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Revue Outis n°3 : Pouvoir destituant. Au-delà de la résistance. Potere destituente. Oltre la resistenza. / juin 2013 / Edito

« Le monde est grand, terrible et compliqué. Toute action portant sur sa complexité, peut éveiller des échos inattendus. » Antonio Gramsci
Le suicide peut-il devenir le détonateur d’un geste ouvrier de désertion politique? Un acte de révolte extrême qui, tout en étant singulier, met en question l’absence de formes de résistance communes qui seraient efficaces au niveau global ? La série impressionnante de suicides d’ouvriers dans les usines Foxconn de Shenzhen en Chine, un enchaînement tragique et spectaculaire inauguré en 2009, définit les contours d’une situation sans issue. Foxconn présente le visage le plus avancé du capitalisme contemporain. Là où cohabitent, jusqu’au point de se confondre, l’élaboration technologique la plus performante et la dimension archaïque et barbare des mécanismes de la production industrielle. Chez Foxconn, on produit les composants électroniques de la marchandise la plus fétiche que l’on puisse imaginer, comme par exemple l’iPhone. L’objet contenant, au niveau idéologique le plus élevé, ce qui, pour le citoyen du monde, constitue à la fois ce qu’il y a de plus superflu et ce qu’il y a de plus nécessaire, à savoir le téléphone portable, l’air que nous respirons. Par le travail, les capacités, le sang, la douleur des ouvriers, on promeut la logique qui soutient le capital numérique : la communication au nom de la communication. Enfermés quatorze heures par jour dans un bunker de trois kilomètres carrés, entouré par des dortoirs, plus de 400 000 ouvriers (surtout des migrants), pour un salaire de 240 euros par mois (dans le meilleur des cas), contribuent à la production, jour et nuit, des produits qui composent l’atmosphère, l’esprit, la réalité du monde gouverné par le capital financier transnational. Foxconn est l’un des bassins industriels parmi les plus grands du monde. C’est l’usine-Lager où l’on fabrique la liberté. Une liberté de communiquer qui, en puissance, doit être sans limites. Partant, la militarisation des conditions de travail doit aussi être sans limites. Les camps nazis, où trônait l’épigraphe sinistre, grotesque et criminelle Arbeit macht frei, étaient, pour les travailleurs esclaves, des usines de la mort ; alors qu’à Shenzhen on essaie, d’une manière hypocrite et infructueuse, de cacher la vérité. Mais la vérité se cache dans une clause du contrat que ceux qui sont embauchés chez Foxconn doivent signer : « Il ne faut pas s’ôter la vie et il ne faut pas se faire du mal ». Cela n’est plus suffisant : depuis quelques temps des protections anti-suicides délimitent les hangars de Shenzhen. Comme si l’on voulait entraver, voire interdire, le geste de refus le plus extrême et le plus inouï afin que le labeur continu, 24 heures sur 24, ne soit pas interrompu. Aux yeux des habitants du monde, les Etats-Unis, quand ils ne font pas la guerre aux quatre coins de la planète, se confondent avec les dispositifs Apple. Leur production a lieu en Chine. En Chine, le capitalisme contemporain semble assumer son visage le plus vrai et le plus terrifiant, en réalisant probablement sa logique interne : il expérimente sans réserve sa dissociation d’avec la démocratie. Comme si le capitalisme en Chine pouvait enfin faire sa propre critique et abandonner toute prudence. D’un point de vue strictement historico-politique, la crise économico-financière de 2008, n’est que la tentative du capitalisme de faire du monde une Chine un peu plus grande. Dans cette perspective, ce n’est pas par hasard que la crise, si l’on s’en tient à ses conséquences, est plus grave en Europe. En Europe, l’implication entre la démocratie et le capitalisme est plus ancienne et plus sophistiquée. Donc les résistances, même au niveau formel, à leur séparation sont plus âpres. Il est certain que la catastrophe de la Foxconn concerne des histoires individuelles qui illustrent également le renouvellement de très vieilles formes d’esclavage de ceux qui n’ont rien, sinon leur propre corps. Elles se réfèrent, du moins nous le pensons, à l’absence de toute perspective politique – si la politique n’est réduite qu’à logique du gouvernement de la vie – capable de laisser entrevoir une transformation radicale de l’état actuel des choses.
Revue Outis n°3 : Pouvoir destituant. Au-delà de la résistance. Potere destituente. Oltre la resistenza. / juin 2013 / Edito dans Anarchies outis
Que nous dit la communauté impossible des morts de Foxconn ?
L’expansion globale du pouvoir, la diffusion tentaculaire et supranationale des agences économiques et politiques gouvernant, par d’innombrables ramifications, le monde, ont causé, pour l’instant, comme l’a montré Foucault, la fin de la logique moderne qui a fondé l’opposition, sur le plan politique, entre un pouvoir et un contre-pouvoir. Entre un pouvoir et une forme de résistance qui tient de lui sa propre raison d’être car elle s’y oppose pour prendre sa place.Ce schéma, qui n’a ici qu’une fonction étiologique et qui est donc une simple modélisation, peut être résumé dans la formule dialectique opposant un pouvoir constitué et un pouvoir constituant-révolutionnaire, où un sujet politique, avec une identité définie, se propose de devenir un nouveau pouvoir constitué. Aujourd’hui, tout cela a volé en éclats. La constellation de subjectivités biopolitiques inédites, liées à des formes nouvelles de production de la connaissance et la fin du Pouvoir, imposent d’imaginer et d’inventer des pratiques de résistance à même de délégitimer et de détruire l’ordre des temps modernes et de promouvoir des désertions capables de révoquer, loin de toutes les institutions existantes, le système où la politique se résume à la question du pouvoir, quand elle renonce de manière programmatique à la chance de la transformation. Actuellement, ceux qui font de la politique, ceux qui agissent, luttent et habitent les seuils où s’étayent les conflits contre le bio-capital contemporain, n’ont plus aucune relation avec la logique moderne de la représentation politique. Ils pensent leur rôle au-delà de l’horizon symbolique et matériel de la politique. Ils s’activent sur un terrain où, selon l’ordre des temps modernes, la politique serait exclue. Mais, en réalité, il s’agit de lieux (pensons, par exemple, à ceux qui travaillent à Lampedusa avec les migrants persécutés par les dispositifs juridiques de l’Union européenne) où des mouvements sans une identité précise, sans aucun rapport avec le pouvoir, contribuent à créer une fêlure dans l’organisation de l’économie-monde néolibérale. Il est nécessaire de trouver des formes de résistance qui se placent au-delà de la logique de la résistance traditionnelle. En effet, une forme de résistance est efficace si elle arrive à relier sa propre situation locale – là où les corps se heurtent, luttent, se rebellent, fuient – à la dimension globale de l’économie capitaliste, comme il advient dans les occupations de territoires destinés à héberger des lignes de communication (qu’est-ce qu’il y a de plus important pour une économie globale qu’un aéroport, comme celui qui devrait voir le jour à Notre-Dame-des-Landes près de Nantes, ou d’une ligne TGV, comme celle qui veut défigurer à jamais le paysage de le val de Suse dans les Alpes ?). Il est question de formes de désertion qui ne révoquent pas seulement le pouvoir, mais plus profondément sa logique économico-juridique. Elles conçoivent le refus de la domination de l’économie-monde libérale comme un mouvement global de destitution du pouvoir du capital. Le numéro 3 d’Οúτις ! ambitionne de trouver un fil rouge qui pourrait lier les milliers de formes de rejet du capitalisme sauvage – les luttes des précaires, des étudiants, des clandestins, des migrants, des ouvriers – dans une série de conduites politiques refusant la logique du pouvoir, au nom de la fondation de nouvelles institutions à même de garantir le développement générique de la singularité humaine. Des institutions qui devraient être capables de protéger l’écart existant entre la survie, pour laquelle il vaut toujours la peine de mettre fin à ses jours, et une vie.Nous pensons que s’il y a une chance pour une politique révolutionnaire elle doit passer nécessairement à travers une révolution de la politique où le premier geste serait un mouvement destituant qui, à nos yeux, se manifeste comme une praxis radicale du refus. Un pouvoir destituant qui ne propose aucune alternative immédiate au pouvoir qu’il combat ; il l’esquive plutôt, il évite également la question de l’identité, en résistant – pour utiliser encore ce nom, certes noble, mais désormais probablement suranné – à la capture de ceux qui veulent donner un nom à tout ce qui a lieu sans être calculé, prévu, mesuré. Bref, toute hypothèse d’une nouvelle fondation du communisme, de l’organisation politique, doit nécessairement faire les comptes jusqu’au bout avec la catastrophe de notre temps : la domination globale de l’économie néolibérale. Cette catastrophe implique, d’abord, le courage de promouvoir, de favoriser, d’encourager, de soutenir tout mouvement destituant capable de déchaîner un événement de rupture radicale pour une autre politique. Sans ce geste de refus, complexe et multiple, sans l’ambition d’arrêter ce monde (par une grève sauvage ?), où des singularités infinies deviennent un pouvoir destituant à même de promouvoir les conditions de la transformation, toute idée de métamorphose du monde risque de devenir la manifestation d’un devoir-être abstrait. Dans une phase historique que nous n’hésitons pas à dire destituante, face à des mouvements qui secouent les fondements et la légitimité des pouvoirs constitués, de l’Egypte à Oakland, en passant par le Chili, le Mexique et Athènes, les suicides de la Foxconn expriment un Non qu’il serait stupide et erroné de considérer comme infructueux, sans effets et sans héritages. Si ce Non ne peut et ne doit pas devenir la pratique de la lutte contre le capital global (nous avons besoin, en effet, de gestes singuliers de refus qui puissent être imités) aussi en l’honneur de ceux qui ont voulu finir avec la violence du pouvoir, ce Non, alors, doit être occupé et doit devenir politique. Nous devons travailler afin que ce Non devienne une avalanche où le refus de la violence du capital recueille le mouvement à même d’interrompre – depuis rien, à l’improviste – la routine farouche de la logique capitaliste, au nom d’une autre machine : destituante et libératrice.

Clandestins, rebelles, ouvrières, pirates, étudiants, migrants, sans domicile fixe, poètes, Grisha Perelman, chômeurs, précaires, queer, ouvriers au bout des forces, paysans sans terre, banlieusards, de tous les pays, unissez-vous !
Outis
Pouvoir destituant. Au-delà de la résistance.
Potere destituente. Oltre la resistenza.
/ juin 2013

Le troisième numéro d’Oὖτiς ! entend vérifier et relancer une notion qui est actuellement très utilisée dans le débat philosophique, politique et culturel : le pouvoir destituant. Nous tentons de clarifier les choses : le pouvoir destituant est une figure représentant un contrecoup conceptuel face aux milliers de révoltes, de gestes, de raisonnements politiques qui alimentent l’action de tous ceux qui, en évitant la capture de la part du pouvoir, pratiquent la défection par l’esquive du principe du pouvoir politique et de son renversement dialectique, la résistance. L’expansion globale du pouvoir, la diffusion tentaculaire et supranationale des agences économiques et politiques destinées à gouverner le monde, ont épuisé la validité de la logique politique moderne qui a imposé l’opposition entre un pouvoir et un contre-pouvoir. La constellation inédite de subjectivités politiques, liées à de nouvelles formes de production cognitive, impose d’imaginer des pratiques de résistance originales à même de délégitimer l’ordre du moderne. Oὖτiς ! ambitionne de trouver un fil rouge qui pourrait lier dans une série de conduites refusant la logique du pouvoir les milliers de formes de rejet du capitalisme sauvage – les luttes de précaires, d’étudiants, de clandestins, de migrants, d’ouvriers – qui essaient d’inventer de nouvelles institutions capables de garantir le développement générique de la singularité humaine. C’est la raison pour laquelle Oὖτiς ! présente treize Thèses sur le pouvoir destituant et une longue enquête sur les mouvements qui, au niveau global, adoptent la praxis destituante, en tant que déclinaison fondamentale de leur existence.

Call for papers ! Appel pour le n°4
Depuis le 11 Septembre et la seconde guerre d’Irak, des démocraties occidentales font de la guerre sur la « frontière globale » contre différentes figures de la barbarie le principal moyen de promotion de leur supposée juste cause. Lire ICI

fromanger-le-soleil-inonde-ma-toile au-delà de la résistance dans Brossat

La Nef des Fous – le bateau des poètes et autres malades mentaux – « Je suis le voleur de rêves » / Olivier Apprill

Une traversée poétique et psychiatrique de l’Atlantique.
Pour cette croisière ont embarqué des comédiens, des thérapeutes et autres malades mentaux.
Pendant le voyage jusqu’au Brésil, ils ont le projet de faire un film du roman de Kafka l’Amérique.
A l’arrivée, c’est une traversée des songes sur les mots de Pessoa, Foucault, Kafka, Guattari et Apprill.
Dans toutes les langues du monde et sous les cris de la mer.
Avec les collectifs Ueinzz (Sao Paulo), Mollecular (Helsinki) et Presque Ruines (Paris).

Lire également sur ce voyage l’article « Dérive » dans la revue Chimères n°79.

Olivier Apprill vient de publier
Une avant-garde psychiatrique – Le moment GTPSI (1960-1966)
Editions Epel, Paris.

Enregistrements : novembre-décembre 2011
Mise en ondes & mix : Arnaud Forest
Poèmes & réalisation : Olivier Apprill

Ecouter ICI
durée 26’07″

Projet Kafkamachine
La Nef des Fous - le bateau des poètes et autres malades mentaux -

Les déplacements du politique dans l’art contemporain / Christiane Vollaire

En janvier 1990, le sculpteur Richard Serra prononce à Yale une conférence après que son œuvre Tilted Arc, commandée par le gouvernement de L’Etat de New-York, ait été retirée de son emplacement et détruite pendant le transport, au motif de son « absence de qualités esthétiques ». C’est de ce texte qu’on partira pour analyser ce que j’ai choisi d’appeler « les déplacements du politique dans l’art contemporain », dans la mesure où, en des termes très simples, il pose à plusieurs niveaux la complexité des relations à la fois conflictuelles et constitutives du politique et de l’art au sein d’un système culturel. Mais ce qui nous intéresse est que l’œuvre même de Richard Serra est, matériellement, la métaphore de cette complexité. La rétrospective présentée cette année au MOMA de New-York en est la manifestation, puisque tout son travail tend à mettre physiquement en évidence les apories d’une place de l’art, comme la position même de l’artiste oscille entre l’éclat de la reconnaissance officielle et la violence du rejet public.

1. La place de l’œuvre dans un espace public
L’équation très élémentaire que pose Serra est la suivante : là où l’œuvre prend sa place, quelque chose doit être déplacé pour la lui céder. L’œuvre impose à l’espace où elle s’inscrit un impératif massif de déplacement. Déplacement qui affecte en premier lieu la trajectoire du spectateur, et l’oblige à mobiliser corrélativement son corps et son regard, à déranger ses perspectives. Cette idée que l’art ne trouve pas sa place, mais doit l’imposer, et qu’en l’imposant il casse ce qui constituait jusque là l’espace environnant, Serra la fonde non pas à partir de la sculpture, mais à partir de la peinture elle-même, en tant quelle doit déstabiliser l’espace architectural qu’elle investit. Il cite ainsi Le Corbusier, affirmant en 1932 dans une lettre à Nekrasov que la fresque n’est rien d’autre qu’une entreprise de dévastation de l’architecture :
« Je n’envisage pas la fresque comme un moyen de mettre le mur en valeur, mais au contraire comme un moyen brutal de le détruire, de lui retirer toute notion de stabilité, de poids, etc. Je considère que dans la Chapelle Sixtine, le Jugement dernier de Michel-Ange détruit le mur. »
Il est question ici d’une véritable brutalité de l’art, d’une évidence violente qu’il impose à l’environnement. Et c’est le concept minimaliste d’une forme d’apparence sommaire, qui maximalise cet effet de déstabilisation, à l’exact opposé de tout concept ornemental :
« L’œuvre devient partie du site et restructure son organisation, aussi bien sur le plan de la conception que de la perception. Mes œuvres ne décorent, n’illustrent ou ne dépeignent jamais un lieu ».
C’est ce caractère polémique, dans un jeu d’opposition constante avec le milieu, qui fait œuvre. Un jeu menaçant, dans lequel la massivité de l’œuvre est réglée sur l’apparente précarité de son équilibre, plaçant le spectateur dans une expérience constante du danger. La charge d’acier impeccablement structurée porte en elle une véritable puissance de chaos, elle se construit par ce potentiel de destruction. Mais cet affrontement polémique de l’œuvre à l’espace et au regard du spectateur est saisi par l’artiste comme un acte politique :
« Il est des sites où il est évident que l’œuvre d’art est subordonnée à, arrangée pour, adaptée à, soumise à, nécessitée par, utile à … Dans ce cas, il est nécessaire de travailler en opposition aux contraintes du contexte, de façon à ce que l’œuvre soit comprise comme une remise en cause de l’idéologie ou du pouvoir politique ».

2. La sollicitation d’une puissance de résistance
L’espace existant apparaît bien dans ce texte comme la simple métaphore d’un ordre établi, et l’œuvre, en l’attaquant par un violent effet de perception, va entraîner le spectateur dans une dynamique de refus. La déstabilisation du regard met en quelque sorte physiquement une conscience en mouvement, dans une position désignée par Serra comme « révision critique qu’on a de l’endroit ». C’est ainsi une véritable expérience phénoménologique, qui place le spectateur de l’œuvre en acteur de l’espace, mais cette expérience agit à la manière d’un catalyseur mental qui, par la perception physique, met en branle un nouveau concept du rapport à l’ordre, et induit chez le spectateur un effet roboratif, une sollicitation de sa puissance de résistance et d’affrontement, dans ce qu’il appelle « une nouvelle approche comportementale ».
Dans l’effet de perception, la sollicitation physique va de pair avec une sollicitation mentale. Et c’est précisément cette double sollicitation qui désigne ce qu’on appelle au sens propre une esthétique, comme tension mentale induite par la sensation. La puissance oppositionnelle de l’œuvre au milieu est ainsi le vecteur de transmission d’une énergie politique, et c’est cette puissance énergisante qui est, pour Serra, la fonction même de l’art.
Mais en même temps, ce rapport polémique à l’espace se constitue aussi en rapport polémique à l’histoire de l’art moderne :
« Dans l’histoire de la sculpture, l’acier a toujours été traité comme un élément permettent de créer une image, et jamais comme un matériau de construction, c’est-à-dire en termes de masse, de poids, de contrepoids, de capacité de résistance, de charge maximum, de compression, de friction et de statique. (…) Le plus souvent, les sculpteurs ignorent les découvertes de la révolution industrielle ».
Le rapport au politique est aussi un rapport aux réalités contemporaines de la matière et de la production, en même temps qu’un rapport à la résistance des matériaux. L’art ne peut affronter les réalités de l’environnement économique que parce qu’il en maîtrise les modes de production. Et il ne peut détourner les modes de production utilitaire à des fins esthétiques que parce qu’il a été capable de se les approprier pour les subvertir. C’est précisément là l’un des enjeux majeurs de l’opposition établie par Serra entre image et construction. Il montre, en prenant les exemples de Gonzalez, Picasso, Smith ou Calder, que ces artistes, utilisant le matériau contemporain qu’est l’acier, sont cependant demeurés dans une esthétique de l’image, c’est-à-dire dans un rapport conventionnel, purement visuel, à leur objet. Ce que montre ainsi Serra, à la suite de Benjamin, c’est que les réalités du progrès technologique sont les constituants d’un renouvellement non seulement de la production des œuvres, mais de l’expérience esthétique elle-même.

3. L’équivoque du rapport à la production
A une esthétique de l’image, il oppose une esthétique de la construction, fondée sur le rapport des ingénieurs et des architectes à la structure d’acier. Et se situe ainsi, en tant qu’artiste, dans la filiation architecturale de Mies van der Rohe, plutôt que dans la filiation sculpturale de Calder. Dans la sculpture moderne, même le rapport à l’abstraction est encore un rapport de face à face conçu sur le modèle du rapport à l’image. C’est toujours le sens de la vue qui est convoqué, dans ue relation d’extériorité entre sujet et objet. Ce que vise Serra, c’est au contraire un rapport d’intégration du récepteur dans l’œuvre, rapport dans lequel ce qui provoqué est un effet sensoriel global, et non pas une simple sensation visuelle. La sculpture n’est pas destinée à produire un effet de relief, mais un effet d’englobement. Et par là, c’est tout le rapport à l’art qui est modifié : l’œuvre n’est pas destinée à être vue, mais à être éprouvée dans une expérience du corps tout entier.
Si, pour paraphraser le Du Spirituel dans l’art de Kandinsky, on tente de mettre en œuvre un Du Politique dans l’art, il faudra poser la question en ces termes : une œuvre est-elle politique en tant qu’elle donne à voir un objet politique ? C’est le cas du Guernica de Picasso, par exemple, ou dans les années 2000, du travail des frères Chapman sur les Désastres de la guerre de Goya. Ou est-elle politique en tant qu’elle suscite un rapport subversif à l’espace public, une relation problématique aux lieux communs de l’histoire passée ou contemporaine, un rapport équivoque aux standards de la production ? L’oscillation entre ces deux pôles est l’un des modes du déplacement qui fait de l’art conceptuel un art politique. Elle définit, pour reprendre la formule d’Harald Szeeman, la manière dont « une attitude devient forme », aux dépens de tout effet narratif. En introduisant des usages à la fois efficaces et dysfonctionnels de l’acier dans l’espace public, Serra ouvre de nombreuses pistes de réponse à cette question. Et c’est la puissance même de ces équivoques, et le jeu vertigineux qu’elles suscitent entre distance et intégration, dans la production de l’œuvre autant que dans sa réception, qui lui évite de basculer dans la démonstration, ou dans l’effet de propagande qui, par son univocité même, abolit l’essence dynamique du politique. Ainsi écrit-il :
« Pour construire mes œuvres, j’ai recours au secteur industriel, aux ingénieurs des Ponts et Chaussées, aux ouvriers du bâtiment, aux géomètres, aux manœuvres, aux monteurs, aux transporteurs, etc. Mon atelier, ce sont maintenant les aciéries, les chantiers navals et les usines ».
Et en même temps :
« Je crois que la sculpture a le pouvoir, si tant est qu’elle en ait un, d’agir en contradiction avec les espaces et les endroits où elle s’insère ».
Dans la mesure même où l’espace de production de l’œuvre utilise les moyens du régime de productivité industrielle, et s’inscrit dans ses schémas technologiques ordinaires, son espace de réception en fait au contraire éclater les standards.

4. La destruction des effets de cohésion
C’est de ce jeu contradictoire que témoigne aussi en photographie le travail de Martha Rosler, en introduisant dans l’image elle-même un espace d’aberration qui en détruit la cohésion : en pleine guerre du Viet-Nam, elle produit aux Etats-Unis des photographies d’intérieurs bourgeois et douillets, où la jolie maîtresse de maison s’active à faire le ménage, tandis que les grandes baies vitrées ouvrent sur des images de soldats patrouillant dans des rizières. Référence au pop’art et à ses représentations publicitaires du confort des environnements contemporains. Mais aussi référence inversée à l’art de la Renaissance, où les fenêtres ouvrent sur la perspective paisible des paysages. L’effet d’aberration créé par la confrontation de deux espaces antinomiques, loin de tenir le spectateur à distance, l’intègre au contraire dans un chaos esthétique qui sollicite sa résistance. Or ce que montre cette irruption d’un espace dans un autre, ce n’est pas seulement la réalité planétaire de leur coexistence, c’est aussi l’engendrement de l’un par l’autre. L’engendrement de la quiétude de l’espace du foyer par la violence de l’espace guerrier comme environnement omniprésent. La réalité guerrière comme réalité lointaine, exotique, occultée, est tout à coup présentifiée non pas dans une image télévisuelle, mais dans un paysage environnemental, en tant que milieu. Et cet effet de saisissement détruit les constructions de l’intime, à la manière dont la fresque de Michel-Ange détruit le mur de la Sixtine.
Si l’espace public est nécessairement un espace conflictuel, si le politique ne peut s’affirmer que comme topique d’affrontement, alors l’art ne peut se diluer en activité consensuelle qu’en renonçant à ce qui le constitue, dès son origine, comme nécessité politique : celle de fonder la communauté comme contre-nature, à partir de la décision du langage. L’art originel, si institué qu’il soit, et même comme expression fondatrice de l’institution, n’est jamais destiné à orner, mais, au sens propre, à contredire.

5. Une esthétique du conflit
Une œuvre récente de la vidéaste Danica Dakic montre dans le conflit des espaces et des corps une telle nécessité. Le lieu de tournage est un musée du papier peint, présentant la tapisserie « El Dorado », réalisée en 1848. Une esthétique classique et conventionnelle déroule ainsi le fond de paysages muséaux, devant lesquels des adolescents migrants de toute origine viennent à tour de rôle, en rythme syncopé, en position de sport ou de combat, danser, parler et chanter. Et le conflit qui s’établit entre les standards académiques du décor de papier peint et les attitudes des personnages relevant des conventions hétérogènes de la performance contemporaine, créent un dispositif d’hétéronomie radicale. Là se déploie une énergie des sujets, doublement en devenir, par leur âge et par leurs origines. Et elle se potentialise de son affrontement à la statique vieillote du décor. Le déroulement statique du papier peint derrière la dynamique des corps en déambulation apparaît ainsi très vite comme le référent d’une métaphore de la migration. La matérialisation de l’environnement par le décor imprimé, dans son affrontement culturel au rythme syncopé de la chorégraphie, met en évidence ces effets de décalage et de déplacement, cette dysharmonie qui trahit la rupture avec le milieu. Derrière l’authenticité dynamique des personnages diversement colorés, c’est le décor qui crie sa facticité. Aucun pathos n’est affiché, aucune souffrance ne se dit ; mais c’est seulement dans les conflictualités spatiales issues de ce dispositif d’hétéronomie, que deviennent perceptibles les tensions qui fondent un rapport au monde désocialisé. Et cette dissociation même apparaît porteuse des impératifs d’une nouvelle socialité. Dans Le Grand Caravansérail de Mnouchkine, qui traitait autrement les problématiques de la migration, c’étaient des chariots chargés de personnages, précipités sur le vide de la scène, qui disaient cette antinomie constitutive de l’espace public.

Les déplacements du politique dans l’art contemporain / Christiane Vollaire dans Flux tilted-arc-richard-serra-by-david-aschkenas

6. L’espace hétérotopique
Car ces rencontres de mondes apparemment incompatibles ne sont pas de simples juxtapositions. Et l’effet de saisissement ne naît nullement de leur caractère « fortuit » ou « improbable » pour reprendre les expressions surréalistes. Il naît au contraire du sentiment intime de leur authentique conjonction, de la certitude inquiétante de leur compatibilité effective. C’est précisément de ce trouble d’une compatibilité des antinomies que naissent ce que Foucault appellent les « hétérotopies », régimes de la dissemblance et de l’altérité radicale qu’il oppose aux utopies (lieux de nulle part) dans Les Mots et les choses :
« Les utopies consolent (…). Les hétérotopies inquiètent, sans doute parce qu’elles minent secrètement le langage, parce qu’elles empêchent de nommer ceci et cela, parce qu’elles brisent les noms communs ou les enchevêtrent, parce qu’elles ruinent d’avance la syntaxe, et pas seulement celle qui construit les phrases, – celle moins manifeste qui fait tenir ensemble (à côté et en face les uns des autres) les mots et les choses. »
C’est bien en effet du régime de l’hétérotopie que relève le travail esthétique, de ce régime de la compatibilité des disproportions et des inadéquations, qui « ruine la syntaxe » des visibilités et « mine secrètement » le langage de l’imaginaire. Car une œuvre parfaitement plastique est aussi, dans sa plasticité même, une interrogation sur le langage. Ce qui construit la cohérence plastique de l’œuvre, c’est précisément la mise en évidence de l’artifice de ce qui fait « tenir ensemble les mots et les choses », selon la formule de Foucault. Et cette mise en évidence de l’artifice est ce qui permet de reconnaître en effet l’homme comme « animal politique », c’est-à-dire comme celui qui construit l’espace commun par le geste de la fracture, à la manière dont, comme le montre Arendt dans l’Essai sur la révolution, l’expérience politique de la fraternité commence par le fratricide.

7. La ségrégation égalitaire
« La violence est le commencement », écrit-elle. Et, dans une perspective clairement hobbesienne, elle interprète les mythes des origines, de la légende de Caïn à celle de Romulus, comme ne découvrant la fraternité (devenue l’emblème des mouvements révolutionnaires) que dans le fratricide. La violence n’est pas le mal, elle n’a aucune connotation morale, elle n’est rien d’autre qu’un principe de réalité originel, qui ne peut constituer l’humanité, et par là-même l’histoire, que dans la rupture. C’est par la conscience de cette violence originelle que les Grecs fondent le concept d’ isonomie, une égalité qui ne peut être donnée que par la loi (nomos), reconnaissant par là que la nature ne saurait fonder que des rapports de domination. Et Arendt paraît bien ici refuser toutes les positions du droit naturel. Mais cette égalité donnée par la loi se fonde aussi sur le principe même de l’exclusion. La révolution américaine ne fonde ses principes démocratiques qu’à partir de la réalité ségrégationniste qui suit l’abolition de l’esclavage, comme la démocratie athénienne a épousé les formes de la discrimination sexuelle et sociale.
L’art, comme activité humaine par excellence, ne cesse ainsi d’explorer les apories de ce qui fait humanité, de ce qui constitue nécessairement l’unité sur le clivage, obligeant à osciller sans cesse entre unifiant et discriminant, entre pacifiant et polémique. Luc Boltanski, dans un essai récemment réédité, en montre les effets dans les apories contemporaines de l’intention humanitaire. Il écrit ainsi :
 » La possibilité d’accéder à une extériorité – dont nous avons vu qu’elle caractérisait le spectateur moderne – reste centrale dans la conception du spectateur de l’histoire universelle dont la puissance d’engagement pour une cause repose toujours sur un désengagement initial ».

8. La constitution d’une mise en spectacle de la souffrance
C’est le conflit entre la visée d’une universalité de l’histoire comme concept ou comme récit, et la réalité d’un vécu discriminant et sans commune mesure de la violence historique de masse, qui construit la tentation humanitaire dans son double statut d’appartenance et d’extériorité. L’idée même d’une histoire universelle est celle d’un point de vue surplombant, qui maintient celui qui le produit à l’extérieur de son objet, tout en le faisant s’en reconnaître comme partie. Et une telle tension est particulièrement déterminante lorsqu’elle concerne l’expérience la plus fondatrice, qui est celle de la souffrance. Boltanski analyse ce dilemme de la souffrance à distance en trois topiques : topique de la dénonciation, topique du sentiment et topique esthétique. La topique de la dénonciation résolvant le dilemme en accusation contre une malfaisance politique, sur le modèle de la désignation de l’affaire, à la manière de Voltaire dans l’affaire du Chevalier de la Barre ; la topique du sentiment le résolvant en compassion visant la bienfaisance, sur le modèle du roman sentimental du XVIIIème ; la topique esthétique le résolvant en héroïsme de la cruauté, à la manière de Sade. C’est donc bien, dans les trois topiques qu’il met en œuvre, à partir de la modernité du XVIIIème siècle que Boltanski établit l’origine d’une problématique de « la souffrance à distance », et c’est d’un frottement entre réalité et fiction qu’elle surgit, puisqu’elle s’inscrit autant dans les réalités de la violence que dans le vécu imaginaire de ses représentations, fondant par là la possibilité même du roman. En ce sens on peut, ce que ne fait pas Boltanski, renvoyer les trois topiques au champ fondamental de l’esthétique.

9. L’impossible du « nous »
L’épreuve de la souffrance à distance apparaît alors comme l’épreuve originelle du langage littéraire, qui constitue l’indicible sauvagerie de la réalité guerrière en épopée, et ses acteurs primitifs en héros, comme le fait la poésie homérique en instituant, sur l’exercice le plus sommaire de la brutalité, une respectable culture commune. Ici sont réunis le caractère polémique de l’accusation, le caractère unifiant de la compassion et l’aristocratie d’un héroïsme de la cruauté, dont on retrouve la filiation sadienne chez Bataille et Artaud. Mais le XVIIIème, reconnaissant juridiquement une humanité commune derrière les différences, et fondant dans le même temps, à partir de Baumgarten, le concept d’esthétique comme communauté paradoxalement issue de la divergence des émotions, va cristalliser ces déplacements du politique dont on retrouve les filiations dans l’art contemporain. Au cœur de la réalité contemporaine de l’art, existe ainsi un conflit d’espace qu’aucune œuvre ne parvient à résoudre : les lieux de production, d’exposition et de reconnaissance de l’art réactivent le processus originel d’une ségrégation esthétique, qui affirme l’universalité de l’art tout en déterminant les territoires géographiques de sa diffusion. L’exotisme, devenu topos privilégié de l’art du XIXème siècle, continue au XXIème de constituer son objet en méthode esthétique, non en sujet d’un regard. Et cette inégalité géopolitique entre regardant et regardé demeure l’un des effets de déplacement du politique les moins interrogés dans l’art contemporain.
L’expérience esthétique affronte ainsi le sujet à une impossibilité : celle de s’accommoder de l’espace auquel il est assigné. Mais cet impossible, originellement vécu dans l’intimité, ne peut être assumé qu’en tant qu’il est montré dans l’espace public de l’exposition, et révélé ainsi comme un vécu commun. Ce qui fait communauté dans l’art est donc très précisément ce qui fait obstacle à la réalité commune de l’ordre établi, pour fonder paradoxalement une communauté dans l’expérience intime de la différence (ce qui sera l’objet même de l’interrogation post-moderne, comme refus des grands récits). Mais cette communauté révélée demeure virtuelle : elle n’est pas le simple constat d’un état de fait qui se réduirait au consensus vague de l’évidence d’un « nous ». L’art oblige au contraire à constater l’impossible du « nous », autant que sa nécessité. C’est par l’expérience esthétique que peut être éprouvé ce dissensus commun, mais c’est au-delà d’elle qu’il peut être utilisé comme arme politique.
Christiane Vollaire
Les déplacements du politique dans l’art contemporain / 2007
Publié sur Ici et Ailleurs
Photos de Tilted Arc et de Richard Serra : David Aschkenas
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