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Le devenir révolutionnaire et les créations politiques / Gilles Deleuze / Entretien avec Toni Negri

Dans votre vie intellectuelle le problème du politique semble avoir été toujours présent. D’un côté, la participation aux mouvements (prisons, homosexuels, autonomie italienne, Palestiniens), de l’autre, la problématisation constante des institutions se suivent et s’entremêlent dans votre œuvre, depuis le livre sur Hume jusqu’à celui sur Foucault. D’où naît cette approche continue à la question du politique et comment réussit-elle à se maintenir toujours là, au fil de votre œuvre ? Pourquoi le rapport mouvement-institutions est-il toujours problématique ?

Ce qui m’intéressait, c’étaient les créations collectives plutôt que les représentations. Dans les « institutions », il y a tout un mouvement qui se distingue à la fois des lois, et des contrats. Ce que je trouvais chez Hume, c’était une conception très créatrice de l’institution et du Droit. Au début je m’intéressais plus au Droit qu’à la politique. Ce qui me plaisait même chez Masoch et Sade, c’était leur conception tout à fait tordue du contrat selon Masoch, de l’institution selon Sade, rapportés à la sexualité. Aujourd’hui encore, le travail de François Ewald pour restaurer une philosophie du Droit me semble essentiel. Ce qui m’intéresse, ce n’est pas la loi ni les lois (l’une est une notion vide, les autres, des notions complaisantes), ni même le Droit ou les droits, c’est la jurisprudence. C’est la jurisprudence qui est vraiment créatrice de droit : il faudrait qu’elle ne reste pas confiée aux juges. On songe déjà à établir le droit de la biologie moderne : mais tout, dans la biologie moderne et les nouvelles situations qu’elle crée, les nouveaux événements qu’elle rend possibles, est affaire de jurisprudence. Ce n’est pas un comité des sages, moral et pseudo-compétent, dont on a besoin, mais de groupes d’usagers. C’est là qu’on passe du droit à la politique. Une sorte de passage à la politique, je l’ai fait pour mon compte, avec mai 68, à mesure que je prenais contact avec des problèmes précis, grâce à Guattari, grâce à Foucault, grâce à Elie Sambar. L’Anti-Œdipe fut tout entier un livre de philosophie politique.

Vous avez ressenti les événements de 68 comme étant le triomphe de l’Intempestif, la réalisation de la contreeffectuation. Déjà dans les années avant 68, dans le travail sur Nietzsche, de même qu’un peu plus tard, dans Sacher Masoch, le politique est reconquis chez vous comme possibilité, événement, singularité. Il y a des courts-circuits qui ouvrent le présent sur le futur. Et qui modifient, donc, les institutions mêmes ? Mais après 68, votre évaluation semble se nuancer : la pensée nomade se présente toujours, dans le temps, sous la forme de la contre-effectuation instantanée ; dans l’espace, seulement un « devenir minoritaire est universel ». Mais qu’est-ce donc que cette universalité de l’intempestif ?

C’est que, de plus en plus, j’ai été sensible à une distinction possible entre le devenir et l’histoire. C’est Nietzsche qui disait que rien d’important ne se fait sans une « nuée non-historique ». Ce n’est pas une opposition entre l’éternel et l’historique, ni entre la contemplation et l’action : Nietzsche parle de ce qui se fait, de l’événement même ou du devenir. Ce que l’histoire saisit de l’événement, c’est son effectuation dans des états de choses, mais l’événement dans son devenir échappe à l’histoire. L’histoire n’est pas l’expérimentation, elle est seulement l’ensemble des conditions presque négatives qui rendent possible l’expérimentation de quelque chose qui échappe à l’histoire. Sans l’histoire l’expérimentation resterait indéterminée, inconditionnée, mais l’expérimentation n’est pas historique. Dans un grand livre de philosophie, Clio, Péguy expliquait qu’il y a deux manières de considérer l’événement, l’une qui consiste à passer le long de l’événement, à en recueillir l’effectuation dans l’histoire, le conditionnement et le pourrissement dans l’histoire, mais l’autre à remonter l’événement, à s’installer en lui comme dans un devenir, à rajeunir et à vieillir en lui tout à la fois, à passer par toutes ses composantes ou singularités. Le devenir n’est pas de l’histoire ; l’histoire désigne seulement l’ensemble des conditions si récentes soient-elles, dont on se détourne pour « devenir », c’est-à-dire pour créer quelque chose de nouveau. C’est exactement ce que Nietzsche appelle l’Intempestif. Mai 68 a été la manifestation, l’irruption d’un devenir à l’état pur. Aujourd’hui la mode est de dénoncer les horreurs de la révolution. Ce n’est même pas nouveau, tout le romantisme anglais est plein d’une réflexion sur Cromwell très analogue à celle sur Staline aujourd’hui. On dit que les révolutions ont un mauvais avenir. Mais on ne cesse pas de mélanger deux choses, l’avenir des révolutions dans l’histoire et le devenir-révolutionnaire des gens. Ce ne sont même pas les mêmes gens dans les deux cas. La seule chance des hommes est dans le devenir révolutionnaire, qui peut seul conjurer la honte, ou répondre à l’intolérable.

Il me semble que Mille Plateaux, que je considère comme l’une des grandes œuvres philosophiques de ce siècle, est aussi un catalogue de problèmes irrésolus, surtout dans le domaine de la philosophie politique. Les couples conflictuels processus-projet, singularité-sujet, composition-organisation, lignes de fuite, dispositifs et stratégies, micro-macro, etc. – tout cela, non seulement reste toujours ouvert mais est sans cesse rouvert, avec une volonté théorique inouïe et avec une violence qui rappelle le ton des hérésies. Je n’ai rien contre une telle subversion, bien au contraire… Mais quelquefois il me semble entendre une note tragique, là où on ne sait pas où amène la « machine de guerre ».

Je suis touché de ce que vous me dites. Je crois que Félix Guattari et moi, nous sommes restés marxistes, de deux manières différentes peut-être, mais tous les deux. C’est que nous ne croyons pas à une philosophie politique qui ne serait pas centrée sur l’analyse du capitalisme et de ses développements. Ce qui nous intéresse le plus chez Marx, c’est l’analyse du capitalisme comme système immanent qui ne cesse de repousser ses propres limites, et qui les retrouve toujours à une échelle agrandie, parce que la limite, c’est le Capital lui-même. Mille Plateaux indique beaucoup de directions dont voici les trois principales : d’abord une société nous semble se définir moins par ses contradictions que par ses lignes de fuite, elle fuit de partout, et c’est très intéressant d’essayer de suivre à tel ou tel moment les lignes de fuite qui se dessinent. Soit l’exemple de l’Europe aujourd’hui : les hommes politiques occidentaux se sont donné beaucoup de mal pour la faire, les technocrates, beaucoup de mal pour uniformiser régimes et règlements, mais d’une part ce qui risque de surprendre, c’est les explosions qui peuvent se faire chez les jeunes, chez les femmes, en fonction du simple élargissement des limites (cela n’est pas « technocratisable »), et d’autre part c’est assez gai de se dire que cette Europe est déjà complètement dépassée avant d’avoir commencé, dépassée par les mouvements qui viennent de l’Est. Ce sont de sérieuses lignes de fuite. Il y a une autre direction dans Mille Plateaux, qui ne consiste plus seulement à considérer les lignes de fuite plutôt que les contradictions, mais les minorités plutôt que les classes. Enfin une troisième direction, qui consiste à chercher un statut des « Machines de guerre », qui ne se définiraient pas du tout par la guerre, mais par une certaine manière d’occuper, de remplir l’espace-temps, ou d’inventer de nouveaux espaces-temps : les mouvements révolutionnaires (on ne considère pas suffisamment par exemple comment l’OLP a dû inventer un espace-temps dans le monde arabe), mais aussi les mouvements d’art sont de telles machines de guerre.
Vous dites que tout cela n’est pas sans une tonalité tragique, ou mélancolique. Je crois voir pourquoi. J’ai été très frappé par toutes les pages de Primo Levi où il explique que les camps nazis ont introduit en nous « la honte d’être un homme ». Non pas, dit-il, que nous soyons tous responsables du nazisme, comme on voudrait nous le faire croire, mais nous avons été souillés par lui : même les survivants des camps ont dû passer des compromis, ne serait-ce que pour survivre. Honte qu’il y ait eu des hommes pour être nazis, honte de n’avoir pas pu ni su l’empêcher, honte d’avoir passé des compromis, c’est tout ce que Primo Levi appelle la « zone grise ». Et la honte d’être un homme, il arrive aussi que nous l’éprouvions dans des circonstances simplement dérisoires : devant une trop grande vulgarité de penser, devant une émission de variétés, devant le discours d’un ministre, devant des propos de bons-vivants. C’est un des motifs les plus puissants de la philosophie, ce qui en fait forcément une philosophie politique. Dans le capitalisme, il n’y a qu’une chose qui soit universelle, c’est le marché. Il n’y a pas d’État universel, justement parce qu’il y a un marché universel dont les États sont des foyers, des Bourses. Or il n’est plus universalisant, homogénéisant, c’est une fantastique fabrication de richesse et de misère. Il n’y a pas d’État démocratique qui ne soit compromis jusqu’au cœur dans cette fabrication de la misère humaine. La honte, c’est que nous n’ayons aucun moyen sûr pour préserver, et à plus forte raison faire lever les devenirs, y compris en nous-mêmes. Comment un groupe tournera, comment il retombera dans l’histoire, c’est ce qui impose un perpétuel « souci ». Nous ne disposons plus d’une image du prolétaire duquel il suffirait de prendre conscience.

Comment le devenir minoritaire peut-il être puissant ? Comment la résistance peut-elle devenir une insurrection ? En vous lisant, je suis toujours dans le doute à propos des réponses à donner à de telles questions, même si, dans vos œuvres, je trouve toujours l’impulsion qui m’oblige à reformuler théoriquement et pratiquement de telles questions. Et pourtant, quand je lis vos pages sur l’imagination ou les notions communes chez Spinoza, ou quand je suis dans l’Image-Temps votre description sur la composition du cinéma révolutionnaire dans les pays du tiers monde, et que je saisis avec vous le passage de l’image à la fabulation, à la praxis politique, j’ai presque l’impression d’avoir trouvé une réponse… Ou est-ce que je me trompe ? Existe-t-il donc un mode pour que la résistance des opprimés puisse devenir efficace et l’intolérable définitivement effacé ? Existe-t-il un mode pour que la masse de singularités et d’atomes que nous sommes tous puisse se présenter comme pouvoir constituant, ou au contraire, devons-nous accepter le paradoxe juridique d’après lequel le pouvoir constituant ne peut être défini que par le pouvoir constitué ?

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Les minorités et les majorités ne se distinguent pas par le nombre. Une minorité peut être plus nombreuse qu’une majorité. Ce qui définit la majorité, c’est un modèle auquel il faut être conforme : par exemple l’Européen moyen adulte mâle habitant des villes… Tandis qu’une minorité n’a pas de modèle, c’est un devenir, un processus. On peut dire que la majorité, ce n’est Personne. Tout le monde, sous un aspect ou un autre, est pris dans un devenir minoritaire qui l’entraînerait dans des voies inconnues s’il se décidait à le suivre. Quand une minorité se crée des modèles, c’est parce qu’elle veut devenir majoritaire, et c’est sans doute inévitable pour sa survie ou son salut (par exemple avoir un État, être reconnue, imposer ses droits). Mais sa puissance vient de ce qu’elle a su créer, et qui passera plus ou moins dans le modèle, sans en dépendre. Le peuple, c’est toujours une minorité créatrice, et qui le reste, même quand elle conquiert une majorité : les deux choses peuvent coexister parce qu’elles ne se vivent pas sur le même plan. Les plus grands artistes (pas du tout des artistes populistes) font appel à un peuple, et constatent que « le peuple manque » : Mallarmé, Rimbaud, Klee, Berg. Au cinéma, les Straub. L’artiste ne peut que faire appel à un peuple, il en a besoin au plus profond de son entreprise, il n’a pas à le créer et ne le peut pas. L’art, c’est ce qui résiste : il résiste à la mort, à la servitude, à l’infamie, à la honte. Mais le peuple ne peut pas s’occuper d’art. Comment un peuple se crée, dans quelles souffrances abominables ? Quand un peuple se crée, c’est par ses moyens propres, mais de manière à rejoindre quelque chose de l’art (Garel dit que le musée du Louvre, lui aussi, contient une somme de souffrance abominable), ou de manière à ce que l’art rejoigne ce qui lui manquait. L’utopie n’est pas un bon concept : il y a plutôt une « fabulation » commune au peuple et à l’art. Il faudrait reprendre la notion bergsonnienne de fabulation pour lui donner un sens politique.

Dans votre livre sur Foucault et puis aussi dans l’interview télévisuelle à l’INA, vous proposez d’approfondir l’étude de trois pratiques du pouvoir – le Souverain, le Disciplinaire – et surtout celui du Contrôle sur la « communication » qui aujourd’hui est en train de devenir hégémonique. D’un côté ce dernier scénario renvoie à la plus haute perfection de la domination qui touche aussi la parole et l’imagination, mais de l’autre, jamais autant qu’aujourd’hui, tous les hommes, toutes les minorités, toutes les singularités sont potentiellement capables de reprendre la parole, et avec elle, un plus haut degré de liberté. Dans l’utopie marxienne des « Gründrisse », le communisme se configure justement comme une organisation transversale d’individus libres, sur une base technique qui en garantit les conditions. Le communisme est-il encore pensable ? Dans la société de la communication, peut-être est-il moins utopique qu’hier ?

C’est certain que nous entrons dans des sociétés de « contrôle », qui ne sont plus exactement disciplinaires. Foucault est souvent considéré comme le penseur des sociétés de discipline, et de leur technique principale, l’enfermement (pas seulement l’hôpital et la prison, mais l’école, l’usine, la caserne). Mais en fait, il est l’un des premiers à dire que les sociétés disciplinaires, c’est ce que nous sommes en train de quitter, ce que nous ne sommes déjà plus. Nous entrons dans des sociétés de contrôle, qui fonctionnent non plus par enfermement, mais par contrôle continu et communication instantanée. Bien sûr on ne cesse de parler de prison, d’école, d’hôpital : ces institutions sont en crise. Mais si elles sont en crise, c’est précisément dans des combats d’arrière-garde. Ce qui se met en place, à tâtons, ce sont de nouveaux types de sanctions, d’éducation, de soin. Les hôpitaux ouverts, les équipes soignantes à domicile, etc., sont déjà apparus depuis longtemps. On peut prévoir que l’éducation sera de moins en moins un milieu clos, se distinguant du milieu professionnel comme autre milieu clos, mais que tous les deux disparaîtront au profit d’une terrible formation permanente, d’un contrôle continu s’exerçant sur l’ouvrier-lycéen ou le cadre universitaire. On essaie de nous faire croire à une réforme de l’école, alors que c’est une liquidation. Dans un régime de contrôle, on n’en a jamais fini avec rien. Vous-même, il y a longtemps que vous avez analysé une mutation du travail en Italie, avec des formes de travail intérimaire, à domicile, qui se sont confirmées depuis (et de nouvelles formes de circulation et de distribution des produits). A chaque type de société, évidemment, on peut faire correspondre un type de machine les machines simples ou dynamiques pour les sociétés de souveraineté, les machines énergétiques pour les disciplines, les cybernétiques et les ordinateurs pour les sociétés de contrôle. Mais les machines n’expliquent rien, il faut analyser les agencements collectifs dont les machines ne sont qu’une partie. Face aux formes prochaines de contrôle incessant en milieu ouvert, il se peut que les plus durs enfermements nous paraissent appartenir à un passé délicieux et bienveillant. La recherche des « universaux de la communication » a de quoi nous faire trembler. Il est vrai que, avant même que les sociétés de contrôle se soient réellement organisées, les formes de délinquance ou de résistance (deux cas distincts) apparaissent aussi. Par exemple les piratages ou les virus d’ordinateurs, qui remplaceront les grèves et ce qu’on appelait au XIXe siècle « sabotage » (le sabot dans la machine). Vous demandez si les sociétés de contrôle ou de communication ne susciteront pas des formes de résistance capables de redonner des chances à un communisme conçu comme « organisation transversale d’individus libres ». Je ne sais pas, peut-être. Mais ce ne serait pas dans la mesure où les minorités pourraient reprendre la parole. Peut-être la parole, la communication est-elle pourrie. Elles sont entièrement pénétrées par l’argent : non par accident, mais par nature. Il faut un détournement de la parole. Créer a toujours été autre chose que communiquer. L’important, ce sera peut-être de créer des vacuoles de non-communication, des interrupteurs, pour échapper au contrôle.

Dans Foucault et dans Le Pli, il semble que les processus de subjectivation soient observés avec davantage d’attention que dans certaines de vos autres œuvres. Le sujet est la limite d’un mouvement continu entre un dedans et un dehors. Quelles conséquences politiques cette conception du sujet a-t-elle ? Si le sujet ne peut pas être résolu dans l’extériorité de la citoyenneté, peut-il instaurer celle-ci dans la puissance et la vie ? Peut-il rendre possible une nouvelle pragmatique militante, à la fois « pietas » pour le monde et construction très radicale ? Quelle politique pour prolonger dans l’histoire la splendeur de l’événement et de la subjectivité ? Comment penser une communauté sans fondement mais puissante, sans totalité, mais, comme chez Spinoza, absolue ?

On peut en effet parler de processus de subjectivation quand on considère les diverses manières dont les individus ou des collectivités se constituent comme sujets : de tels processus ne valent que dans la mesure où, quand ils se font, ils échappent à la fois aux savoirs constitués et aux pouvoirs dominants. Même si par la suite ils engendrent de nouveaux pouvoirs ou repassent dans de nouveaux savoirs. Mais, sur le moment, ils ont bien une spontanéité rebelle. Il n’y a là nul retour au « sujet », c’est-à-dire à une instance douée de devoirs, de pouvoir et de savoir. Plutôt que processus de subjectivation, on pourrait parler aussi bien de nouveaux types d’événement : des événements qui ne s’expliquent pas par les états de choses qui les suscitent, ou dans lesquels ils retombent. Ils se lèvent un instant, et c’est ce moment-là qui est important, c’est la chance qu’il faut saisir. Ou bien on pourrait parler simplement de cerveau : c’est le cerveau qui est exactement cette limite d’un mouvement continu réversible entre un dedans et un dehors, cette membrane entre les deux. De nouveaux frayages cérébraux, de nouvelles manières de penser ne s’expliquent pas par la micro-chirurgie, c’est au contraire la science qui doit s’efforcer de découvrir ce qu’il peut bien y avoir eu dans le cerveau pour qu’on se mette à penser de telle ou telle manière. Subjectivation, événement ou cerveau, il me semble que c’est un peu la même chose. Croire au monde, c’est ce qui nous manque le plus ; nous avons tout à fait perdu le monde, on nous en a dépossédé. Croire au monde, c’est aussi bien susciter des événements même petits qui échappent au contrôle, ou faire naître de nouveaux espaces-temps, même de surface ou de volume réduits. C’est ce que vous appelez « pietas ». C’est au niveau de chaque tentative que se jugent la capacité de résistance, ou au contraire la soumission à un contrôle. Il faut à la fois création et peuple.
Gilles Deleuze
Le devenir révolutionnaire et les créations politiques / non daté
Entretien avec Toni Negri / Publié dans Multitudes

À paraître en octobre 2014 : Chimères n°83 – Devenirs révolutionnaires

À lire également sur le Silence qui parle :
Contrôle et devenir / Gilles Deleuze / Entretien avec Toni Negri
Pensée nomade (sur Nietzsche)
Mai 68 n’a pas eu lieu (avec Félix Guattari)
Les paradoxes des devenirs (René Schérer)
À voir et écouter :
G comme Gauche (Abécédaire)

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Une petite fleur jaune dans l’herbe verte / Mayette Viltard / Chimères n°82 / L’Herbe

Curieusement, Freud s’est appliqué à faire savoir qu’il n’aimait pas la botanique, qu’il avait négligé cette partie obligatoire de ses études, qu’il confondait les plantes, les fleurs. À l’en croire, ce promeneur invétéré arpentait les alpages en ne regardant que les champignons, bien qu’il ait espéré le congrès le plus important avec son ami Fliess dans une magnifique forêt pleine de fougères… et de champignons, certes. D’oubli en oubli, de souvenir en souvenir, de rêve en rêve, le futur professeur mélange, déplace les mots, souvent à travers langues, associe, déchiffre. Les jeunes filles freudiennes sont florissantes, et fort œdipiennement, le rêveur n’aspire qu’à les déflorer, et même, à leur arracher une par une leurs feuilles et leurs pétales, car elles sont, à l’occasion, des fleurs d’artichaut. Il refait en rêve une monographie botanique, conjurant l’autre, la monographie malheureuse sur la coca et ses bienfaits. Livre érotique s’il en est, la Traumdeutung est un catalogue de tous les fantasmes sexuels de la turbulente Vienne de 1900.
Les souvenirs d’enfance sont incurablement œdipiens, nous disent Deleuze et Guattari dans leur Kafka, et si l’on en croit Lacan, fabriqués dans la langue où ils sont parlés, production made in France pour un souvenir africain… En quelle langue la machine Freud produit- elle ses souvenirs et ses rêves ?… La Traumdeutung témoigne d’un mélange permanent, bouillonnant, translangue, anglais-français-allemand-yiddish-grec-latin. Aux prises avec une efflorescence des signes, qui se mettent à pulluler sans qu’il réussisse à trouver comment les discipliner, Freud, cependant, n’est pas comme Attila. Dans l’herbe verte des prairies alpestres, une petite fleur relève la tête, elle est jaune, elle a le privilège d’avoir des tas de noms, du moins pour Freud qui aime à confondre. Le nom qu’il préfère, c’est le pissenlit.
« Je vois une prairie carrée, un peu en pente, verte et herbue; dans ce vert, beaucoup de fleurs jaunes, de toute évidence du pissenlit commun. En haut de la prairie, une maison paysanne ; debout devant la porte, deux femmes bavardent avec animation : la paysanne coiffée d’un foulard et une nourrice. Sur la prairie jouent trois enfants ; je suis l’un d’eux (âgé de deux à trois ans), les deux autres sont mon cousin, qui a un an de plus que moi et sa sœur, ma cousine, qui a presque exactement mon âge. Nous cueillons les fleurs jaunes et tenons chacun à la main un certain nombre de fleurs déjà cueillies. C’est la petite fille qui a le plus joli bouquet ; mais nous, les garçons, nous lui tombons dessus comme d’un commun accord et lui arrachons ses fleurs. Toute en pleurs, elle remonte la prairie en courant et, pour la consoler, la paysanne lui donne un gros morceau de pain noir. A peine avons-nous vu cela que nous jetons nos fleurs et, nous précipitant nous aussi vers la maison, nous réclamons du pain à notre tour. Nous en obtenons également ; la paysanne coupe la miche avec un grand couteau. Le goût de ce pain, dans mon souvenir, est absolument délicieux, et là-dessus la scène prend fin.[Les souvenirs-écrans] »
Avec le pissenlit, Freud a fait une grande découverte. Il n’y a pas de souvenirs d’enfance à faire émerger, à tirer de l’oubli, on les produit, à la manière des haikus de Marie Jardin. Mais peut-être me direz- vous que dans le cas du poème de Marie Jardin, il y a bien un poème d’origine. Croyez-vous ? C’est un petit trucage qu’elle nous propose, le poème « entier » et chacun des haikus sont complètement hétérogènes, il n’y a pas plus de nécessité à ce que le poème soit source des haikus que de croire que les haikus permettraient de recomposer le poème, il n’y a pas de lien entre eux, le grand manitou est la machinerie à glissières et à poulies qu’elle manipule sous notre nez, pour nous tromper ! C’est elle qui cannibalise un texte et nous exhibe quelques chiffons attrapés par sa pique.
Les blocs d’enfance ne sont pas des morceaux d’enfance, on les rencontre, on s’y heurte dans telle ou telle galaxie de signes à la dérive, qui tout d’un coup nous enveloppent, nous plongent dans le doute, l’incertitude, serait-ce mon enfance, cette nébuleuse de sens d’où l’étincelle du non-sens crée un souvenir-événement… Freud se débat, ça foisonne, Löwenzahn, ah, du Pisse-en-lit, oui, mais le jaune de la robe de la riche jeune fille est plus foncé, couleur giroflée, Goldlack, ah, couleur Manque d’or pour le jeune et pauvre Freud…
Mayette Viltard
Une petite fleur jaune dans l’herbe verte / 2014
Extrait du texte publié dans Chimères n°82 / L’Herbe

Poème Nuvole de Marie Jardin à télécharger fichier pdf nuvole

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Bêtise, marasme de la gauche et déni de la pulsion de pouvoir / Préambule / Elias Jabre / L’Anti-Oedipe en question

J’avais été prévenu, j’allais être contaminé (c’est déjà je qui parle, ça promet).

A travailler sur la bêtise, combien d’illustres prédécesseurs en avaient fait l’expérience, l’avaient ressenti et même formulé, à commencer par Flaubert victime de son célèbre duo qu’il avait répandu dans le décor : « Bouvard et Pécuchet m’emplissent à tel point que je suis devenu eux ! Leur bêtise est mienne, et j’en crève ! », menace destinée aux imprudents qui oseraient retenter l’aventure.

Se jeter à corps perdu dans la bataille (cette drôle de manie de vouloir en découdre tout le temps), ouvrir les questions du fond et du sans-fond, heureusement accompagné par des guides chevronnés, les plus audacieux et les plus solides (Deleuze et Derrida donc), deux guides qui ont laissé des traces de leur pas et de nombreuses balises sur ce territoire au sol incertain, où se dissimulent tant d’abîmes et de sables mouvants, et qu’ils ont parcouru de long en large (et bien sûr en travers).

Et une fois de retour (étais-je vraiment parti ? en revient-on jamais ?), se sentir détenteur d’un savoir en plus, d’un petit bout de clarté attrapé en plein cœur des ténèbres (mon petit côté fin XIXème), avance ô combien dérisoire, et qu’on insiste à balader dans le décor comme une luciole fragile cachée entre nos mains, qu’on découvre à quelques compagnons pressentis, à s’assurer que leurs yeux reflètent cette même lueur minuscule, inestimable vérité, comme si cette métaphore lumineuse n’était pas aussi usée que la croyance en ce pas décisif vers une résolution.

Et une fois l’énigme résolue (voyez comme la bêtise insiste), c’est un souffle qui renouvelle le paysage. Regarde bien, ne sens-tu pas cette douce fraîcheur qui glisse sur tes joues ? Avoue ! Ose me dire que tu ne respires pas mieux ! (eh oui, jusque-là encore, et toujours la même violence démonstrative)

Ne fallait-il pas profondément être bête (mais qui est bête, dirait l’autre, ça ou moi ?), ne fallait-il pas profondément être bête et plus bête encore à vouloir transformer cette aventure en thèse ? D’autant que ce supposé savoir (en plus ? de trop ?) invalidait jusqu’à la forme tranchée de ce mode d’affirmation.

Préalable, frapper à la porte des institutions, des écoles doctorales en philosophie, où les budgets s’amenuisent d’année en année, et où les rares directeurs de thèse croulent sous la charge magistrale des travaux de tous ces échoués du temps qui misent leur vie sur cette perversion défraîchie.

Une fois que deux ou trois interlocuteurs dûment habilités vous proposent leur accompagnement dans le cadre de l’université, cette vieille dame sérieuse et digne qui détient le pouvoir de légitimer vos recherches,  plusieurs cas de figures se dessinent. (…)

Trouver le moyen de les (de se faire) éconduire, de signifier la mise au rancart d’une institution délabrée dont les murs risquent de vous tomber sur la tête.

Quelle inspiration perfide m’a donc traversé et transi (Heidegger, sors de ce corps !), que je me sente dévolu à ce délire messianique partagé par tous ces prophètes ratés (tous les apprentis thésards sans doute) qui se croyaient élus, et que l’histoire (enfin, ce qu’il en reste, bref des décombres) a fort heureusement balayé pour leur plus grand nombre sans laisser la moindre trace (quant aux autres, nous ne les aimons plus qu’en fragments pour leur plus grande chance, et même la nôtre).

J’ai fait du porte à porte, dénichant des interlocuteurs potentiels, des spécialistes du champ que j’investissais, et après un premier mail timide qui demandait l’autorisation d’ouvrir le jeu, je dévoilais ce que j’appelais « mon intuition » :

L’intuition de ce travail serait de cet ordre : il y aurait un lien entre le marasme de la gauche actuelle et le déni de la pulsion de pouvoir. Or la psychanalyse, et notamment Deleuze-Guattari et Derrida (plutôt que les institutions psychanalytiques elles-mêmes dupes de cette pulsion de pouvoir), auraient dû conduire à des traductions de ses concepts dans le domaine juridico-politique afin de déconstruire la vieille souveraineté qui encadre encore l’Etat Nation et la notion de sujet juridique aujourd’hui. Il n’existerait pourtant pas de courant, à ma connaissance, qui travaillerait autour de cette problématique.

Il s’agirait d’interroger les positions politiques en termes de pulsion de pouvoir, de résistance et d’auto-immunité en partant d’un cas précis : la résistance de la psychanalyse à la critique deleuzo-guattarienne avec en parallèle, la résistance deleuzo-guattarienne à la pulsion de pouvoir (tel que je l’analyse à partir du dernier séminaire de Derrida sur la question de la bêtise, La bête et le souverain, Galilée, 2008). 

En essayant d’éclaircir des résistances dans des champs ou chez des auteurs qui n’auraient pas dû être dupes des jeux de l’inconscient pourtant au cœur de leurs pensées, l’objectif serait peut-être de proposer d’autres machinations politiques qui prendraient en compte la pulsion de pouvoir.

Elias Jabre
Bêtise, marasme de la gauche et déni de la pulsion de pouvoir /Préambule / 2014
l’Anti-Oedipe en question

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Photo : Lydie Jean-Dit Pannel

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