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La Parole contraire / Erri de Luca / Piazza Fontana / Marco Tullio Giordana

Quand j’étais jeune, je suis devenu anarchiste après la lecture d’Hommage à la Catalogne de George Orwell. J’ai choisi mon camp à cet âge qui contient toutes les possibilités. Mes sentiments à cette adhésion n’ont pas changé. La littérature agit sur les fibres nerveuses de celui qui a la chance de vivre la rencontre entre un livre et sa propre vie. Ce sont des rendez-vous qu’on ne peut ni fixer ni recommander aux autres. La surprise face au mélange soudain de ses propres jours avec les pages d’un livre appartient à chaque lecteur.
Orwell ne m’a pas touché avec son roman 1984, où il invente le personnage de Big Brother, abusivement cité par un programme télé. En revanche, il a changé la direction de ma vie avec les anarchistes espagnols de la guerre civile dans laquelle il fut combattant volontaire.
Il se peut qu’une prédisposition à la résistance contre les autorités soit inscrite dans mon éducation émotive napolitaine. Il se peut que cette ville qui m’entourait ait contribué à m’inculquer un sens de frtarenité envers les anarchistes espagnols plus qu’envers les bolcheviques russes.
Hommage à la Catalogne a été le premier piquet de ma tente, planté loin de tout parti et parlement.
La mort du cheminot anarchiste Giuseppe Pinelli, tombé le 15 décembre 1969 par la fenêtre ouverte du quatrième étage de la préfecture de police de Milan, a enfoncé à nouveau ce piquet. Au cours des années suivantes, ma génération s’est battue pour l’innocence des anarchistes accusés du massacre de la Banque de l’Agriculture à Milan le 12 décembre 1969. Et nous avons gagné : les anarchistes furent blanchis. Et nous avons perdu : aucun vrai coupable ne fut condamné.
À travers le moi-même de cet âge-là, j’essaie d’imaginer ce qui pousse un jeune d’aujourd’hui à s’exposer dans une lutte massivement attaquée et réprimée comme celle du Val de Suse. Un jeune venu d’autres régions d’Italie met en danger son nom, sa réputation, son casier judiciaire pour se ranger du côté des NO TAV du Val de Suse. Peut-être que cette personne n’a besoin d’aucun Orwell qui lui parle de la grande lutte d’un peuple. Il lui suffit de savoir qu’il existe une volonté de résistance civile, populaire, pour adhérer.
Mais si elle avait l’occasion de lire un Orwell d’aujourd’hui qui l’accroche, je voudrais que ce soit moi.
C’est bien ça, je voudrais être l’écrivain rencontré par hasard, qui a mêlé ses pages aux sentiments de justice naissants, formateurs du caractère d’un jeune citoyen.
J’introduis ainsi comme je peux l’accusation portée contre moi : l’incitation.
Inciter à un sentiment de justice, qui existe déjà mais qui n’a pas encore trouvé les mots pour s’exprimer et donc être reconnu.
Et qui fait soudain se mettre debout et lâcher le livre en cours parce que le sang est monté à la tête, que les yeux piquent et qu’il est impossible de continuer à lire.
Aller à la fenêtre, l’ouvrir, regarder dehors sans rien voir, parce que tout se passe à l’intérieur.
Respirer profondément pour sentir la circulation d’une volonté nouvelle en même temps que l’oxygène.
Commencer à être un apprenti d’une justice nouvelle, qui se forme au bas de l’échelle et se heurte à la tout autre justice qui siège au tribunal.
Inciter, comme cela m’est arrivé avec Hommage à la Catalogne d’Orwell.
Face à cette incitation à laquelle j’aspire, celle dont on m’accuse n’est rien.

Incitations
Un écrivain incite tout au plus à la lecture et quelque fois aussi à l’écriture. Pasolini m’incitait à me former une opinion en désaccord avec lui. C’était un intellectuel, qui a pour fonction de frôler les limites d’une pensée, fournissant ainsi au lecteur le périmètre de son sujet. Celui qui suit au contraire l’opinion dominante, le mouton du centre, retire à sa pâte le levain et le sel.
Pasolini était doté de surcroît du courage physique qui consiste à être seul en terre de personne. Je le revois assistant aux manifestations de la gauche révolutionnaire : entre nos rangs serrés et ceux des troupes se créait le vide. Les boutiques baissaient leurs rideaux, les passants disparaissaient. Dans ce vide comprimé, on pouvait voir un homme qui était là pour témoigner. Il portait un imperméable clair, une veste, une cravate et une chemise blanche. Il se tenait là où aucun de ses semblables n’osait être. Il savait être là.
J’insiste sur lui pour comparer ces temps-là avec les temps actuels. Expulsé du PCI (Parti communiste italien) parce que homosexuel, il a soutenu les idées de la gauche révolutionnaire. Il a accepté de servir de directeur responsable de Lotta Continua, mensuel à l’époque, pas encore quotidien. Pour pouvoir être imprimé et diffusé, un journal devait avoir un journaliste officiel comme directeur responsable. C’est à lui qu’arrivaient les plaintes. De nombreux intellectuels de l’époque acceptèrent de signer un journal dans lequel ils n’écrivaient pas et dont ils ne partageaient pas les idées, mais qui avait besoin d’eux pour paraître. Ils assumèrent les plaintes et affrontèrent des procès au nom de la liberté de la presse.
Pasolini signa avec Giovanni Bonfanti la mise en scène d’un film de Lotta Continua 12 décembre. Ce jour-là, de l’année 1969, une bombe massacrait des clients de la Banque de l’Agriculture à Milan. Un an après, le documentaire 12 décembre racontait les mois cruciaux d’une Italie en pleine transformation de conscience. On tourna quatre-vingts kilomètres de pellicule.
Tel était le climat civil de ces années-là : le plus grand intellectuel italien était du côté de la gauche révolutionnaire tout en écrivant dans la presse officielle et en étant invité régulièrement par la télévision publique.
Autre hasard des temps et du rapport entre cultures et luttes civiles : 11 septembre 1973, le coup d’État militaire au Chili renverse le gouvernement démocratique et tue le président Salvador Allende. Lotta Continua lance immédiatement une souscription publique pour des fonds destinés à la résistance, titre : « Des armes pour le MIR » (la gauche révolutionnaire chilienne).
On a recueilli des millions de l’époque, destinés à l’appui de la lutte armée et de la résistance clandestine. De grands noms du cinéma apportèrent immédiatement leur soutien : Marco Bellocchio, Luigi Comencini, Roberto Faenza, Mario Monicelli, Elio Petri, Salvatore Samperi, Paolo et Vittorio Taviani, Cesare Zavattini.
Essayez donc aujourd’hui de demander au firmament du tapis rouge une signature pour la plus innocente pétition.
De grands noms de l’art : Schifano, Vespignani, D’Orazio, Angeli, Mulas, Boetti, Baj, participèrent en donnant des œuvres.
Ces intellectuels souscrivirent à la campagne d’une organisation de la gauche révolutionnaire italienne pour soutenir la lutte armée au Chili.
Un écrivain possède une petite voix publique. Il peut s’en servir pour faire quelque chose de plus que la promotion de ses œuvres. Son domaine est la parole, il a donc le devoir de protéger le droit de tous à exprimer leur propre voix. Parmi eux, je place au premier rang les muets, les sans voix, les détenus, les diffamés, par des organes d’information, les analphabètes et les nouveaux résidents qui connaissent peu ou mal la langue. Avant d’être amené à m’intéresser à mon cas, je peux dire que je me suis occupé du droit à la parole de ces autres-là.
Ptàkh pìkha le illèm : « Ouvre ta bouche pour le muet » (Proverbes / Mishlé 31, 8). Telle est la raison sociale d’un écrivain, en dehors de celle de communiquer : être le porte-parole de celui qui est sans écoute.

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Marco Tullio Giordana / Piazza Fontana / 2012

(…)

Je revendique le droit d’utiliser le verbe « saboter » selon le bon vouloir de la langue italienne. Son emploi ne se réduit pas au sens de la dégradation matérielle, comme le prétendent les procureurs de cette affaire.
Par exemple : une grève, en particulier de type sauvage, sans préavis, sabote la production d’un établissement ou d’un service.
Un soldat qui exécute mal un ordre le sabote.
Un obstructionnisme parlementaire contre un projet de loi le sabote. Les négligences, volontaires ou non, sabotent.
L’accusation porté contre moi sabote mon droit constitutionnel de parole contraire. Le verbe « saboter » a une très large application dans le sens figuré et coïncide avec le sens d’ « entraver ».
Les procureurs exigent que le verbe « saboter » ait un seul sens. Au nom de la langue italienne et de la raison, je refuse la limitation de sens.
Il suffisait de consulter le dictionnaire pour archiver la plainte sans queue ni tête d’une société étrangère.
J’accepte volontiers une condamnation pénale, mais pas une réduction de vocabulaire.

(…)

Me voici poursuivi en justice. Si je suis condamné, la peine pourra aller de un à cinq ans. Même dans le pire des cas, je ne me déclare pas victime. Je ne suis pas un malchanceux dans cette affaire. Une tuile ne m’est pas tombée sur la tête tandis que je passais au-dessous. Au contraire, je suis témoin et partie en cause d’un dommage fait à ma liberté constitutionnelle garantie par l’article 21. « Chacun à la droit de manifester librement sa propre pensée par la parole, l’écrit et tout autre moyen de diffusion. »
J’ai exprimé mon opinion et on veut me condamner pour ça. La victime pour le moment c’est l’article 21 de la Constitution italienne.
Je suis et je resterai, même en cas de condamnation, témoin de sabotage, c’est-à-dire : d’entrave, d’obstacle, d’empêchement de la liberté de parole contraire.

Erri de Luca
La Parole contraire / 2015
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