Kurde yézidi, députée au Parlement européen de 1999 à 2009 pour Die Linke (en Allemagne), Feleknas Uca travaille aujourd’hui pour la municipalité de Suruç, petite ville du Kurdistan de Turquie à quelques kilomètres de la frontière syrienne et de la ville de Kobané. Suruç fait face à l’afflux de milliers de réfugiéEs de la région de Kobané attaquée par les bandes de l’État islamique-Daesh. C’est là que nous l’avons rencontrée.
Quelle est l’attitude de la Turquie par rapport à Daesh ?
On peut voir les relations qui existent entre les autorités turques et les soldats de l’État islamique à leur coopération à la frontière. Cela se passe ouvertement, et ces derniers jours, des images ont été montrées par plusieurs médias. On y voit que des combattants de l’État islamique et des soldats turcs parlent ensemble à un contrôle de frontière. Le ministère turc a confirmé cette conversation assurant qu’il s’agissait d’une simple rencontre.
Quand le courant est totalement coupé, la lumière éteinte à la frontière, nous savons que des combattants de Daesh sont emmenés via la Turquie à Kobané ou bien que des ravitaillements en armes sont transportés en Syrie. Tout va dans cette direction.
Il ne faut pas oublier que divers médias ont publié plusieurs fois des informations selon lesquelles les combattants de l’État islamique font un trajet en Turquie de Gaziantep vers Kilis pour rejoindre Daesh. Il y a aussi beaucoup de jeunes qui viennent d’Europe pour rejoindre l’État islamique – on en a vu venir d’Allemagne. Nous les avons arrêtés et renvoyés dans leur pays. Ils étaient ici pour aller se battre à Kobané contre les Kurdes.
Le gouvernement turc n’a toujours pas qualifié l’État islamique de groupe terroriste. Le président turc dit : « l’État islamique et le PKK, c’est la même chose. » La différence, c’est que le PKK est justement en train de se battre à Sinjar pour sauver des gens. Le PKK se bat aussi à Kobané, à Kirkouk, à Mahmour… Si cela, c’est aux yeux de la Turquie une organisation terroriste, je pose la question : que fait la Turquie ? C’est maintenant clair pour le monde entier. Pourquoi le Premier ministre turc n’est-il pas venu ici à la frontière ? Pourquoi est-ce qu’on n’aide toujours pas les gens d’ici ? Pourquoi est-ce qu’on n’a pas mis à disposition plus d’argent pour les réfugiéEs ?
Pourquoi l’Union européenne paye tout pour le camp AFAD, le camp des réfugiéEs du gouvernement, au lieu de rendre visite à l’administration de la ville (Suruç), au lieu de soutenir la ville ? Tout cela montre comment la coopération avec l’État islamique fonctionne. L’AFAD prend en charge 6 000 réfugiéEs alors que nous en avons près de 120 000 dans et autour de Suruç. Tout ce que nous faisons ici, le gouverneur turc dit que c’est son œuvre. Nous fournissons de l’alimentation, de l’aide, des vêtements, de la nourriture, des tentes… Nous en avons envoyé beaucoup à Kobané, des médicaments aussi. Alors, quand le gouverneur turc dit que 87 camions remplis ont été envoyé en soutien à Kobané, c’est un grand mensonge. Tout ce qui a été envoyé, ce sont les gens d’ici qui l’ont envoyé.
Vous étiez dans votre famille à Sinjar, dans le Kurdistan irakien, quand Daesh a attaqué…
Ce 3 août 2014 a été, dans l’histoire des Yézidis, une tragédie, un jour où, pour les Yézidis, toute l’humanité est morte… Sous la pression de l’État islamique, les peshmergas, les forces kurdes du Kurdistan d’Irak, se sont retirés, ils ne nous ont pas protégés, et ont emmené avec eux toutes les armes. On n’a pas aidé les Yézidis. Plus de 7 000 personnes ont péri, et 5 000 femmes sont vendues à Tel Afer ou à Mossoul comme de la marchandise. Des milliers de personnes sont mortes, et des milliers d’autres sont encore aujourd’hui entre les mains de l’État islamique.
Sans l’aide des YPG et JPG venus à notre secours, qui ont repoussé Daesh et ouvert un corridor pour que nous puissions fuir, nous serions tous morts. J’étais moi-même à Sinjar dans les environs quand cela s’est passé. Nous étions à Rojava dans un camp de Newroz. Nous avons, ici dans le Kurdistan turc, érigé des camps où nous avons abrité 32 000 Yézidis.
Nous avons couru avec les gens, avons vécu cette tragédie et entendu cette histoire d’enfants qui ont été achetés. Nous avons entendu le témoignage de ces mères qui nous ont raconté comment les hommes ont été décapités sous leurs yeux. Des filles de 13 ou 14 ans ont été violées et ont été tuées parce qu’elles refusaient de se convertir à l’islam.
Aujourd’hui encore, en ce moment même, environ 1 650 familles yézidies, 12 000 à 15 000 Yézidis, sont encerclées dans la montagne du Sinjar par les combattants de l’État islamique. Le corridor a été fermé. Aucune aide n’arrive, pas de nourriture, pas de vêtements et l’hiver arrive. Il pleut constamment. Les gens ont besoin d’armes, de nourriture, des vêtements chauds pour survivre… Les États européens ont tous aidé Erbil, dans le Kurdistan irakien : ils leur ont donné des armes, mais aucune de ces armes ni de ces provisions ne sont arrivées à Sinjar. À chaque moment, un massacre peut avoir lieu contre les civils dans la montagne de Sinjar. 70 % de ces personnes sont des femmes et des enfants. Et si l’Union européenne et les États européens ferment les yeux, si Bagdad, Barzani et Erbil, ferment les yeux, alors un deuxième massacre de Sinjar aura lieu.
J’ai travaillé au Parlement européen pendant 10 ans. Je suis allée dans beaucoup de régions en crise : en Palestine, en Afrique, en Afghanistan, dans beaucoup de pays du Proche-Orient… Mais ce que j’ai vu là, la tragédie, l’histoire des gens, les scènes que j’ai pu voir sur place, je ne les oublierai jamais. Ce sont des images que personne ne peut oublier. Les images de petits enfants qui n’ont rien à manger ni à boire pendant des journées entières, qui doivent vivre avec un demi-litre d’eau pour toute une famille de 15 personnes, cela alors qu’il fait 40 à 50 degrés.
Il faut se poser la question : qu’est-ce qui se passe ? La situation était tellement mauvaise qu’au début j’avais peur de fermer les yeux après avoir vu cette tragédie. Le pire, ce sont ces femmes, des jeunes femmes, qui se sont donné la mort pour ne pas tomber dans les mains des combattants de l’État islamique, elles se sont jetées dans le vide. Elle en sont arrivées à se dire que pour sauver leur honneur, il ne restait que le suicide. C’est la pire des responsabilités à laquelle quelqu’un doive se résoudre. J’ai vu ces mères qui ont perdu leurs enfants, qui ont vu des enfants mourir de faim et de soif, sous les yeux de leurs frères et sœurs, et je n’oublierai jamais ces images.
C’est une situation très dure pour moi aussi. J’ai du mal à parler de ce que moi-même et les gens là-bas, nous avons vécu. Le pire que j’ai jamais vu.
Propos recueillis par Mireille Court et Yann Puech
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Treize ans après le 11-Septembre, trois événements considérables ont bouleversé le visage du Proche-Orient : le premier, c’est la vague libertaire qui, depuis le printemps 2011, continue d’éroder les fondements de l’ordre pétro-autoritaire né des accords Sykes Picot. Le second, c’est l’aggiornamento forcé de l’islamisme politique qui, en Égypte, en Tunisie, a dû revoir ses ambitions face aux rejets populaires et aux réalités du pouvoir. Le troisième, c’est l’irruption massive sur internet de sociétés civiles en bouillonnement qui ont pour la première fois les moyens de s’exprimer, à défaut d’avoir leur mot à dire.
Telle est la nouvelle toile de fond sur laquelle le djihadisme continue à se déployer et sur laquelle viennent s’inscrire les drames syrien et irakien. C’est une crise généralisée suscitée par l’effondrement des structures étatiques héritées des indépendances. Pourtant, les puissances occidentales ressassent ad nauseam le même scénario : une petite guerre de civilisation ciblée contre le « terrorisme » garantira la stabilité régionale.
Clé de voûte de ce script rebattu, l’internationale djihadiste est le sésame qui suffit à lui seul à justifier une opération militaire massivement rejetée par les opinions publiques quelques mois plus tôt, en Europe comme aux États-Unis. À ce titre, les cafouillages et les incohérences de la position de François Hollande apparaissent au grand jour. Il peut successivement envisager sans gêne de frapper Bachar al-Assad puis son ennemi, Daech (acronyme en arabe de l’État islamique en Irak et au Levant), comme si cela revenait au-même ; il peut décider au mois de septembre que la France n’a pas de légitimité pour intervenir en Syrie alors qu’il nous fallait y aller un an plus tôt. Cela ne démontre qu’une chose : face à des opinions publiques massivement hostiles à la guerre, le djihadisme est aujourd’hui la seule clé susceptible de donner du sens à une lecture de plus en plus illisible de la réalité proche-orientale.
Faut-il s’en étonner quand les suppôts de ce djihadisme renvoient à l’« Occident » un univers ad hoc, d’une familiarité caricaturale au regard de la complexité de la situation ?
Il n’est pas question ici de discuter de la responsabilité, connue et documentée, que portent les gouvernements occidentaux dans la formation et le développement de mouvements djihadistes au Moyen-Orient. Dans le cas présent, la guerre contre Daech est ouvertement justifiée comme un « rattrapage » de la gestion calamiteuse de la crise syrienne. Il s’agit plutôt de souligner la récupération par les djihadistes d’un univers orientaliste qui, sous couvert d’affrontement culturel, enferme l’Occident dans une confrontation mortifère avec lui-même.
Que ce soit sous la forme du péplum, du western, du thriller ou de la science-fiction, Daech, comme Al-Qaïda avant lui, manie à la perfection les codes de l’impérialisme culturel. Il recycle sans merci tout un bric-à-brac orientaliste qui va de Lawrence d’Arabie à Game of Thrones, en passant par Salomé et Saint Jean-Baptiste.
On pourrait s’amuser de l’insistance des soldats de l’État islamique à se faire photographier sur des chevaux ou à reconstituer des caravanes de jeeps dans le désert, de l’attachement de leurs chefs à un vestiaire vintage ou de la réactivation théâtrale du cliché rebattu de la cruauté orientale, s’ils n’étaient les seuls à fournir des photos sur eux-mêmes. Les rares témoignages disponibles sur la vie dans l’État islamique rapportent qu’on y traque sans merci tous ceux qui tentent de documenter la vie sur place, et que tout civil pris à prendre des photos est immédiatement exécuté.
En l’état actuel des forces, nous en sommes donc réduits à contempler des Salomés en niqab, des décapitations artisanales, des crucifixions, des fusillades à bout portant, d’incertaines reconstitutions de films en costume, des cavalcades dans le désert, et pour ce qui est des teasers de recrutement, des copiés-collés de scènes de bataille extraits de films gothiques.
Bref, une représentation rétro de la violence. Elle est sans rapport avec la qualité chirurgicale des massacres de masse commis entre autres régulièrement par les régimes syrien, israélien, égyptien et américain à l’encontre des habitants de la région, mais fidèle à la représentation hollywoodienne du Moyen-Orient.
Un autre passage obligé de cet autoportrait exotique est le nouveau Voyage en Orient. Sponsorisé par l’internationale djihadiste, il produit à l’occasion des scènes bucoliques montrant de jeunes guerriers qui s’ébattent dans l’eau claire d’une oasis et savourent des fruits (des grenades) découpés au poignard.
(…)
Emblème de cette « inquiétante étrangeté » qui saisit le spectateur occidental à la vue de ces images si familières dans leur exotisme, la figure de la femme au niqab est le topos privilégié du déferlement orientaliste en Occident. Elle incarne à elle seule l’intimité de la menace représentée par l’État islamique, une vision infernale d’une Europe islamisée.
Des femmes fantômes, de la cruauté orientale, du désert, de la barbarie. Telles sont les stations du chemin de croix infligé au spectateur occidental, et les piliers du discours produit par l’État islamique sur lui-même. Ces clichés caricaturaux reconstituent à la virgule près le visage de l’Orient fantasmé, inventé au XIXe siècle par les puissances britanniques et françaises à l’appui de leurs aventures coloniales. Edward Saïd a montré qu’il n’était en fait qu’un portrait en creux de l’Europe des Lumières.
La reconquête de cet imaginaire rebattu se fait au prix de quelques subversions remarquables, comme si, en reprenant à son compte ces clichés orientalistes, il s’agissait avant tout de se réapproprier un langage sur soi-même. Ainsi, dans ce bestiaire inversé, la jeune convertie européenne en niqab partie épouser un émir polygame en Irak évince le voyageur parisien du XIXe siècle égaré dans les couloirs du harem. Face à l’Orient bariolé où le voyageur européen appuyait sur les particularismes locaux et où le désordre oriental justifiait le regard organisateur et surplombant de l’observateur extérieur, les djihadistes dressent un cliché monochrome. Le noir généralisé du bestiaire répète au contraire le caractère inclusif du référent islamique, qui englobe à son tour l’Occident dans sa rhétorique pseudo-universaliste :
« Le nombre de mariages mixtes et d’enfants métis est tellement élevé, c’est magnifique de voir toute cette fraternité sans racisme ! » roucoule sur son compte Facebook Aqsa Mahmood, l’une des figures du djihad britannique émigrée au pays de Sham.
Mais au-delà cette subversion rhétorique, les tribulations du djihad global, d’Al-Qaïda à État islamique ou Daech, en passant par le front Al-Nosra, racontent la dérive inexorable du djihadisme, d’un mouvement de libération à une entreprise coloniale. Comme si la mobilisation d’un tel bestiaire orientaliste restait indissociable d’un projet de banditisme organisé.
Propagande pour un « Djihad 5 étoiles »
Quand ils ne vantent pas le « Djihad 5 étoiles », l’abondance matérielle et la douceur de vivre de la terre promise du Levant, les djihadistes étrangers, qui forment aujourd’hui peut-être plus de la moitié des troupes de l’État islamique (selon des sources internes à la CIA citées par le New York Times), postent sans vergogne des photos et des vidéos des villas avec piscine qu’ils ont extorquées aux « infidèles ».
« On ne paie pas de loyers ici. Les maisons sont attribuées gratuitement, raconte sur sa page Facebook (aujourd’hui censurée) Aqsa Mahmoud. On ne paie ni l’eau ni l’électricité. On nous donne des provisions mensuelles : des spaghetti, des pâtes, des conserves, du riz, des œufs etc. Il y a des allocations mensuelles pour les maris, la/ les femmes et chaque enfant. Les soins médicaux sont gratuits : l’Etat islamique paie pour vous. Vous ne payez pas d’impôt (si vous êtes musulman). »
« Notre exil est récompensé par le butin. C’est une telle source de plaisir de savoir que votre butin a été arraché aux Infidèles et que c’est Allah lui-même qui vous l’a remis en cadeau. Dans ce trésor de guerre, il y a des appareils de cuisine, des frigidaires, des cuisinières, des fours, des micro-ondes, des machines à faire des milk-shakes, hoovers et cleaning products, des ventilateurs et surtout : des maisons sans loyer avec l’électricité gratuite et où l’eau vous est fournie par le califat ! C’est génial non ? » proclame-t-elle sur son blog.
Vu sous cet angle, le phénomène de l’État islamique, n’est, jusque dans sa subversion du discours orientaliste, que l’avatar d’une aventure coloniale qui trouve aujourd’hui dans les banlieues de Londres, Strasbourg ou Stockholm des soldats ad hoc dont la motivation n’a, pour l’écrasante majorité, pas grand-chose à voir avec l’Islam.
Dans une interview au site Vice, Abu Ibrahim Raqqawi, un activiste syrien de 22 ans originaire de Raqqa, confirme en particulier la vie en vase clos des djihadistes occidentaux et le banditisme auquel ils se livrent auprès des populations locales : « Les combattants qui viennent d’Angleterre, des États-Unis, etc. préfèrent ramener leurs femmes ou se marier avec d’autres étrangères, de Suède ou de Hollande. Ils restent entre eux. Il y a comme un mur entre eux et les gens de Raqqa, parce qu’ils ne parlent pas la langue. Les gens ne les aiment pas parce qu’ils prennent toutes les belles maisons, ils volent l’argent des gens et tout. »
Au mois d’août 2014, des jihadistes de l’État islamique diffusent sur Twitter des selfies avec des pots de Nutella, suscitant des débats parmi les combattants sur les vertus de la crème à tartiner.
À l’heure où les puissances occidentales, dont la France, exportent dans le monde arabe ces colons d’un nouveau genre, il est pour le moins paradoxal de continuer à percevoir le Moyen-Orient comme une menace pour notre propre sécurité sans reconnaître que nous sommes nous-mêmes une menace pour le Moyen-Orient.
Car, les gesticulations de Daech masquent un champ de bataille autrement dramatique dans son ampleur. Alors que la propagande djihadiste déploie avec une efficacité inédite son mimétisme culturel sur la Toile, des compagnies américaines, européennes et israéliennes rivalisent aujourd’hui d’ingéniosité pour vendre aux pouvoirs autoritaires réchappés du printemps arabe des logiciels de surveillance qui leur donnent les moyens d’empêcher l’émergence de projets alternatifs à l’orientalisme pathogène entretenu par la nébuleuse djihadiste.
Le problème principal n’est pas l’État islamique
Ces systèmes de surveillance adaptables à l’arabe et aux différents dialectes permettent déjà à des services de renseignement galvanisés par la guerre contre le terrorisme de mettre en place un espionnage de masse, permanent et général, des communications privées échangées sur emails, WhatsApp, Twitter et Facebook, Skype, Viber, Youtube, Grindr et tutti quanti.
En première ligne de cette entreprise totalitaire, le ministère de l’intérieur égyptien a d’ores et déjà confié à la filiale d’une compagnie américaine nommée Blue Coat, la charge de traquer les « idées destructrices » qui circulent sur les réseaux sociaux. Et cela en des termes qui disent à eux seuls l’ampleur du drame intellectuel qui se joue aujourd’hui au Moyen-Orient. L’appel d’offres, révélé le 1er juin 2014 par le journal Al Watan, lamente le rôle délétère d’internet dans « la consolidation des concepts démocratiques », pointe du doigt, entre autres crimes, le « sarcasme », « le fait de tourner les personnes en ridicule », de « dénoncer des erreurs de bonne foi », « la mise en doute des religions » et la « transgression des règles sociales ».
Aujourd’hui, le principal problème posé aux sociétés civiles arabes n’est pas Daech ou État islamique. Il est de s’organiser pour inventer collectivement une vision de la région qui ne soit pas le support d’une aventure coloniale susceptible de rameuter les illuminés du monde entier, ni la continuation d’un ordre autoritaire soutenu à bout de bras par l’Occident.
Alors que le djihad global, qui recycle les mêmes images depuis deux décennies, exporte avec une efficacité redoutable sa rhétorique hollywoodienne, les échos de la formidable effervescence médiatique qui agite le monde arabe sont quasiment inaudibles hors de ses frontières.
Le paysage médiatique syrien qui était « un désert informatif avant le soulèvement de mars 2011, n’a jamais été si riche et si diversifié qu’aujourd’hui, note le chercheur Enrico de Angelis, auteur d’une étude récente commandée par l’ONG danoise International Media Support qui a recensé plus 93 radios, sites de journalisme audiovisuel, magazines imprimés, publications et agences d’information en ligne. Pourquoi les médias, malgré cette incroyable masse de contenu médiatique créée par les Syriens, échouent-ils de plus en plus à donner une voix à la société civile syrienne ? »
Outre les difficultés d’organisation générées par la production de cette masse discursive fragmentée qui a besoin d’archivage et de mise en forme pour devenir exploitable, outre la répression meurtrière des services de sécurité, les producteurs de contenu sont aussi les victimes des politiques aveugles de Facebook et des réseaux sociaux. Ces derniers éliminent également les profils des résistants syriens et ceux des djihadistes, au nom d’une traque arbitraire contre les images de violence.
En ce sens, la guerre faite à l’État islamique n’est pas seulement une guerre d’un autre âge parce qu’elle prétend résoudre une crise globale qui se joue largement ailleurs que sur les champs de bataille. Surtout, elle cautionne au passage le musellement de sociétés civiles en ébullition. Notons, en outre, la chasse aux sorcières lancée à la demande de l’Égypte et de l’Arabie saoudite en contrepartie de leur participation à la coalition contre l’État islamique, contre ce qui reste des Frères musulmans à Londres, au Qatar et à Istanbul.
Tant que nous n’aurons pas inventé une autre grammaire pour parler du monde arabe, ni donné à tous ces discours en puissance les moyens de se construire et d’être entendus, nous nous condamnons à soutenir des mouvements sans ancrage local comme la Coalition nationale syrienne, et à parler notre propre langue comme si c’était une langue étrangère.
À l’instar du président François Hollande, qui entend dire « Daech » pour ne pas dire État islamique, alors que ce terme est précisément l’acronyme d’« État islamique » en arabe, comme si le mot pouvait signifier tout aussi bien abat-jour ou pendule sans que cela change quoi que ce soit à sa présumée monstruosité… Avec un tel lexique en poche, difficile de croire que le président français poursuit en Irak autre chose que des moulins à vent.
Claire Talon
Comprendre le djihadisme pour le combattre autrement / 5 octobre 2014
Publié sur Mediapart
À lire sur le Silence qui parle :
L’Orientalisme / Edward Saïd
A l’automne 2014, H&M a lancé une collection de vêtements féminins clairement inspirée de la tenue des combattantes kurdes, dont les images ont circulé dans les médias du monde entier. A peu près au même moment, les forces de sécurité turques réprimaient les Kurdes qui, à la frontière avec la Syrie, exprimaient leur solidarité avec Kobané – la ville qui résiste depuis plusieurs semaines au siège de l’Etat islamique (EI). Cette frontière, qui a été incroyablement poreuse pour les miliciens djihadistes, est maintenant hermétiquement fermée pour les combattants du PKK, qui s’y massent pour tenter de rejoindre Kobané. Et la ville kurde syrienne est seule devant l’avancée de l’EI. Pour la défendre, il ne reste qu’une poignée de combattants et de combattantes des forces populaires d’auto-défense (YPG/YPJ), armés de kalachnikovs face aux blindés et à l’artillerie lourde de l’EI. Les interventions de la “coalition antiterrorisme” dirigée par les Etats-Unis ont été – du moins jusqu’au 6 octobre – sporadiques et totalement inefficaces. Quelques drapeaux noirs flottent déjà sur Kobané.
Mais qui sont les combattants et les combattantes du YPG/YPJ ? Chez nous, les médias les appellent souvent les peshmerga, un mot qui nous plaît sans doute pour son “exotisme”. Dommage que les peshmerga soient les membres des milices du KDP (Parti démocratique du Kurdistan) de Barzani, le chef du gouvernement de la région autonome du Kurdistan irakien, c’est-à-dire précisément ces milices qui ont abandonné leurs positions autour de Sinijar au début du mois d’août, en laissant le champ libre à l’EI et en mettant en danger la vie de milliers de Yazidis et d’autres minorités religieuses. Ce sont les unités de combat du PKK et le YPG/YPJ qui ont finalement traversé la frontière et qui sont intervenues avec une efficacité remarquable dans le cadre de la lutte menée depuis des mois contre le fascisme de l’Etat islamique.
Oui, il est vrai que l’EI a été “inventé” et encouragé par les Emirats, les pétromonarchies, les Turcs et les Américains, mais sur le terrain il ne s’agit de rien d’autre que de fascisme. La balle avec laquelle s’est tuée le 3 octobre, à Kobané, Ceylan Ozalp, âgée de 19 ans, pour ne pas tomber dans les mains des bourreaux de l’EI, nous le rappelle. Certains l’ont appelée kamikaze : mais comment ne pas voir le lien entre cette balle (ce geste extrême de liberté) et la pilule de cyanure que des générations de partisans et de combattants contre le fascisme et le colonialisme, de l’Italie à l’Algérie jusqu’à l’Argentine, conservaient dans leur poche ?
Et comment ne pas voir les raisons pour lesquelles l’EI a concentré ses forces sur Kobané ? La ville est le centre d’un des trois cantons (avec Afrin et Cizre) qui se sont constitués en “régions autonomes démocratiques” à partir d’une confédération de “kurdes, arabes, assyriens, chaldéens, turkmènes, arméniens et tchétchènes”, comme le dit le préambule de l’extraordinaire Charte de Rojava (nom du Kurdistan occidental ou syrien). C’est un texte qui parle de liberté, de justice, de dignité et de démocratie ; d’égalité et de “recherche d’un équilibre écologique”. Dans la région de la Rojava, le féminisme n’est pas seulement incarné par les corps des combattantes en armes, mais aussi par le principe de participation paritaire dans toutes les institutions d’autogouvernement, qui jour après jour remet en cause le patriarcat. Et l’autogouvernement, tout en ayant de nombreuses contradictions et des conditions très dures, exprime réellement un principe commun de coopération entre hommes et femmes libres et égaux. Bien plus : de manière cohérente par rapport au tournant antinationaliste du PKK d’Öcalan, auquel les YPG/YPJ sont liés, ils refusent tout autant l’absolutisme ethnique et le fondamentalisme religieux, que l’inflexion nationaliste qui avait caractérisé jusqu’à présent la lutte du peuple kurde lui-même. Et ceci aujourd’hui dans ce Moyen Orient où, pour des raisons confessionnelles ou ethniques, on égorge et on est égorgé.
Il suffit d’écouter les combattants et combattantes du YPG/YPJ – ce qui n’est pas difficile sur internet – pour comprendre que ces garçons et ces filles, ces hommes et ces femmes, ont pris les armes pour affirmer et défendre cette façon de vivre et de coopérer. Il est facile alors de comprendre les raisons de l’offensive de l’EI contre Kobané. Mais il est tout aussi facile de comprendre pourquoi les Turcs, tête de pont de l’OTAN dans la région, n’interviennent pas pour la défendre, et pourquoi le soutien de la “coalition antiterroriste” reste aussi timoré. Essayez d’imaginer ce que les émirs du Golfe peuvent penser de l’expérience de la Rojava et du principe d’“égalité de genre”. Et les Américains, les occidentaux… Les filles souriantes à la kalachnikov sont très glamour, mais pour les Etats-Unis et l’UE, le PKK reste une organisation “terroriste”, dont le leader a été livré aux geôles turques par la ruse du “renard de l’échiquier” [1] (Massimo D’Alema, pour qui l’aurait oublié). D’ailleurs le PKK n’est-il pas né comme organisation marxiste-léniniste ? Après tout il s’agit toujours de communistes.
Et alors ? Nous devrions être ceux qui revendiquent ce communisme, ceux qui descendent dans la rue et prennent position en défense de Kobané et de la Rojava. Ceux qui réinventent à partir d’ici, de manière tout à fait matérielle, l’opposition à la guerre. Dans la Rojava, nous devons retrouver les connections avec notre histoire la plus récente, nous devons y entendre les échos de Seattle, de Gênes, du zapatisme. Car ces échos sont là. Et nous devons surtout voir que s’il existe un fil rouge qui court des révoltes du Maghreb et du Machrek de 2011, en passant par le 15M espagnol et Occupy, jusqu’aux soulèvements brésiliens et turcs de l’année dernière, aujourd’hui ce fil passe par les rues de Kobané et de la Rojava.
A présent la guerre est aux frontières de l’Europe, elle pénètre dans nos villes au gré des parcours d’hommes et de femmes en fuite, quand ils ne finissent pas au fond de la Méditerranée. Mais, avec la crise, la guerre menace aussi de se traduire par la rigidification des rapports sociaux et le gouvernement autoritaire de la pauvreté. Guerre et crise : ce binôme n’est pas nouveau. Mais ses formes actuelles sont nouvelles : dans la crise relative de l’hégémonie américaine, une des caractéristiques principales de cette phase de la mondialisation, la guerre déploie sa violence “destituante” sans que des scénarios réalistes de “reconstruction” se dessinent à l’horizon – que ces scénarios nous plaisent ou pas. Le cas de la “coalition antiterrorisme” n’est qu’une illustration de cette impasse.
Sortir de l’impasse est une condition nécessaire pour que les luttes contre l’austérité en Europe gagnent elles-mêmes du terrain. Et ceci n’est possible qu’en affirmant et en appliquant des principes d’organisation de la vie et des rapports sociaux radicalement inconciliables avec les raisons de la guerre : c’est pour cela que l’expérience de la Rojava est pour nous exemplaire. Alors qu’à Kobané on combat maison par maison, des milliers de personnes manifestent à Istanbul et dans d’autres villes turques en affrontant la police, et des centaines de Kurdes ont fait irruption au siège du Parlement européen à Bruxelles. On entend souvent dire que parler d’une action politique au niveau européen c’est pécher par abstraction. Mais imaginons quelle serait la situation ces jours-ci si, à côté des Kurdes, il y avait un mouvement européen contre la guerre, capable d’une mobilisation analogue à celle de 2003 contre la guerre en Irak, mais cette fois avec un interlocuteur sur le terrain ! Les conditions ne sont-elles pas réunies ? Une raison supplémentaire de s’engager à les construire. Est-ce un rêve ? Quelqu’un a dit, un jour, que pour gagner il fallait savoir rêver.
Sandro Mezzadra, philosophe italien
Traduit de l’italien par Filippo Furri et Nina Greta Salome
Texte publié le 7 octobre 2014 sur Euronomade
Publié sur blog Mediapart