Kurde yézidi, députée au Parlement européen de 1999 à 2009 pour Die Linke (en Allemagne), Feleknas Uca travaille aujourd’hui pour la municipalité de Suruç, petite ville du Kurdistan de Turquie à quelques kilomètres de la frontière syrienne et de la ville de Kobané. Suruç fait face à l’afflux de milliers de réfugiéEs de la région de Kobané attaquée par les bandes de l’État islamique-Daesh. C’est là que nous l’avons rencontrée.
Quelle est l’attitude de la Turquie par rapport à Daesh ?
On peut voir les relations qui existent entre les autorités turques et les soldats de l’État islamique à leur coopération à la frontière. Cela se passe ouvertement, et ces derniers jours, des images ont été montrées par plusieurs médias. On y voit que des combattants de l’État islamique et des soldats turcs parlent ensemble à un contrôle de frontière. Le ministère turc a confirmé cette conversation assurant qu’il s’agissait d’une simple rencontre.
Quand le courant est totalement coupé, la lumière éteinte à la frontière, nous savons que des combattants de Daesh sont emmenés via la Turquie à Kobané ou bien que des ravitaillements en armes sont transportés en Syrie. Tout va dans cette direction.
Il ne faut pas oublier que divers médias ont publié plusieurs fois des informations selon lesquelles les combattants de l’État islamique font un trajet en Turquie de Gaziantep vers Kilis pour rejoindre Daesh. Il y a aussi beaucoup de jeunes qui viennent d’Europe pour rejoindre l’État islamique – on en a vu venir d’Allemagne. Nous les avons arrêtés et renvoyés dans leur pays. Ils étaient ici pour aller se battre à Kobané contre les Kurdes.
Le gouvernement turc n’a toujours pas qualifié l’État islamique de groupe terroriste. Le président turc dit : « l’État islamique et le PKK, c’est la même chose. » La différence, c’est que le PKK est justement en train de se battre à Sinjar pour sauver des gens. Le PKK se bat aussi à Kobané, à Kirkouk, à Mahmour… Si cela, c’est aux yeux de la Turquie une organisation terroriste, je pose la question : que fait la Turquie ? C’est maintenant clair pour le monde entier. Pourquoi le Premier ministre turc n’est-il pas venu ici à la frontière ? Pourquoi est-ce qu’on n’aide toujours pas les gens d’ici ? Pourquoi est-ce qu’on n’a pas mis à disposition plus d’argent pour les réfugiéEs ?
Pourquoi l’Union européenne paye tout pour le camp AFAD, le camp des réfugiéEs du gouvernement, au lieu de rendre visite à l’administration de la ville (Suruç), au lieu de soutenir la ville ? Tout cela montre comment la coopération avec l’État islamique fonctionne. L’AFAD prend en charge 6 000 réfugiéEs alors que nous en avons près de 120 000 dans et autour de Suruç. Tout ce que nous faisons ici, le gouverneur turc dit que c’est son œuvre. Nous fournissons de l’alimentation, de l’aide, des vêtements, de la nourriture, des tentes… Nous en avons envoyé beaucoup à Kobané, des médicaments aussi. Alors, quand le gouverneur turc dit que 87 camions remplis ont été envoyé en soutien à Kobané, c’est un grand mensonge. Tout ce qui a été envoyé, ce sont les gens d’ici qui l’ont envoyé.
Vous étiez dans votre famille à Sinjar, dans le Kurdistan irakien, quand Daesh a attaqué…
Ce 3 août 2014 a été, dans l’histoire des Yézidis, une tragédie, un jour où, pour les Yézidis, toute l’humanité est morte… Sous la pression de l’État islamique, les peshmergas, les forces kurdes du Kurdistan d’Irak, se sont retirés, ils ne nous ont pas protégés, et ont emmené avec eux toutes les armes. On n’a pas aidé les Yézidis. Plus de 7 000 personnes ont péri, et 5 000 femmes sont vendues à Tel Afer ou à Mossoul comme de la marchandise. Des milliers de personnes sont mortes, et des milliers d’autres sont encore aujourd’hui entre les mains de l’État islamique.
Sans l’aide des YPG et JPG venus à notre secours, qui ont repoussé Daesh et ouvert un corridor pour que nous puissions fuir, nous serions tous morts. J’étais moi-même à Sinjar dans les environs quand cela s’est passé. Nous étions à Rojava dans un camp de Newroz. Nous avons, ici dans le Kurdistan turc, érigé des camps où nous avons abrité 32 000 Yézidis.
Nous avons couru avec les gens, avons vécu cette tragédie et entendu cette histoire d’enfants qui ont été achetés. Nous avons entendu le témoignage de ces mères qui nous ont raconté comment les hommes ont été décapités sous leurs yeux. Des filles de 13 ou 14 ans ont été violées et ont été tuées parce qu’elles refusaient de se convertir à l’islam.
Aujourd’hui encore, en ce moment même, environ 1 650 familles yézidies, 12 000 à 15 000 Yézidis, sont encerclées dans la montagne du Sinjar par les combattants de l’État islamique. Le corridor a été fermé. Aucune aide n’arrive, pas de nourriture, pas de vêtements et l’hiver arrive. Il pleut constamment. Les gens ont besoin d’armes, de nourriture, des vêtements chauds pour survivre… Les États européens ont tous aidé Erbil, dans le Kurdistan irakien : ils leur ont donné des armes, mais aucune de ces armes ni de ces provisions ne sont arrivées à Sinjar. À chaque moment, un massacre peut avoir lieu contre les civils dans la montagne de Sinjar. 70 % de ces personnes sont des femmes et des enfants. Et si l’Union européenne et les États européens ferment les yeux, si Bagdad, Barzani et Erbil, ferment les yeux, alors un deuxième massacre de Sinjar aura lieu.
J’ai travaillé au Parlement européen pendant 10 ans. Je suis allée dans beaucoup de régions en crise : en Palestine, en Afrique, en Afghanistan, dans beaucoup de pays du Proche-Orient… Mais ce que j’ai vu là, la tragédie, l’histoire des gens, les scènes que j’ai pu voir sur place, je ne les oublierai jamais. Ce sont des images que personne ne peut oublier. Les images de petits enfants qui n’ont rien à manger ni à boire pendant des journées entières, qui doivent vivre avec un demi-litre d’eau pour toute une famille de 15 personnes, cela alors qu’il fait 40 à 50 degrés.
Il faut se poser la question : qu’est-ce qui se passe ? La situation était tellement mauvaise qu’au début j’avais peur de fermer les yeux après avoir vu cette tragédie. Le pire, ce sont ces femmes, des jeunes femmes, qui se sont donné la mort pour ne pas tomber dans les mains des combattants de l’État islamique, elles se sont jetées dans le vide. Elle en sont arrivées à se dire que pour sauver leur honneur, il ne restait que le suicide. C’est la pire des responsabilités à laquelle quelqu’un doive se résoudre. J’ai vu ces mères qui ont perdu leurs enfants, qui ont vu des enfants mourir de faim et de soif, sous les yeux de leurs frères et sœurs, et je n’oublierai jamais ces images.
C’est une situation très dure pour moi aussi. J’ai du mal à parler de ce que moi-même et les gens là-bas, nous avons vécu. Le pire que j’ai jamais vu.
Propos recueillis par Mireille Court et Yann Puech
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Jean-Paul Sartre : Et puis, alors, est venu Mai 68 qui a représenté quelque chose de fort pour moi. Parce que j’y ai vu un rapport nouveau entre les garçons qui faisaient cette tentative, pas même de révolution, mais d’installation de ce qu’ils voulaient. J’ai vu un rapport qui n’était plus un rapport proprement politique, qui était un rapport d’amitié. Et je me suis demandé si le rapport que la politique établit entre les personnes, un rapport formel de citoyen à citoyen, était bien le rapport qui convenait et si le rapport politique n’était pas fondé sur un rapport d’union entre les individus ; c’est-à-dire une suppression du rapport proprement dit politique, du rapport de citoyen à citoyen. Bref, je me suis demandé si le fond de la politique n’était pas un rapport profond et libre de chacun à chacun du type précisément de l’amitié ; c’est-à-dire : est-ce que le rapport qu’on trouve dans les meetings ou dans les organisations politiques ou syndicales est le bon ? Est-ce que les hommes qui sont liés politiquement entre eux actuellement sont liés vraiment, sont-ils liés par le fait d’être hommes ? Autrement dit : est-ce que la politique est le seul rapport possible entre les hommes et est-ce qu’elle doit s’établir sur un rapport formel ? Il y a dans les trois principes qui ont défini en 1789 la réalité politique pour nous autres Français quelque chose d’autre, il y a la fraternité.
Vous savez nos trois principes : liberté, égalité, fraternité. C’est la fraternité qui doit être à l’origine de l’action politique : on se réunit et on discute de l’action à faire en tant que frères. Ce rapport qui est proprement la base du rapport démocratique n’est pas encore vraiment réalisé, mais les pays démocratiques d’Europe, par exemple, sont en marche vers cette fraternité. Ce ne sont pas les partis, d’ailleurs, qui réalisent entre leurs membres la fraternité ; ils réalisent la citoyenneté sans fraternité. La fraternité doit supposer un autre type de communion entre les frères que le parti. Le parti est, selon moi, une forme lentement périmée du rapport entre les hommes. C’est un rapport faux.
La fraternité est quelque chose de beaucoup plus puissant entre les hommes et qui se révèle, par exemple, à la prise de la Bastille en 1789. Cette fraternité ne suppose pas derrière elle un parti. Les hommes qui ont pris la Bastille n’étaient pas du même parti, il n’y avait pas de parti entre eux. C’était un groupe qui s’est formé sur une action et qui a réalisé cette action au risque de la mort ; l’action étant la suppression des prisons politiques et le lien des hommes qui ont pu se faire tuer pour ça, qui, en tout cas, ont envahi ce château sans être des militaires, qui avaient une tâche, mais en étant simplement des hommes liés entre eux, parce qu’on ne pouvait pas prendre le château sans être lié, ils avaient établi une relation entre eux qui est une relation de fraternité.
Eder Sader : Quelles sont les manifestations de cette fraternité dans l’Europe d’aujourd’hui ?
Jean-Paul Sartre : Mai 68 en a été une, par exemple. En Italie, 1968-69 ; et il y a quelque temps. Maintenant, la situation est beaucoup plus tendue, mais il y a cinq ou six ans, il y avait une manifestation de fraternité qui souvent débordait les partis. Cette fraternité italienne n’était pas liée au parti communiste, c’était plutôt à l’extrême gauche. Il y a donc eu des manifestations de fraternité ; il y en a eu en Amérique du Nord, les étudiants des campus ont fait des manifestations de fraternité. 1968-69-70, c’était l’époque où on était en fraternité et naturellement, c’était trop tôt, ça a échoué à cause des résidus de partis, d’État, qui ont empêché la chose. Mais ça existe toujours, si vous voulez, comme possibilité qu’un jour, dans peu de temps, ça recommence.
Les frères, les anciens frères de 68 se réunissent quelquefois. Ils sont maintenant des hommes avec des métiers d’hommes, des responsabilités d’hommes, d’hommes faits, d’hommes adultes alors que c’étaient des jeunes gens, mais ils ont conservé quelque chose et ils se réunissent encore pour parler du passé, pour faire quelques déclarations de groupe. Cela n’a pas été perdu, cela n’est pas perdu, quoiqu’en ce moment, ce soit une période de faiblesse de cette partie vitale. Si vous avez remarqué, en 68 en France, il y avait des partis les uns à côté des autres dans les manifestations : parti trotskyste, parti chinois, comme on disait, maoïste, c’était la GP, il y avait des communistes dissidents, d’autres qui n’étaient rien du tout. Mais l’importance des partis était nulle. Cela ne comptait pas qu’il soit trotskyste ou qu’il soit GP. Ce qui comptait, c’étaient les décisions que prenaient les hommes de ces partis sans se référer à leur parti mais à l’ensemble qui était en masse et qui par exemple faisait une manifestation en allant de la Sorbonne jusqu’aux usines Renault. Quand c’est ça à l’heure qu’il est, il me semble qu’il y a matière à brasser et à développer : la liberté se manifestant dans la fraternité comme base des mouvements sociaux.
(…) Les femmes féministes ont un rapport entre elles qui n’est pas un rapport que les hommes ont entre eux ; c’est beaucoup plus intime, beaucoup lié à la vie quotidienne, non seulement un rapport avec la nourriture, le travail à la maison qu’elles refusent de faire uniquement et de faire seules, mais aussi pour des questions plus importantes ; elles parlent par exemple entre elles de leur vie sexuelle, elles peuvent avoir des rapports de tendresse et même de sexualité, ce qui est fort loin de ce que font les hommes. C’est-à-dire qu’il y a là tout un monde de rapports entre elles qui est une chose à laquelle certaines tiennent davantage qu’à la lutte. Elles tiennent à établir ce rapport entre femmes, ce rapport qui est neuf. Je ne dis pas que ce soit celui-là que les hommes doivent avoir, mais il n’est pas loin. Il faudrait définir la fraternité humaine masculine par rapport à cette fraternité féminine qui est certainement le rapport humain pour l’instant avec le rapport sexuel, le plus vrai, le plus profond et sur lesquels peut se bâtir une société, une société sans État justement, parce qu’elle décide des actions, elles font des actions et les rapports féministes ne supposent pas un état féministe, il n’y en a pas ; c’est bien en l’absence de parti, parce que le féminisme n’est pas un parti, c’est un certain rapport des êtres appelés femmes entre elles qui décide de l’action à faire, et de l’action à faire par rapport aux hommes.
C’est donc quelque chose qui n’est ni un parti, ni une organisation à proprement parler mais plutôt un rapport humain qui se constitue, qui s’étend, qui par moment s’arrête un peu, c’est ce qui se passe en France à l’heure où le mouvement féministe existe toujours même s’il est dans certaines difficultés. Donc, si vous voulez, ce que je veux dire seulement, c’est que le mouvement féministe donne un exemple à tous du style de rapports amicaux qu’il devrait y avoir d’abord, qu’il devrait y avoir pour la lutte ; ce rapport qui est exactement le rapport qu’avaient les hommes, aussi bien, entre eux en 68 par exemple. En 68, il n’y avait pas tout à fait le même rapport, mais ils avaient ce rapport d’amitié chaude, et c’est ça qui doit être la base d’un nouveau rapport humain.
(…) Il est évident, dans la période actuelle, même si l’évolution comme je le crois doit montrer que le parti est complètement dépassé peu à peu et que dans l’avenir la notion de parti disparaît, il est bien évident que, même si c’est ainsi dans la période actuelle, le parti n’est pas entièrement mort ; le parti est lié aux organismes d’État, le parti a un rôle présent. On peut très bien concevoir que ceux qui veulent s’opposer au parti prennent, comme vous dites, l’organisation d’un parti, d’un parti qui ne serait plus comme le parti socialiste ou communiste avec ces principes et cette manière d’être, mais qui déjà représenterait une autre forme de parti. Un parti plus libre sans mouvement directeur, avec un rôle des personnes différent. Certainement on peut concevoir ça, et que cette forme de parti soit précisément celle qui lutte contre les autres partis, contre les vrais partis, mais cette forme de parti dont nous parlons sera elle-même amenée à se modifier au fur et à mesure que l’histoire avancera. Ce sera un parti qui sera d’abord un peu plus présent, un peu plus ressemblant au parti classique, et qui de moins en moins lui ressemblera, de sorte que finalement ce parti disparaîtrait lui-même avec les partis qu’il aura combattus qui sont les partis classiques. Je ne puis le concevoir comme une forme définitive, je puis le concevoir comme une forme temporaire représentant le degré actuel dans les esprits de désaffection des partis en même temps que l’existence encore un peu active de ces mêmes partis. Êtes-vous d’accord avec l’idée que ce parti devrait se changer sans cesse ?
… Oui, oui c’est ça, se changer pour disparaître…
Jean-Paul Sartre
l’Amitié est un outil politique / 1978
Extraits de l’entretien publié sur Mediapart