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Abécédaire Foucault / présentation à la librairie Texture / vendredi 27 juin, Paris

Les éditions Demopolis & la librairie Texture, Alain Brossat, vous invitent à la présentation de Abécédaire Foucault

Cet Abécédaire n’est pas un essai sur la pensée de Foucault mais bien plutôt un cheminement avec lui.
En adoptant le principe de l’abécédaire, il ne s’agit pas de passer en revue les principales notions à l’œuvre dans le travail de Foucault mais plutôt de tenter de rendre le lecteur sensible à la puissance d’une pensée constamment animée par le souci de l’actuel (le présent tel qu’il est, pour nous, en question).
En croisant et combinant des textes animés par le souci d’entrer dans la discussion foucaldienne contemporaine, toujours plus animée, et d’autres qui sont portés par son inspiration sans se rattacher à une quelconque orthodoxie, cet ouvrage s’efforce de mettre en évidence la façon dont une pensée forte comme celle de Foucault peut agir sur ses lecteurs en les incitant à se tenir à la hauteur des enjeux aussi bien philosophiques que politiques de leur époque.
Aux antipodes du commentaire de texte(s) érudit, cet abc… destiné à être lu dans tous les sens vise, entre autres, à convaincre le lecteur que la philosophie vive est tout sauf un soporifique – un stimulant destiné à intensifier la pensée, en vente libre, sans effet indésirable…

avec interventions intempesctivivantes, lectures et trahisons aléatoires divagatoires de Marco Candore (Mécanoscope)

vendredi 27 juin à partir de 19h30 à la librairie Texture
94 Avenue Jean Jaurès
Paris 19°- métro Laumière
texture@texture-librairie.fr – 01 42 01 25 12

Sur le Silence qui parle : Abécédaire Foucault (extrait) et Abécédaire d’un mort-vivant par Joachim Dupuis

visuel texture 27 juin

Abécédaire Foucault / Alain Brossat

A – L’archive, les archives
Tous ceux qui, de près ou de loin, se sont intéressés à son travail s’accorderont pour dire que Foucault était un « passionné des archives ». Mais cette formule journalistique ne nous dit rien sur le statut de l’archive (au singulier) parmi la constellation des concepts autour desquels s’agence sa réflexion. Or, cette notion apparaît très tôt dans sa recherche, par exemple dans cette postface à l’édition allemande du conte de Flaubert  La Tentation de Saint-Antoine. Un texte de tonalité assez benjaminienne, dans lequel Foucault montre comment le XIX° siècle se constitue en empire des signes, l’imaginaire s’y formant non pas « contre le réel pour le nier ou le compenser », mais en s’étendant entre les signes, de livre à ligne, dans l’interstice des redites et des commentaires » (1). Car pour lui, La Tentation, c’est bien cela : un livre parmi les livres, qui « naît et se forme dans l’entre-deux des textes ». Un « phénomène de bibliothèque ». Ce que le XIX° siècle a découvert, donc, c’est un « imaginaire qui se loge entre le livre et la lampe », c’est-à-dire, « un espace d’imagination dont les âges précédents n’avaient sans doute pas soupçonné la puissance » et qui, tout entier renvoie à ce que Foucault va nommer ici, dans cette première acception,  l’archive. La Tentation est lovée au creux de l’archive formée par tous ces signes eux-mêmes rassemblés dans tous ces textes, tous ces livres, toute cette immense forêt de l’imprimé dans lesquels l’écrivain s’est immergé. Foucault : « Flaubert a écrit sans doute la première œuvre littéraire qui ait son lieu propre dans le seul espace des livres : après, Le Livre, Mallarmé deviendra possible, puis Joyce, Roussel, Kafka, Pound, Borges. La bibliothèque est en feu ». La Tentation, à ce titre, est « le rêve des autres livres », au même titre, dirais-je au prix d’un raccourci, qu’Emma Bovary est « le rêve » de toutes les épouses accablées par l’ennui et la banalité de leur existence et, pour cette raison même, tentées par l’adultère.
L’archive, selon cette première approche, ce serait en somme tout ce qui, de notre culture, s’est déposé dans l’espace de la bibliothèque et se trouve désormais, dans les termes de Jean-Louis Déotte, appareillé par celle-ci (2). Que Foucault soit, dans ce texte, un discret précurseur de la théorie des appareils, c’est ce que montre le rapprochement qu’il y opère entre l’art de Flaubert et celui de Manet : La Tentation, dit-il, est le premier roman de bibliothèque comme il « se peut bien que Le Déjeuner sur l’herbe et l’Olympia aient été les premières peintures ‘de musée’. Pour la première fois, dit-il, ces toiles ont été peintes « pour manifester l’existence des musées, et le mode d’être et de parenté qu’y acquièrent les tableaux ». En somme, donc, « Flaubert est à la bibliothèque ce que Manet est au musée » et ce qui les rapproche, c’est que « leur art s’édifie où se forme l’archive ».
La notion d’archive, dans ce premier emploi, sert ainsi à baliser une rupture ou, du moins, une discontinuité dans la culture occidentale, elle est disposée par Foucault sur le seuil de la modernité artistique : là où chaque œuvre, désormais, s’inscrit sur une surface peuplée et « quadrillée » par la totalité des œuvres antérieures, là où l’imagination de l’artiste est établie dans ce milieu infini, indéfini, que constitue le grouillement des signes enclos dans l’espace du musée et de la bibliothèque.
Avec Les mots et les choses et L’archéologie du savoir, ce motif  s’approfondit. L’archive, c’est ce qui inscrit une trace de tout ce dont est fait le savoir implicite d’une société, un savoir agencé autour d’un certain nombre d’invariants (3). Ces traces se présentent dans les formes les plus diverses, connaissances multiples, idées philosophiques, opinions de tous les jours, institutions, pratiques commerciales et policières, mœurs, etc. Le travail sur l’archive d’une époque va consister à identifier la façon dont ces pratiques et ces discours sont tributaires de conditions de possibilité et présentent des traits morphologiques communs. Travailler sur l’archive, c’est repérer des énoncés : la question que se pose alors Foucault et qui trouvera plus tard son débouché avec la problématisation des régimes de vérité est celle-ci : qu’est-ce qui est énonçable dans une époque ou un espace culturel donné et qu’est-ce qui ne l’est pas ? Et, corrélativement, en quoi des discours et des pratiques d’apparence très hétérogènes voire disparates relèvent-ils de conditions d’énonciation homogènes – le fameux motif de l’epistémè ? C’est dans l’épaisseur de l’archive de l’époque que se révèlent ces congruences inattendues, là où se dévoile l’existence d’un champ  épistémique, là où, précisément, ne se donne à voir, en première approche, qu’un pur et simple espace de dispersion : « On a affaire, dit Foucault, à un champ qui ignorera les différences, les importances traditionnelles. Ce qui fait qu’on traitera dans la même foulée Don Quichotte, Descartes et un décret sur la création des maisons d’internement par Pomponne de Bellièvre » (4).
Le travail sur l’archive, c’est, dit-il encore, l’ « analyse de notre propre sous-sol », une archéologie qu’il prend le plus grand soin de distinguer de l’herméneutique qui est en quête d’un sens caché, aussi bien que de ce qu’il appelle « formalisation » qui, elle, est à la recherche des structures enfouies. L’objet de l’archéologie, c’est l’étude de la stratification des discours, de leur fonctionnement et de leurs conditions de transformation : ce qui rend possible la simultanéité de la grammaire générale, de l’histoire naturelle et de l’analyse des richesses et qui étudie comment tous ces discours vont se défaire lorsque basculera l’epistémè qui en constitue le socle. L’archive, en ce sens, c’est la base matérielle et la condition de cette histoire des discours dont Foucault se fait le promoteur dans cette topique de son travail. Le souci de l’archive prend congé ici de la généalogie au sens courant du terme : la quête de l’origine (arkhè), « des commencements et des suites » en est totalement absente. Le geste de l’archéologie, c’est la description de l’archive, pas l’explication par la remontée à la source première, la description des formes et des limites de dicibilité (de formation des énoncés) dans un espace-temps donné ; la présentation des conditions de durabilité des énoncés – quels sont ceux qui sont destinés à laisser une trace et ceux qui disparaîtront sans trace ? L’archive, en somme, c’est ce qui rend manifeste la façon dont les discours coexistent dans un champ donné, y demeurent puis s’y effacent.
Ici se manifeste un léger flottement dans la pensée de Foucault, une hésitation intéressante pour nous, non pas tant du point de vue de l’érudition foucaldienne que des stimulations que produit, pour une pensée de l’actuel, cette approche de l’archive. D’une part, en effet, énonçant son programme et l’ambition de sa recherche, au temps de ces deux livres, il note : « Il faut avoir à sa disposition l’archive générale [je souligne, AB] d’une époque, à un moment donné. Et l’archéologie est, au sens strict, la science de cette archive » (5). « Archive générale » – cette expression semble bien exclure tout principe de sélection a priori et désigner la totalité du « dépôt » d’une époque, de ce qui s’est stratifié comme traces documentaires… Mais dans un autre commentaire, Foucault précise ceci : « J’appellerai archive non pas la totalité des textes qui ont été conservés par une civilisation ni l’ensemble des traces qu’on a pu sauver de son désastre, mais le jeu des règles qui déterminent dans une culture l’apparition et la disparition des énoncés, leur rémanence et leur effacement, leur existence paradoxale d’événements et de choses »(6).
Il semblerait donc bien, selon cette approche, que tout ce qui s’est stratifié d’une époque, sous forme de textes et de traces, n’a pas, pour l’archéologue foucaldien, la même qualité, ni la même valeur ; le critère, ce n’est pas le « désastre » du temps qui passe et efface (ce qui qui a pu en être sauvé), mais bien ce qui a une valeur indicative, un statut d’exemplarité concernant les conditions de formation et de disparition des énoncés…
Mais qui statue sur ces qualités ou leur absence, si ce n’est l’archéologue lui-même ? On voit bien que Foucault joue ici avec le feu et met en péril la doctrine qu’il a lui-même énoncée, en faisant revenir dans sa propre argumentation le motif du sens – certains textes, certaines traces déposés dans l’archive feraient davantage sens que d’autres aux conditions même de l’archéologie dont il a défini les règles… Ce glissement est confirmé par la distinction qu’il opère ici entre documents et monuments : ce que cherche à repérer l’archéologue, ce ne sont pas des documents mais des monuments (7). Mais ce qui distingue les seconds des premiers (qui, en principe, se valent tous en ce sens qu’ils ont tous le même statut), c’est qu’ils émergent dans la masse des traces pour être les opérateurs d’un sens qu’il reviendra à l’archéologue d’énoncer – ce que fait Foucault dans Les mots et les choses lorsque, précisément, il transfigure tel ensemble documentaire en monument destiné à baliser sa recherche – tel texte de Buffon, tel passage de la grammaire de Port-Royal, tel extrait de Ricardo, etc. Mais, en adoptant cette démarche, ne flirte-t-il pas dangereusement (du point de vue des conditions qu’il a lui-même énoncées) avec le jeu de la détection d’un sens sinon caché, du moins enfoui dans telle partie de l’archive plutôt que telle autre, un jeu dont il récuse le principe, lorsqu’il le décrit comme étant celui de l’herméneutique - « Je n’interroge pas les discours sur ce que, silencieusement, ils veulent dire, mais sur le fait et les conditions de leur apparition manifeste » ? (8)
La question que pose cette hésitation de Foucault dans la définition même de son approche de l’archive est d’une actualité qui ne se dément pas. Lorsque, à la fin du siècle dernier, l’URSS et le bloc soviétique se sont effondrés, les archives et les innombrables cadavres dans les placards qu’elles recelaient sont devenus un souci obsessionnel non seulement pour les historiens et les nouveaux gouvernants, mais plus généralement aussi pour les opinions publiques des pays concernés et au delà. Toutes sortes de livres dont les auteurs se livraient à l’exhumation des crimes et turpitudes des régimes déchus sont alors parues, agrémentés de titres et de bandeaux dont le motif constant et souvent publicitaire était : les archives parlent. Mais il s’est rapidement avéré que les choses n’étaient pas aussi simples : les archives ne « parlent pas », elles n’ont rien à avouer ni confesser, elles ne sont pas un tribunal, et ce sont bien des prélèvements sélectifs et orientés par la finalité même que s’assigne l’ « archéologue »  qui tendent à faire que tel document va acquérir le statut de monument – pour reprendre l’opposition proposée par Foucault. On en a eu une démonstration probante lorsque a été publié en France, dans la foulée du best-seller très idéologique intitulé Le livre noir du communisme, un ouvrage ainsi titré : Les aveux des archives (9). Un livre où ce qui s’avouait surtout était le parti pris politique de l’auteur, un ancien communisme retourné en propagandiste anti-totalitaire. On le voit donc, toute plongée dans les archives, toute exploration de ce « sous-sol » (culturel, historique…) dont elles conservent les traces, supposent une intention du chercheur et un programme de recherche. Lorsque les archives « parlent », ou même l’archive au sens que Foucault donne à ce terme, c’est toujours peu ou prou sur un mode ventriloque : ce qui s’y dévoile ou s’y révèle du passé est toujours tributaire d’une visée dont les conditions s’énoncent au présent.
Dans le cas du Foucault de L’archéologie du savoir, un livre que beaucoup trouvent obscur, cette visée est claire : il s’agit bien de conduire dans l’épaisseur de l’archive une investigation sur le mode d’existence des discours, des événements discursifs, des conditions d’apparition, de transformation et de disparition des discours. De conduire une enquête sur « le champ pratique dans lequel le discours se déploie », là où sont à l’oeuvre les énoncés autour desquels s’agencent pratiques discursives, jeux de pouvoir, déploiement des savoirs… (10)
Alain Brossat
Abécédaire Foucault / 2014
(extrait de : A – L’archive, les archives)

À lire et à voir sur le Silence qui parle :
Abécédaire d’un mort-vivant / Joachim Dupuis

document INA 1966 / l’Homme est-il mort ?

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Présentation d’Abécédaire Foucault vendredi 27 juin à la librairie Texture
94 Avenue Jean Jaurès
Paris 19°- métro Laumière
texture@texture-librairie.fr – 01 42 01 25 12

F9495B
1 « Sans titre », texte 20, Dits et Écrits 1, p.293 sqq. (édition en 4 volumes que je citerai désormais, Gallimard, 1994).
2 Jean-Louis Déotte : L’Époque des appareils, Lignes/Léo Scheer, 2004.
3 Les mots et les choses, une archéologie des sciences humaines, Gallimard « Bibliothèque des sciences humaines », 1966. L’archéologie du savoir, Gallimard, « Bibliothèque des sciences humaines », 1969.
4 Dits et Écrits, texte 34 « Michel Foucault,  « Les Mots et les Choses »», p. 499.
5 Ibidem.
6 Texte 59 : « Sur l’archéologie des sciences. Réponse au Cercle d’épistémogie », p. 708.
7 Ibidem.
8 Texte 58 : « Réponse à une question », p. 682.
9 Le livre noir du communisme, collectif, 1996, Robert Laffont. Karel Bartosek, Les aveux des archives, Le Seuil, 2004.
10 Voir sur ce point, Michel Foucault, texte 59 cité supra.

Le temps de l’œuvre, le temps de l’acte / Entretien de Bernard Aspe avec Erik Bordeleau

Les mots et les actes, ou de l’incarnation du vrai

Erik Bordeleau Le titre de ton dernier ouvrage est fort suggestif et annonce clairement ses couleurs : il s’agit de « marquer l’hétérogénéité du dire et du faire », de faire l’épreuve (en actes) du gouffre qui sépare les mots et les choses. Comme dirait à la fois Foucault et Wittgenstein, dont on te sent très proche, tu te réclames de la nécessité d’un « frottement » avec le réel qui passe par la tenue d’un « discours de vérité ». Tu vas jusqu’à dire que dans le régime de l’économie en vigueur dans nos sociétés, lequel tu définis comme étant triomphe du « scepticisme généralisé », il est impossible d’accorder les mots et les actes. Hors du politique, point de cohérence possible donc entre ce que l’on dit et ce que l’on fait ?

Bernard Aspe Dans le fait de tenir liés les mots et les actes — de les tenir liés malgré tout, c’est–à–dire malgré le fait qu’il y a bien entre eux un abîme — il ne s’agit pas seulement de la cohérence entre ce que l’on dit et ce que l’on fait. Il s’agit avant tout de ne pas recouvrir l’épreuve du saut existentiel qui nous fait passer des uns aux autres. En ce sens, on pourrait presque dire le contraire de ce que semble indiquer la question : la politique est bien ce qui, contre l’économie, nous restitue le hiatus, l’impossible cohérence, entre le dire et le faire. Mais cela même, bien sûr, est justement ce qui nous autorise à parler de « vérité ». Les sujets de l’économie sont moins, en ce sens, des êtres incohérents que des êtres privés de vérité (du moins de vérité politique) — et c’est pour cette raison que leur parole est constitutivement flottante. Il n’y a de vérité, il n’y a de dire–vrai que là où le dire ne suffit pas, et exige pour s’avérer d’être inscrit dans le réel, non en y étant « appliqué », mais en y étant prolongé par des voies que le dire lui–même ne peut anticiper ni prescrire. Comment se fait le passage du dire à l’exister : cela ne se dit pas, cela se montre (je fais ici une paraphrase de Wittgenstein) ; on ne saurait faire la « théorie » de ce passage. Et pour que cela puisse avoir lieu, il faut que l’existant fasse de son existence même (et non de ce qu’il en ressaisit dans son dire) le paradigme d’une telle inscription. L’inscription « littérale » du dire en constitue toujours une transposition, un déplacement radical. Le dire du dire vrai devient toujours autre chose quand il est existé.
Il n’y a de vérité que là où il y a incarnation du vrai, étant entendu donc que celle–ci ne saurait se réduire à une « application » de ce qui aura été dit ou pensé. De ce point de vue, je ne peux que suivre le point de vue développé par Foucault dans les Mots et les choses concernant le statut de la pensée « moderne » : celle–ci ne possède pas sa teneur éthique dans la mesure où elle serait capable de prescrire les règles de l’action ; cette capacité prescriptive, elle l’a irrémédiablement perdue. C’est « dès le départ », nous dit Foucault, que la pensée « blesse ou réconcilie », c’est dès le départ qu’elle possède une teneur éthique. Celle–ci ne vient pas s’ajouter comme un ensemble de préceptes qui découleraient de la « théorie ». La pensée moderne implique des positions subjectives qui sont en tant que telles mises en œuvre par le déploiement de la pensée (on peut ici penser par exemple au texte « Mon corps, ce papier, ce feu », que Foucault a écrit en 1971 en réponse à Derrida). Ces positions subjectives ne sont pas activées après coup par l’application de ce qui aurait fonction de « préceptes ». Elles sont l’effet immédiat des déplacements subjectifs inhérents au trajet de la pensée en tant que pensée. Le problème est de conclure de cela que dès lors la question de l’agir, de l’action dans l’existence, se dissout. Si Foucault se moque à juste titre des innombrables empêtrements auxquels donne lieu la fameuse question des « rapports entre la théorie et la pratique », c’est à moins juste titre qu’il considère (du moins à l’époque où il écrit les Mots et les choses) tout questionnement du rapport entre la pensée et l’existence comme irrémédiablement périmé.

Comment cette conception de l’agir se distingue–t–elle, par exemple, de celle développée par Rainer Schürmann dans Le principe d’anarchie. Heidegger et la question de l’agir (Seuil, 1982) ?

Concernant Reiner Schürmann, il me semble qu’il ne fait que développer cette idée : l’agir ne doit pas être conçu comme ce qui doit au préalable être éclairé par la pensée. Mais il fait ce développement en l’inscrivant dans l’orbe de la « déconstruction » heideggérienne. Or je ne crois aucunement que la « déconstruction de la métaphysique », pas plus que la métaphysique elle–même, puissent le moins du monde se substituer à l’agir réel. Et le fait de renverser l’approche, comme le fait Agamben dans l’un de ses derniers ouvrages [Le règne et la gloire, Seuil 2008], en disant que l’histoire de la « métaphysique occidentale » tout entière est celle de la scission constitutive de l’agir et de la pensée et de leur permanente réarticulation, ne change rien au problème.
Voilà le paradoxe : je suis bien d’accord avec la critique du caractère rétrograde de la posture « prescriptive », mais je crois que les problèmes commencent justement une fois que cette critique a été opérée, et que l’on ne s’autorise pas pour autant à demeurer dans l’espace de la pensée qui n’est que pensée. D’où mon retour aux penseurs du XIXème siècle (Kierkegaard, Nietzsche) ou du début XXème (Wittgenstein) : ils sont tous profondément hostiles à l’idée que la pensée pourrait formuler des « propositions éthiques », qui devraient être suivies ; mais ils sont tout aussi hostiles à l’idée que la pensée doive demeurer dans son ordre propre, et se clore sur elle–même en ce que l’on pourrait appeler sa boucle spéculative.
On pourrait peut–être éclairer ce point à partir de la distinction que fait Deleuze entre les « états de choses » et les événements. Disons grossièrement que le problème central est pour lui de dégager l’événement, de faire en sorte qu’il ne retombe pas dans les états de choses. Mais peut–être que c’est exactement le contraire qui devrait être en vue : comment faire pour que la lumière de l’événement vienne illuminer les états de choses eux–mêmes ? Comment faire pour que ce à quoi les œuvres semblent seules à pouvoir donner abri se déploie en dehors de l’espace de l’œuvre ? Ces questions peuvent paraître archaïques, mais en ce sens, je souhaite que le XXIème siècle soit plus proche du XIXème que du XXème.

Lire l’entretien intégral sur http://1libertaire.free.fr/BAspe01.html

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