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Autopsie d’un mort-vivant – George A. Romero et les zombies / Joachim Daniel Dupuis

Le plus souvent, on ne garde à l’esprit (concernant la mort-vivantitude) que le principe de résurrection. Celui-ci suppose que la mort écarte l’âme de son corps initial mais aussi que Dieu permette la possibilité d’un retour, et même d’un retour de l’âme dans son corps (la fin des Temps annulant la malédiction religieuse sous certaines conditions).
La résurrection, c’est une pensée du retour, de l’origine, non du « changement ». En ce sens, le mort-vivant classique est provisoirement dans une séparation entre son être passé (corps) et son être présent (âme), il vit sans cesse des résurrections partielles (c’est le cas du vampire qui doit se « réalimenter » avec la chair d’un autre pour garder son corps initial). Le temps qui accompagne cette mort-vivantitude, c’est celui d’un « temps sacré ». Selon ce principe de résurrection, le mort-vivant est juste dans une opération de scission d’avec lui-même, en ce sens, il effraie parce qu’il incarne la désintégration de notre nature (mort) dans la vie.
Déplacer la compréhension du mort-vivant du côté du pouvoir, c’est briser la logique religieuse du retour. C’est que les mort-vivants sont avant tout les stigmates du pouvoir ou d’un certain pouvoir  (celui en place). Celui-ci n’étant pas seulement une entité étatique, mais une technologie de pouvoir ou un dispositif (au sens où Michel Foucault en a esquissé certains traits) : il exprime les rapports de forces qui s’exercent entre les individus dans certains lieux. Ainsi Foucault a pu parler des lépreux, au Moyen Age, qui, bien que vivants, ont été considérés, du fait qu’ils portaient les marques physiques de la mort, comme des morts-vivants, et exclus par le pouvoir dans des léproseries. Foucault a parlé aussi du panoptisme, sorte de dispositif qui vise à nous protéger de la peste : il aurait pu évoquer pour l’exprimer d’autres morts-vivants que les lépreux, comme les vampires qui, à la fin du Moyen Age, vont désigner les vivants qu’on marque après leur mort (ils sont mis dans un caveau avec un pieu dans le cœur, entourés d’ail, etc.) pour qu’ils ne viennent pas prendre le sang des vivants. Les individus morts considérés comme vampires sont associés à la peste, et les actes de pouvoir envers eux sont des actes panoptiques : il s’agit de se protéger de leur retour possible. Les vampires seront donc scellés, restreints à « leur terre », empêchés de nuire. Tout cela nécessitera de mettre en place sinon une police particulière du moins des procédures exceptionnelles ayant pour rôle de ficher les individus considérés comme vampires, le cas échéant d’intervenir pour neutraliser leurs corps enterrés, et de les retrouver si leurs corps ne sont plus en terre : ce sera le rôle des « chasseurs » de vampires. Dom Calmet rapporte des procès-verbaux qui dessinent clairement les marques du pouvoir sur les vampires.
En ce sens, le mort-vivant ne doit être pas envisagé seulement comme lié à une conception religieuse,  mais comme la manière dont le pouvoir marque, stigmatise les individus qui lui échappent. Le pouvoir se révèle toujours par les marques qu’il effectue. Un peu comme dans la Colonie pénitentiaire de Kafka, où le pouvoir est une machine qui « grave » les corps.
Au Moyen Age, on peut dire que globalement la vie et la mort se côtoient pour les gens normaux, il n’y a pas de véritable partage entre vivants et morts, n’étaient les lépreux et les vampires qui viennent modifier la frontière. Si maintenant on déplace notre regard au XIXe siècle, on peut voir que le vampire est devenu le nom du pouvoir. Il n’exclut plus certains hommes, mais au contraire cherche à tous les inclure dans son geste propre. On retrouve autrement marqué cette articulation entre la vie et la mort, puisque le vampire c’est autant ce qui tire de l’individu sa force de travail (Marx), que ce qui cherche la vie en nous (Foucault). Le vampire est à la fois ce qui tire la vie et se retire (invisible, il est pourtant au principe du fonctionnement de tout individu).
La mort-vivantitude, autrefois procédure locale d’exclusion et panoptisme circonscrit, devient, au XIXe siècle, panoptisme général et inclusif. C’est aujourd’hui le corps social tout entier qui porte les stigmates du pouvoir. A cet égard, il y a plusieurs degrés de mort-vivantitude qui composent et fonctionnent à notre époque (somnambulisme, possession, sorcellerie, spectres, fantômes, etc.). (1)
La zombitude,  que l’on va étudier en particulier, avec ces formes différentes évoquées plus haut, n’en est qu’un type, mais très intéressant. La mort-vivantitude depuis le XIXe siècle cherche à tirer de nous toute la vie (force de travail) et se donne à nous comme bio-pouvoir : en nous retirant le potentiel de vie qui est en nous, elle nous propose des formes actualisées de vie qui sont homogènes, normalisantes. Depuis peu, c’est le vivantisme démocratique qui est devenu le discours principal (droit à la vie, etc.). Nous vivons désormais dans des « utopies » que le pouvoir produit pour nous, comme le consumérisme qui s’immisce dans notre espace privé. Le pouvoir, insinué en nous, traque nos conduites mortifères, nous impose un certain goût pour la vie,  qui passe par une volonté de maîtrise des autres, des biens etc., nous voulons la vie qu’on nous propose dans les publicités, nous voulons le dernier Ipad, les nouvelles technologies. La gouvernementalité actuelle n’a de cesse de nous offrir des produits, et de faire de notre vie un « produit » (avec à la clef la promesse d’une éternelle jeunesse, d’une vie pleine et entière), alors qu’elle exclut toute forme de singularité qui ne rentre pas dans ses normes : en adoptant ces corps utopiques de la société, nous nous mutilons. Une vie nous est promise, mais la vraie vie, le potentiel qui est en nous, nous est retirée : c’est tout l’art d’un pouvoir vampirique que de nous vider de nous-mêmes en nous subjuguant, par un pacte de vie perpétuelle.
Le pouvoir, après tout, on le verra, c’est une machine, une certaine façon de fonctionner, un complexe diagrammatique. Nous sommes portés à être comme lui, à « fonctionner » comme lui : la « machine politique » actuelle n’est plus extérieure à nous, elle devient ce geste que je dois répéter, imiter, c’est un geste-vampire. Résister, c’est souvent pour la plupart d’entre nous invoquer d’autres formes de pouvoir pour protester contre la situation actuelle, mais en réalité, nous ne faisons que remobiliser la mémoire du pouvoir lui-même, re-jouer un de ses atouts, dans une partie qui de toute façon nous obligera à déclarer forfait. Car nous vivons dans la conscience actuelle du pouvoir, nous ne faisons que brandir ces autres états d’esprit, des climats plus tempérés du pouvoir, nous le renforçons irrémédiablement, nous ne voyons pas que c’est toujours une des faces déjà jouée du pouvoir que nous voulons. Tant que nous nous réclamerons d’une forme de pouvoir nous ne ferons que faire revenir ses fantômes qui nous hantent. En ce sens, le pouvoir nous est toujours donné dans une mort-vivantitude, une mémoire qui contient les fantômes du passé qui s’accumulent, à mesure que le pouvoir actualise des formes, des conduites. Le pouvoir cherche toujours à actualiser les formes qu’il a produites, en les complexifiant, comme pour garantir sa mainmise sur les individus et les populations  (un peu comme chez Bergson, les souvenirs viennent se coller aux sensations qui vont donner un certain rêve).Lutter, c’est tout autre chose que résister, c’est jouer des forces plutôt que des formes anciennes du pouvoir, c’est capter les forces qui vont le plus déphaser le pouvoir actuel, le faire entrer dans des trous noirs, qui vont le plus gripper la machine du pouvoir.
Le coup de force de Romero c’est d’avoir mené, on le verra, une opération d’envergure, un détournement magistral du pouvoir : il a constitué un mort-vivant qui rejoue à la fois toutes les formes du pouvoir (un certain passé enfermant les grandes figures du pouvoir) dans une partie de dés qui les relance différentiellement pour faire s’évanouir les liaisons entre elles, bloquer le dispositif qui les maintient. Dans ce lancer, aucune figure ne peut plus l’emporter,  le dé continue sa course folle sans jamais s’arrêter sur un « côté ». Toutes les positions stigmatisantes du pouvoir sont ainsi remises en jeu pour créer une figure du « changement », du désordre, c’est-à-dire empêcher qu’un ordre nouveau puisse s’établir. Le mort-vivant de Romero est en ce sens une hétérotopie extraordinaire. Il s’appuie sur les forces du pouvoir pour les empêcher de prendre une forme spécifique dans laquelle se cristalliseraient les identités, les lieux, et dans laquelle le fonctionnement du pouvoir se fixerait et finirait à un moment par se figer. Il exprime avec la plus grande radicalité la mort-vivantitude qui menace l’homme de nos démocraties actuelles, et l’oblige à réfléchir sur les potentialités de vie qui le portent. Le mort-vivant, à travers l’examen des trois types de zombie, pourra se révéler comme le fruit de gestes qui affirment ou  contestent radicalement le pouvoir.
Joachim Daniel Dupuis
Autopsie d’un mort-vivant – George A. Romero et les zombies / 2014

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« Romero et les zombies est né d’un étonnement : il n’y a pas qu’une sorte de zombie, mais plusieurs. Le cinéma, avant Romero, dans les années 30/40 propose le N’zumbe, un « vivant » hypnotisé et rendu esclave par une potion donnée par un sorcier, qu’on prend pour un mort. C’est le zombie magique, le zombie lié à la religion. Aujourd’hui, le zombie hante les villes dans des marches macabres, il hante le cinéma d’horreur, et apparaît comme plus terrifiant que les vampires d’autrefois. Ce zombie est marqué par le discours biologique, c’est un virus, un prion. On en parle avec un discours scientifique, et en même temps la science semble incapable d’en venir à bout.Ente ces deux figures, il y a l’œuvre de Romero, qui commence avec La nuit des Morts-vivants  en 1968. Le problème qui se pose alors c’est de comprendre cette évolution du zombie liée à l’histoire du cinéma, à sa manière de toucher le spectateur : on peut voir que Romero s’ écarte radicalement des normes de l’industrie de masse en offrant une conception du zombie qui n’est ni religieuse, marquée par le genre fantastique, ni biologique, marqué par un discours médical. Le zombie de Romero incarne, lui, autre chose, il exprime toutes les formes de mort-vivantitude (il y a du vampire en lui, du Frankenstein, du Golem, etc…), ce n’est pas un mort-vivant supplémentaire, mais la somme, l’intégrale de tous les morts-vivants réunis : ce qui veut dire qu’il n’est pas un mort-vivant en particulier, mais une Idée, que Romero appelle « a disaster », une catastrophe.
En ce sens, le zombie de Romero échappe à toute emprise par le cinéma hollywoodien, il est vraiment un objet politique, il incarne le  » changement », ce que l’homme ne peut comprendre, intellectualiser. Et empêtré dans des formes de pouvoir qui le dominent, l’homme verra le zombie comme l’expression d’un virus. Foucault décrit d’ailleurs ce point de vue du virus comme celui du pouvoir moderne, le nôtre depuis la fin du XVIIIe siècle (il parle de biopolitique, c’est-à-dire la peur de la contamination (sida, ebola), que Vincent Paris nomme « le risque ». Mais Paris ne va pas assez  loin : il prend le zombie comme un phénomène de société, avec des instruments de pensée contestables.
Dans une telle perspective,le zombie n’est pour Paris qu’un monstre, qu’il fait entrer dans une catégorie, un genre du cinéma. Mais avec Romero, on n’est sur un tout autre plan.
Le zombie romerien échappe à toute représentation : il sort des cases. Il n’est pas l’expression d’un profil social, d’une attitude sociologique. Aussi les zombies d’aujourd’hui sont moins intéressants que ceux de Romero. Certes « Walking Dead », c’est très impressionnant, mais cette série n’a pas l’éclat révolutionnaire de La nuit des morts-vivants. Il est rare que le cinéma produise une Idée philosophique.
Ce qu’a apporté le film de Romero, c’est qu’il y a de l’espoir de « changer »l’homme, car sans la « catastrophe » qu’incarne le zombie, l’homme ne veut pas changer, il reste l’esclave des systèmes qu’il invente, capitalisme, État, nationalisme, etc. On est loin de la lutte des classes, du retour du refoulé (Thoret), on se situe sur un autre plan  avec Romero.
C’est ce que n’ont pas compris les critiques canadiens ni français, et c’est pourquoi j’ai écrit ce livre. »

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1 Il y aurait beaucoup à dire sur ces formes de mort-vivantitude qui travaillent nos vies : des rapports amoureux à nos espaces de détente (développement personnel, télévision).

Abécédaire Foucault : C, Colonie / Alain Brossat

C – Colonie
Il est bien évident que dans le travail de Foucault, envisagé dans toutes ses topiques successives, la colonie ou la colonisation ou le pouvoir colonial ne se présentent pas comme des concepts ou des objets massifs au même titre que, disons, la prison, l’enfermement ou bien le pouvoir psychiatrique. Si l’on envisage ce travail comme archéologie de la modernité, généalogie des pouvoirs modernes, ces motifs apparaissent assez distinctement, notamment dans l’explicite des « grands livres », comme autant de chaînons manquants. Le contraste est marqué ici, par exemple, pour prendre un exemple facile, avec Hannah Arendt pour qui une généalogie des pouvoirs totalitaires passe nécessairement par un volume entier consacré à l’impérialisme, à l’expansion coloniale, à l’inscription de la violence coloniale dans la généalogie des formes totalitaires (1).
Une façon commode, pour une foucaldologie de révérence, d’éluder ce que ce constat peut avoir d’un peu urticant pour nous, serait de le réduire à l’indice biographique ou aux conditions d’une histoire culturelle de la seconde moitié du XX° siècle. On remarquerait doctement, par exemple, que lorsque Foucault commence à exister comme penseur et homme public à ses propres conditions, au début/milieu des années 1960, le « créneau » anticolonial est déjà occupé par Sartre et les marxistes. Or, comme chacun sait, la grande ambition de Foucault est d’exister en marquant sa différence d’avec ces deux courants ou foyers de discours. On noterait, dans le même sens, que lorsque la parole de Foucault commence à compter, le chapitre colonial est, en France, officiellement refermé – avec les accords d’Évian et la fin  de la guerre d’Algérie, en 1962, donc. De nouveaux chapitres s’ouvrent alors, qui viennent se superposer à l’enjeu colonial à proprement parler : l’intervention impérialiste des États-Unis dans le Sud-Est asiatique, la course aux armements entre l’URSS et les États-Unis, et en France, la crise du pouvoir gaulliste qui trouve son paroxysme en mai-juin 1968.
Tout ce travail de contextualisation dont je ne fais ici qu’esquisser les contours n’est peut être pas inutile, mais il n’explique évidemment rien. Il ne peut permettre d’éluder la confrontation avec les problèmes qui trouvent leur siège dans ce que l’on pourrait appeler les logiques de l’œuvre, si le terme même d’œuvre n’était pas si litigieux à propos du travail de Foucault – un travail conduit, comme il le dit lui-même, en marchant en crabe. Selon ces logiques, en effet, ni l’esclavage, ni l’économie de plantation, ni la conquête de l’Algérie et la colonisation de peuplement au Maghreb ne sont nommés et explorés comme tels. Tout se passe comme si la généalogie de la modernité, celles de pouvoirs modernes et des formes de violence politique (la thanatopolitique) se concentrait sur des objets « métropolitains » et excluait toute prise en compte des interactions, dans  ces processus dynamiques, entre la constitution d’un champ spécifique, européen, ouest-européen ; un champ balisé par toutes sortes d’objets, de dispositifs, de techniques, de stratégies, de savoirs ; tout un champ discursif  jalonnant le biopouvoir et la biopolitique et hors duquel semble rejeté ce qui se manifeste comme projection hors de l’espace où est établi  ce « nous » français  (européen) : ces flux de conquête et de colonisation, de pillage et d’expansion et qui, pourtant, sont l’une des conditions pour que cette forme nouvelle du pouvoir, le pouvoir sur la vie, trouve son assise. On pourrait donc dire en première approche que la façon même dont Foucault spatialise et opère la découpe déterminant ses choix d’objets (Le Grand Renfermement, la scientia sexualis, le pastorat chrétien, la prison pénitentiaire…) le prive de tout accès à la singularité d’objets extérieurs à ce champ que devrait néanmoins prendre en compte une analytique des pouvoirs modernes – la médecine coloniale, le travail forcé aux colonies, l’architecture coloniale, etc.
D’une façon plus générale, on pourrait dire que c’est tout un pan de la recherche et de la puissance heuristique du travail de Foucault qui se trouve ainsi neutralisé : si l’on pense par exemple à la fortune extraordinaire qu’ont connues la notion d’hétérotopie et la problématique des espaces autres, on ne peut que regretter que la dimension de la colonie y soit si peu prise en compte – qu’est-elle en effet si ce n’est un « espace autre » par excellence, et pour le reste, tous ceux qui ont lu un peu Conrad, Orwell  ou Naipaul (etc.) savent à quel point la colonie est un monde peuplé d’hétérotopies tout à fait spécifiques…
Mais une fois opéré ce repli tactique, rien ne nous empêchera de repartir à l’offensive. On posera par exemple la question : si Foucault n’aborde pas de front les enjeux coloniaux, s’il ne se fait pas historien jusqu’à intégrer à son champ de recherche l’histoire coloniale et les espaces de colonisation, sa démarche place-t-elle pour autant ces objets dans l’angle mort de sa recherche? Ne pourrait-on pas plutôt repérer de nombreux biais par lesquels il va s’en emparer, mais selon la démarche qui lui est propre – en ne se préoccupant pas de reconstituer des scènes avec précision et exhaustivité (un programme qu’il abandonne volontiers aux historiens de profession). Il va, à l’inverse, s’essayer à problématiser, c’est-à-dire à poser un problème à propos de ces scènes ou objets – je fais ici référence à sa réponse à Jacques Léonard, un historien qui, à propos de Surveiller et punir, avait émis un certain nombre d’objections tournant notamment autour de l’insuffisance ou la partialité de ses sources, concernant l’histoire de la prison pénitentiaire (2).
Je veux dire par là que, lorsque Foucault, dans le dernier cours de « Il faut défendre la société », définit le racisme comme une technologie de pouvoir dont ne sauraient faire l’économie les pouvoirs modernes, une technologie fondée sur la fragmentation, l’introduction d’une coupure perpétuelle dans le corps de la population entre ceux dont l’existence est placée sous une signe de vie (la biopolitique dans son acception positive comme prise en charge et optimisation du vivant) et ceux  qui sont exposés à la mort, quand Foucault fait cette démonstration, n’est-ce pas en premier lieu la colonisation qu’il a dans le viseur – même si l’on peut dire que c’est un peu de biais qu’il aborde ici cette question et même si, à la fin de la leçon, sa démonstration va s’égarer dans des spéculations assez hâtives sur le socialisme ? Je cite : « Au fond, l’évolutionnisme (…) est devenu tout naturellement, en quelques années au XIX° siècle, non pas simplement une manière de transcrire en termes biologiques le discours politique, non pas simplement une manière de cacher un discours politique sous un vêtement scientifique, mais vraiment une manière de penser les rapports de la colonisation, la nécessité des guerres, la criminalité, les problèmes de la folie et de la maladie mentale, l’histoire des sociétés avec leurs différentes classes, etc. »
Et plus loin : « Le racisme va se développer primo avec la colonisation, c’est-à-dire avec le génocide colonisateur. Quand il va falloir tuer des gens, tuer des populations, tuer des civilisations, comment pourra-t-on le faire si l’on fonctionne sur le mode du bio-pouvoir ? A travers les thèmes de l’évolutionnisme, par un racisme » (3).
On voit bien, ici, comment Foucault travaille : en se décalant toujours par rapport à la façon dont un historien aborderait un objet comme la colonisation, c’est-à-dire en y revenant à propos du « problème » qu’il est en train de construire, à propos des relations entre biopouvoir et racisme, à propos de la façon dont les pouvoirs modernes, inéluctablement, gouvernent au racisme. En entreprenant de faire la démonstration, contre des évidences solidement établies, que le racisme, ce n’est pas en premier lieu un problème social et culturel lié à de mauvais héritages, à des crispations communautaires, à des différends liés à la religion ou au mode de vie – le racisme, c’est en premier lieu un mécanisme de pouvoir, un geste gouvernemental destiné à rendre les populations gouvernables – une leçon au rebours des énoncés dominants et dont l’actualité se détecte aisément dans notre présent, tout particulièrement…
On pourrait sans doute traiter sous le même angle un certain nombre de textes dans lesquels Foucault parle de la plèbe. La question coloniale ou la dimension coloniale de notre histoire n’y est pas abordée comme telle, mais elle s’identifie aisément dans le filigrane de plus d’un texte ; beaucoup plus qu’ignorée elle y est ce que l’on pourrait appeler le « supposé acquis ». Par exemple, dans l’entretien souvent cité qu’il accorde en 1972 avec Pierre Vidal-Naquet à Politique hebdo, à propos de la formation du Groupe d’information sur les prisons (4). Il est frappant que, dans ce texte, lorsqu’il entreprend de problématiser la séparation entre deux espèces populaires différentes, le peuple inscrit, légitime et légal, celui des organisations politiques et syndicales, celui qui a sa mémoire collective, ses héros, ses mythes et ses légendes, et l’autre peuple, la plèbe, définie comme ce « groupe humain, dont les limites varient, à la merci des autres », cette plèbe sans substance définie mais qui persiste à être « le foyer jamais tout à fait éteint de toutes les révoltes », il est frappant, donc, que l’exemple qui lui vient immédiatement à l’esprit, alors qu’il s’agit en principe de parler des prisons, ce soit celui de la manifestation des Algériens du 17 octobre 1961, ce massacre colonial perpétré par la police parisienne quelques mois avant la fin de la guerre d’Algérie… Les corps coloniaux, ceux des Algériens tombés sous le coup d’un État d’exception sur mesure et traités comme matériau humain exterminable (basculés du côté de la thanatopolitique) sont ici, en tant que corps plébéiens, mis en rapport avec d’autres corps ayant fait, en d’autres lieux et temps, l’objet d’une saisie violente par le pouvoir : fous ou réputés tels du Grand Renfermement, corps infâmes de l’Ancien Régime, etc. L’histoire coloniale vient ici se nouer à d’autres scènes et d’autres généalogies, fût-ce sur un mode beaucoup plus furtif, comme en passant.
Mais ce n’est pas seulement cela. Pour un pays comme la France où la formation d’un empire colonial est un élément constitutif de la construction et du développement de l’État-nation, le fait colonial, le rapport colonial, « la colonie », ce n’est pas ce qui s’oppose à la métropole, un ailleurs éloigné, ou un ensemble de dépendances extérieures séparées du pays proprement dit (de son histoire et de sa constitution sociale) par des océans et des déserts, « la colonie », c’est aussi un ensemble de rapports internes à la vie hexagonale, ce ne sont pas seulement des territoires conquis et exploités et des populations soumises et astreintes à un régime spécial de domination et de gouvernement,  « la colonie », c’est aussi toute une « endogénéisation » du rapport colonial dont l’effet est que toutes les strates de la vie sociale, publique, politique, culturelle, sont traversées elles aussi, dans la métropole, par « la colonie ». La colonie, et aujourd’hui la post-colonie (Achille Mbembe), en ce sens, elle a toujours été ici comme elle est ailleurs (5).
Alain Brossat
Abécédaire Foucault / 2014
(extrait de : C – Colonie)

Sur le Silence qui parle
Présentation de l’Abécédaire Foucault / Alain Brossat / Marco Candore / Librairie Texture 27 juin Paris
Abécédaire Foucault / Alain Brossat

visuel texture 27 juin

1 Hannah Arendt : Les origines du totalitarisme, traduit de l’anglais par Martine Leibovici, Gallimard, 2006.
2 « La poussière et le nuage » in L’impossible prison, recherches sur le système pénitentiaire au XIX° siècle, réunies par Michelle Perrot, Seuil, l’univers historique, 1980.
3 « Il faut défendre la société », cours au Collège de France, 1976, p. 229.
4 « Enquête sur les prisons : brisons les barreaux du silence », Dits et Ecrits (4 vol.) , Gallimard 1994, texte 88. vol II, p. 176 sqq.
5 Achille M’Bembe : De la post-colonie – essai sur l’imagination politique dans l’Afrique contemporaine, Karthala, 2000.

colonie penitentiaire

Abécédaire d’un mort-vivant (à propos du dernier livre d’Alain Brossat) / Joachim Dupuis

À Alain Brossat, pour ce qu’il m’a apporté

Depuis L’Abécédaire de Deleuze (1), les lecteurs de philosophie ont entendu parler de cet exercice avant tout rhétorique qui consiste à égrener les lettres de l’alphabet pour dégager des notions, des idées, des concepts.  Avec l’Abécédaire Foucault, Alain Brossat nous convie à une tout autre approche qu’un exercice de style, un jeu universitaire. Le livre n’a pas pour objet de présenter les différentes pièces d’une pensée, celle de Michel Foucault, qui, on le voit depuis peu, est maintenant en odeur de sainteté auprès des universitaires et du grand public. Ce Foucault bien vivant, porté par l’Université, et dont on pourrait se faire une « image mentale », Brossat n’en veut pas. Il a toutes les bonnes raisons pour lui : « comprendre » Foucault, ce n’est pas en savoir le plus possible sur lui, sur ses idées, c’est reconduire un geste qui a été le sien, c’est ouvrir un « espace de dispersion », un champ de bataille.
Alain Brossat ici se montre en combattant aguerri, mais pour quel combat ?, se demandera-t-on. Celui justement qu’il faut mener aujourd’hui, à propos de notre époque, nous qui sommes si protégés, si immunisés par « le vivantisme » de la démocratie actuelle, que nous avons oublié que nous avions quelque chose qu’elle ne peut attraper (au sens où on parle d’attraper une maladie). La vie n’est pas ce qui refuse la mort, mais plutôt la « ligne de fuite hors du vivant pur et simple ». Nomadisme, s’il en est.
Chaque lettre est ici l’occasion d’une bataille menée, avec l’aide d’un autre combattant disparu, Michel Foucault, non pour le salut de nos âmes (L’État ou l’Église s’en chargeront),  mais pour ne pas oublier notre condition ou plutôt notre devenir mort-vivant. Vivre c’est moins être hanté par des souvenirs, des rêves, ou des « images » que notre société forge, qu’être capable de leur résister, de laisser venir les traces d’autres lieux, d’autres époques.

ABÉCÉDAIRE D’UN DISPARU
Apparemment, le choix du titre proposé par Alain Brossat pose la nécessité impérieuse de donner la leçon, une leçon sur Foucault. Mais n’est-ce pas une ruse ?

L’ordre des lettres
Une leçon, un ordre du discours ? C’est d’abord une question de langue qui nous y fait songer. Qu’est-ce qu’un abécédaire ?  Un abécédaire, c’est un support visuel (affiche ou tableau) présentant un alphabet et un texte, destinés à l’apprentissage. Ce sont donc des instruments mis à la disposition des enfants pour leur propre usage. C’est donc un moyen pour apprendre à lire.
Il est clair que le livre n’est pas un abécédaire comme les autres (dont l’usage traditionnel a disparu) : il n’est pas ici destiné à nous apprendre à lire, mais plutôt comme le suggère, dans le titre, le complément « Foucault », porté à nous apprendre le fonctionnement d’une pensée. Faut-il alors comprendre que le livre s’adresse moins à des analphabètes, ou des illettrés qu’à des gens qui manqueraient de culture sur Foucault ? Une sorte de livre « pour les nuls » (il y en a maintenant tout un rayon dans les librairies). Faut-il comprendre ici qu’Alain Brossat se pose en maître d’école en s’adressant à ses lecteurs en quête de savoir philosophique ?
On sait qu’Alain Brossat a fait toute sa carrière comme universitaire et traducteur d’allemand, pourtant ici il ne se pose pas en maître, à la prose délicate, devant des élèves curieux d’en savoir plus, c’est-à-dire un lectorat de philosophes, attendant patiemment la leçon qu’on leur a promise. En effet, en parcourant diagonalement le livre, comme lorsqu’on furète en librairie, on est vite déçu. Les lettres nous conduisent à des sujets bizarres : bocal de Veyne (V), Zoé (Z),  bacille de Yersin (Y), tout cela ne ressemble guère à ce que l’on a pu entendre vaguement à la radio, dans des journaux ou ailleurs de Foucault. On s’attendait plutôt a un classement du type : F, comme Folie, P, comme Prison, H, comme homosexuel, S comme surveiller, etc. Est-ce à dire que le sujet « Foucault » ne se prête pas à un abécédaire ?
Si on s’attarde sur une lettre par exemple, la lettre L (Lupanar), on parle d’art. Puis à la lettre K (Knock), on parle de médecine. On se demande alors si le titre n’est pas une sorte d’attrape-nigaud, un coup de publicitaire pour une maison d’édition qui a besoin de vendre ses livres. On se dit que ce livre aurait pu être mis en sociologie, ou bien même dans un rayon de biologie (bocal, bacille…) bref, on n’est pas convaincu, on ne comprend pas, on est tenté de passer à un autre livre.
Mais admettons qu’on persévère, on lit alors les premiers mots de l’introduction, on est tout d’abord saisi par une perplexité qui confirmera notre malaise (Brossat y parle d’un cauchemar qu’il fait souvent, il s’y voit comme un imposteur au cœur de l’enseignement de la philosophie), et alors on comprendra que ce n’est pas un livre comme les autres, que quelque chose de la pensée se joue avec ce livre.
Alain Brossat en faisant l’aveu de son rêve justifie clairement que ce n’est pas un livre sur la pensée de  Foucault, qu’il n’est pas là pour jouer les maîtres,  mais qu’il a des choses à nous dire, ce qui nécessite une autre forme du discours philosophique, que celle proposée par l’université, où il a pourtant exercé.
L’Abécédaire Foucault ne sera au mieux qu’une sorte de classification d’objets hétéroclites, voilà ce que la pensée nous porte à penser : elle n’est plus un système dans lequel on entre comme un poisson dans l’eau (Marx), ou comme une initiation (Hegel), mais un tas d’objets qu’il faut penser, avec lesquels il faut se colleter.
Un peu comme celle que propose Borges, dans un livre : « les animaux se divisent en: a) appartenant à l’empereur, b) embaumés, c) apprivoisés, d) cochons de lait, e) sirènes, f) fabuleux, g) chiens en liberté, h) inclus dans la présente classification, i) qui s’agitent comme des fous, j) innombrables, k) dessinés avec un pinceau très fin en poils de chameau, l) et caetera, m) qui viennent de casser la cruche, n) qui de loin semblent des mouches ».
Décidément, ce livre n’est pas comme les autres.  De fait, il faut éclairer un peu les choses.

La réception de Foucault
Dans ce livre, on a des textes sur des sujets divers, qui portent parfois sur une notion (Gouvernement), un concept (hétérotopie) de Foucault, parfois sur des sujets d’actualité triviaux (Zoé), tout cela,  mis sous les signes de l’alphabet – son ordre étant choisi comme une sorte de taxinomie, parce que c’est le plus simple :  l’ordre de la langue française, celui de l’alphabet, qui n’impose aucun sens de lecture, puisqu’il s’agit juste d’un ordre de rangement – qu’on apprend justement avec l’abécédaire -, mais qui n’implique rien de plus que cet ordre, d’où le fait qu’on peut partir de la lettre qu’on veut, dans la mesure où l’ordre ne joue pas.
Abécédaire Foucault se limite donc à une présentation qui cherche à ne rien imposer, à ne pas poser une présentation de « Foucault » – comme celui du temps (le régime chronologique que les foucaldiens utilisent) : il cherche à éviter qu’on hiérarchise de quelque façon que ce soit ses concepts, lesquels sont évoqués, utilisés, médités (2), parfois même questionnés par leur absence (notamment le concept de démocratie en D).
C’est avec une attitude d’humilité que Brossat refuse de se poser en donneur de leçons, il choisit la posture d’un « maître ignorant ». Il ne se pose non plus pas en spécialiste de Foucault, dont il a pourtant certainement tout lu et relu des dizaines de fois ; comme ce penseur, il considère que le commentaire est un type de saisie de la pensée qui emprisonne le savoir et qui ne peut donc que nuire à la pensée ; il considère plutôt qu’on ne peut rien dire d’un auteur  sans créer des « doublures » (3).
Ceux qui s’attendaient à découvrir un nouveau livre universitaire sur Foucault (il y en a tellement aujourd’hui) seront déçus, Foucault demeure dans les couloirs de ce livre, un fantôme, une sorte de cadavre ambulant, comme un fou sur une nef, il hante les souvenirs de Brossat, parasite ses idées, mais jamais sur le mode de « la thèse » ; Foucault est plus quelqu’un qui l’aide à mieux penser, un compagnon, au sens où Vernant, ce résistant, l’entendait. Ce qui fait aussi que Foucault apparaît comme une sorte de fantôme dans ce texte, c’est le lieu même qu’il parcourt : on se croirait sur un champ de bataille, on ne sait pas par quoi commencer, ni où aller, on avance à demi-conscient, sonné mais ébloui par les idées que l’on rencontre.
Brossat trouve dans Foucault une nouvelle manière de faire de la philosophie : ce n’est pas  seulement par le choix des matières, une « matière étrangère » (Canguilhem) – une manière de prendre ses distances avec les « objets » de la philosophie universitaire (plutôt que la nef des fous, les lépreux, la folie, l’internement, l’hôpital, la prison, il aurait pu aussi s’intéresser à d’autres choses, comme la douche, le jardin) (4)-, c’est aussi dans la manière de se poser les problèmes, au point de ne pas se laisser reconduire vers les horizons des champs disciplinaires qui anesthésient la pensée par un système d’analogie. Combien nombreux sont les universitaires qui ne font que lancer des balles et attrapent celles qu’on leur lance !
Abécédaire Foucault  se présente comme une série de textes (conférences, articles, textes de circonstances, extrait de journal aussi) produits non par un universitaire (qu’il n’est plus) mais par quelqu’un qui au terme d’une carrière veut pointer l’héritage de Foucault, transmettre non un savoir mais des gestes : chaque texte est un certain geste, un certain combat, chaque texte est animé par un certain sens du découpage, qui refuse la frontière, la séparation entre la vie et la mort qui reconduit une certaine logique de pouvoir qui exclut la mort au profit de la vie, de la santé (5). Au lieu d’un Foucault vivant dans un livre d’histoire, on aura des bouts de peaux, d’ongles, de cheveux, de savon (6), et on se souviendra de ses combats, pas de ce qu’il était, de comment il était.
Le livre de Brossat nous présente ainsi les restes de Foucault. Nous n’aurons pas le « Foucault » en chair et en os (Leib) des phénoménologues. L’abécédaire ne sera pas non plus le lieu des petits secrets et anecdotes sur le penseur, celui des psychanalystes. Le choix de l’abécédaire suggère finalement, plutôt sur un mode ironique, qu’il est impossible de pouvoir mettre en ordre, classifier une pensée comme celle de Foucault sans la détruire, mais aussi qu’on a besoin d’un ordre de présentation : il vaut donc mieux encore, à la limite, se servir de la taxinomie la plus inoffensive, la moins dangereuse pour une telle pensée, et pour sa bonne réception auprès du public : celle des lettres d’un alphabet.
Car dans ce livre de quoi s’agit-il au fond ? D’abord de contester que la réception d’un auteur se fasse en le posant comme un maître à penser : ce qu’a appris Alain Brossat auprès de Foucault, c’est à débusquer les pièges du pouvoir, à sentir les discours trompeurs par lesquels il se donne les atours du maître pacifique, généreux, humaniste, à mordre aussi là où il faut pour faire saigner la pensée qui semble chercher la sécurité des idées reçues, l’abri d’un souterrain, mais comme on le verra, ce livre n’est pas un livre de disciple. Il ne s’agit pas de rendre un dernier hommage à un disparu, plus de trente ans après sa mort. Il s’agit de témoigner d’un art de la guerre.

Repaire perecquien
Abécédaire Foucault postule donc l’ignorance même du supposé donneur de leçon. Alain Brossat ne fait pas un livre qui expliquera à ses enfants qui est Foucault.  Toute sa pensée n’est pas dans un bocal (même de Veyne). Une certaine forme d’humilité – celle qui considère qu’on ne peut contenir une pensée sur des rails – pour Brossat, comme la non-philosophie pour Deleuze,  est la condition sine qua non pour philosopher. C’est que la philosophie se joue au niveau des affects. Les affects n’ont pas besoin de la maîtrise du sens : elles ont pour gardien les lettres (comme la lettre E pour Perec, qui est plus un affect qu’une lettre, surtout par son absence) qui permettent de ne pas tout de suite se laisser happer par le sens, par la tradition avec ses commutateurs, ses circuits de circulation.
Brossat ne veut donc pas dicter sa conduite au lecteur : celui-ci est donc libre de prendre le livre « par le milieu », ou « par la fin », en fait par n’importe quelle lettre.  C’est comme si le livre était son terrier,  qu’il pouvait y déambuler, flâner presque dans ses tunnels ou  ses passages surtout. Car c’est aussi avec Walter Benjamin que ce livre est écrit (cf. Introduction). L’humilité n’est pas ici le refus de savoir, mais la méfiance d’une certaine recherche de la vérité (qui est celle d’un certain jeu des pouvoirs et des savoirs). Il faut plutôt essayer de bifurquer sur les sentiers circulaires (chaque lettre forme avec son texte un cercle), ne pas s’en laisser conter. Ne pas prendre par la main le lecteur, cela veut-il dire qu’il doit s’affranchir tout seul ? Ne serait-ce pas alors nous reconduire vers le rêve utopique d’une autonomie spontanée ? Non.  Les chemins, il faut les emprunter, aussi, dans la souffrance de la confrontation, dans un jeu de mémoire (je dois me rappeler après avoir lu la lettre R que P évoque aussi la plèbe), se perdre au milieu de ses monceaux de cadavres d’idées, ces actes de bravoure… pour peut-être se retrouver au milieu d’autres cadavres. Ce livre est un vrai « no man’s land », on ne peut en dessiner la carte (malgré quelques raccords que nous avons pu faire), mais si on en sort on en sortira « changé ».
La condition pour lire Foucault, c’est non pas se situer du côté des universitaires bien sages, des vulgarisateurs de tout poil, c’est chercher à sortir des frontières,  là où il n’y a rien qui soit tracé. L’abécédaire n’est donc pas une « boîte à outils » (malgré ce qu’en dit la préface), dont le côté ludique et techniciste ne lui convient pas (ni le côté boîte). Si, de jeu, on peut parler, alors ce sera un jeu au sens du dérèglement de la machine universitaire.
Il s’agit de trouer de l’intérieur la « réception » universitaire, de crever la baudruche Foucault, le pape philosophe que les universitaires ont créé de toutes pièces en tentant de raccorder tous les textes avec des bouts de ficelles, oubliant les nœuds. Le projet de Brossat dans ce texte est ni plus ni moins que de dérégler le système universitaire qui s’est articulé à Foucault, pour le vampiriser et réduire sa pensée à la « phase » sujet (l’éthique grecque), qui n’est qu’une de  ses « doublures » sans doute la moins intéressante. L’université a ouvert, dans son hôpital bon marché, le cadavre du penseur  avec un (O)pinel : elle a fait un massacre.
Défendre les lambeaux de chair et d’os de Foucault, ou ce qu’il en reste, plutôt que le vivantisme (7) de la pensée universitaire de Foucault (chirurgie esthétique appliquée à son cadavre) : il fallait bien à Brossat cela pour commencer sa retraite (bien méritée). On a voulu enterrer trop vite Foucault pour en faire un saint, sous la posture de l’ascète, du bonheur, bientôt on en fera le chantre du développement personnel, voire le candidat à une liposuccion.
Redonner sa force à Foucault, à son cadavre, c’est le voir comme un mort-vivant. L’Abécédaire est donc à voir comme  un champ de bataille.

Un champ de bataille
Comme l’a fait avant lui Foucault, Brossat n’a pas cherché à penser la philosophie dans son jus, ni avec les autres disciplines, mais dans la lutte avec les savoirs, dans « ses interstices ». Il n’y a donc pas d’autre réception de Foucault que dans la lutte. C’est un point évident pour qui a compris Foucault, mais Brossat est le premier à nous le faire comprendre (la lettre N nous le présente d’une façon qui laisse rêveur, et en même temps qui nous donne envie de lutter avec de nouveaux objets). Il faut donc se défaire de ce que nous impose le diktat de l’Université : Brossat, après des années, vient d’en sortir et il aborde ce sujet. Brossat rappelle que la réception de Foucault a été un long chemin escarpé avant d’atteindre le soleil. Mais ce Foucault mis à l’honneur, c’est le Foucault le moins polémique. Un Foucault aseptisé.
Les textes de Brossat rappellent la puissance d’ingéniosité de l’auteur de Surveiller et Punir, du Foucault des GIP. Ça bataille, ça combat en tous sens. Brossat a un art de la guerre proche de Sun Tzu. On se demande d’ailleurs s’il n’aurait pas baigné trop longtemps dans le soleil levant, et vécu près des sentiers du mont Fuji, pour ne plus être tenté de regarder  l’horizon grec, et d’entendre les bruits et la fureur de la hutte de Todtnauberg (où règne, comme chacun sait, la nuit et le brouillard de la pensée).
Ce qui semble encore affleurer dans le choix de la forme abécédaire, c’est surtout la dimension de circulation : Brossat le dit lui-même dans une note finale de son introduction. Même si nous ne croyons pas « au hasard », il est possible de circuler dans le livre, autrement dit, de jongler avec les lettres, non pour faire des mots, ou des phrases (à partir des titres), mais pour réaliser combien une direction conceptuelle instruite par une lettre reconduit à d’autres endroits, comme si un champ de bataille se présentait à nous. Un champ de bataille fait de morceaux divers, de cadavres. Car l’efficacité de l’abécédaire lui vient de ce que les entrées ne s’enchaînent pas comme un système fermé, mais progressent localement.
Le livre se présente avec des entrées, qui sont multiples, on ne sait par où on va entrer ni par où sortir. C’est un terrier, plein de résonances, les écholocations de Foucault (au physique animalier de chauve-souris) répercutées sur les nouveaux objets que proposent Brossat, offrent un son nouveau. Les « entrées » mènent au même lieu, mais jamais de la même façon, c’est une sorte de découpage hétérotopique, pour reprendre le titre d’une lettre (H), qui tel un sabre vient se répercuter undique si bien que le livre se présente comme une juxtaposition d’éléments découpés et regroupés de manière hasardeuse, comme un tas hétéroclite. Ce lieu c’est la démocratie, c’est notre sol, mais tels qu’ils nous apparaissent après les milliers de coups de sabre, de  coups de griffes, d’écholocations : un lieu ouvert qui se donne avec ses éclats, ses ruptures. Notre belle démocratie, voilà la nouvelle dépouille qui s’offre à nous, loin de ce qu’elle   prétend être, un havre de paix et de bonheur.
L’abécédaire a un double foyer, d’un côté – c’est le côté obscur du geste, de la force – est montré en acte ce que doit être la réception d’un philosophe (comme Foucault) qui est hors de tout système, et de l’autre, – c’est le côté lumineux de la force de ce livre – on voit comment se mettre en lutte contre le « vivantisme » de la société, quitte à ce que cette manière d’investir le champ de bataille directement, sur le terrain plein de notre époque, de notre actualité, n’en déplaise à Foucault lui-même (qui préférait le chemin des détours généalogiques).

ABÉCÉDAIRE DES VIVANTS
Nous avons laissé croire jusqu’à présent que l’objet réel de ce livre c’était de traquer les traces (les restes non engloutis par le vampire de la critique) de la pensée de Foucault, mais le vrai disparu de l’abécédaire n’est pas le compagnon de route Foucault. Sur le chemin, le parcours,  « l’espace de dispersion » que forment ces lettres (..), on découvre que le vrai acteur de ce livre, c’est notre démocratie. On ne peut pas la parcourir en suivant ses contours lisses, ses belles pelouses, ses avenues princières, il faut emprunter le chemin d’un champ de bataille conceptuel, pour la comprendre, la voir : il faut miner, laminer, labourer la vision que les gens ont de la démocratie, que celle-ci sécréte (8).
Le livre fonctionne ainsi selon un « régime affectif » plus souterrain, qui n’est pas loin de ce que Walter Benjamin faisait avec la pensée : on a de lui le souvenir d’une sorte de chroniqueur des objets quotidiens. Le livre livre par ses circulations, par son montage « hétérotopique », le vrai visage de la démocratie que nous avons  en partage: elle est en soi une utopie, qui nous membranise, qui nous vivantise. Brossat fait le constat que nous avons une vision biaisée, figée de la démocratie : elle est une « cité de quartz » (Mike Davis) ; elle nous promet une grande santé, un salut, une vie longue, une sécurité, mais elle ne fait que faire disparaître ce qui en nous est plus fondamental : « cette force qui nous descelle de nous-mêmes et survient chaque fois que nous nous efforçons de nous déprendre des évidences du présent ».
Comprenons bien que Brossat n’a pas la haine de la démocratie, mais plutôt le dégoût de ce qu’elle nous propose (il n’y qu’à regarder le journal TV pour être consterné). Si nous ne faisons rien, si nous ne luttons pas, cette part monstrueuse, singulière, qui est en nous est vouée à disparaître. Derrière les lettres, où affleure le portrait dispersé du cadavre de Foucault, c’est donc le portrait écœurant de notre démocratie « vivante, trop vivante », qui est brossé par Brossat avec un style au vitriol.

Ah ! démocratie quand tu nous tiens…
La lettre D renvoie à la démocratie. Celle-ci est pointée du doigt. A la fois parce que Foucault la refuse dans sa terminologie (ce qui est un indicateur de sa volonté de refuser toutes les tentatives d’assujettissement à ses discours) et parce que justement c’est peut-être là où il faut mettre le doigt. Brossat suggère que c’est une notion absente de sa conceptualité. C’est un choix pour justement pouvoir penser ce qui nous a amené à elle. A l’inverse, c’est peut-être le mot le plus utilisé par Brossat dans ce livre.
Cette lettre parasite (D) est donc le point d’inflexion du livre. Par cette lettre on va pouvoir comprendre la plupart des objets traités (culture[G], art[L], étranger[X et P], éducation [T], minorités linguistiques [S], médecine [U] et santé physique [E,p.85], justice [W] etc. ). Le choix de l’abécédaire permet aussi de montrer plus facilement que la taxinomie alphabétique n’est pas complètement neutre : elle est animée d’un dérèglement, d’un spasme. C’est précisément la lettre D qui semble la plus éloignée de Foucault et qui a le plus de répercussions sur les autres lettres. La bataille agit un peu comme une « contamination » : c’est la démocratie qui semble envahir le champ de dispersion du livre. Toutes les lettres ne fonctionnent pas sur la même tonalité foucaldienne (qui est utilisée à presque chaque lettre), et y bien regarder,  c’est ce point aveugle, « cette case vide » de la démocratie (Brossat parle bien de « case ») qui affecte les lettres suivantes et dessine une « analytique de la démocratie », que refusait pourtant de faire Foucault. Mais ce dérèglement est aussi une manière de pas trahir le geste de Foucault : sinon ce serait le suivre, non pas sur ces concepts, mais sur l’objet même de son travail. Or là aussi il faut garder la ligne de conduite : lutter. Non pas lutter en vain, mais justement pour que cette ligne de divergence entre son travail et celui de Foucault se marque aussi. La lutte innerve la pensée (9).
Le choix de l’abécédaire permet aussi plus facilement d’épingler, les intrus, les lettres qui résistent sur le champ de bataille. C’est pourquoi la lecture la plus simple est encore, quoi qu’en dise finalement Brossat, de suivre les lettres, car ce ne sont pas tant les lettres qui importent que ce qu’elles « mobilisent ». Brossat utilise l’arsenal foucaldien quand c’est nécessaire, se plaçant au plus près de l’ennemi, qu’en un sens, Foucault n’a jamais affronté d’aussi près. Foucault n’a jamais vraiment été engagé qu’à certains moments de sa vie, alors que Brossat n’a eu de cesse de faire de l’engagement bien calibré sa ligne de conduite. Batailler, bien sûr, ne veut pas dire faire polémique, scandale comme les gens  les groupes ou partis politiques aujourd’hui savent le faire. Batailler, c’est questionner vraiment les formes, les discours qu’emprunte la démocratie ignorante le plus souvent des lignes de force qui la conduisent. Lutter contre des conduites, des gestes de pouvoir, voilà l’enjeu.
Car le plus souvent ce que nous avons en partage ce sont ces gestes que nous reproduisons (geste dans les conduites technologiques, médicale, médiatiques). Geste de gestion, que Foucault a appelé biopouvoir et qu’il a décrit, avec une dextérité géniale. Une normalisation nous enserre dans ses mailles mais nous ne voyons d’elle, le plus souvent que la Loi, qui n’est que la projection, la représentation que le pouvoir se donne pour exister : le pouvoir se donne les atours de la vieille forme de la souveraineté. Foucault a montré que ces formes n’étaient que le haut de l’iceberg et que le bas, c’était la normalisation.
Batailler, c’est agir localement, à chaque fois, sur certains aspects, d’où aussi les lettres, qui ne sont pas plus singulières les unes que les autres. La multiplicité de ces combats ne peut mener à la victoire. La victoire, c’est la mort de cette forme de gouvernementalité des individus (sur l’idée de gouvernement des vivants, je renvoie à la lettre G…), mais personne ne l’a vu. En attendant cette gouvernementalité assoit sa puissance sur le règne des espèces.

Lutte des espèces (10)
Le geste fondamental de notre société, c’est de servir, donc de suivre. « To serve and to protect », comme la devise de la police américaine le propose.  Ailleurs, dans un autre livre11, il a appelé cela la subalternité : livre qui pourrait être l’appendice de cette éthique du combattant.
Le choix du titre Abécédaire Foucault, faisait déjà depuis le début, on l’a vu, résonner à la fois l’idée de maître et de serviteur : lire un auteur sous la conduite d’un maître. Même si on a vu que le livre était au fond tout le contraire, c’est surtout à propos du politique que cette question de la soumission peut poser problème. Se laisser soumettre au gouvernement d’un autre, d’un groupe, c’est aussi en rester à la démocratie actuelle.
Brossat est tout sauf un maître, car le maître n’a que des serviteurs, il n’a pas d’amis, pas de compagnons. Le maître a aussi des ennemis. Le monde de la vie démocratique inspire un grand dégoût à Brossat, car il n’y voit que ceux qui servent et ceux qui sont servis. Les serviteurs et les maîtres. On peut donc avancer que le geste de subalternité qui est le geste fondamental du pouvoir ne peut être défait que par une certaine éducation au geste. Si le gouvernement des vivants s’appuie donc sur ce geste de servir  – qui ne s’est pas fini avec l’époque de Proust (les meilleures analyses de ces rapports, on les trouverait notamment dans Sodome et Gomorrhe) et fonctionne encore de nos jours (logique des employés, d’une société des services), c’est que l’éducation n’offre pas facilement la possibilité du renversement de ce geste au profit d’une émancipation (12). Pourtant, il faut voir que l’éducation (des enfants) n’est pas tant prise dans la normalisation que dans une logique de souveraineté (cf. la lettre T), qu’elle permet donc un certain jeu (un rapport de lutte).
La lutte gouvernementale que Brossat engage avec ce geste de subalternité, c’est aussi de montrer que la société a créé deux espèces, qu’on pourrait nommer les Eloi et les Morlocks [W, p.308-312], mais ici les Morlocks ne sont plus dans les souterrains, ils sont calfeutrés dans leurs suites somptueuses, dans leurs villas dans leur « cité de quartz. » Aucune machine à explorer le temps n’est possible car il s’agit d’abolir les lois de tout avenir autre. Pour garantir cette lutte des espèces, il y a la démocratie sécuritaire, la démocratie de l’égalité des droits républicains, le capital.
Peu de personnes vont tenter de remettre en question cette démocratie injuste, sinon avec les armes qu’elle propose et qui sont inoffensives. Notre démocratie actuelle se soutient de sa haine pour l’étranger (impossible à normaliser), se soutient par ses frontières, par ses affects de haine.

Le goût de la plèbe
Mais si le pouvoir a encore la maîtrise, cela ne veut pas dire que l’on est condamné à s’y soumettre, et la composition abécédaire du livre comme champ de bataille le prouve encore en faisant apparaître la figure de la plèbe ([P] et [R] : comme Pierre Rivière).
Les nouveaux maîtres cherchent par tous les moyens à créer un corps glorieux, un corps aseptisé, sans pli, sans tache (marqué par un corps de santé, médicalisé, etc.[K] et [M]) en mettant les rebuts de la société, ceux qui ne travaillent pas, ceux qui sont ironiquement marqués du sceau de l’assistanat dans une sorte de mépris.
Seul un esprit plébéien peut nous porter à refuser cette manière de considérer les hommes. Il ne s’agit cependant pas pour Brossat de retourner à l’humanisme, à la morale qui est une des figures de la démocratie (sa bonne conscience). Il s’agit de pointer les incohérences, les actions infâmes de ses maîtres, les rapaces qui gouvernent notre monde, avec la soif d’un vampire qui change les moindres parcelles de l’existence libre pour de plus en plus asseoir son règne en créant toujours plus de dépendance. Il s’agit de traquer toutes ces manières de faire qui visent à nous soumettre à des maîtres, en nous rendant animaux. Il s’agit de mettre en valeur ceux qui ont résisté, comme Pierre Rivière, ce faiseur de « sistèmes » qui posait problème à ceux qui voulaient le classer comme fou ou criminel.
Le plébéien n’est pas tendre avec le pouvoir, c’est un Spartacus, un inventeur de nouveaux gestes de résistance. Il est l’épine dans le pied du pouvoir, une écharde même. Cette lutte que mène Alain Brossat, et dont témoigne son livre, ce n’est finalement pas le désir d’un renversement utopique (la prise du pouvoir par le prolétariat), mais le désir de penser en dehors de « l’Un » qui empêche la multiplicité des singularités de s’exprimer, de libérer une parole vraie. Notre époque est le règne de la mutilation des autres et de l’automutilation de soi : les gens ne mesurent pas qu’en se laissant parasiter par la démocratie dans ses régimes de vérité, ils ne font que lui donner vie et la prolonger. Ils sont dévorés par ce vers. L’espoir d’un autre monde n’est en fait que notre monde renversé, ou une image symétrique laissant encore la servitude nous remplir de son venin, mais une servitude des autres, de ceux qui ne pensent pas comme nous.
L’avenir ne sourit pas aux audacieux, comme on le pense, mais à ceux qui bataillent, dussent-ils créer les désillusions de ceux qui se croient heureux. Alors que des gens crèvent à leur porte, que des génocides apparaissent dans les villes voisines, que des nouveaux riches s’affichent avec leur morgue habituelle comme des modèles pour une jeunesse décomposés et sans but, il est temps qu’ait lieu le réveil des somnambules, la levée des morts-vivants.

CIMETIÈRE ET MORT-VIVANT
Le livre d’Alain Brossat résiste donc de deux façons : ne pas vivantifier (ou vivifier) Foucault, le laisser à ses lambeaux, ses masques ; et tenter de miner le discours vivant de la démocratie. C’est une ligne du dehors qu’il faut tracer dans cette gelée molaire qui nous englue tous.  D’où parle Alain Brossat pour ne pas reconduire le geste des maîtres ? Peut-être déjà de l’autre côté, du côté de la mort. Un verbe revient souvent dans ce livre, c’est le verbe « desceller », ce qui signifie ouvrir ce qui est fermé hermétiquement (comme un cercueil). Le mot est lié autant au registre du sceau qu’on enlève que de la parole, ou du travail du croquemort : enlever la dalle qui me recouvre, ou le cercueil qui contient mon corps. Il s’agit donc de sortir un corps de sa tombe, de son lieu de repos et lui donner la parole.

Cimetière de Menton
C’est la lettre H qui porterait le mieux le titre du livre : hétérotopie qui fait écho à la structure même de cet abécédaire, et qui met sur la voie du geste de Brossat.
Pour desceller, rien ne vaut d’abord que nous rendre dans un cimetière. Le cimetière de Menton est évoqué comme un souvenir commun (bien que séparé dans le temps) à Foucault et à Brossat. Tous deux ont pu goûter la société des morts, les lignages, la société de maladie qui fait de cet endroit le plus étrange tableau social posthume qu’on ait jamais vu. Brossat y allait enfant avec ses parents. Il s’y sentait bien. Il n’avait pas besoin de profaner pour être entouré de ses morts, ni de leur parler : il les entendait presque, les imaginait comme une confrérie fraternelle. Une sorte de « ville invisible » (Italo Calvino), porteuse des maladies les plus folles, phtisie, turberculose.
Le cimetière de Menton est un lieu hétérotopique. Ce cimetière n’est une hétérotopie (cf. Lettre H) pas seulement parce qu’il est un cimetière et que le cimetière a changé de statut au cours du XIX° siècle. (Le cimetière mis à la limite de la ville pour garantir la population du risque de maladie, devient un lieu vidé de toute la part sacrée et aussi un lieu en dehors des normes des vivants). Il est justement dans le brouillage de frontières historiques, un lieu étrange.
Le cimetière de Menton est un lieu qui fait se rejoindre toutes les strates de toutes les époques, un lieu à part. Ainsi Brossat, comme Foucault en son temps, dans ce lieu étrange, a été saisi par la mort. On comprend cette « familiarité » avec les morts, quand ceux-ci n’ont plus d’identité. Il me semble que cette anecdote personnelle – la seule du livre (à part le rêve du début) – nous porte au geste fondamental qui anime la pensée de ce livre.
Desceller (13) c’est le vrai geste d’Alain Brossat, celui qui le porte non pas seulement à ne pas soumettre, ou se soumettre, mais à porter à l’insoumission. Desceller c’est se défaire du sceau des pouvoirs (que symbolise bien la machine pénitentiaire kafkaïenne), c’est libérer une parole vraie, et c’est aussi et d’abord sortir du caveau, sortir dans la lumière, mais en gardant l’ombre de la mort sur soi.  Il n’y a donc pas lieu d’imaginer Alain Brossat hanté par le fantôme de Foucault, car tous deux sont des morts-vivants, même s’il ne fait pas de doute que Foucault ne vienne hanter les lieux de ce cimetière (dans la pensée du moins, puisque ce n’est pas son lieu d’inhumation). Brossat, quant à lui, offre une autre figure du mort-vivant que le lépreux, le vampire, le fantôme.

Maladie
Brossat nous raconte aussi autre chose, un lien plus intime qu’il entretient avec ce lieu. Un lien « secret mais indestructible ». « Lorsque j’avais neuf ans, j’ai contracté une primo-infection tuberculeuse qui m’a soustrait à l’école une année durant ; la « grâce de ma naissance tardive », au lendemain de la seconde guerre mondiale, [...] m’a sauvé la vie, et mes poumons guéris, je me suis mis à courir et à nomadiser sans plus pouvoir me poser ».(14)
Brossat a remporté la victoire sur la maladie, si la mort physique s’en est allé, elle a gagné son âme. Il est donc un survivant. Ici encore Brossat se distingue d’autres malades philosophies. Sa maladie a été temporaire, accompagnée d’une exclusion de l’école. Il ne s’agit pas d’une maladie chronique comme celle de Nietzsche ou même celle de Deleuze (qui vivait avec un seul poumon) mais d’une sorte d’événement qui met la mort dans la vie, dans le corps et l’âme. Dès lors la connexion avec le cimetière est évidente la frontière entre la vie et la mort s’est installée non pas entre les vivants et les morts, comme le fait la société, mais au sein même du philosophe, de l’enfant qui est devenu par la force des choses un mort-vivant.
La maladie a conduit Brossat à voir la vie avec d’autres yeux, avec un regard qui s’inscrit perpétuellement avec une profondeur (une virtualité). Il y a la vie, actuelle, celle des actions, que les gens vivent comme des somnambules, et il y a comme une vie « multiple » qui la double. La maladie a transformé Brossat, elle l’a rendu mort-vivant. La maladie est un événement dans la vie qui apporte la mort, qui ouvre la vie à la mort, crée un « espace du dedans » comme dit Michaux. Mais ce passage qui prend place à la lettre H, concerne l’hétérotopie, un concept foucaldien que justement Brossat revisite doublement.
D’abord, Alain Brossat reprend la distinction de Foucault entre utopie et hétérotopie, mais il la radicalise, car il est arrivé à ce dernier de jouer sur un flottement dans la mesure où aujourd’hui le concept d’hétérotopie tend à se confondre avec celui d’utopie (surtout en architecture). Ce partage radical est celui qui distingue les lieux qui « consolent » et les lieux qui « inquiètent ». L’hétérotopie est un concept produit par Foucault pour tenter de penser ce qui s’écarte des taxinomies du pouvoir et aussi de ses partages locaux (ses lieux).
C’est un concept puissant qui n’a pas son pareil. Le cimetière est une hétérotopie, à certaines conditions : il faut que ce lieu ait quelque chose de singulier, du multiple. Un simple décès peut certes nous porter à aller au cimetière, mais c’est l’occasion qui  est exceptionnelle, pas le lieu, il faut que le lieu  soit porté par une sorte de déréglement du rapport de la vie à la mort. Un dernier salut à un proche, quand celui-ci n’est pas tout simplement déposé dans une petite boite, est juste une manière de créer une séparation : l’hétérotopie brouille les frontières.
L’utopie, de son côté, c’est une extension du corps : on pense à une prothèse mentale, affective (les cybergédéons de Gilles Châtelet, écouteurs sur les oreilles, portable en mains). L’utopie, c’est la bulle,  c’est le régime de vérité de ceux qui s’attachent à notre monde de vivants, que ce soit dans ses formes actuelles, ou dans ses formes possibles (révolution). Il faut accepter le présent ou  il faut un lendemain qui chante pour enfin vivre une belle vie. Quel que soit le credo de ces vivants, la démocratie a juste une petite toux. Ceux qui sont pris par le « vivantisme », la membrane actuelle de la société, eux, vivent leurs utopies dans des prothèses, des bulles, avec un imaginaire déconnecté des souffrances. C’est un prolongement virtuel du corps, un prolongement qui ne fait qu’accroître l’écart entre les serviteurs et les maîtres.
Ensuite, Alain Brossat déplace l’hétérotopie du côté du devenir d’un individu. Il s’agit moins d’un état, l’état d’un lieu par exemple, que de ce que le lieu me fait, que ce qui se joue dans la lutte entre moi et le lieu, dans ce qu’il me fait devenir : l’hétérotopie nous change radicalement.
L’abécédaire est parasité par de nombreux films datés, mais qui sont comme de petites hétérotopies, qui amènent à voir autrement la société, à faire éclater le vernis de la belle mort, qui semblent arrêter la décomposition des corps, comme un dernier coup des vivants. On empêche le mort de se décomposer, de se pluraliser, de se faire rhizome. Les films autour des  lettres fonctionnent comme parasitage, notamment en ouverture ou fermeture, comme une manière de condenser dans un exemple, une image (peut-être un reste de Benjamin). Le rapport au cinéma est aussi un rapport au spectral, un rapport aux couches. C’est un exemple de devenir hétérotopique.
Aussi, le meilleur exemple peut-être de la condensation du geste de Brossat, celui du descellement, c’est dans un film de morts-vivants qu’on le trouverait peut-être.

La nuit du mort-vivant
Ce qui affleure sous la surface des lettres et partout dans l’abécédaire, c’est la figure du mort-vivant. Finalement, ce n’est peut-être pas la  même révolution qu’ont vécue Foucault et Brossat en 1968.
Pour Foucault Mai 68 est une sorte d’événement lointain, puisqu’il est en Tunisie : elle est pour lui une aurore boréale ;  ou une sorte de fantôme. Pour Brossat, 1968, c’est le spectre de la lutte mort-vivante qui fait son apparition. On imagine bien que Brossat a dû se reconnaître cette année-là, ou rétrospectivement, dans La nuit des morts-vivants, le premier film de Georges Romero.
L’abécédaire gardera longtemps son odeur de cimetière où on entend gronder, se casser les dalles, les crucifix, les pots de fleurs, les inscriptions, derniers sacrements de la famille, du recueillement social. La révolution éthique de Brossat, c’est une levée de mort-vivants, de toutes les espèces, des « espaces d’espèces » (pour pasticher Perec).
Le cimetière de Romero est une hétérotopie puissante, car elle est portée par de nouveaux  morts-vivants : c’est d’ailleurs ce que ne comprend pas la critique à son égard.  Romero a crée un nouveau mort-vivant de toutes pièces, avec les pièces d’autres mort-vivants ; il l’a tissé avec le cadavre des morts vivants du cinéma. Recollection hétéroclite, inédite.
Cela correspondrait, du côté des actes de Brossat, dans son livre, au minage de l’appareil « démocratique » : le devenir hétérotopique ce n’est plus un objet mais une manière de se rapporter aux objets, une manière d’interférer, de créer des disjonctions, des perturbations dans le « champ » presque physique et mental que nous avons de la démocratie (comme une sorte de balance avec un point zéro ; somme d’individus qui sont mesurés identiquement). Sauf que le travail de Brossat vise à pointer la dissymétrie entre une vision plate et égalitaire, et un régime d’exclusion qui est multiple et souvent justifié pour la sauvegarde, la protection de l’égalité.
Le propre du zombie romérien (qui porte mal son nom), c’est de venir d’un lieu un cimetière qui aurait perdu ses multiples traces, effacées par la démocratie, et qui recomposerait dans son être ses traces perdus – à travers des écrits épars. Il s’agit dès lors de venir perturber, d’être dérangeant non pas moralement ou sur le plan de la maladie, mais par les idées.
Alain Brossat a tous les attributs du mort-vivant romérien : comme lui, il est cannibale (il dévore et ingurgite ce qui est inacceptable dans la démocratie  pour le rejeter comme ce que c’est : de la merde) ; comme lui, il erre sur un champ chaotique (c’est le côté exilé qu’il partage aussi avec Walter Benjamin) ; comme lui, il sait mordre, avec son ironie (il sait appuyer là où ça fait mal) ; comme lui, il sait attraper pour déchirer (ainsi le vivantisme voit son sang couler).
On imagine qu’Alain Brossat est né le jour même où il s’est fait mordre dans ce cimetière de Menton. Longtemps encore, nous l’espérons, on sentira la force de son geste hétérotopique venir nous laminer, et défaire nos chairs.
Oui, Abécédaire Foucault est le seul livre écrit par un mort-vivant !
Joachim Dupuis
Abécédaire d’un mort-vivant
(à propos du dernier livre d’Alain Brossat) / 2014
Publié pour le Silence qui parle le 28 mai 2014

Présentation d’Abécédaire Foucault vendredi 27 juin à la librairie Texture
94 Avenue Jean Jaurès
Paris 19°- métro Laumière
texture@texture-librairie.fr – 01 42 01 25 12

Sur le Silence qui parle, à propos du livre d’Alain Brossat : Les serviteurs sont fatigués (les maîtres aussi), lire Alain Naze et Philippe Roy.

They-Live

1 Sous forme orale et filmée par Claire Parnet. Pour Alain Brossat, on verra, il ne s’agit pas de se mettre en scène, dans un acte de maîtrise, maîtrise d’un savoir conceptuel déjà rôdé par la pratique de l’enseignement, et aussi par le jeu : Deleuze se prêtait avec cet exercice, bon gré mal gré, au jeu de sa maîtresse.
2 [G, p.101].
3 Voir la belle Préface à L’Histoire de la folie.
4 À ce propos voir [Q, p.226 et sq] et [I,p.127 et sq] et surtout [N,p.197] : ce sont les pages les plus intéressantes que l’on pourra lire sur Foucault et qui remplaceraient volontiers la lecture des commentateurs qui cherchent à « récupérer » Foucault (Frédéric Gros, ou Guillaume le Blanc, Frédéric Keck, pour ne citer que quelques noms donnés dans le livre).
5 Mais s’il y a une certaine exposition à la mort de certains corps, voir la lettre [X, p.324 ].
6 Allusion à la polémique connue sur les camps.
7 En [Z].
8 [M, p178, où on parle de « démocratie immunitaire »] et[K, p.147] et [X, p.324 sur la question vie/mort].
9 Sur ce point se référer autant à la lettre [I,] pour les partages, et à la lettre [N] pour indexer la lutte à la compréhension même de la pensée de Foucault (avec les belles pages 195 à 206).
10 Ce point se soutient de [X,] p.318. Voir aussi les analyses de Il faut défendre la société et fin de La volonté de savoir.
11 Lire Les serviteurs sont fatigués (et les maîtres aussi).
12 Voir la lettre [R] pour la question de la parole et des indomptés. Voir encore le livre Les serviteurs sont fatigués (et les maîtres aussi) : notamment le passage sur la connaissance que les serviteurs ont des maîtres, notamment leur corps, leur santé.
13 Terme en quatrième de couverture, qui revient plusieurs fois dans le livre.
14 [H, p.115].




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