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Lewis Carroll / Aux sources de la pensée de Gilles Deleuze / Ange-Henri Pieraggi

Si Gilles Deleuze s’intéresse à l’œuvre de Lewis Carroll, c’est qu’elle débute dans les profondeurs, pour conquérir progressivement les surfaces. Alice au pays des merveilles commence, en effet, dans le terrier du lapin : le manuscrit original s’intitulant Les aventures souterraines d’Alice. Mais l’auteur renonce à ce titre, car plus le récit avance, « plus les mouvements d’enfouissement font place à des mouvements latéraux de glissement, les animaux des profondeurs faisant place à des cartes sans épaisseur (1) ». Avec De l’autre côté du miroir, les événements sont cherché à la surface, par le biais d’une glace qui les réfléchit, ou d’un échiquier qui les planifie. Avec Sylvie et Bruno, ce passage des corps à l’incorporel est multiplié dans deux histoires qui font glisser les surfaces l’une sur l’autre.
Logique du sens est en partie le résultat de l’analyse de l’œuvre de Carroll et de celle des stoïciens, qui ont en commun la quête des événements en surface.
Rappelons d’abord la singularité du stoïcisme.
Pour Platon il convient de distinguer d’une part les Idées, et d’autre part les choses limitées, soumises à l’action de ces Idées et comme arrêtées au présent dans leur permanence. Mais cette dualité se prolonge en profondeur : n’y a-t-il pas sous les choses elles-mêmes le devenir ? Un devenir défiant les limites, « esquivant le présent » (2), semblant à la fois déjà passé et encore à venir. Platon se demandant même si ce devenir n’a pas un rapport particulier au langage.
Pour les stoïciens, les actions et passions des corps donnent des effets « qui ne sont pas des corps, mais des incorporels » (3) : ce sont les événements, qui telle la bataille, « survolent les corps, surplombent son propre accomplissement et dominent son effectuation » (4). Les stoïciens, en affirmant les événements à la surface des corps, font monter le devenir illimité, et opèrent un renversement du platonisme. « Les effets renvoyant aux effets formant une conjugaison » (5), « événements impassibles, purs infinitifs dont on ne peut dire qu’ils sont, participant plutôt d’un extra-être qui entoure ce qui est : ‘rougir’, ‘verdoyer’, etc. » (6).
De tels infinitifs sont aussi bien l’exprimé de propositions que l’attribut d’états de choses. Cet exprimé, qui insiste dans le langage, cet attribut qui survient aux choses, c’est le sens. Il tend une face vers les propositions et une face vers les choses. Il est exactement à leur articulation. « On ne demandera pas quel est le sens d’une événement, l’événement, c’est le sens lui-même. » (7)
C’est dans ce monde plat du sens-événement que Carroll installe son œuvre. Mais… il n’a rien fait passer par le sens, et « a tout joué dans le non-sens » (8).
- « Le non-sens n’est pas le contraire du sens » (9). Par contre, son « mécanisme est la plus haute finalité du sens » (10).
Lewis Carroll en aborde la fonction dans la préface de La Chasse au Snark (11) : si à la fameuse question « Sous quel roi, dis, pouilleux ? Parle ou meurs » (12), on ne sait pas si ce roi est Richard ou William, et qu’on répond ‘Rilchiam’, voilà un mot-valise opérant une « synthèse disjonctive » (13) qui donne le principe du non-sens.
- Deleuze clarifie son rôle en analysant le mot ‘frumieux’ (14). Il est composé de furieux + fumant. Pourtant la disjonction opérée n’est pas entre furieux et fumant, mais entre d’une part fumant-furieux, « si vos pensées penchent si peu que ce soit du côté fumant » (15), et d’autre part furieux-fumant, « si elles dévient du côté furieux » (16). « Chaque partie virtuelle d’un tel mot exprime l’autre partie qui le désigne à son tour » (17). C’est un terme qui formule une alternative dans laquelle il entre lui-même, et c’est à ce titre qu’il est non-sens. Un tel paradoxe n’a pas d’actualisation. Mais il opère une donation de sens aux deux séries qu’il parcourt indéfiniment dans un « devenir-fou, imprévisible » (18) : « le sens n’est jamais principe ou origine, il est produit » (19).
- Le rôle des séries se précise avec le mot Jabberwock. C’est le nom d’un animal fantastique, mais c’est aussi un mot-valise. « Il est formé de wocer ou wocor, qui signifie rejeton, fruit, et de jabber, qui exprime une discussion volubile. Ce mot connote deux séries : la série de la descendance animale ou végétale, qui concerne des objets désignables et consommables, et la série de la prolifération verbale qui concerne des sens exprimables. » (20)
Cette disjonction qui parcourt toute l’œuvre de Carroll, réfère à la distinction stoïcienne entre les choses corporelles et les événements incorporels.
- Elle peut opérer le partage entre les propositions désignant les choses et les propositions exprimant les événements. Ainsi, les couplets de la chanson du jardinier, dans Sylvie et Bruno, distribuent les propositions entre celles référant aux choses consommables (animaux), et celles référant aux événements (les lettres et les timbres portent le sens des mots) (21).
- Mais la disjonction peut opérer dans la proposition elle-même : elle est à l’œuvre dans le paradoxe suscité par le mot cela dans l’histoire que raconte la souris – qui l’emploie comme un terme exprimant le sens d’une proposition, alors que le canard l’emploie comme un terme désignant des choses consommables – (22), mais aussi dans l’explication qu’Humpty-Dumpty donne de certains mots-valises. Véritable figure du non-sens, Humpty-Dumpty distribue le sens selon deux séries, partageant par exemple le mot grilheure en griller (la viande) et heure (événement du repas) (23).
- Puisque le sens-événement peut s’extraire de la proposition, Lewis Carroll se permet de l’isoler. C’est là l’origine de nombreuses figures paradoxales telles que « le sourire sans chat » ou « la flamme sans bougie ».
- Et puisque l’événement est un infinitif à la surface des choses (il est une « singularité » qui suspend l’affirmation et la négation, survolant le champ des actualisations), il génère des doubles sens au plan expressif, qui sont des absurdités au niveau des choses. (Ainsi Alice affirmant : « je dis ce que je pense = je pense ce que je dis ». Le chapelier répondant : « je vois ce que je mange = je mange ce que je vois ».) (24)
- Plus généralement, on peut remarquer un grand partage chez Lewis Carroll, entre les choses désignables, d’un côté du miroir, et les événements qui leur sont attribués, de l’autre côté.
- Et, in fine, la disjonction corps/événement opère la perte d’identité qu’évoque fréquemment Alice (notamment lorsqu’elle croit être son amie Mabel, puisqu’elle a les mêmes attributs qu’elle) (25).
Récapitulons : le sens représente ce qui permet de recueillir l’événement à la surface des choses corporelles. Le sens survient aux choses (extra-être), et insiste dans la proposition (expression). Il est produit par le non-sens qui lui est co-présent, instance paradoxale qui parcourt indéfiniment deux séries hétérogènes et divergentes, et qui affirme une temporalité virtuelle, « indépendante de toute matière » (26), (Aiôn). Cet élément paradoxal qui ramifie les séries a lui-même deux faces. Il tend une face vers la série désignatrice, et l’autre face vers la série expressive. La première série pouvant être déterminée comme signifiée, l’autre comme signifiante, dans une optique structuraliste.
Si on se rappelle que la philosophie de Deleuze consiste essentiellement à « laisser vivre et respirer la virtualité de tout » (27), et que l’originalité de sa métaphysique consiste en « l’affirmation du multiple, comme différent, non soumis à l’identique » (28), on comprend toute sa sympathie pour Lewis Carroll et les stoïciens, qui portent leur intérêt sur l’événement (celui-ci conçu comme extra-être) : l’important pour Deleuze n’étant pas l’être, mais le plan métaphysique où se développe le virtuel (« l’Être, l’Un, le Tout sont le mythe d’une fausse philosophie toute imprégnée de théologie ») (29).
Ce plan métaphysique va s’élaborer dans LS à partir de la notion de surface, support de séries hétérogènes animées par le non-sens. Mais cet aspect topologique est associé à un aspect chronologique : le temps à l’œuvre au niveau des surfaces est delesté de toute actualisation et reste suspendu dans un infinitif (Aiôn). C’est selon cette double configuration que LS aborde des notions déjà élaborées dans DR, mais traitées « selon une méthode sérielle propre aux surfaces » (30).
- Deleuze reconnaît en Lewis Carroll « l’instaurateur d’une méthode sérielle en littérature » (31), et c’est sous son éclairage qu’il recompose la théorie des synthèses déjà ébauchées dans ES (32)  puis étayées dans DR. C’est dans LS que se déploie la synthèse disjonctive, où l’élément paradoxal prend le relais du dispars élaboré dans DR : « Nous appelons dispars le sombre précurseur, cette différence en soi qui met en rapport les séries hétérogènes » (33). « Lorsque la communication est établie entre séries hétérogènes, quelque chose passe entre les bords, des événements éclatent » (34).
«Toute la question est de savoir à quelle condition la disjonction est une véritable synthèse. La réponse est donnée pour autant que la divergence ou le décentrement déterminés par la disjonction deviennent objets d’affirmation comme tels » (35). C’est le rôle dévolu au non-sens : le non-sens n’est pas l’absurde, il est donateur de sens.
- Le sens deleuzien s’abreuve au sens nietzschéen qui, dans NP (36), est accordé aux notions de valeur et de force (37). Il s’affirme dans SPE (38) comme le résultat d’une production, il n’est pas nécessairement propositionnel, il est doté d’une puissance ontologique.
Dans LS, Deleuze associe l’événement au sens. Mais le sens ainsi défini ne résistera pas en tant que concept dans les ouvrages suivants, trop marqué par sa connotation linguistique. Il sera remplacé par « le concept », et la surface sur laquelle sont créés les concepts deviendra le « plan d’immanence ». Les « concepts » définis dans QP (39) ont en effet les propriétés antérieures du sens : «le concept est un incorporel. (..) Le concept dit l’événement, non l’essence ou la chose » (40).
- Avant de se fixer dans le plan d’immanence (41), la surface connaît de nombreux développements: plan de consistance ou de composition (42), planomène (43), rhizosphère (44)… Déjà, dans ES, Deleuze déclare : «la philosophie a toujours cherché un plan d’analyse d’où l’on puisse mener l’examen des structures de la conscience et justifier le tout de l’expérience » (45). C’est dans le cadre de ce projet global, que la surface dans LS, est envisagée comme lieu du sens. Mais elle va involuer dans le « Corps sans Organes » qui opère dans une zone de profondeur où l’organisation de surface qui garantit le sens en maintenant la distinction corps/expression est perdue au profit d’une « région d’infra-sens » (46). Le CsO sera reconduit dans (47), puis dans MP (48) comme « plan de consistance propre au désir» (49), « peuplé d’intensités » (50).
Les prémisses de l’élaboration du CsO apparaissent dans LS (51), lors de la confrontation Carroll/Artaud, qui marque le déclin de Lewis Carroll (52) . Mais il faut tout de même convenir de la proximité du CsO (notion empruntée à Artaud) quand il est figuré par l’œuf dogon de MP (53) ou l’œuf plein de DRF (54), avec Humpty Dumpty (figure ovoïde du non-sens, au corps désorganisé dont on ne peut distinguer « ce qui est la taille et ce qui est le cou ») (55).
- Enfin, la surface est parcourue par des « singularités », véritables potentiels présidant à la genèse des actualisations. Apparues dans DR, et reconduites jusque dan IuV (56), elles sont « les vrais événements transcendantaux » (57). Et puisque la méthode sérielle permet de dégager l’événement comme extra-être, la LS va permettre à Deleuze de réaffirmer – après SPE (58) et DR (59) l’univocité de l’être : « pur dire et pur événement, l’univocité met en contact la surface intérieure du langage avec la surface extérieure de l’être (extra-être). L’univocité se confondant avec l’usage positif de la synthèse disjonctive ». (60)
LS est un ouvrage transitoire : il est le dernier livre de Deleuze avant sa rencontre avec Félix Guattari (61), et reste largement dépendant du structuralisme et de la psychanalyse. Néanmoins, Deleuze ne le désavoue pas : « j’aime cette Logique du sens (…), je n’ai rien à changer » (62). Lewis Carroll y fait une apparition éclatante, permettant à Deleuze de construire une surface d’élaboration du sens, qui préfigure le plan d’immanence.
Ange-Henri Pieraggi
Lewis Carroll / 2005
in Aux sources de la pensée de Gilles Deleuze / dir. Stéfan Leclerq

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Lewis Carroll
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Xie Kitchin Asleep on Sofa : Lewis Carroll

1 LS (G. Deleuze, Logique du sens, Minuit 1969), p.19.
2 LS, p.9.
3 LS, p.13
4 D (G. Deleuze et C. Parnet, Dialogues, Flammarion 1977), p.79.
5 LS, p.312.
6 D, p.77-78.
7 LS, p.34.
8 CC (G. Deleuze, Critique et clinique, Minuit 1993), p.35.
9 ID (G. Deleuze, À quoi reconnaît-on le structuralisme ? in l’Ile déserte et autres textes, Minuit 2002), p.245.
10 DR (G. Deleuze, Différence et répétition, PUF 1968), p.201.
11 L. Carroll, Préface, in Lewis Carrol, Œuvres, T.2, Laffont-Bouquins 1989, pp.11-12
12 Shakespeare, Henri IV, seconde partie.
13 LS, p.61.
14 Qu’on trouve notamment dans le poème Jabberwocky. (L. Carroll, De l’autre côté du miroir, Folio-Gallimard 1994, p.99.)
15 L. Carroll, Préface, in Lewis Carroll, Œuvres, T.2, op. cit, p.12.
16 Ibid.
17 LS, p.84.
18 LS, p.96.
19 LS, pp.89-90.
20 LS, p.60.
21 « Il pensait qu’il voyait des (éléphants… / un albatros…), il regarda une seconde fois et s’aperçut que c’était (une lettre… / un timbre poste…) ». Cité par G. Deleuze, LS, p.40.
22 « Lorsque les seigneurs projetèrent d’offrir la couronne à Guillaume le Conquérant, l’archevêque trouva cela opportun ». – « Trouva quoi ? » demanda le canard. – « Trouva cela, répondit la souris. Je suppose que tu sais ce que cela veut dire ». – « Je sais ce que cela veut dire quand c’est moi qui le trouve, rétorqua le canard. C’est généralement une grenouille ou un ver. » (Alice au pays des merveilles, op. cit, p.62-63)
23 L. Carroll, De l’autre côté du miroir, op. cit,p.276.
24 L. Carroll, Alice au pays des merveilles, op. cit, p.110.
25 Mabel a pour attribut d’être ignorante. Alice se trouvant aussi peu savante qu’elle, pense avoir pris son identité. (L. Carroll, Alice au pays des merveilles, Folio-Gallimard 1994, p.94.)
26 LS, p.79.
27 A. Villani, La guêpe et l’orchidée, Belin 1999, p.28.
28 Ibid, p.40.
29 LS, p.323.
30 DRF (G. Deleuze, Note pour l’édition italienne de Logique du sens in Deux régimes de fous, Minuit 2003), p.60.
31 LS, p.57.
32 ES (G. Deleuze, Empirisme et subjectivité, PUF 1953).
33 DR, p.157.
34 DR, p.155.
35 LS, p.204.
36 NP (G. Deleuze, Nietzsche et la philosophie, PUF 1962).
37 NP, p.1-4.
38 SPE (G. Deleuze, Spinoza et le problème de l’expression, Minuit 1968). On trouve dans SPE p. 311, la formule : « l’exprimé c’est le sens »; et dans LS, p.34, la même formule : « le sens c’est l’exprimé ».
39 QP (G. Deleuze et F. Guattari, Qu’est ce que la philosophie ?, Minuit 1991).
40 QP, p.26.
41 QP, p.38 à 52, et G. Deleuze, L’immanence : une vie…, in Philosophie n°47, Minuit 1995, p.3-7.
42 MP, p.326.
43 QP, p.38.
44 D, p.113.
45 ES, p.92.
46 LS, p.110.
47 (G. Deleuze et F. Guattari, L’Anti-Œdipe, Minuit 1972).
48 MP (G. Deleuze et F. Guattari, Mille plateaux, Minuit 1980).
49 MP, p.191.
50 MP, p.189.
51 LS, pp.103-114.
52 « Pour tout Carroll, nous ne donnerions pas une page d’A. Artaud » (LS, p. 114.)
53 MP, p.185.
54 DRF, p.21.
55 L. Carroll, De l’autre côté du miroir, op. cit, p.272.
56 IuV (G. Deleuze, L’Immanence : une vie…, in Philosophie n°47, Minuit 1995).
57 LS, p.125.
58 SPE, (G. Deleuze, Spinoza et le problème de l’expression, Minuit 1968), p.57-58.
59 DR, p.52-53.
60 LS, p.210-211.
61 Il publiera en 1970 une nouvelle version de Proust et les signes et Spinoza, textes choisis, mais ce sont là des remaniements de travaux anciens.
62 DRF, p.58.

Le temps de l’œuvre, le temps de l’acte / Entretien de Bernard Aspe avec Erik Bordeleau

Les mots et les actes, ou de l’incarnation du vrai

Erik Bordeleau Le titre de ton dernier ouvrage est fort suggestif et annonce clairement ses couleurs : il s’agit de « marquer l’hétérogénéité du dire et du faire », de faire l’épreuve (en actes) du gouffre qui sépare les mots et les choses. Comme dirait à la fois Foucault et Wittgenstein, dont on te sent très proche, tu te réclames de la nécessité d’un « frottement » avec le réel qui passe par la tenue d’un « discours de vérité ». Tu vas jusqu’à dire que dans le régime de l’économie en vigueur dans nos sociétés, lequel tu définis comme étant triomphe du « scepticisme généralisé », il est impossible d’accorder les mots et les actes. Hors du politique, point de cohérence possible donc entre ce que l’on dit et ce que l’on fait ?

Bernard Aspe Dans le fait de tenir liés les mots et les actes — de les tenir liés malgré tout, c’est–à–dire malgré le fait qu’il y a bien entre eux un abîme — il ne s’agit pas seulement de la cohérence entre ce que l’on dit et ce que l’on fait. Il s’agit avant tout de ne pas recouvrir l’épreuve du saut existentiel qui nous fait passer des uns aux autres. En ce sens, on pourrait presque dire le contraire de ce que semble indiquer la question : la politique est bien ce qui, contre l’économie, nous restitue le hiatus, l’impossible cohérence, entre le dire et le faire. Mais cela même, bien sûr, est justement ce qui nous autorise à parler de « vérité ». Les sujets de l’économie sont moins, en ce sens, des êtres incohérents que des êtres privés de vérité (du moins de vérité politique) — et c’est pour cette raison que leur parole est constitutivement flottante. Il n’y a de vérité, il n’y a de dire–vrai que là où le dire ne suffit pas, et exige pour s’avérer d’être inscrit dans le réel, non en y étant « appliqué », mais en y étant prolongé par des voies que le dire lui–même ne peut anticiper ni prescrire. Comment se fait le passage du dire à l’exister : cela ne se dit pas, cela se montre (je fais ici une paraphrase de Wittgenstein) ; on ne saurait faire la « théorie » de ce passage. Et pour que cela puisse avoir lieu, il faut que l’existant fasse de son existence même (et non de ce qu’il en ressaisit dans son dire) le paradigme d’une telle inscription. L’inscription « littérale » du dire en constitue toujours une transposition, un déplacement radical. Le dire du dire vrai devient toujours autre chose quand il est existé.
Il n’y a de vérité que là où il y a incarnation du vrai, étant entendu donc que celle–ci ne saurait se réduire à une « application » de ce qui aura été dit ou pensé. De ce point de vue, je ne peux que suivre le point de vue développé par Foucault dans les Mots et les choses concernant le statut de la pensée « moderne » : celle–ci ne possède pas sa teneur éthique dans la mesure où elle serait capable de prescrire les règles de l’action ; cette capacité prescriptive, elle l’a irrémédiablement perdue. C’est « dès le départ », nous dit Foucault, que la pensée « blesse ou réconcilie », c’est dès le départ qu’elle possède une teneur éthique. Celle–ci ne vient pas s’ajouter comme un ensemble de préceptes qui découleraient de la « théorie ». La pensée moderne implique des positions subjectives qui sont en tant que telles mises en œuvre par le déploiement de la pensée (on peut ici penser par exemple au texte « Mon corps, ce papier, ce feu », que Foucault a écrit en 1971 en réponse à Derrida). Ces positions subjectives ne sont pas activées après coup par l’application de ce qui aurait fonction de « préceptes ». Elles sont l’effet immédiat des déplacements subjectifs inhérents au trajet de la pensée en tant que pensée. Le problème est de conclure de cela que dès lors la question de l’agir, de l’action dans l’existence, se dissout. Si Foucault se moque à juste titre des innombrables empêtrements auxquels donne lieu la fameuse question des « rapports entre la théorie et la pratique », c’est à moins juste titre qu’il considère (du moins à l’époque où il écrit les Mots et les choses) tout questionnement du rapport entre la pensée et l’existence comme irrémédiablement périmé.

Comment cette conception de l’agir se distingue–t–elle, par exemple, de celle développée par Rainer Schürmann dans Le principe d’anarchie. Heidegger et la question de l’agir (Seuil, 1982) ?

Concernant Reiner Schürmann, il me semble qu’il ne fait que développer cette idée : l’agir ne doit pas être conçu comme ce qui doit au préalable être éclairé par la pensée. Mais il fait ce développement en l’inscrivant dans l’orbe de la « déconstruction » heideggérienne. Or je ne crois aucunement que la « déconstruction de la métaphysique », pas plus que la métaphysique elle–même, puissent le moins du monde se substituer à l’agir réel. Et le fait de renverser l’approche, comme le fait Agamben dans l’un de ses derniers ouvrages [Le règne et la gloire, Seuil 2008], en disant que l’histoire de la « métaphysique occidentale » tout entière est celle de la scission constitutive de l’agir et de la pensée et de leur permanente réarticulation, ne change rien au problème.
Voilà le paradoxe : je suis bien d’accord avec la critique du caractère rétrograde de la posture « prescriptive », mais je crois que les problèmes commencent justement une fois que cette critique a été opérée, et que l’on ne s’autorise pas pour autant à demeurer dans l’espace de la pensée qui n’est que pensée. D’où mon retour aux penseurs du XIXème siècle (Kierkegaard, Nietzsche) ou du début XXème (Wittgenstein) : ils sont tous profondément hostiles à l’idée que la pensée pourrait formuler des « propositions éthiques », qui devraient être suivies ; mais ils sont tout aussi hostiles à l’idée que la pensée doive demeurer dans son ordre propre, et se clore sur elle–même en ce que l’on pourrait appeler sa boucle spéculative.
On pourrait peut–être éclairer ce point à partir de la distinction que fait Deleuze entre les « états de choses » et les événements. Disons grossièrement que le problème central est pour lui de dégager l’événement, de faire en sorte qu’il ne retombe pas dans les états de choses. Mais peut–être que c’est exactement le contraire qui devrait être en vue : comment faire pour que la lumière de l’événement vienne illuminer les états de choses eux–mêmes ? Comment faire pour que ce à quoi les œuvres semblent seules à pouvoir donner abri se déploie en dehors de l’espace de l’œuvre ? Ces questions peuvent paraître archaïques, mais en ce sens, je souhaite que le XXIème siècle soit plus proche du XIXème que du XXème.

Lire l’entretien intégral sur http://1libertaire.free.fr/BAspe01.html

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Qu’est-ce que l’écosophie ? / Félix Guattari / Au-delà du retour à zéro / dialogue avec Toni Negri / textes agencés et présentés par Stéphane Nadaud

Au-delà du retour à zéro
Extrait d’un dialogue de Félix Guattari avec Toni Negri pour la revue Futur antérieur n°4 : hiver 1990, à l’occasion de la sortie de Cartographies schizoanalytiques.
Note de Stéphane Nadaud : « Dans ce curieux échange, Negri tente de pousser Guattari dans ses retranchements et lui demande, successivement, s’il n’aurait pas tendance à être, à son insu, postmoderne, anhistorique, nihiliste, ontologue, utopiste, dogmatique ou positiviste, voire structuraliste. »

Toni Negri Je connais ta passion pour l’événement et ton plaisir pour la vie. Mais quand tu philosophes, tu sembles vouloir te détacher de cela. Comment gères-tu la schizophrénie structure-événement ? N’as-tu pas tendance à anticiper toujours la structure sous-jacente à l’événement, au risque de ne pas le laisser parler ? Cette question se retrouve-t-elle dans ton travail avec Deleuze ? Quelle est ta théorie de l’événement ? Comment imagier aujourd’hui non le processus, mais l’événement révolutionnaire, non les conditions de la révolution mais le pouvoir constituant ?

Félix Guattari L’événement est un don de Dieu. On a toujours l’impression qu’il ne se passe rien, qu’il ne se passera plus rien. Puis surgissent les « événements du Golfe ». Même là, j’ai pensé qu’au fond, il ne se passerait rien. La machine mass-médiatique planétaire lamine toutes les aspérités, toutes les singularités. On ne rencontre plus de zones de mystère. La question maintenant est de faire de l’événement avec ce qui se présente. Pas comme les journalistes qui sont tenus, quoi qu’il arrive, de faire leur « une ». Mais de façon plus poétique. Il est donc bien question ici. d’un pouvoir constituant, d’une production ontologique sui generis. Faire avec la sérialité. Ne serait-ce qu’en rêvant aux militaires américains en train de cuire dans leurs chars, au désarroi des otages, à la jubilation des jeunes Arabes, au délire systématique de Saddam… Ces scènes, sans limites précises, pour qu’il se passe enfin quelque chose !
Quant à la question que tu poses, relative à la structure, j’aimerais la décentrer. Je ne prétend jamais décrire un état de fait, un état de l’histoire ou de la subjectivité. Je cherche seulement à préciser les conditions de possibilité des divers modes de descriptions possibles. Pour appréhender ou pour contourner les problématiques de l’énonciation collective, tout système de modélisation – qu’il soit théorique, théologique, esthétique, délirant – est amené à positionner ce que j’appelle des facteurs ontologiques (les Flux, les Phylums machiniques, les Territoires existentiels, les Univers incorporels). Ainsi se trouve conjurée ou assumée partiellement la question, pour moi essentielle, du pluralisme ontologique. Il y a choix de constellations singulières d’Univers de référence, incarnée dans des Territoires existentiels, eux-même marqués par une précarité, une finitude qui font basculer l’Être dans une irréversibilité créationniste. Dans ces conditions, un ontologie ne peut être que cartographique, métamodélisation de figures transitoires des conjonctions intensitaires. L’événement réside dans cette conjonction d’une cartographie énonciatrice et cette prise d’être précaire, qualitative, intensive. Ce rapport de fondation réciproque entre l’exprimant et l’exprimé, le donnant et le donné, trouve son expression exacerbée dans la création esthétique précisément considérée comme pouvoir constituant ontologique.
Disons qu’il y a trois temps : celui de l’état initial, celui du retour à zéro, celui de la reprise de processualité. Le second temps n’est pas dialectique. On n’en a jamais fini avec la finitude, avec le non-sens. Et cependant, c’est un temps riche, une recharge de complexité par un bain chaotique. Toujours le temps zéro réserve des surprises ; à partir de points de singularité, laisser repartir des lignes de possibles. Le troisième temps serait celui des imaginaires, c’est-à-dire de la reprise des ambiguïtés. Comment définir un communisme, ou tout simplement un amour réussi, en échappant tout à fait aux illusions d’un désir d’éternité. La puissance de vivre, la joie spinoziste n’échappe à la transcendance, à la loi mortifère que par son caractère de modalité fragmentaire, polyphonique, multiréférentielle. Dès qu’une norme prétend unifier la pluralité des composantes éthiques, la processualité créative s’estompe. La seule vérité ultime est celle du chaos comme réserve absolue de complexité. Ce qui a fait la force et la pureté des premières moutures de socialisme et d’anarchisme, c’est précisément d’avoir tenu ensemble, au moins partiellement, un imaginaire communiste ou libertaire et un sens aigu de la précarité des projets individuels ou collectifs qui les supportaient. Depuis, la finitude s’est bien affadie, la subjectivité mass-médiatisée et collectivisée s’est infantilisée. La finitude du second temps de « prise de terre » n’est pas donnée une fois pour toutes. Sans cesse, elle doit être reconquise, recréée dans ses ritournelles et dans sa texture ontologique. La reconstruction du communisme passe aujourd’hui par un élargissement considérable des modes de productions de subjectivité. D’où la thématique d’une jonction entre l’écologie environnementale, l’écologie sociale et l’écologie mentale par une écosophie.
Félix Guattari
Qu’est-ce que l’écosophie ? / 2014
Textes agencés et présentés par Stéphane Nadaud
Éditions Lignes
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