à être vue, mais à être éprouvée dans une expérience du corps tout entier.
Si, pour paraphraser le Du Spirituel dans l’art de Kandinsky, on tente de mettre en œuvre un Du Politique dans l’art, il faudra poser la question en ces termes : une œuvre est-elle politique en tant qu’elle donne à voir un objet politique ? C’est le cas du Guernica de Picasso, par exemple, ou dans les années 2000, du travail des frères Chapman sur les Désastres de la guerre de Goya. Ou est-elle politique en tant qu’elle suscite un rapport subversif à l’espace public, une relation problématique aux lieux communs de l’histoire passée ou contemporaine, un rapport équivoque aux standards de la production ? L’oscillation entre ces deux pôles est l’un des modes du déplacement qui fait de l’art conceptuel un art politique. Elle définit, pour reprendre la formule d’Harald Szeeman, la manière dont « une attitude devient forme », aux dépens de tout effet narratif. En introduisant des usages à la fois efficaces et dysfonctionnels de l’acier dans l’espace public, Serra ouvre de nombreuses pistes de réponse à cette question. Et c’est la puissance même de ces équivoques, et le jeu vertigineux qu’elles suscitent entre distance et intégration, dans la production de l’œuvre autant que dans sa réception, qui lui évite de basculer dans la démonstration, ou dans l’effet de propagande qui, par son univocité même, abolit l’essence dynamique du politique. Ainsi écrit-il :
« Pour construire mes œuvres, j’ai recours au secteur industriel, aux ingénieurs des Ponts et Chaussées, aux ouvriers du bâtiment, aux géomètres, aux manœuvres, aux monteurs, aux transporteurs, etc. Mon atelier, ce sont maintenant les aciéries, les chantiers navals et les usines ».
Et en même temps :
« Je crois que la sculpture a le pouvoir, si tant est qu’elle en ait un, d’agir en contradiction avec les espaces et les endroits où elle s’insère ».
Dans la mesure même où l’espace de production de l’œuvre utilise les moyens du régime de productivité industrielle, et s’inscrit dans ses schémas technologiques ordinaires, son espace de réception en fait au contraire éclater les standards.
4. La destruction des effets de cohésion
C’est de ce jeu contradictoire que témoigne aussi en photographie le travail de Martha Rosler, en introduisant dans l’image elle-même un espace d’aberration qui en détruit la cohésion : en pleine guerre du Viet-Nam, elle produit aux Etats-Unis des photographies d’intérieurs bourgeois et douillets, où la jolie maîtresse de maison s’active à faire le ménage, tandis que les grandes baies vitrées ouvrent sur des images de soldats patrouillant dans des rizières. Référence au pop’art et à ses représentations publicitaires du confort des environnements contemporains. Mais aussi référence inversée à l’art de la Renaissance, où les fenêtres ouvrent sur la perspective paisible des paysages. L’effet d’aberration créé par la confrontation de deux espaces antinomiques, loin de tenir le spectateur à distance, l’intègre au contraire dans un chaos esthétique qui sollicite sa résistance. Or ce que montre cette irruption d’un espace dans un autre, ce n’est pas seulement la réalité planétaire de leur coexistence, c’est aussi l’engendrement de l’un par l’autre. L’engendrement de la quiétude de l’espace du foyer par la violence de l’espace guerrier comme environnement omniprésent. La réalité guerrière comme réalité lointaine, exotique, occultée, est tout à coup présentifiée non pas dans une image télévisuelle, mais dans un paysage environnemental, en tant que milieu. Et cet effet de saisissement détruit les constructions de l’intime, à la manière dont la fresque de Michel-Ange détruit le mur de la Sixtine.
Si l’espace public est nécessairement un espace conflictuel, si le politique ne peut s’affirmer que comme topique d’affrontement, alors l’art ne peut se diluer en activité consensuelle qu’en renonçant à ce qui le constitue, dès son origine, comme nécessité politique : celle de fonder la communauté comme contre-nature, à partir de la décision du langage. L’art originel, si institué qu’il soit, et même comme expression fondatrice de l’institution, n’est jamais destiné à orner, mais, au sens propre, à contredire.
5. Une esthétique du conflit
Une œuvre récente de la vidéaste Danica Dakic montre dans le conflit des espaces et des corps une telle nécessité. Le lieu de tournage est un musée du papier peint, présentant la tapisserie « El Dorado », réalisée en 1848. Une esthétique classique et conventionnelle déroule ainsi le fond de paysages muséaux, devant lesquels des adolescents migrants de toute origine viennent à tour de rôle, en rythme syncopé, en position de sport ou de combat, danser, parler et chanter. Et le conflit qui s’établit entre les standards académiques du décor de papier peint et les attitudes des personnages relevant des conventions hétérogènes de la performance contemporaine, créent un dispositif d’hétéronomie radicale. Là se déploie une énergie des sujets, doublement en devenir, par leur âge et par leurs origines. Et elle se potentialise de son affrontement à la statique vieillote du décor. Le déroulement statique du papier peint derrière la dynamique des corps en déambulation apparaît ainsi très vite comme le référent d’une métaphore de la migration. La matérialisation de l’environnement par le décor imprimé, dans son affrontement culturel au rythme syncopé de la chorégraphie, met en évidence ces effets de décalage et de déplacement, cette dysharmonie qui trahit la rupture avec le milieu. Derrière l’authenticité dynamique des personnages diversement colorés, c’est le décor qui crie sa facticité. Aucun pathos n’est affiché, aucune souffrance ne se dit ; mais c’est seulement dans les conflictualités spatiales issues de ce dispositif d’hétéronomie, que deviennent perceptibles les tensions qui fondent un rapport au monde désocialisé. Et cette dissociation même apparaît porteuse des impératifs d’une nouvelle socialité. Dans Le Grand Caravansérail de Mnouchkine, qui traitait autrement les problématiques de la migration, c’étaient des chariots chargés de personnages, précipités sur le vide de la scène, qui disaient cette antinomie constitutive de l’espace public.
6. L’espace hétérotopique
Car ces rencontres de mondes apparemment incompatibles ne sont pas de simples juxtapositions. Et l’effet de saisissement ne naît nullement de leur caractère « fortuit » ou « improbable » pour reprendre les expressions surréalistes. Il naît au contraire du sentiment intime de leur authentique conjonction, de la certitude inquiétante de leur compatibilité effective. C’est précisément de ce trouble d’une compatibilité des antinomies que naissent ce que Foucault appellent les « hétérotopies », régimes de la dissemblance et de l’altérité radicale qu’il oppose aux utopies (lieux de nulle part) dans Les Mots et les choses :
« Les utopies consolent (…). Les hétérotopies inquiètent, sans doute parce qu’elles minent secrètement le langage, parce qu’elles empêchent de nommer ceci et cela, parce qu’elles brisent les noms communs ou les enchevêtrent, parce qu’elles ruinent d’avance la syntaxe, et pas seulement celle qui construit les phrases, – celle moins manifeste qui fait tenir ensemble (à côté et en face les uns des autres) les mots et les choses. »
C’est bien en effet du régime de l’hétérotopie que relève le travail esthétique, de ce régime de la compatibilité des disproportions et des inadéquations, qui « ruine la syntaxe » des visibilités et « mine secrètement » le langage de l’imaginaire. Car une œuvre parfaitement plastique est aussi, dans sa plasticité même, une interrogation sur le langage. Ce qui construit la cohérence plastique de l’œuvre, c’est précisément la mise en évidence de l’artifice de ce qui fait « tenir ensemble les mots et les choses », selon la formule de Foucault. Et cette mise en évidence de l’artifice est ce qui permet de reconnaître en effet l’homme comme « animal politique », c’est-à-dire comme celui qui construit l’espace commun par le geste de la fracture, à la manière dont, comme le montre Arendt dans l’Essai sur la révolution, l’expérience politique de la fraternité commence par le fratricide.
7. La ségrégation égalitaire
« La violence est le commencement », écrit-elle. Et, dans une perspective clairement hobbesienne, elle interprète les mythes des origines, de la légende de Caïn à celle de Romulus, comme ne découvrant la fraternité (devenue l’emblème des mouvements révolutionnaires) que dans le fratricide. La violence n’est pas le mal, elle n’a aucune connotation morale, elle n’est rien d’autre qu’un principe de réalité originel, qui ne peut constituer l’humanité, et par là-même l’histoire, que dans la rupture. C’est par la conscience de cette violence originelle que les Grecs fondent le concept d’ isonomie, une égalité qui ne peut être donnée que par la loi (nomos), reconnaissant par là que la nature ne saurait fonder que des rapports de domination. Et Arendt paraît bien ici refuser toutes les positions du droit naturel. Mais cette égalité donnée par la loi se fonde aussi sur le principe même de l’exclusion. La révolution américaine ne fonde ses principes démocratiques qu’à partir de la réalité ségrégationniste qui suit l’abolition de l’esclavage, comme la démocratie athénienne a épousé les formes de la discrimination sexuelle et sociale.
L’art, comme activité humaine par excellence, ne cesse ainsi d’explorer les apories de ce qui fait humanité, de ce qui constitue nécessairement l’unité sur le clivage, obligeant à osciller sans cesse entre unifiant et discriminant, entre pacifiant et polémique. Luc Boltanski, dans un essai récemment réédité, en montre les effets dans les apories contemporaines de l’intention humanitaire. Il écrit ainsi :
» La possibilité d’accéder à une extériorité – dont nous avons vu qu’elle caractérisait le spectateur moderne – reste centrale dans la conception du spectateur de l’histoire universelle dont la puissance d’engagement pour une cause repose toujours sur un désengagement initial ».
8. La constitution d’une mise en spectacle de la souffrance
C’est le conflit entre la visée d’une universalité de l’histoire comme concept ou comme récit, et la réalité d’un vécu discriminant et sans commune mesure de la violence historique de masse, qui construit la tentation humanitaire dans son double statut d’appartenance et d’extériorité. L’idée même d’une histoire universelle est celle d’un point de vue surplombant, qui maintient celui qui le produit à l’extérieur de son objet, tout en le faisant s’en reconnaître comme partie. Et une telle tension est particulièrement déterminante lorsqu’elle concerne l’expérience la plus fondatrice, qui est celle de la souffrance. Boltanski analyse ce dilemme de la souffrance à distance en trois topiques : topique de la dénonciation, topique du sentiment et topique esthétique. La topique de la dénonciation résolvant le dilemme en accusation contre une malfaisance politique, sur le modèle de la désignation de l’affaire, à la manière de Voltaire dans l’affaire du Chevalier de la Barre ; la topique du sentiment le résolvant en compassion visant la bienfaisance, sur le modèle du roman sentimental du XVIIIème ; la topique esthétique le résolvant en héroïsme de la cruauté, à la manière de Sade. C’est donc bien, dans les trois topiques qu’il met en œuvre, à partir de la modernité du XVIIIème siècle que Boltanski établit l’origine d’une problématique de « la souffrance à distance », et c’est d’un frottement entre réalité et fiction qu’elle surgit, puisqu’elle s’inscrit autant dans les réalités de la violence que dans le vécu imaginaire de ses représentations, fondant par là la possibilité même du roman. En ce sens on peut, ce que ne fait pas Boltanski, renvoyer les trois topiques au champ fondamental de l’esthétique.
9. L’impossible du « nous »
L’épreuve de la souffrance à distance apparaît alors comme l’épreuve originelle du langage littéraire, qui constitue l’indicible sauvagerie de la réalité guerrière en épopée, et ses acteurs primitifs en héros, comme le fait la poésie homérique en instituant, sur l’exercice le plus sommaire de la brutalité, une respectable culture commune. Ici sont réunis le caractère polémique de l’accusation, le caractère unifiant de la compassion et l’aristocratie d’un héroïsme de la cruauté, dont on retrouve la filiation sadienne chez Bataille et Artaud. Mais le XVIIIème, reconnaissant juridiquement une humanité commune derrière les différences, et fondant dans le même temps, à partir de Baumgarten, le concept d’esthétique comme communauté paradoxalement issue de la divergence des émotions, va cristalliser ces déplacements du politique dont on retrouve les filiations dans l’art contemporain. Au cœur de la réalité contemporaine de l’art, existe ainsi un conflit d’espace qu’aucune œuvre ne parvient à résoudre : les lieux de production, d’exposition et de reconnaissance de l’art réactivent le processus originel d’une ségrégation esthétique, qui affirme l’universalité de l’art tout en déterminant les territoires géographiques de sa diffusion. L’exotisme, devenu topos privilégié de l’art du XIXème siècle, continue au XXIème de constituer son objet en méthode esthétique, non en sujet d’un regard. Et cette inégalité géopolitique entre regardant et regardé demeure l’un des effets de déplacement du politique les moins interrogés dans l’art contemporain.
L’expérience esthétique affronte ainsi le sujet à une impossibilité : celle de s’accommoder de l’espace auquel il est assigné. Mais cet impossible, originellement vécu dans l’intimité, ne peut être assumé qu’en tant qu’il est montré dans l’espace public de l’exposition, et révélé ainsi comme un vécu commun. Ce qui fait communauté dans l’art est donc très précisément ce qui fait obstacle à la réalité commune de l’ordre établi, pour fonder paradoxalement une communauté dans l’expérience intime de la différence (ce qui sera l’objet même de l’interrogation post-moderne, comme refus des grands récits). Mais cette communauté révélée demeure virtuelle : elle n’est pas le simple constat d’un état de fait qui se réduirait au consensus vague de l’évidence d’un « nous ». L’art oblige au contraire à constater l’impossible du « nous », autant que sa nécessité. C’est par l’expérience esthétique que peut être éprouvé ce dissensus commun, mais c’est au-delà d’elle qu’il peut être utilisé comme arme politique.
Christiane Vollaire
Les déplacements du politique dans l’art contemporain / 2007
Publié sur Ici et Ailleurs
Photos de Tilted Arc et de Richard Serra : David Aschkenas