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L’expérience urbaine de l’ayahuasca au Brésil / Clara Novaes, Olivier Taïeb, Marie Rose Moro / Chimères n°78 / Soigne qui peut (la vie)

L’un des traits distinctifs du chamanisme amazonien est le recours aux plantes psychoactives induisant des transes, des « vols de l’âme » et des visions. Les Curanderos, les Pajés ou chamans exercent un rôle important pour assurer la santé dans leur communauté. Ils ont le pouvoir de guérir. Pour faire l’intermédiaire entre le monde des humains et le monde invisible, celui des esprits, ils se servent d’un certain nombre de plantes appelées doctores, « plantes maîtresses » ou encore « plantes qui enseignent ». Les plantes ont un pouvoir ; elles font voir et partagent un savoir. Dans la cosmologie animiste amazonienne, les plantes peuvent « enseigner1 » aux chamans comment diagnostiquer et soigner les maladies, comment utiliser les plantes médicinales et d’autres outils soignants tels que les chants (Icaros), les percussions, l’extraction du mal par succion de la partie malade, les fumigations de tabac sur le malade, etc. C’est grâce à l’aide des esprits de certaines plantes que le chaman est capable d’acquérir ses pouvoirs.
Ainsi, différentes ethnies indiennes de l’Amazonie brésilienne, péruvienne, colombienne et équatorienne ont une longue tradition d’usage des plantes dont l’ayahuasca, plante fondamentale du chamanisme du bassin amazonien de par ses propriétés psychoactives puissantes. L’anthropologue Luis Eduardo Luna2 a recensé quelque soixante-douze peuples utilisateurs d’ayahuasca en Amazonie Occidentale. En langue quechua le mot ayahuasca désigne le breuvage obtenu par la décoction d’au moins deux végétaux : Banisteriopsis Caapi (une liane) et Psychotria Viridis (feuille d’un petit arbuste). Selon le contexte, aya désigne le cadavre, le défunt, et huasca, la corde ou la liane. Les métis amazoniens appellent souvent cette plante « la médecine » (le remède) ou encore « la purga » (la purge) qui, par ailleurs, est une dimension essentielle de l’expérience qu’elle entraîne. En plus d’induire un état visionnaire, introspectif, l’ayahuasca purge. Généralement, ses effets durent entre 4 et 6 heures.
Ce « thé » amer, de couleur marron, au goût déplaisant, contient des alcaloïdes psychoactifs très puissants, dont la DMT (la diméthyltryptamine) et l’harmine. La DMT est une substance proscrite par la Convention de Vienne de l’ONU de 1971 dont le Brésil et de nombreux pays du monde dont la France sont les signataires. En France, depuis 2005, tous les composants de l’ayahuasca et non seulement la DMT sont proscrits et ses pratiques sont assimilées à une « dérive sectaire ». Néanmoins, les gouvernements brésilien, américain et hol- landais reconnaissent le droit à l’usage de l’ayahuasca dans un cadre exclusivement religieux. Le breuvage est utilisé comme un « sacre- ment » dans ce que les anthropologues brésiliens3 ont appelé « les religions ayahuasqueiras », à savoir : le Santo Daime, l’União do Vegetal et la Barquinha. Si ces trois religions syncrétiques sont nées en Amazonie brésilienne dans les années 1930, c’est à partir des années 1970 qu’elles ont été « découvertes » par des voyageurs, des artistes, des intellectuels, des hippies, des personnes en quête de cure ; puis, depuis 19804, elles se sont propagées de l’Amazonie aux grandes villes brésiliennes, « adoptées » par une partie de la classe moyenne des grands centres urbains avant de se répandre à la fin des années 1980 vers différents pays du monde. En France, le mouve- ment ayahuasqueiro est davantage lié à la tradition péruvienne qu’à la brésilienne, bien que le Santo Daime existe et tente d’acquérir une légalité depuis des années.
L’expansion des expériences urbaines de l’ayahuasca
Au Brésil, grâce au mouvement moderniste des années 1920 et au « manifeste anthropophage » de l’écrivain Oswald de Andrade, la notion d’anthropophagie en tant que métaphore a gagné un sens profane. Celui-ci postulait que, tout comme les indiens Tupinambás (du moins comme les artistes l’ont pensé), on cherche à dévorer, de l’autre, ce qui peut être affirmatif pour soi. En ce sens, nous avons relevé la présence d’une dimension « anthropophage » dans la scène ayahuasqueira brésilienne dans la mesure où les ayahuasqueiros n’hésitent pas à « avaler » des spiritualités provenant de traditions très diverses pour composer leurs expériences, le Santo Daime étant l’exemple le plus emblématique. Avec l’ayahuasca nous assistons à l’exportation d’une spiritualité qui condense, par le biais de la bois- son d’origine indigène, une certaine idée d’un « nouveau monde » duquel proviennent un certain savoir, l’incarnation d’une certaine possibilité spirituelle, des « effets » rapides, visibles, viscéraux.
Si au XIXe siècle on pouvait penser que les pratiques chamaniques de sociétés dites traditionnelles allaient disparaître, écrasées par les religions des pays dominants, au fil du XXe siècle et plus particulière- ment depuis les années 1960, nous avons assisté non seulement à la vive résistance de ces pratiques aux colonisations, mais aussi à l’intérêt grandissant de la part du monde occidental5.
Le néo-chamanisme ou chamanisme urbain est l’appellation donnée au mouvement ayant succédé à la contre-culture occidentale des années 1960 et qu’on peut inscrire dans la mouvance New Age – courant spirituel apparu dans le Zeitgeist des années 1960 et 1970. Le néo-chamanisme se caractérise par une grande plasticité intègrant le chamanisme traditionnel amazonien à tout un éventail d’approches psycho-spirituelles occidentales très hétéroclites. Nous retrouvons, tant dans le néo-chamanisme que dans le New Age, une mouvance mystique-ésotérique qui propose des systèmes dynamiques de type holiste (du grec o holos : entier) : chaque chose, chacun, porte en soi le tout.
De nos jours, les chamanismes urbains connaissent de nouveaux agencements et une expansion bien au-delà des frontières de l’Amérique Latine. Dans toutes les grandes villes du monde occidental existent des groupes, voire des religions ayant un but artistique, thérapeutique, médicinal ou spirituel, inscrits dans la démarche du « développement personnel », qui font un usage rituel des substances psychoactives, telles que la mescaline, l’iboga, des champignons et notamment l’ayahuasca, la plus en vogue.
L’ayahuasca exerce une grande fascination sur le monde contemporain comme en témoignent l’intérêt porté aux rituels brésiliens du Santo Daime et l’União do Vegetal. Que l’on pense au travail destiné à soigner les toxicomanes par le biais de l’ayahuasca mis en œuvre par le médecin français Jacques Mabit dans le Centre Takiwasi au Pérou ; à la fréquentation de toute la région d’Iquitos au Pérou par des voyageurs du monde entier en quête de découvrir les pouvoirs curatifs et autres attribués à la plante amazonienne ; au déplacement des chamans à l’étranger pour réaliser des stages ponctuels, etc. L’internet sert de « canalisateur » ; il est devenu un instrument important de propagation de ces nouveaux usages et a contribué à constituer un réseau international qui ne cesse de se développer.
Les réinventions ayahuasqueiras contemporaines envisagent le chamanisme comme une voie spirituelle universaliste et accessible à tout le monde, et non plus réservée aux seules cultures traditionnelles. Dans le chamanisme urbain moderne, le but principal est l’émancipation [empowerment] personnelle des pratiquants, le rôle de la communauté ayant une importance moindre par rapport au contexte chamanique traditionnel6. Les expériences restent collectives et rituelles, mais l’idée du travail individuel de chacun vers son évolution spirituelle prend le dessus comme dans plusieurs courants New Age. Ces mouvements individuels influeraient par la suite sur le social. Contrairement à certaines traditions indigènes de l’ayahuasca, où seul le chaman prend la boisson pour soigner le groupe ou un patient, dans les agencements urbains ayahuasqueiros, chacun est invité à être son propre chaman, à entrer dans un « devenir chaman » en vue de sa propre guérison, de la rencontre avec le divin ou d’une « auto-connaissance » personnelle. Celui qui « sert le thé » pendant les rituels est là davantage pour veiller à leur bon déroulement que pour médiatiser le processus du buveur (le rôle traditionnel des curanderos).
Le chamanisme est ainsi spiritualisé7 et « thérapeutisé », centré sur l’expérience personnelle et le vécu du monde intérieur. Il intègre plu- sieurs questions qui traversent une certaine subjectivité contemporaine. Ce phénomène transculturel, pensé avec Giorgio Agamben8 comme ce qui, dans le présent, survit de l’archaïque, nous conduit à nous interroger sur le monde contemporain.

(…)
Capter les forces affirmatives de cette expérience reviendrait à dire : « avaler, oui, mais pas n’importe comment ». Cela a également à voir avec le temps de l’anthropophagie, qui n’est pas celui d’une simple consommation de l’altérité, tel un produit de plus du marché. Pensons à la mise en garde d’Oswald de Andrade dans son manifeste : « Nous sommes contre tous les importateurs de conscience- en-boîte » ! L’un des dangers de ces expériences est celui d’une identification idéalisante avec les images des mondes proposées par tel ou tel catalogue spirituel. Ces images (mirações) deviennent précieuses à partir du moment où elles favorisent la production de subjectivité, un travail d’imagination et d’élaboration. Autrement dit, à condition qu’elles ne soient pas capturées par le diktat actuel du tout montrer, tout dire, tout faire voir, obscènes dans le sens de « hors scène fantasmatique ». Si l’ayahuasca semble faire voir ce que l’on ne voit pas dans un état ordinaire, il faut cependant éviter de se laisser aveugler par un nombre trop important d’images qui, très accélérées, peuvent vite déborder et devenir envahissantes. Car le sensible, intensifié à ce point, risque de manquer d’un minimum d’intelligibilité. Cela touche à la question des vitesses des intensités ; afin d’éviter ce que nous appelons des « arythmies subjectives », un trouble du rythme, il faut de la prudence (dans le sens de Spinoza).
Que peut un corps ?
L’expérience de l’ayahuasca traverse des zones d’inconnu, d’étrangeté, d’ambiguïté et de contradictions ; elle est faite d’accélération de vitesses, de déterritorialisations qui peuvent s’avérer dangereuses. D’ailleurs, personne ne nie les éventuels dangers d’aller si loin dans ce « scrutage » de soi et du monde. Arpenter cette zone qui s’incarne dans le corps même des expérimentateurs demande une grande prudence afin qu’ils ne s’y perdent pas mais qu’au contraire, ils puissent construire des lignes qui dessinent et affirment l’existence. Deleuze disait que nous ne savons jamais d’avance qui nous sommes ; à vrai dire, avec l’ayahuasca il en est de même. C’est précisément pour cette raison qu’il faut un allié (Deleuze, lors d’un cours à Vincennes, disait cela en parlant d’un livre de Castaneda et de ses apprentissages avec le peyotl) dans cette démarche d’apprentissage, que ce soit le cadre rituel, la personne responsable, la plante elle-même, etc. Cet allié occupe le point de départ de tout un agencement capable de fonctionner sur le corps de celui qui l’éprouve. La question est de savoir si une intensité convient à quelqu’un et s’il peut la supporter. Si accroître son territoire existentiel passe par une déterritorialisation déclenchée par l’ayahuasca, encore faut-il pouvoir la réterritorialiser.
Dans l’expérience de l’ayahuasca, la traversée de ces zones d’indiscernabilité, d’indécision et d’ambiguïté que nous réservent les flux de la vie est intensifiée dans cet enchevêtrement de l’(in)actuel et de l’archaïque qui caractérise la période contemporaine en demandant toujours : que peut un corps ?
Clara Novaes, Olivier Taïeb, Marie Rose Moro
l’Expérience urbaine de l’ayahuasca au Brésil / 2013
Extraits du texte publié dans Chimères n°78 / Soigne qui peut (la vie)
Sur le Silence qui parle : Soigne qui peut / Valérie Marange
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