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Les conditions de l’autonomie / Alain Brossat

La question de l’autonomie soulève d’emblée un paradoxe vertigineux : pour en bien parler, pour en rigoureusement parler, il faut s’intéresser à ses conditions. Celles-ci, nous le savons bien, sont de toutes sortes : économiques, sociales, culturelles, psychiques… Dès lors, que reste-t-il de l’autonomie, fût-ce comme possible si celle-ci est soumise à tant de conditions ? C’est autour de ce paradoxe que j’aimerais organiser mon exposé, en suggérant que c’est là que se situe le vrai point de rencontre entre critique et autonomie : le travail de la critique consistant, pour l’essentiel, en la matière, à penser les conditions cachées de l’autonomie et, en conséquence, à débusquer les illusions d’autonomie, là où précisément ces conditions sont ignorées ou font l’objet d’un déni. Je vais, pour commencer, appuyer ma réflexion sur un film qui fait partie du patrimoine cinématographique mondial, La foule – The Crowd, de King Vidor (1928), un film muet, par conséquent. Cette œuvre raconte l’histoire d’un jeune provincial états-unien, John Sims, qui est né sous une bonne étoile - le 4 juillet 1900, le Jour de l’Indépendance, donc, la première année du siècle. Son père, lorsqu’il le voit à sa naissance, s’exclame que « le monde va entendre parler » de ce nouvel arrivant. Dès son premier âge, sa famille prend grand soin de lui, lui fait donner des cours de piano et acquérir toutes sortes de savoirs destinés à ce que cette prédiction se vérifie ; à faire en sorte qu’il se distingue à tout prix parmi tous les autres. A l’âge de douze ans, discutant avec ses copains de ce qu’ils feront quand ils seront grands, il reprend à son compte la prédiction paternelle : « My Dad says I’m going to be somebody really big ! ». Dès cet instant, John Sims va se conduire constamment non pas seulement comme si l’avenir lui appartenait, mais comme s’il se distinguait radicalement de l’homme ordinaire ou bien, comme le dit le titre du film, de la foule, en ceci qu’il serait, lui, maître de son destin, tandis que tous les autres seraient, eux, pour l’essentiel placés sous l’emprise de toutes sortes de déterminations – sociales, économiques, etc. A l’âge de 21 ans, il « monte » à New York, persuadé, en naïf petit Rastignac américain qu’il est, que la métropole lui appartient et qu’il va se séparer de la masse en soumettant les conditions extérieures aux conditions de son talent et de sa volonté. En d’autres termes, Sims est l’archétype de la particule élémentaire de la société des individus (Norbert Elias), celui qui ne peut appréhender sa condition (individuelle dans la masse) que pour autant qu’il se perçoit comme « plus différent » que tous les autres et même, dans le cas de Sims, le plus différent de tous – une différence en forme de distinction et d’exception positive, ici. Ou bien, dans les termes qui sont ceux de notre colloque, il oppose son (imaginaire) autonomie souveraine à l’inexorable hétéronomie de la masse qu’il a sous les yeux. Cette illusion de souveraineté ne se réduit pas à un vague sentiment de liberté : John Sims est convaincu qu’autant la masse est vouée à la tyrannie des conditions existantes, autant, lui, a la capacité de se donner à lui-même sa propre loi », non pas au sens où il s’agirait de s’affranchir des codes moraux ou juridiques, mais pour autant qu’il est convaincu de pouvoir, lui et lui seul, arracher son existence au corps de la masse et faire valoir des qualités qui lui appartiennent en propre. S’il était plus attentif à l’origine de cette certitude, il remarquerait à quel point son fondement est obscur et repose sur une aporie : c’est son père, sa famille qui l’ont destinés à se croire différent et autonome, là où tous les autres seraient voués à l’hétéronomie. C’est dans cette insurmontable dépendance filiale que s’est forgée cette illusion, un destin se substituant, tout simplement à un autre…
Ce film est une fable, donc. Celle-ci va prendre la forme de l’enchaînement inflexible des circonstances au fil desquelles se trouve défaite, détruite, démontée la présomption d’autonomie de John Sims. A peine installé à New York, le voici donc qui, en guise de trajectoire exceptionnelle, unique, se voit contraint de travailler comme gratte-papier pour une compagnie d’assurances, assigné à un numéro, le 137, dans une immense salle où des dizaines d’employés subalternes mal payés s’activent à longueur de journée à aligner des listes de chiffres et à vérifier des imprimés. De puissantes images de vie urbaine, de masses humaines s’écoulant sur les trottoirs, de circulation automobile dense, de structures géométriques (les bureaux, les gratte-ciel) rendent manifeste et tangible la littérale absorption de notre supposé sujet unique par la foule, l’opération de son amalgame à la pâte de la masse. Les scènes de sortie de bureau où les jeunes employés font la queue devant les lavabos pour se rafraîchir avant d’aller rencontrer, dans des mouvements parfaitement synchronisés, leurs équivalents féminins à la porte de l’immeuble, suggèrent avec une force incomparable cet effet de sérialisation des existences ordinaires. Sims fait un nouveau pas en direction de son enfermement dans la fausse conscience de l’autonomie lorsqu’il tombe amoureux de Jane, une employée comme lui, la séduit, puis l’épouse (anthologique séquence du voyage de noces rituel aux chutes du Niagara), ne cessant de se sentir conforté, au fil des étapes de ce parcours affectif et social, dans sa certitude d’être né sous le signe de l’unique et du différent : regardant la foule qui grouille sur les trottoirs du haut d’un autobus à impériale, il s’enivre de sa différence élective : « Regarde donc tous les pauvres types, lance-t-il à Jane, tous les mêmes ! ». La leçon, si ce n’est la « morale » critique de la fable se trouve, si l’on veut, concentrée dans cette séquence où s’enchaînent la rencontre à la sortie des bureaux, le flirt, la séduction, la nuit de noces dans le train qui conduit aux chutes du Niagara, le mariage, puis l’installation du couple. On assiste là à la succession des moments où l’individu (tout sauf un atome social ou une monade, tant il est poreux) éprouve la plus intense des jouissances liées à l’impression d’autonomie dont il s’exalte, ayant la certitude d’avoir choisi Jane entre toutes, tant elle est différente (« You’re different ! », lui lance-t-il dans un moment d’exaltation, l’unique, c’est-à-dire, bien sûr, « la plus belle fille du monde »). Or, c’est précisément dans ces moments que l’existence de Sims accuse les traits de stéréotypie et de dépendance les plus marqués face aux contraintes sociales et culturelles inflexibles. Tout, avec son parcours amoureux puis familial le situe dans les circuits du plus ordinaire de la vie des employés (S. Kracauer), de la photo de la jeune épouse devant les chutes du Niagara au rêve de l’achat de la maison familial ; tout ceci anticipant sur ce sinistre repas de Noël avec la belle-famille qui donne à celle-ci l’occasion de rappeler à Sims que, bien loin d’être l’être d’exception et le maître de son destin qu’il prétend être, il n’est non seulement qu’un être très ordinaire, mais, pire, un raté pas même fichu d’obtenir une augmentation de salaire après son mariage… Toute la suite du parcours de John Sims est marquée par l’oscillation entre son enfoncement dans le sol fangeux des sombres régularités sociales qui vont faire de lui un époux imparfait et malheureux puis résigné, un père endolori par la perte de l’un de ses enfants, un chômeur que menace la misère… et le retour périodique de ses rêveries inconsistantes de reconquête de l’autonomie grâce à ses « big ideas »… Le film s’achève sur l’image troublante et ambiguë d’une salle de cinéma où les spectateurs riant à gorge déployée pourrait bien être en train de se moquer de la présomption de celui qui, si durablement, s’est pris pour l’exception capable de défier la règle du jeu. Et c’est ici que le film construit, si l’on peut dire, son paradigme philosophique : bien parler de l’autonomie consisterait beaucoup moins, dans un premier temps du moins, en la défense et illustration de celle-ci à travers toutes sortes d’exemples positifs (condition de majorité kantienne, bien sûr, mais aussi bien, autogestion ouvrière, un grand motif des années 1970 en France ou encore communes paysannes exemplaires pendant la guerre civile espagnole…) que dans une critique radicale et systématique des fictions autonomistes et des illusions d’autonomie ; dans la mise en place d’une analytique des formes générales de l’hétéronomie, entendue comme préalable à toute spéculation sur les conditions de l’autonomie. L’apologue du film de King Vidor est donc bien clair : si vous voulez avoir une chance d’accéder un jour à la possibilité non pas tant d’être autonome que de gagner en autonomie, d’accéder à l’autonomie en tant que terrain d’expérience, alors commencez par vous assurer des prises solides sur tout ce qui vous assigne à l’hétéronomie. Si John Sims tend à la fois vers l’exemplarité et vers l’impersonnel, comme Emma Bovary, s’il tend à devenir exemplaire en tant que parangon de l’impersonnel, c’est qu’il est bien cet homme de la moyenne et de la norme par excellence, le sujet modèle du destin social et qui cependant va s’obstiner jusqu’au bout à flirter avec une autonomie fantasmagorique en demeurant convaincu qu’il finira par tordre le cou au destin et par montrer à ses contemporains de quoi est faite sa valeur unique et singulière. Et c’est bien de cette incroyable prétention que semble se moquer cruellement le public-juge impitoyable de la dernière image du film…
Je ne voudrais pas réduire cet apologue à une portée purement sociologique. La force du film tient à ce qu’il donne à penser, à la « proposition » qu’il contient : une présentation rigoureuse des conditions de l’hétéronomie dans sa relation avec les illusions de l’autonomie. Le ton légèrement sarcastique du film, notamment à la fin, n’est pas le signe du mépris qu’inspireraient à King Vidor les naïves présomptions du « petit homme » Sims. C’est plutôt un ton d’empathie avec celui-ci, le film pouvant être compris comme une sorte d’exhortation adressée au quelconque à faire de la question de son autonomie, de la relation entre systèmes de dépendance et liberté propre l’objet de sa réflexion, plutôt que se lancer à corps perdu dans tous les pièges que lui tend la société, la vie moderne. King Vidor converge avec des penseurs comme Norbert Elias, Siegfried Kraucauer, Cornelius Castoriadis, Pierre Bourdieu, qui, au delà de ce qui les sépare, ont en commun de se demander ce qui peut demeurer d’un projet d’autonomie dans des sociétés comme les nôtres, considérées comme des fabriques d’individus destinés avant tout à en assurer le « fonctionnement continué » (Castoriadis), pris dans des réseaux de normes très serrés, devant se tenir à la hauteur d’exigences très élevés en matière d’auto-contrainte (Elias). En d’autres termes, le plus ordinaire des conditions de la socialisation, dans nos mondes, ne dresse-t-il pas des obstacles à peu près insurmontables devant un projet d’autonomie ? Une réponse à la fois néo-platonicienne et néo-kantienne, celle de Castoriadis, par exemple, va consister en substance à dire qu’une société dont l’ambition serait de destiner les sujets qui la composent à l’autonomie se doit d’accorder une place centrale à l’éducation, une éducation qui serait tout le contraire d’un dressage ou d’une pure et simple domestication, une véritable paidéia (Caumières, p. 111), destinée à faire en sorte que les individus intériorisent, incorporent l’esprit de l’autonomie, les dispositions, les gestes qui s’y rattachent – l’autonomie étant alors tout à la fois un horizon axiologique, un fonds normatif, le socle des conduites, ethos et habitus. Cette approche sera portée à mettre l’accent sur la dimension collective de l’autonomie et sur le fait qu’elle trouve obligatoirement son support dans des institutions. Mais nous voici donc, du coup, au bord de l’aporie : quid d’une autonomie instituée ou institutionnelle ? Ne risque-t-on pas de retomber dans la figure de la fabrique – celle de sujets « autonomes » qui, sont, précisément, ceux que requiert les formes informatisées du capitalisme contemporains, le capitalisme des start-ups et des champions de l’innovation perpétuelle, les brillants jeunes gens qui ont tôt fait de nous soumettre à la tyrannie de leurs diaboliques inventions – Facebook, Twitter et autres tablettes digitales… ? Une autre approche, en distincte opposition avec celle-ci, mettra en relation le motif de l’autonomie avec ceux de la déprise, voire de l’arrachement, du franchissement des limites voire de la transgression – disons une approche foucaldienne, pour faire vite. La seule chose qu’elle aurait en commun avec la précédente serait qu’elle mettrait l’accent sur le fait que l’autonomie est bien un enjeu d’exercice effectif, qu’elle ne saurait donc se réduire à la conquête de la « liberté intérieure » et autres thèmes de teinture stoïcienne. Mais, dans leur acception fondamentalement nietzschéenne, ces motifs (déprise, résistance, défection, voire insurrection…) ne prennent tournure qu’aux conditions de jeux de forces ou, diraient certains de nos amis géomètres, à l’intérieur d’un certain diagramme : ce sont toujours des contre-forces qui s’opposent à des forces en prenant appui sur elles et donc en étant tributaires d’elles. Les contre-conduites foucaldiennes ne sont évidemment pas programmées, dans leurs formes et leurs effets, par ce à quoi elles s’opposent ou résistent, mais elles en sont tributaires ; ceci, dans la mesure même où il n’existe pas de dehors pur des relations de pouvoir – la rétivité à l’école, genre Zéro de conduite, débouche aujourd’hui bien davantage sur la reprise du sujet rétif par d’autres pouvoirs, d’autres disciplines, d’autres institutions que sur l’éternisation de l’instant de vive jouissance où l’enfant s’émancipe de la discipline scolaire, franchit le mur le mur et « choisit la liberté »… Dans une perspective foucaldienne, il est moins question de conquête de l’autonomie que d’expériences de la liberté dont le propre est d’être des moments d’intensité forcément discontinus, tributaires de configurations spécifiques, singulières : le soulèvement iranien, les émeutes dans les prisons, la naissance du syndicat indépendant Solidarnosc en Pologne, une cavale, une expérience communautaire, la découverte des backrooms en Californie, etc. En ce sens même, l’autonomie n’est pas un concept qui fait très bon ménage avec l’analytique des pouvoirs foucaldienne, on en trouve un indice d’ailleurs dans le fait qu’il ne figure pas dans l’index des notions établi par les éditeurs des Dits et écrits. Foucault est certainement un philosophe de la liberté, et un philosophe de la critique aussi, mais pas ou peu de l’autonomie. Dans les jeux de forces adverses ou en tension, le geste requis n’est pas celui de l’autonomisation qui suppose une forme de séparation mais bien de l’opposition ou de la contre-apposition. Ce qui est premier, c’est la relation entre des forces qui se contrarient mais tout en conservant une liaison organique, en s’enveloppant les unes les autres, le modèle demeurant la relation gouvernants-gouvernés. Le « jeu » de la résistance ne consiste donc pas à se rendre autonome de ce qui discipline, retient, programme, conduit (etc.), mais en quelque chose de plus subtil et qui se décline sous des modes variés : déprise, déplacement, défection, rétivité, obstruction, inertie, bref tout le catalogue des conduites destines à produire toutes sortes de perturbations et dérèglements dans le gouvernement des vivants. Cette approche foucaldienne des expériences de ou avec la liberté, expériences dont la contingence pure est l’élément, peut valoir comme une mise en garde contre toute tentation d’ « essentialisation » de l’autonomie : l’autonomie d’un sujet, d’aucune façon, ne saurait être un état, elle ne peut être qu’un devenir. Il est très important de distinguer le concept (philosophique) de l’autonomie de son acception politique ou plutôt étatique courante : la Catalogne est, dans le cadre de l’État espagnol, une province « autonome », ce qui veut dire qu’elle dispose de certaines prérogatives en termes de gouvernement local, nullement qu’elle se donne à elle-même sa propre loi en toutes matières – j’imagine que le Code pénal qui s’y applique est le même que dans d’autres régions de l’Espagne…
Pour boucler la boucle en me rapprochant à nouveau du film de King Vidor, je voudrais insister sur tout ce domaine invisible qu’ignorent bien à tort les approches insuffisamment « matérialistes » de l’autonomie qui font florès aujourd’hui. Ce qui caractérise le sujet ordinaire de nos sociétés, c’est en premier lieu la densité des réseaux de dépendance et d’interdépendance dans lesquels il est pris et qui constituent la base matérielle, intersubjective, culturelle et morale de ce qu’il perçoit comme ses marges d’autonomie, indissociables de sa condition de majorité. J’ai été saisi par cette évidence, il y a deux ans, lorsque j’ai pris ma retraite de l’Université : quelques semaines avant de passer de la condition de professeur des universités qui m’assurait un salaire convenable à celle de retraité de l’enseignement, j’ai commencé à me réveiller la nuit : non seulement je ne savais pas quels seraient désormais mes revenus, mais rien ne m’assurait, après tout, que ma retraite allait tomber, à la fin du mois, en lieu et place de mon salaire. Je me suis trouvé tout à coup, au terme de décennies où ma confiance dans le monde était placée sous condition de mon statut de fonctionnaire, à anticiper sur l’expérience du « petit homme », du John Sims qui se demande si, demain, le sol ferme sur lequel il a pensé marcher pendant toutes ces années ne va pas s’effondrer sous ses pas… D’une façon générale, lorsque nous réfléchissons à nos marges d’autonomie, lorsque nous désirons augmenter notre autonomie, nous avons tendance à négliger ou, ce qui est la même chose, à considérer comme acquis tous ces systèmes d’appareillage et de soutènement de nos existences par tous ces dispositifs cachés. Il est à peu près inconcevable pour nous que tout ceci puisse brusquement prendre fin un jour et qu’ainsi nous puissions être sommés de réformer et reformer entièrement notre entendement à propos de notre autonomie…
Et pourtant, nous y sommes ou presque. Une multitude de signes pronostiques tend à montrer que tout ce domaine d’ « acquis » supposés est, en vérité, révocable et conditionnel : au Portugal, les salaires des fonctionnaires ont été brutalement amputés de un cinquième à un quart sur injonction des régents « européens »de la bonne gouvernance libérale ; à Chypre, les retraits bancaires ont été suspendus pendant une semaine et les gens ordinaires se sont retrouvés sans liquidités ; aux États-Unis, des centaines de milliers de fonctionnaires se sont retrouvés à deux doigts d’être mis à pied, sans salaires ; en France même, des retards apparaissent de façon récurrente dans le versement des salaires à certaines catégories d’employés des communautés territoriales, comme c’est la règle dans nombre de pays des pays pauvres et de déplorable « gouvernance » ; en Grèce, des dizaines de milliers de fonctionnaires ont été licenciés ou sont menacés de l’être. Etc. C’est à dessein que je ne parle ici que des catégories à statut et pas de la toujours grandissante armée de réserve du capital – cela fait longtemps que toutes ces populations de plus en plus précaires qui composent cette dernière savent que leur autonomie est l’otage des « lois du marché ». Le problème de nos sociétés est que cela même qui étaie notre autonomie requise (« Sois autonome ! » est la paradoxale injonction que nous adressent constamment et l’autorité et le capital) constitue pour nous un système de dépendances multiples. Nous problématisons couramment l’exercice de notre liberté comme affranchissement de toutes sortes de tutelles qui nous sont imposées par l’État, les pouvoirs, l’autorité – tout ce qui, au sens extensif, vise à nous gouverner, en langue foucaldienne. Mais d’un autre côté, l’expérience historique tend à nous montrer que lorsque, dans des circonstances tout à fait particulières et exceptionnelles, ce système dense des tutelles/protections s’effondre, se dérobe, s’évanouit, le résultat n’est pas nécessairement la récupération de l’autonomie perdue par le sujet en société (selon la fable déployée par Rousseau dans le Discours sur l’origine…), mais souvent tout l’inverse : la panique, la tombée de la masse sous l’emprise des conduites régressives et apeurées, la pagaïe, le temps de la rumeur, du chacun pour soi, etc. Comme le rappelle Elias Canetti dans le chapitre de Masse et puissance intitulé « Masses en fuite », l’exode de juin 1940, suite à la victoire éclair des troupes allemandes, est l’un de ces moments d’effondrement vertigineux de l’autorité étatique et de l’ordre civil dont la mémoire collective des Français a conservé le souvenir traumatique– et non pas, pour l’essentiel, celui du temps de l’autonomie retrouvée mais bien de tous les abandons et de toutes les frayeurs. La foule en déroute abandonnée par l’État qui se forme alors, a perdu toute cohérence et elle régresse vers un état d’anomie traversé par toutes sortes de flux de hargne, de méfiance, de haine, vulnérable à toutes les rumeurs… Il est vrai que le moment de cette disparition des carcans dans lesquels la liberté de mouvement des individus est d’ordinaire enserrée n’était pas particulièrement heureux… Et il est vrai qu’à cette scène de retombée collective en enfance, on pourrait en opposer d’autres où une foule en expansion et « marchant d’un bon pas » (Michelet) oppose sa puissance destituante ou destitutrice à la puissance ébranlée de l’État et, en dessinant les contours d’un peuple nouveau, sans précédent, (peuple de Tahir, peuple de Taksim…), oppose le motif de l’autonomie du collectif rassemblant dans toute leur bigarrure des gens ordinaires revendiquant leur condition de majorité aux décrets de l’État autoritaire et policier prétendant les diriger en troupeau. Il me semble qu’une des tâches premières de la critique, dans le présent, serait de travailler à aiguiser l’imagination du possible, à l’encontre de l’ensemble de ces facteurs qui conspirent, dans nos sociétés, à entretenir en nous l’illusion toujours plus intenable de ce que j’appelle la condition immunitaire. Une séquence nouvelle s’est ouverte, en Europe, avec l’effondrement de l’État yougoslave, qui a été l’occasion pour des millions de gens de passer pratiquement du jour au lendemain d’une telle condition à celle d’une totale exposition aux rigueurs de la terreur et de la guerre civile. Nous savons, nous Européens communautaires, mais d’un savoir qui demeure encore abstrait et vaguement distrait, que ce qui est arrivé aux Grecs peut être notre lot demain, et vous avez, vous, l’horrible guerre d’entre-extermination syrienne à vos portes. A défaut de nous inciter à espérer pour un avenir proche de grands moments de conquête de l’autonomie partagée, ces éléments de contexte contemporain que nous avons en commun sont du moins susceptibles d’aiguiser notre capacité d’anticipation sur ce que l’on pourrait appeler l’enracinement dans le présent de l’inconcevable même : concevoir l’inconcevable comme une dimension du présent, cela me paraît, pour nous, dans l’espace d’une philosophie de l’actuel, une tâche de première importance, un exercice requis de notre vocation critique. Mais inversement, ce n’est pas à vous, amis de Galatasaray, que j’apprendrai que ce motif de l’imagination de l’inconcevable comme possible quand même ou pourquoi pas ? peut, dans ce même présent, se décliner sur un mode infiniment plus heureux . C’est vous qui avez, tout récemment, façonné à pleines mains l’événement dans sa propriété facétieuse d’exposer dans l’instant l’insignifiance de la situation antérieure, de cette durée dans laquelle les sujets étaient englués et qui se donnait comme éternelle et insurmontable. C’est vous qui avez expérimenté l’infinité des possibles qui surgissent quand se met en mouvement la dynamique d’autonomie d’un peuple en marche, un autre peuple que celui de l’État, des gouvernants, des cléricaux, du patriciat et du patriarcat, des militants de l’économie et du marché… C’est vous qui avez senti vous porter le vent de l’autonomie toutes ces semaines durant . C’est vous, donc qui en parlerez mieux que nous, pauvres pèlerins issus d’un monde exsangue et fatigué, disait Nietzsche…
Alain Brossat
les Conditions de l’autonomie / 2013
Publié sur Ici et ailleurs le 31 décembre 2013

Eléments bibliographiques et filmographiques
Norbert Elias La société des individus, traduit de l’allemand par Jeanne Etoré, Fayard, 1991.
Elias Canetti Masse et puissance, traduit de l’allemand par Robert Rovini, Gallimard « Tel », 1986.
Siegfried Kracauer Les Employés, traduit de l’allemand par Claude Orsoni, Editions Avinus, 2000.
Philippe Caumières Castoriadis, le projet d’autonomie, Michalon, le bien commun, 2007.
Michel Foucault Sécurité, territoire, population, cours au Collège de France 1977-1978, leçon du 1er mars 1978. (Gallimard/Seuil, 2004.
Jean Vigo : Zéro de conduite, 1933.

la foule aff4

La nécropolitique à la française / Beatriz Preciado

J’ai grandi en écoutant des histoires de la guerre civile espagnole. Pendant des années, j’ai demandé aux adultes comment ils avaient pu se tuer entre frères, comment la mort était devenue l’unique façon de faire de la politique. Je ne réussissais pas à comprendre pourquoi ils s’étaient battus, ce qui les avait poussés à se détruire, à tout détruire. Ma grand-mère, fille de vendeurs ambulants, était catholique et anarchiste. Son frère, ouvrier pauvre de l’industrie sardinière, était athée et communiste. Son mari, comptable de la mairie d’un village, était militant franquiste. Le frère de son mari, ouvrier agricole, fut enrôlé de force dans l’armée de Franco, entraîné à traquer les rouges. L’histoire la plus traumatique de la famille, qui revenait sans cesse, comme un symptôme, dans une tentative condamnée à l’échec de refaire sens, racontait comment le mari de ma grand-mère avait sorti de prison mon oncle, le communiste, le jour prévu de son exécution. Les dîners familiaux finissaient souvent dans les larmes de mon grand-père bourré qui criait à mon oncle: «Ils m’ont presque obligé à te tirer une balle dans le dos.» Ce à quoi mon oncle répondait : «Et qui nous dit que tu n’en aurais pas été capable ?» Interpellation suivie d’un cortège de reproches, qui dans mon oreille d’enfant sonnait comme une actualisation posthume de la même guerre. Ça n’avait ni sens ni résolution.
C’est seulement il y a quelques années que j’ai commencé à comprendre que ce ne fut pas la détermination idéologique, mais la confusion, le désespoir, la dépression, la faim, la jalousie et pourquoi ne pas le dire, l’imbécillité, qui les avaient conduits jusqu’à la guerre. Franco a sorti une légende de son képi, selon laquelle une alliance diabolique entre francs-maçons, juifs, homosexuels, communistes, Basques et Catalans menaçait de détruire l’Espagne. Mais c’est lui qui allait la détruire. Le national-catholicisme a inventé une nation qui n’existait pas, a dessiné le mythe d’une Espagne éternelle et nouvelle, au nom de laquelle mes oncles étaient sommés de s’entretuer. Comme autrefois en Espagne, un nouveau langage national-chrétien français cherche à inventer une nation française qui n’existe pas et qui ne propose que violence.
Je suis venu vivre en France en suivant les traces de 68, qu’on pouvait lire à travers une philosophie dont la puissance athlétique n’était comparable qu’au football espagnol. Je suis tombé amoureux de la langue française en lisant Derrida, Deleuze, Foucault, Guattari ; je désirais écrire cette langue, vivre dans cette langue. Mais par-dessus tout, j’imaginais la France comme le lieu dans lequel l’imbécillité qui mène au fascisme serait désagrégée par la force des institutions démocratiques – conçues pour encourager la critique plutôt que le consensus. Mais l’imbécillité et la confusion qui ont terrassé mes ancêtres ibériques pourraient bien atteindre la France.
J’ai du mal à croire, ces derniers temps, à la fascination qu’exerce le langage de la haine tenu par le national-christianisme français, à la vélocité avec laquelle accourent ses sympathisants, qu’ils soient dans l’opposition ou au gouvernement – comme Valls qui applique avec fierté des politiques lepénistes au sein d’un gouvernement socialiste. L’extrême droite, la droite et une partie de la gauche (ceux qui croient que les Roms, les émigrants, les musulmans, les juifs, les Noirs, les homosexuels, les féministes… sont la cause de la décadence nationale) entendent démontrer que la solution aux problèmes sociaux et économiques viendra de l’application de techniques d’exclusion et de mort contre une partie de la population. J’ai du mal à croire que 20% des Français soient dans une telle confusion qu’ils fondent un espoir de futur sur la forme la plus antique et brutale de gouvernement : la nécropolitique – le gouvernement d’une population par l’application des techniques de mort sur une partie (ou la totalité) de cette même population, au bénéfice non de la population, mais d’une définition souveraine et religieuse de l’identité nationale.
Ce que préconisent les langages national-chrétiens quand ils agitent le drapeau de la rupture et de la rébellion sociale ne peut être appelé politique, mais guerre. La militarisation des relations sociales. La transformation de l’espace publique en espace surveillé. Fermer les frontières, blinder les utérus, expulser les étrangers et les émigrants, leur interdire de travailler, de se loger, de se soigner, éradiquer le judaïsme, l’islam, enfermer ou exterminer les Noirs, les homosexuels, les transsexuels… En définitive, il s’agit de nous expliquer que certains corps de la République ne doivent pas avoir accès aux techniques de gouvernement, en fonction de leur identité nationale, sexuelle, raciale, religieuse, qu’il y a des corps nés pour gouverner et d’autres qui devraient rester les objets de la pratique gouvernementale. Si cette proposition politique les séduit, et je pense aux électeurs de Le Pen, dont les déclarations et les gestes m’ont hélas toujours été familiers, il faut l’appeler par son nom : qu’ils disent que ce qu’ils désirent, c’est la guerre, que ce qui leur convient, c’est la mort.
Beatriz Preciado
la Nécropolitique à la française / 2013
Chronique publié dans Libréation le 22 novembre 2013
revolution nationale

Dix propositions jetables sur le squizodrame / Gregorio Baremblitt / Chimères n°80 Squizodrame et schizo-scènes

Première proposition
J’ai créé le squizodrame avec une équipe en 1973 à Buenos Aires en Argentine. La généalogie de cette proposition devrait passer sans doute par la naissance du drame selon Georges Politzer et par le sociodrame de Jacob Moreno, pionniers que nous respectons.

Deuxième proposition : un assemblage de multiplicité
Cette pratique fonctionne comme un ensemble diffus de théories, pragmatiques, stratégies, tactiques, techniques et cliniques inspirées par les différentes cartographies pratiques de l’œuvre squizoanalytique (comprenant plus de cinquante textes et entretiens…). Ma lecture squizodramatique de l’œuvre de Deleuze et Guattari est singulière, particulière, comme c’est le cas souvent pour ceux qui cartographient ce plurivers avec un esprit d’invention. Cette lecture, qui se veut productive, choisit des textes ou des fragments de textes, omet et questionne des personnes ou des morceaux choisis selon des trajectoires qui rendent intelligibles chaque étape de la pratique. À cela s’ajoutent les idées, concepts, perceptions, intuitions, gestes, sensibilités, sensorialités, attitudes, sons, mouvements qui sont en réciproques mutations. Cette réflexion se nourrit de sources très hétéroclites, et surtout du théâtre. Des influences incontournables alimentent le squizodrame : Artaud, Alcântara, Boal, Beckett, Brecht, Bene, Kantor, Ionesco, Jarry, Pavlovsky, le Nô, le Kabuki… Dans l’œuvre de Deleuze et Guattari, nous privilégions la lecture de L’Anti-Œdipe et Mille Plateaux. Nous n’écartons néanmoins aucun autre écrit de ces auteurs, notamment Un Manifeste de moins de Deleuze et Bene. Nous nous appuyons aussi sur l’article de Foucault « Theatrum philosophicum » et sur l’histoire de la dramaturgie comme sur les textes des théoriciens et critiques de théâtre.
L’objectif principal du squizodrame consiste à fonctionner de manière hétérogène et hétérologue, multiple, transversale, machinique et immanente, avec des ressources dramatiques expérimentées dans de nombreuses écoles de théâtre et à s’approprier (dans le bon sens du terme) différents savoirs et travaux en cours. Le squizodrame se nourrit (théoriquement et kliniquement) d’autres sources et d’autres instruments comme la musique, la danse, le chant, les arts martiaux, les massages, les techniques de respiration. Il emprunte à la vidéo, au cinéma, aux mélanges des corps, au devenir et aux rencontres… Le squizodrame s’appuie aussi de manière critique sur les voix, considérées non pas d’après leur nature signifiante propre au sujet, mais d’après leur aspect mineur. Il est important de reconnaître explicitement, surtout à un niveau technique, que le squizodrame vole littéralement des matières premières à des systèmes psychothérapeutiques déjà connus, des rituels primitifs, des scènes de cinéma, des narrations littéraires et à tous types d’événements historiques déjà survenus ou actuels…
Il s’agit d’intervertir, par capillarité, multiplicité et intersticité, des entités superficielles d’enregistrement et de contrôle du même nom (selon les squizèmes de L’Anti-Œdipe). Employant ici une nomenclature descriptive, il s’agit de travailler les aspects physiques, chimiques, biologiques, éthologiques, sociaux, économiques, politiques, sémiotiques, subjectifs et technologiques, par le moyen de montages transdimensionnels, squizodramatiques d’intervention. Formulé en squizème opérationnel, ces aspects sont abordés pour être destratifiés, décodifiés, dé-surcodifiés, dés-axiomisés. Ce travail en négatif s’articule à une tâche affirmative provoquant des lignes flexibles et des lignes de fuite, une émission de particules, une re-fluidification de flux, une production de subjectivités désaliénées (dés-œdipianisées), concernant autant de personnes que de groupes, des courants d’organisations, des institutions… Il s’agit d’activer des micropolitiques désirantes révolutionnaires qui militent pour actualiser des virtualités qui métamorphosent les panoramas des relations actuelles entre le réel, le possible et l’impossible. Nouveaux plis, déplis et replis. Nouveaux nomades. Nouveaux territoires existentiels et universaux de valeurs. Il est clair qu’en principe, nous essayons toujours d’opérer avec une infinie prudence et une infinie audace, sans jamais oublier qu’expérimenter est toujours une chose qui se fait sur la corde raide, parfois, dans des limites incertaines. Dit selon d’autres squizèmes, nous aspirons à orienter nos théories et nos kliniques vers des régimes post-signifiants, des langues, des dramaturgies, des mouvements et des narrations mineures. Nous tentons de construire des agencements catalyseurs d’inconscients, d’alter-réalités ou chaosmotiques, produits selon des diagrammes ad hoc pour monter des complexes : des machines abstraites (de guerre, des arts, d’amours), corps sans organes, plan de consistance, de composition et d’immanence (selon les cas) et des machines abstraites-machines concrètes, composées par des dispositifs constitués par une prise en charge réciproque durable : agencements collectifs d’énonciation et agencements machiniques de corps, générateurs d’effets individualisant par heccéité (une date, un nom, un lieu, une singularité).

Troisième proposition : les opérations du squizodrame
L’intervention squizodramatique se décline en deux opérations :
A / Des opérations « négatives » (la négation, ici, n’est pas à considérer dans son sens hégélien) de « décapage » ou de « démolition » de manifestations réactionnaires, réformistes et conventionnellement « révolutionnaires ».
B / Des opérations « positives » consistant à accompagner de manière cartographique les extra-limites de prolifération. Autrement dit, il s’agit de déconstruire la réalité, ses valeurs définitives, comme le fétichisme de la marchandise, les valeurs de bénéfice, de rente, de profit et de commandement, les macro et micro-entités reproductives et anti-productives : leurs formes, leurs structures, leurs ensembles stabilisés, leurs croyances, leurs dualités confrontées à des dilemmes, leurs centralisations, leurs hiérarchies transcendantales, éminentes et captives, mais aussi leurs lignes fixes, leurs circularités concentriques et résonnantes, leurs espaces striés, leurs faux « développements », leurs subjectivités aliénées définies par leur régime signifiant, par les interprétations et les visagéités qui leur sont propres. Il s’agit de pointer du doigt, avec des stratégies, des tactiques et des techniques des plus inédites, les institutions, les organisations, les subjectivités et les individualités qui s’avèrent être des processus reproducteurs et anti-productifs, macro et micro de l’État, du Capital, de l’Œdipe, des Églises, des systèmes d’éducation en série, du système de soin inexistant ou inadapté, de la communication de masse. Il s’agit de démasquer les partis politiques et les syndicats corrompus, la famille traditionnelle bourgeoise et la vie quotidienne.
C / En somme, il est nécessaire de scruter la réalité, ses modèles, ses schèmes, ses plans et programmes, ses dispositifs de pouvoir et d’administration (légale ou illégale) de tout type y compris les dispositifs de violence. Nous nous proposons de dénoncer les faux-semblants, les aspects rêveurs et hypnotisants de l’appareil communicationnel : ce réseau omniprésent qui occulte ses fonctions essentielles de dénonciation de toute servilité à « l’ordre public », à l’ultra-consommation, au vote ignorant ou acheté, au préjugé partagé. Le squizodrame se propose d’attaquer ce pernicieux panorama, auquel s’ajoutent l’acceptation passive de la croissance anémique des salaires, l’inégalité entre les salaires, la corruption généralisée, le chômage, le travail dans des conditions esclavagistes, le travail des enfants, le travail précaire, le sous-emploi, la délinquance et la répression.
À la place de ces injustices, il s’agit d’élaborer des complexes – le terme complexe est utilisé ici comme il est employé dans les expressions « complexe industriel », « complexe d’enseignement et de recherche » – : des complexes relevant de machines abstraites (machines de guerre, artistique, écologiques) connectés à des machines concrètes (des agencements collectifs d’énonciation, des agencements machiniques de corps) sur un plan de soutien, de consistance, d’immanence, de composition, selon la singularité de son actualisation et/ou de sa réalisation par chaosmose. Ces squizèmes sont variés et forment une complexité avec le corps sans organes, un diagramme de forces, des matières sans dimension… Ce sont des productions et des fonctionnements squizémiques (théoriques) qui ne sont pas moins combatifs que le squizodrame, opérant un décapage, une déconstruction, une neutralisation des dispositifs de pouvoir, catalysant une mise au jour, une éclosion de fonctionnements chaosmiques.

Quatrième proposition : diverses formes de résistance
Dans différents textes squizoanalytiques se formule le squizème de résistance, employé autant à des fins défensives, répétitives et anti-productives dans la réalité (surface d’enregistrement et de contrôle, dans la topologie de L’Anti-Œdipe) lorsqu’il résiste au changement, que pour nommer des stratégies libertaires élaborées et actualisées émanant de puissances d’alter-réalité chaotique et chaosmique. Suivant cette distinction, il est nécessaire de différencier ces deux types de résistance. La résistance, utilisée par des dispositifs de pouvoir, contre tout type de production désirante, inventive et révolutionnaire, consiste en une série de « mécanismes » ou mieux, de machinations contre toute production d’alter-réalité.
Différemment, quand un squizoanalyste se réfère aux processus et aux fonctionnements affirmatifs, actifs et combatifs alter-réalistes, il emploie le même squizème de résistance qui implique alors des formes clandestines de combat dans les guerres civiles, internationales et des luttes de minorités singulières. Ainsi, l’ennemi est au service de l’axiomatique du Capital, de pouvoirs molaires, macro et micro, ostensiblement écrasants. Les mouvements libertaires semblent alors n’avoir plus qu’une fonction réactive. On peut partager cette impression à propos des squizèmes de ligne de fuite, de nomadisme, de devenir imperceptible… […] L’« interprétation » d’un squizoanalyste qui capture le réel peut confondre une formation organisationnelle et une orientation tactique modérée ou passive. Il arrive, par conséquent, que quelques prétendus squizoanalystes (ou néo-squizoanalystes) comprennent de manière faussée ou de façon opportuniste cette terminologie et justifient des positions de simple érudition, d’esthétisme aristocratique ou des actions « d’évasion » de type hédoniste, alors que le squizodrame n’a rien à voir avec les échappatoires désertiques des spiritualistes et des anachorètes, ne partage pas les idéalisations fanatiques de toutes les singularités minoritaires, de tout ce qui est alternatif, ni la confusion entre marginalisé et marginal, entre révolte et révolution, entre événement et miracle. Nous avons bien conscience que les efforts pour la diffusion de la squizoanalyse peuvent être détournés au profit d’un usage exhibitionniste ou lucratif, dû à la sur-exposition de certains aspirants à se faire remarquer. Le malentendu, parfois, provient d’une confusion autour de la « micropolitique », dont l’aspect micro ne doit pas être entendu comme petit, pacifique et invariablement « joyeux ». Les fêtes copieusement arrosées n’ont rien à voir avec les événements de Mai 68. Le théâtre pauvre n’ont pas nécessairement comme finalité de conduire les pauvres au théâtre.
Le squizodrame cherche à avoir toujours présent à l’esprit ces erreurs et ces distorsions. Les complexes relevant des machines abstraites et ceux relevant des machines concrètes du squizodrame (et de la squizoanalyse) sont, par définition, intenses, affirmatifs, actifs et mènent parfois à des confrontations. Le squizodrame peut être « cruel » (cruel ne s’entend pas seulement comme une formation territoriale primitive ou comme l’attribut du théâtre d’Artaud) : il est alors un démontage de processus, d’entités et de logiques névrotiques, perverses, paranoïaques et squizophrènes relevant de l’enregistrement, du contrôle, de la consommation.
Lors des opérations positives, ces complexes squizoanalytiques et squizodramatiques visent à émettre des lignes de fuite, des quanta de sensations, de vibrations, de particules et d’autres éléments infinis, inventifs, mutants, micro et macro-politiques. Émergent alors des productions de nouveaux territoires et de projets existentiels, de nouveaux univers de valeurs, des nouvelles puissances, des nouveaux événements et devenirs (sexuels, liés à l’âge, raciaux, nationaux, idiomatiques, corporels). Le squizodrame permet de gérer des inconscients alter-réels par ses dispositifs productifs-désirants-révolutionnaires-proliférants. En dehors de tout hasard, l’éternel retour des différences, la transversalité hétérologue, multiple et machinique permet une connexion avec des forces matérielles et des processus très divers, tant dans les luttes libertaires que dans les expériences de la vie. Le squizodrame peut être à l’origine d’ascèses intimes, d’expériences subjectives abyssales, tout en insistant sur le fait qu’elles soient connectées avec des machines collectives, productives, et révolutionnaires (prenons par exemple des stratégies héroïques de résistance passive, comme celles de Mandela ou de Gandhi).
Gregorio Baremblitt
Dix propositions jetables sur le squizodrame /2013
Extrait du texte publié dans Chimères n°80 Squizodrame et schizo-scènes
Illustration : Mayte Bayon en Pessoa
à voir : Techno Live Vision / Escritos de la Enajenada I et II
Mayte Bayon en Pessoa

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