Cher Monsieur,
Je voudrais m’étendre sur la valeur qu’il y a à accorder au style et à l’éloquence, au point que vous m’avez dit, concernant le cas Richard Millet et ses débordements idéologiques dont vous vous offusquez tout à votre honneur, qu’il n’y aura jamais à garder de lui que la langue. J’ai sur ce point de fortes résistances dont j’aimerais m’expliquer. C’est que je tiens la langue pour l’égale de l’Esprit et considère que ce goût pour la noblesse du style ne va pas sans avoir ses implications sur le plan moral et politique. Il y va-là des charmes dont le langage possède la puissance et de ce au service de quoi nous les utilisons sans doute. Avant de poursuivre, je tiens à vous confier que ces divergences de principe n’altèrent en rien toute l’estime dans laquelle je vous tiens, vous et votre œuvre, vous et vos autres écrits.
Sachez seulement avant de poursuivre que si je pense tout ce que je dis, je n’adhère pas forcément à tout ce que je pense. C’est-là ma part de mauvaise foi sans doute, ou encore la magie retorse de mes propres sophismes. Il est vrai qu’en ce qui me concerne, je me laisse facilement entraîner en écriture par ces humeurs disons belliqueuses – pour ne pas dire animées d’une rage stupide et violente – qui me viennent de ce mauvais sang légendaire – ou plutôt : de cette généalogie du sentiment d’insubordination à laquelle j’appartiens comme rejeton – en donnant dans le mauvais goût et le revendiquant, même, comme l’insigne d’un différend historique entre les tenants du style et l’humour assassin des mythiques « petits » – leur impertinence sans fond et leurs sublimes inventivités en manière de gros mots faisant la nique à nos idiomes nationaux très académiques et consensuels (même s’ils n’existent qu’en esprit, sur la base de quelques modèles empiriques filiaux et familiaux). Reste que je goûte, par ailleurs, également à l’esprit des belles lettres tout autant qu’à ces œuvres qui nous plongent dans la confortable intimité du Moi et son environnement éthéré, disons profondément bourgeois, en lequel s’exprime la tranquillité d’âme réalisée éprouvée dans l’ici et maintenant de la lettre – cet état pacifié de l’existence que je pense quant à moi n’être en soi rien d’autre qu’une Guerre.
Tout mon travail d’écriture – j’en prends ici conscience grâce à vous – aura certainement jusqu’ici visé à mêler le noble et le vulgaire, sans pourtant chercher à en annuler la différence essentielle dans une improbable synthèse – tels le Ying et le Yang – selon ce délire fondateur de l’Occident qu’est l’Unité réalisée depuis Parménide jusqu’au dernier des magnats financiers obsédés par l’idée du Trust parfait. C’est que, l’existence en première personne du singulier appartient (on s’en offusque assez) au bas tout autant qu’au haut – au corps qu’à l’esprit – selon ses moments et par intermittence en fonction des tâches auxquelles on se consacre – et que celui qui travaille à se réfléchir dans ses œuvres comme miroir de l’Esprit en usant des seules finesses du style n’est qu’un fantôme intérimaire de ce qu’il est par ailleurs : un homme avec sa queue et son trou au derrière – un être incarné dans toute sa nudité animale (et l’on sait combien l’Occident tint longtemps le corps pour une impureté, et continue sur cette lignée, quoi qu’avec des arguments qui ne sont plus seulement métaphysiques mais relèvent de l’eugénisme scientifiquement instrumentalisé sous les termes valant bannières de performances et de santé dont l’idéologie du sur-humanisme est une expression éloquente), lui qui pourtant comme les bêtes fait caca, etc. Vous m’excuserez cette grossière banalité mais je suis empiriste et pratique l’observation sur ma propre personne : la main à plume est aussi celle qui sert à se torcher. Maintenant, qu’il se sublime en faisant abstraction de sa bassesse congénitale reste en soi louable – nous ne sommes pas que des bêtes après tout – mais qu’il prétende n’être rien d’autre dans l’image qu’il donne de lui-même que son bel esprit est une fumisterie sans nom. L’horreur couve sous ses belles visions tyranniques telles des gorgones prêtes à rejaillir des régions refoulées de l’Être pour y jeter tout l’effroi de l’économie pulsionnelle. Le beau résultant d’un processus de sublimation, d’un recouvrement du monstrueux qui nous habite et que seul le rêve en partie révèle. Christine Angot, avec tout le mépris qu’elle mérite pour son absence d’humour, est au moins là pour ça : l’inceste dont elle fait son beurre fait partie de l’humanité et son essence nous paraît d’un coup beaucoup moins essentielle qu’elle n’y prétend. Le mouvement disons transhistorique de l’Esprit auquel certains individus – selon cette vieille ligne hégélienne – prétendent encore correspondre et apporter par-là leur touche à la réalisation d’un certain degré de civilisation est une abstraction dont on connaît historiquement la violence sans nom. Le délire de pureté aura mené physiquement aux camps d’extermination s’il ne faut prendre qu’un exemple. Comme le dit Lyotard à ce sujet, on aura voulu l’Esprit, et on aura eu sa merde…
Ce qui se dégage de tout cela, c’est qu’il y a quelque chose d’éthiquement vicié (voire vicieux) dans la recherche entêtée du beau comme du bon – du beau style – du bon ton – de la finesse d’âme et de vue, etc., cette absence effroyable d’autodérision. La vérité (la supériorité de conscience à laquelle prétend l’illuminé sur le reste anonymé des sans-esprit, des sans-goût, réunis sous le substantif du vulgaire), appartient aussi aux caricatures, au burlesque, au rire gras, à la violence épidermique de ceux qui ne conduisent pas leur vie selon les seules lumières de la pleine raison, à l’impertinence souveraine et sa cruauté de ton, etc. Là où je veux en venir c’est que toute pensée – toute vision du monde – recèle en elle-même quelque chose de violent et dangereux – cela s’applique bien évidemment à moi – pour autant que je sois la source de ma propre pensée – sans aucune restriction. Or, ce qui me paraît important, et d’une réelle urgence, c’est de prendre la mesure de la dangerosité de cet impensé à l’œuvre dans toute forme de discours si l’on veut ne pas céder pleinement à ses effets inconscients. Soit, encore, en prendre tout bonnement conscience afin d’adhérer ou non à ses implications sur la conduite de nos propos comme de nos existences. Voir en ce qui nous concerne vous et moi le mal qui travaille l’écriture pour mieux s’en tenir à distance peut-être, à moins que nos propres penchants ne nous poussent à s’en faire le grotesque gourou.
C’est là le moment critique du recul sans aucun doute. Il s’agirait de peser dans toute affirmation cette part nécessairement tyrannique qu’elle renferme (l’affirmation étant toujours la négation de ce qu’elle n’affirme pas). Tout jugement de goût – je pense aux choix éditoriaux entre autres choses mais personne n’y échappe dans tous les domaines de ce qu’on appelle grossièrement la vie – est un jugement moral puisqu’il fait de facto le tri entre le mauvais et le bon. Ces termes ne sont pas neutres, ils dérivent du bien et du mal dont ils sont comme l’ombre et la projection sur la paroi intérieure de notre propre caverne. D’où ma réticence plébéienne à l’égard de tous les critiques de profession que je compare souvent à outrance – que j’adhère ou non à leurs goûts – aux pupilles de Dieu sur terre montées sur des gueules de con. À ceux-là, je demande : Qui êtes-vous pour juger ? De quelle instance vous réclamez-vous ? De qu’elle académie êtes-vous le disciple inconscient ? À quel panthéon aspirez-vous ? C’est que ce jugement de goût, c’est là sa tyrannie, est un droit auto-proclamé à l’admonestation de l’être et du non-être entre ceux auxquels l’on donne voix, et ceux qui ont ce devoir de réserve de garder éternellement le silence. L’égal d’un jugement dernier en somme – tout jugement prétendant au moment même de son énonciation être le dernier sans appel possible, le bon une fois pour toute. Qu’on revienne dessus plus tard n’y change rien. Or il n’y a certainement pas de meilleur désamorçage des implications tyranniques contenues dans toute affirmation, comme dans tout jugement, que cette humeur disons délétère et badine avec laquelle nous les recevons – alors même que nous les émettons, car nous sommes tous juge de tout – comme en soi infondées. J’entends non pas seulement discutables (cela impliquant qu’on pourrait toujours les défendre et révéler ainsi leur part incontestable de vérité), mais tout bonnement comme en soi arbitraires, inessentielles, et même, comme tout à fait illégitimes (sans fondement ni appartenance à quelque autorité transcendante que ce soit). Affirmations qu’on pourrait donc tout aussi bien rejeter comme fausses au moment même où nous les énonçons. Sans y croire en somme. Sans y adhérer. De simples plaisanteries lancées par goût des effets de surface sans injecter en elles cette dose de prétention à la vérité dont se gonflent plus ou moins naturellement les énonciateurs que nous sommes – faisant chaque fois de nous l’égal de bons prédicateurs.
De fait, ce sont précisément ces prétentions à la vérité qui alimentent la guerre entre les différents régimes de discours et les strates, ou réseaux, auxquelles chacun de ces genres et leurs représentants sur terre appartiennent, lesquels genres balisent idéologiquement l’existence et la structurent au sens d’encloisonner. Raison politique. Raison économique. Raison sociale. Raison personnelle. Raisons de mon cul ajoute en sourdine cette petite voix qui me porte dans son élan dénué d’érotisme vers la dérision… chacune de ces Raisons prétendant à l’hégémonie dans la conduite des affaires humaines. Soit, rien d’autre qu’être la seule légitime, la seule qui vaille d’être écoutée, et respectée, comme meilleure des Raisons. Je fais ici mon mea culpa d’orgueil car je n’échappe pas à ce dont je fais la critique. C’est dire qu’en n’adhérant pas à nos propres discours, nous nous rions de tout cela comme de notre dernière crotte avec une réelle franchise et une impertinente bonne humeur – cette humeur que j’appelle non sans forcer le terme « humour », que l’on pourrait finalement définir comme la non-adhérence à cette prétention au vrai du signe et de ce qu’il manifeste. Ou encore comme absence de foi. Impiété. Et plus radicalement anarchisme, au sens étymologique du terme - absence de fondement – et donc de justification, et donc de fin dernière (eschatologique) fondée en amont sur un sens prédéfini qui en soit l’idée à réaliser. L’idée d’homme en l’occurrence et en ce qui nous concerne ici même, puisqu’il y va de lui jusque dans les lettres. Cette idée d’homme, le vulgaire s’en moque comme d’une jambe perdue à la guerre. Elle ne lui sert plus à rien.
L’anarchisme dont je parle, parce qu’il implique une disposition ou une manière d’être et de recevoir le monde est avant tout un éthos. Très impie. Très inconfortable aussi puisqu’il flirte avec l’abîme insensé et en assume tout le poids dans une âme et un corps. Et l’ego dans sa belle assurance de rouler avec lui du côté des poubelles ontologiques… dernière trace du Dieu omniscient en nous – l’absence affirmée de sens impliquant ce glissement de tout vers le sans-fond de l’Être où la mort de Dieu serait sans rémission possible, et, avec lui, de tous les effets d’optique avec lesquels nous nous projetons dans le monde pour y mener l’existence. L’autosatisfaction narcissique – puisqu’on parle d’ego – provient pour une large part du sentiment d’être en adéquation avec la haute valeur qu’on attribue à telle ou telle conception de l’homme civilisé, largement confondu avec l’homme de goût. Le moi plus homme que les autres de l’Ecce Homo et le modèle type de l’humain qu’il incarne et entend promouvoir au nom de l’humanité abstraite toute entière, au déni des petites différences qui font pourtant son sel. Soit l’idée d’être en phase avec un certain mainstream civilisationnel sur lequel doivent se réguler les individualités pour correspondre à l’idée d’homme en cours, historiquement et moralement variable, un certain progrès de l’espèce qui n’est qu’à moitié un mythe puisqu’il oriente nos actions et nos productions (littéraires entre autres). Et de se réguler aussi et même surtout, l’individu dans son acception benoite des nécessités du siècle, sur ce qu’il est bon qu’il fasse ou non selon l’échelle de l’utilité des différentes tâches à la réalisation progressive de son essence rêvée dont l’écriture semble à terme devoir être refoulée comme un archaïsme insensé dans le tout du Développement suprême (comme sont Suprêmes les cheeseburgers qu’on nous sert dans certains fast-food). Tout jugement, qu’il soit moral ou de goût, contient indéniablement tout cela en lui-même, et pas seulement en germe, convaincu qu’il est d’être le bon ici et maintenant et surtout une fois pour toute. Le seul qui vaille universellement. Le seul qu’il soit digne de suivre dans son aspiration impérieuse à orienter le tout du reste social fondé sur l’autosatisfaction de son énonciateur à en être le dépositaire, incarnation en première personne du singulier de l’Esprit. Trait de sa supériorité spirituelle marquant la séparation ontologique entre les élus au service de la gloire de l’espèce et les impies beat dé-générationnels avec leurs manières de tout envoyer foutre, armés du seul pouvoir de rire de tout – à commencer des atrocités de l’Histoire – malgré leur attachement mélancolique à l’idée de justice et de paix. La séparation ontologique et sociale du noble et du vulgaire relève de cette séparation-là – celle qui marque la césure entre les bons et les mauvais, les justes et les impies. Ceux qui méritent d’exister et les autres.
Il y a dans l’anarchisme évoqué, et à l’inverse de toute idéologie assurée d’elle-même, un principe d’insatisfaction à l’œuvre (lequel s’oppose au seul principe de plaisir qui nous anime naturellement). Et même un état revendiqué de stupidité ou d’inculture. De non serviam sacrilège dans le déni qu’il existe une essence de l’homme, ou plus modestement un modèle type de l’humain comme il faut et un chemin à suivre – un progrès – tout comme le fait qu’il existe de bonnes et de mauvaises formes en littérature. La mort peut très bien lui servir de fanion ou d’insigne à cet impertinent branleur d’anarchiste – la vision de toute chose comme déjà morte, nulle et non avenue, à commencer par soi-même, à commencer par l’homme qu’il est malgré lui étant le péril auquel cet éthos se risque en s’en faisant la voix. L’inhumanité est son lot mortifère. Sa bannière et sa croix. Son impouvoir à changer le monde qui va son seul horizon. Le fait de ne pas apporter lui-même de pierre à son édification – le sentiment de ne pas en être – son seul réconfort et son seul salut. Mais rien, absolument rien, aucune instance revendiquant sa propre légitimité ne lui interdit de gueuler du fond de son propre désert et parler comme un dégueulasse si ça lui chante. C’est là sa liberté ravie au néant des immensités de sable et de glace, puisant sa force d’être au paysage des réels no man’s land. Se sachant l’égal d’un fantôme – ombre d’homme parmi les hommes – il peut bien se foutre de tout comme de sa propre existence. Il n’est pas prétentieux. Il laisse la gloire de l’autosatisfaction à ceux qui se soufflent eux-mêmes dans le cul et la jubilation de former ainsi leurs petits cercles de pédants ouverts à tous les vents pourvus qu’ils fonctionnent en circuits fermés. Il les regarde avec son œil blette de chien crevé puis se retire. Sans remords ni craintes de se mettre hors-jeu.
Enfin, pour s’en tenir à l’écriture puisque c’est là notre obsession partagée, l’humour dans ce sens que j’emploie, et l’anarchisme qu’il implique dans le sens non politique que j’emploie, me semblent être la condition, ou plutôt le geste inaugural et perpétué de la littérature comme activité fictionnante dont le réquisit est la non adhésion au manifeste, à l’actualité, aux signes, au monde des valeurs en cours comme à celui des journaux et des factualités. Rupture du cercle de l’évidence et des idéologies, de l’immédiateté de l’Être comme essence et manifestation sans pouvoir de retrait conféré à ceux qui la subisse. Non adhésion à ce qu’il en est de l’être au profit de ses potentialités infinies ou devenirs polymorphes en somme. Qu’on ouvre un livre et c’est le monde tel qu’il est tel qu’il se donne à voir qui s’écroule phénoménologiquement. Le jeu de l’abîme jetant le trouble dans le monde plein des sensibilia et des évidences s’y exerce autant qu’il s’y découvre. Sa dangerosité et sa menace réellement patente sur ce qu’il en est de nous.
Avec, encore une fois, toute mon estime et ma sympathie.
G. Mar
Ethos et anarchie / 2013
Publié sur D-Fiction
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