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Autochtone imaginaire, étranger imaginé – Retours sur la xénophobie ambiante / Alain Brossat

Extraits – table des matières – parution : janvier 2013
Raconter des histoires qui comptent « La langue des vaincus a-t-elle jamais existé ? », se demandait un jour Michel Foucault recourant au vocabulaire de Walter Benjamin ? La réponse pourrait être double : ces vaincus, cette plèbe ne sont à proprement parler audibles que pour autant qu’ils s’expriment dans un cadre fixé par l’autorité – en répondant, pour l’essentiel, aux questions qu’elle leur pose ; mais le plus souvent, leur accès au langage est limité à la bonne écoute, celle qui leur permet de se comporter selon les consignes et injonctions qui leurs sont adressées. Dans ce registre, on pourrait dire que cette plèbe est moins muette que programmée pour s’exprimer a minima et faire ce qu’elle a à faire aux conditions de ceux qui entendent la gouverner. Sa parole et ses discours, de ce point de vue, lui échappent radicalement, étant constamment déterminés par les conditions de leur hétéronomie. »

Qui a tué Walter Benjamin ? « De quoi est faite la mort de Walter Benjamin, pour que la disparition violente et prématurée d’un des plus éminents philosophes du XXe siècle se trouve à tout jamais associée à « la frontière » ? »
« Cette sorte de persécution, plus ou moins « douce » mais tenace, à laquelle doivent faire face les réfugiés a pour effet la multiplication des « problèmes d’intendance ». Se loger, entreprendre un voyage, trouver un emploi… Tout devient compliqué, infiniment plus compliqué que pour les autres, selon une double modalité funeste : d’une part, elle produit des effets particuliers d’usure psychique et de l’autre, elle ne peut pas faire l’objet d’un « partage » avec les autres, les supposés autochtones pour lesquels ces complications n’existent pas. »

Contre la démocratie de l’entre-soi « Le partage entre ceux qui, dans nos sociétés, occupent fantasmatiquement la place de l’autochtone et tous les autres est l’un des plus décisifs, les plus efficaces et fonctionnels parmi ces « gestes » du gouvernement des vivants. Une population ne peut être gouvernée (ici, à l’égal d’un territoire) qu’à la condition de ce travail intense d’organisation et de répartition que le pouvoir (les gouvernants) opèrent sur elle, qu’à la condition d’être saisie par la multitude de ces gestes de différenciation. D’un point de vue politique et juridique, il importe donc que le système d’égalisation formelle entre les individus (en principe tous égaux devant la loi quelle que soit leur puissance sociale et égaux de même en tant qu’électeurs) trouve sa contrepartie et son complément dans le système qui institue des inégalités fonctionnelles et structurelles entre des catégories hétérogènes : le ressortissant français et l’immigré maghrébin, le demandeur d’asile et Mme Bettancourt, etc. »

L’hospitalité comme cristal « Toute réglementation ou restriction apportée au principe d’hospitalité tue l’hospitalité. »
« Par conséquent, ce que nous sommes en droit d’exiger de la part de nos gouvernants, de nos États pour autant que ceux-ci se targuent d’être « démocratiques », c’est une politique civilisée de l’étranger, une politique éclairée des circulations de personnes, pas une hospitalité in- conditionnelle, laquelle, pour cette raison même, peut a contrario être le fait des personnes et des communautés – pas celui des États, des gouvernements, des administrations. Pour dire les choses abruptement et comme par anticipation sur ce qui va suivre : l’hospitalité est un cristal trop pur pour être confié aux États, à l’administration, aux pouvoirs modernes. »

De Welcome à Go home « Partons d’une remarque très générale : le cinéma peut être défini entre autres comme un dispositif général d’apprivoisement. Une de ses vocations est de rendre présentables pour nous, c’est à-dire compatibles avec les conditions du contemporain, avec les normes et les sensibilités, avec l’ordre des discours, toutes sortes de figures, de scènes du passé ou du présent qui, de par leurs caractéristiques propres, entretiennent un litige violent avec ces conditions mêmes. Le cinéma, comme appareil culturel, apprivoise l’intolérable, élabore l’imprésentable envers et contre cette « imprésentabilité » même, en créant les conditions de sa narrativité ou plutôt de sa narrabilité. »

L’archéologie du silence / (dans le prolongement de Anderlecht, printemps 2008, les limites des situations d’enquête) « Très rapidement, s’est imposée cette évidence (comme souvent, comme toujours peut-être…) : ce n’est pas l’enquêteur qui décide de la tournure que prendra son investigation, c’est l’enquête elle- même qui dicte ses conditions, qui « pose les questions ».
« Le demandeur sait, en général, que le pur et simple récit sobre et factuel, sinon objectif, des circonstances qui l’ont conduit à quitter son pays et à se réfugier en France a fort peu de chances de coïncider avec les critères fixés par l’OFPRA ou le service des étrangers des préfectures. Il sait, ou il devine donc, que son récit doit être « amélioré » ou mis en conformité avec l’attente supposée de l’autorité. Mais, précisément, la découverte de cette règle du jeu « cachée » par le demandeur et les conclusions qu’il va en tirer seront susceptibles de se retourner contre lui en toutes circonstances : les divers arrangements cosmétiques que subiront les récits vont constituer pour l’administration une inépuisable réserve de méfiance organisée et systématique, un motif permanent pour discréditer, disqualifier ces récits et considérer a priori le demandeur comme un affabulateur. »

Cinéma et guerre des espèces « C’est là à la fois la puissance spécifique du cinéma et ce que l’on pourrait appeler sa duplicité constitutive : une évidence immédiate des corps qui s’impose à nous avec une force telle que nous ne sommes guère portés à nous demander ce que nous « disent » ces corps, ce qui se signifie effectivement dans la mise en place de la configuration où ils se côtoient, se rencontrent, se heurtent, etc. À ce titre, dans cette dimension, le cinéma, ou plus précisément, un certain cinéma industriel, soumis à des normes spécifiques (ce qui ne veut pas du tout dire sans qualités artistiques – cf. John Ford), peut être décrit comme la fabrique des messages inavouables, nécessairement subliminaires, directement véhiculés par une grammaire corporelle et phénotypique et d’autant plus aptes à irriguer les strates profondes de la psyché du spectateur.  »

La fable DSK « Il s’agit de détecter la façon dont l’histoire de la « post-colonie » continue de s’écrire au présent sur un mode compact ou diffus, massif ou infinitésimal, comme histoire coloniale infinie et indéfinie, au fil d’un chapelet d’incidents ou d’événements disparates : de la « bavure » policière en banlieue à la « sortie » intempestive d’un rappeur d’origine africaine contre les homosexuels, en passant par les « prières de rue » des musulmans de la Goutte d’Or et l’anniversaire d’un massacre colonial (le 17 octobre 1961). En ce sens d’un éternel retour dans le présent du rapport colonial, diffracté et redéployé aux conditions de l’actualité, la « post-colonie » peut être nommée « néo-colonie » ou « toujours-colonie ». Le « post- » étant, comme dans la figure du post-moderne, une modalité du même réactivé selon des modalités nouvelles, et aucunement ce qui succède, vient après, quand la séquence est close et la parenthèse refermée. »

De Toulouse à Peshawar, en passant par Gaza : l’affaire Merah « La prise en charge purement et simplement sécuritaire de l’événement, placée sous le signe des agissements imprévisibles, stupéfiants et inhumains du monstre, est destinée à empêcher que s’instaure à ce propos une discussion publique qui pourrait donner lieu à des enchaînements, des rapprochements entre ces crimes « aberrants » et des facteurs de natures diverses : la récente liquidation de Ben Laden au Pakistan, l’intervention occidentale en Afghanistan, les menaces d’agression réitérées de l’État d’Israël contre l’Iran et, je l’ai dit plus haut, le différend francoalgérien à propos des crimes de la colonisation. La rhétorique du monstre qui tend toujours à faire du criminel un homme seul, du crime une aberration absolue, procède ainsi par effets de décontextualisation massifs, de manière à établir l’autorité de pures tautologies au degré zéro de la pensée : le monstre est celui qui commet des actions monstrueuses et celles-ci administrent en retour la preuve qu’il est un monstre et rien d’autre. »

Nommer les crimes d’état « Il existe, si l’on peut dire les choses ainsi, une propension naturelle des États, une sorte d’instinct de conservation, qui les conduit à lier le motif de leur intégrité et de la perpétuation de leur renom ou de leur gloire (qui est à peu près indistinct de celui de l’intégrité) à celui de leur impunité pour les crimes commis en leur nom dans le passé. Constamment, cette propension fait fond et sur la difficulté d’établir les faits – la possibilité infinie d’agencer des récits de diversion – et sur les dénis de continuité en rapport aux différentes séquences qui s’enchaînent dans son histoire. Concernant le premier aspect, le livre de Jean-Louis Planche a montré combien la fable de l’insurrection concertée des populations musulmanes du Constantinois a eu la vie dure dans le récit franco-français des événements de mai 1945, tout comme le déni de l’ampleur des massacres perpétrés par l’armée et les milices formées par les colons3. Concernant le second aspect, nul n’ignore qu’il n’aura pas fallu moins d’un demi- siècle pour que la République accepte la charge des crimes commis par le régime de Vichy dans le contexte des persécutions infligées aux juifs, entre 1940 et 1944. »

Sortie « Il faut donc le dire avec force : il n’y a pas davantage de « question de l’étranger » dans nos sociétés aujourd’hui (en Europe occidentale) qu’il n’y avait de « question juive » dans l’Allemagne de la fin des années 1920 et du début des années 1930. Et il y a bien, oui, une sérieuse « question de l’autochtone » qui, sous l’effet des chocs cumulés et corrélés qu’il subit, voit se déliter son sentiment du « propre » – comme il y avait, assurément, au tournant des années 1920, un sérieux « problème allemand » (social, politique, historique) du fait de la succession des chocs apocalyptiques endurés par ce pays depuis 1914 (la guerre, la défaite, la chute de l’Empire, l’échec de la révolution de 1918- 19, le chaos des premières années de Weimar, la crise de 1929…). La menace que constituerait la prolifération de l’étranger-parmi-nous, telle que l’éprouvent les plus fragiles des « autochtones » (un sentiment qui se condense dans la formule « on n’est plus chez nous »), est en vérité le pseudonyme du sentiment de déperdition du « propre » nourri en tout premier lieu par les phénomènes de globalisation, de liquéfaction des rapports sociaux, et bien sûr, par la déqualification, la désaffiliation, la perte de statut, de reconnaissance, de dignité, de droits, etc. – tous ces « chocs » en série éprouvés par ceux qu’on pourrait appeler les « petits autochtones » d’aujourd’hui (sur le modèle des petits Blancs du monde colonial). »
Alain Brossat
Autochtone imaginaire, étranger imaginé
Retours sur la xénophobie ambiante
/ 2013
Publié sur Ici et ailleurs
A lire également : le Racisme des intellectuels / Alain Badiou
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