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Tentative de détricotage de l’affaire Dieudonné / Elias Jabre

Amalgame, confusion, antisémitisme, antisionisme, fascisme, et bêtise.
On aura beau démontrer à ces « idiots » qu’ils ont tort, leur crier d’arrêter de supporter cet humoriste, il en ressort toujours plus renforcé et vindicatif ainsi que ceux qui le soutiennent.
Un français dont le père est originaire du Cameroun, ex-pays colonisé par la France, appuie ses spectacles sur la haine des « Juifs » dont les associations représentatives se liguent contre lui avec les institutions françaises pour l’interdire, et les journaux font chorus.
Mettre les Juifs, les Israéliens et les sionistes dans le même panier est une bêtise réductrice. Mais ne pourrait-il pas y avoir un amalgame encore plus grossier qui viendrait renforcer celui-ci en le rendant d’autant plus infernal par un étrange processus de superposition ?
Revenons à ce ressentiment parodique et « nauséabond » qui traverserait cette foule de fans « déraisonnables ». De quel affect s‘agirait-il ? D’une révolte qui se trompe d’adversaire ?
Et si l’amplification de l’affaire Dieudonné et la virulence du débat, derrière le nom de « Juif », visait plus largement le mètre étalon qui dicte la loi de nos démocraties libérales, un discours d’homme-blanc-occidental avec ses effets de domination ? Ne s’agit-il pas d’une condensation où le nom de Juif va servir d’amalgame à plusieurs représentations plus ou moins voilées ?
Bizarrement (ou au contraire, on pouvait s’y attendre), l’argumentation qui consiste à expliquer à l’autre ce qu’il peut dire ou ne peut pas dire ne semble pas contenir le phénomène. La bêtise résiste, comme si le discours n’avait pas d’effet sur l’affect.Posons l’équation affective à travers une autre forme de logique qui travaillerait à partir des notions de déplacement, de métonymie et de condensation qu’on retrouve en psychanalyse.
Qu’est-ce qu’une condensation ? Un ensemble d’ »associations affectives », ou amalgames d’images qui se groupent et se fusionnent uniquement parce que leurs objets sont marqués d’un « ton affectif commun » de joie, tristesse, amour, haine, etc. (Th. Ribot).
Essayons de comprendre comment les mots définissent des appartenances  auxquelles on s’identifie et fonctionnent en réseau, où les ensembles parfois se chevauchent, ce qui ferait dire qu’il y a confusion chez certains qui ont la tête dure, mais cette confusion est peut-être nourrie par des télescopages qui se forment de façon mécanique, des redondances qui donnent consistance à des positions affectives de façon automatique, et le moyen de lutter contre elles ne se réduirait pas seulement à mettre en accusation ou à faire des distinctions raisonnables.
Une quadruple superposition entretiendrait peut-être les amalgames entre Juif, Israélien et sioniste : l’histoire de l’Occident et des peuples colonisés / la Shoah où la valeur des victimes serait à l’avantage des « blancs » / l’ « apartheid » en Israël qui divise les Israéliens « occidentalisés » et les Palestiniens relégués en citoyens de seconde zone / les banlieues métissées et leur exclusion de fait dans une France divisée.
D’après cette perspective, ce ne serait donc plus tant le nom de « Juif » qui serait visé, bien que, par déplacement, il concentrerait les haines de certaines voix révoltées, mais plutôt le discours de domination occidental  et les conséquences qu’il continue à porter en Israël, mais aussi en France, et qui s’est compliqué depuis la période coloniale.
La partition entre colons et « métèques » était acquise de plein droit par le racisme qui imprégnait les discours. Aujourd’hui ces discours sont déconstruits en droit, mais les mêmes coordonnées tiennent toujours la place sous des rapports qui se sont compliqués du fait qu’ils reposent sur des situations qui persistent sous d’autres formes et qui sont désormais en violent décalage avec des principes conquis comme ceux d’égalité des droits, et où lorsque l’inégalité était entendue, elle se vivait avec une conscience plus tranquille, tandis que désormais elle fait gonfler la haine et le cynisme de façon inévitable.
Quel est public de D. sur lequel s’appliquerait cette équation ? Une large palette de français issus de l’immigration, ou alors, solidarité étrange, des partisans de l’extrême droite et d’extrême-gauche, liés ensemble par un antisionisme et un antisémitisme qui ne prend pas la même forme pour les uns et les autres, mais tous nourrissant une haine violente contre Israël et les juifs.
Parmi la multitude de ces groupes, en se contentant de dessiner une simple partition, on pourrait déjà distinguer les supporters issus de la France métissée qui se sentent solidaires des Palestiniens au nom d’un sentiment d’injustice et dont l’antisémitisme a pour composante essentielle l’effet de la politique israélienne, et leur sentiment d’être eux-mêmes exclus en France, disposant de peu de représentativité dans la politique ou dans les médias, sauf sous forme de prototypes assimilés. Du côté de l’extrême droite, des antisémites « vieille France » qui haïssent Israël qui pratique une politique dont ils rêveraient pour la France, et qui s’en prennent aux « Juifs français » qui saperaient les valeurs de l’ « identité française », tandis que, dans le même temps, ils soutiendraient la politique nationale en Israël pour renforcer leur identité « juive »… Egalement des défenseurs de l’ « identité noire » qui s’entendent avec les autres extrémistes au nom de l’idéal du chacun chez soi. Enfin, et le plus surprenant, les partisans d’une nouvelle forme d’identité nationale métissée, nouveau pli étonnant car il semble contradictoire, et qui fonctionne sur une revendication d’égalité qui arriverait à faire coexister extrême droite et métissage…
On pourrait ajouter un pli supplémentaire, et considérer que métissage à la française et capitalisme peuvent également faire bon ménage dans une nouvelle orientation postcoloniale, et que la couleur de la peau ne serait plus même un critère, comme dans le film Grigris de Mahamat Saleh Haroun, où on voit comment un français métropolitain d’origine tchadienne gère une affaire mafieuse en employant des tchadiens « locaux », film qui tout en soulevant cette problématique est lui-même embarrassant, la langue choisie pour faire parler les personnages étant le français.

http://www.clapnoir.org/spip.php?article998

GG

Comme le dit Achille Mbembe à travers une autre perspective, « la condition nègre ne renvoie plus à une affaire de couleur », elle serait devenue post-raciale.

http://www.liberation.fr/livres/2013/11/01/achille-mbembe-la-condition-negre-ne-renvoie-plus-a-une-affaire-de-couleur_943932

Ensuite, si l’on s’attache à la politique étrangère suivie par la France, les gouvernements et leurs représentants, gardiens d’un héritage de valeurs généreuses conquises par les luttes pour les droits,  en usent pour protéger chacune des communautés vivant en France, notamment la communauté juive, et en appeler à la coexistence, tout en étant en porte-à-faux quant à leur politique vis-à-vis d’Israël, pays d’apartheid qui n’est jamais condamné et où les relations commerciales prospèrent malgré l’inégalité qui y sévit et qui est en contradiction avec les mêmes valeurs prônées par les politiciens au nom du vivre ensemble. On ne peut pas dessiner des frontières où des discours sont valables  d’un côté et non de l’autre, et c’est cette hypocrisie qui revient sous forme d’une maladie de façon de plus en plus purulente. Elle attise le cynisme et la haine, et conduit machinalement à  l’amalgame entre Juif, Israélien et sioniste par cette drôle de torsion où le métissage deviendrait la revendication d’une nouvelle forme d’identité nationale homogénéisante au nom de l’égalité. « Etre français » serait devenu une façon de s’opposer à l’identité nationale israélienne qui reste une vieille forme qui essentialise la judéité en créant la discrimination par une politique coloniale classique, cette dernière renvoyant à la France dans laquelle nous serions encore et où les « blancs domineraient toujours » un pays « métissé ».
Ajouté à cela, la compétition victimaire, et si nous ne remettons pas en cause le statut exceptionnel de la Shoah (comme de tout génocide), nous pouvons nous interroger sur l’insistance de ce discours. N’entretient-il pas une autre tension ? Derrière le nom de « Juif », il y aurait la haine du « blanc colon » qui porte un discours de domination et pour lequel, quand une victime est un blanc européen, il vaut toujours plus qu’un métèque, et l’effet traumatique de la violence serait plus fort pour les héritiers « nationaux » (quand ils ne sont pas issus de « fils  et filles de colonies »). Ne retrouvons-nous pas inconsciemment le même rapport dissymétrique entre la vie d’un « blanc » et celle d’un « arabe » ou d’un « noir » ?  Et la vie d’un Israélien n’est-elle pas comparée à celle de plusieurs Palestiniens, alors que la colonisation des territoires continue sans que la France ne sanctionne Israël ?
La relation entre judéité et sionisme trouverait sa logique affective dans cette superposition de conflits, où la condensation consisterait à faire l’amalgame entre les Juifs israéliens en tant que colons et les Juifs en France auxquels on associerait tout un système de domination dont ils deviendraient une des figures représentatives par effet retour de la politique israélienne. Les Israéliens reproduisent la vieille domination occidentale chez les « métèques », de même que les «  français métissés » se sentiraient traités en citoyens de seconde zone en France, amalgame inacceptable logiquement, mais qui prend consistance affectivement par un jeu d’identifications à ces différents rapports d’inégalités. Les discours sur la Shoah ou sur la barbarie coloniale ne sont pas de vieilles rengaines, des boursouflures de la mémoire, leurs spectres résonnent avec notre actualité.
L’avenir de l’humanité se joue sans doute en Israël et la volonté de minimiser ce conflit pour en faire un parmi tant d’autres ne fonctionnera pas, car il résonne avec les coordonnées mondiales. De la même façon que l’Afrique du sud et son système d’apartheid aurait été le centre du monde, et nous pouvons renvoyer à ce cours  de Geoffroy de Lagasnerie sur l’Apartheid à partir d’un texte de Derrida, et sur la façon de penser une démocratie révolutionnaire qui utiliserait le formalisme du droit pour lutter contre un système profondément inégalitaire…

http://geoffroydelagasnerie.com/2013/12/18/sur-nelson-mandela-et-la-democratie-revolutionnaire/

Autre amalgame, la collusion entre judéité et capitalisme. Cette figure est plus connue, plus banale, antisémitisme classique qui est décuplé par la haine du capitalisme et le sentiment d’exclusion qui renvoie au partage entre ceux qui ont et ceux qui sont en dehors. Cette représentation vient renforcer la première, se superpose au discours de domination, se recombine avec elle et emporte le déferlement haineux.
Lutter contre D. ne serait pas l’interdire, mais reconnaître les actions de la France dans la colonisation en revenant sur les horreurs sarkozystes, premier pas fait par Hollande http://www.lexpress.fr/actualite/politique/hollande-en-algerie-a-setif-la-france-a-manque-a-ses-valeurs-universelles_1201455.html qu’il faudrait poursuivre, ouvrir le champ médiatique à des penseurs autres que Finkielkraut (qui est en train de faire de l’antisémitisme son fonds de commerce en le faisant fructifier). Par exemple à Schlomo Sand, à Achille Mbembe, à Butler qui analyse comment judéité et sionisme ne font pas bon ménage, ce qui pourrait aggraver une faille auto-immunitaire en Israël, où l’humour consisterait à en appeler au Juif qui sommeille en chacun des Israéliens pour libérer leur pays de l’imposture d’une identité nationale peu compatible avec certaines dimensions de la judéité.

http://lesilencequiparle.unblog.fr/2014/01/16/judith-butler-judeite-et-sionisme-jean-philippe-cazier/

Sans oublier la question d’un capitalisme ultralibéral en lien avec un modèle de domination occidentale qui trouve ses limites et où il faut d’urgence redéfinir les rapports et changer de civilisation (Nancy, Stiegler).
C’est-à-dire travailler la question du commun en dehors de la notion d’identité nationale qui, pour le moment, en proposant de résister aux flux du capital, sert de contrepoids. Les alternatives ? Une ou plusieurs internationales avec la création de partis politiques qui ne se limiteraient pas à un seul pays, ou uniquement à l’Europe, travaillant le développement nord-sud à partir de nouveaux concepts qu’on pourrait chercher chez Boaventura, Mbembé, etc., d’autres formes qui débordent les frontières et qui répondent aux coordonnées métissées dans lesquelles nous vivons désormais.
Elias Jabre
Tentative de détricotage de l’affaire Dieudonné / 2014
Remerciements à Jean-Philippe Cazier, Oumy, Sonko,
Marco Candore, Christiane Vollaire qui m’ont aidé à retravailler cet article

Sur la « bêtise » :
voir le dernier numéro de Chimères / Bêt(is)es / n°81

coordonné par Manola Antonioli et Elias Jabre : ICI et

Le_Pilou-pilou

Qu’ils sont bêtes ! / Manola Antonioli et Elias Jabre / Edito Chimères n°81 : Bêt(is)es

« Qu’ils sont bêtes ! », c’est le cri qu’on pousse pour injurier tous ceux qui violentent notre capacité d’entendement et de tolérance, qu’il s’agisse du déferlement haineux d’un fondamentalisme, ou même de la vulgarité d’une émission de télé-réalité. Et cette angoisse est de plus en plus répandue : nous n’aurions jamais été autant cernés par des puissances bêtes et malfaisantes, des poussées identitaires d’une autre époque, le règne des marchés financiers et la suffisance de leurs représentants. Nous serions une multitude à partager cet état d’hébétude, presque de l’ordre d’un trauma, en nous sentant paradoxalement toujours plus seuls et démunis.
Qui pousserait ce cri ? Les membres éparpillés d’un peuple moins bête que la « masse » régnante ? Démuni justement parce qu’il ne serait pas assez bête pour se laisser aller à la brutalité ambiante dont il témoigne ou qu’il subit ?
Et s’il arrivait que la bêtise devienne également l’autre nom d’une résistance ? Par exemple, celle de sujets fragilisés par un monde qu’ils ne reconnaissent plus et qui réagissent en se durcissant ? Ne s’accrocheraient-ils pas farouchement à des formes figées (de pensée, d’identité, d’appartenance politique) pour résister à tous les flux qui les traversent, les agressent et les violentent, générant des craintes diffuses qui font le jeu des extrêmes ?
Revient la question de savoir ce qui rassemble encore, quels seraient les codes « familiers » qui permettent de vivre ensemble. Les valeurs républicaines ? La religion ? Ou la multitude d’énoncés qui circulent, se collent les uns aux autres en brouillant les frontières, faisant sauter les clivages entre gauche et droite, ce qui affaiblirait peut-être les distinctions entre les plaintes des uns et des autres ? N’est-ce pas contre des risques de décomposition subjective que la bêtise revendique, que la norme réagit en se durcissant ?
À l’opposé, la bêtise sert également à qualifier les déviants, ceux qui ne se conforment pas  à la norme, comme dans cette interprétation de la métamorphose de Kakfa par Lodu Xu et Émile Noiraud dans leur article Des cloportes et des hommes : « La société moderne avait fait de toi un sujet intégré, reconnu, civilisé et tu t’es obstiné, en te conduisant en véritable brute humaine, à travailler à ta propre déchéance ! Tu es trop con, et la carapace qui, désormais, entrave chacun de tes gestes et t’afflige de cette démarche grotesque n’est, après tout, que le miroir de ton ineptie. »
La bêtise serait cette fois en lien avec la déchéance, ramenant l’homme du côté du cafard, de l’animalité.
Nous verrions alors deux types de bêtises qui s’affronteraient, codes durcis qui restreignent les libertés contre poussée de liberté indéterminée qui déforme les catégories existantes, désir encore informe et incapable de s’exprimer dans des coordonnées prédéfinies. Comme l’analyse Zafer Aracagök dans son article Cutupidité : devenir-radicalement-stupide, pendant les manifestations en Turquie en 2013, « des milliers d’êtres humains se sont rassemblés dans le parc, et dans la place Taksim, […] contre la “politique” de l’effacement menée par l’AKP et ses prédécesseurs qui n’a produit que les clichés de l’individuation sous la loi de l’islamo-capitalisation. […] ce qui est arrivé au Parti Imaginaire de Gezi Park a été l’abandon de la distinction forme/informe comme une source de résonance […]. Les structures de la répression, compte tenu de leur stupidité de formes, n’ont rien pu faire face à l’absence de la dichotomie forme/informe, sauf envoyer des gaz lacrymogènes et des canons à eau. Ils avaient peur, ils étaient terrifiés parce qu’ils étaient profondément stupéfaits face à la stupidité radicale des manifestants pacifiques qui rejetaient la forme, même l’informe, se dividuant continuellement. C’est pourquoi ce qui s’est passé à Gezi Park a été une invitation à une dividuation humanimale et infinie, à la possibilité d’un passage de la stupidité per se à un devenir-radicalement-stupide. »

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Le devenir animal relèverait de cette « humanité déchue » qui ne se reconnaîtrait plus dans la pensée bien tenue de la recognition, ouvrant sur une résistance politique non plus contre la bêtise, mais à partir d’un genre de bêtise, capable de dissoudre les formes.
Au moins, le héros paranoïaque du bref récit de Marco Candore, Comme des bêtes, semble y trouver son compte dans une angoisse joyeuse.
En reprenant Deleuze, Bruno Heuzé décrit le rapport paradoxal où la bêtise (non pas l’erreur) constitue la plus grande impuissance de la pensée, mais aussi la source de son plus haut pouvoir dans ce qui la force à penser : « La bêtise ne cesse d’être à l’œuvre au fond de la pensée, où se croisent cependant devenir-animal et réalité machinique, prolifération buissonnante du bestiaire, chimères et lignées surhumaines, frontières, lisières et lignes de fuite » (Du Bestiaire au surhumain).
La schizophrénie capitaliste décrite par Deleuze et Guattari dans L’Anti-Œdipe, ajoutée à la déconstruction qui nous arrive, nous ont peut-être fait atteindre un point de bascule qui inquiète, ouvrant le règne d’une bêtise surhumaine. Un grondement encore mal identifié (ou inidentifiable), un fond monstrueux vient peut-être mettre en question certaines frontières, notamment entre l’homme et l’animal, frontières qui appartiennent à un discours de souveraineté d’autant plus résistant qu’il fuit par tous les bords.
Nous pouvons aussi nous reporter aux analyses de Félix Guattari dans La Révolution moléculaire recensée par Manola Antonioli dans sa réédition de 2012 (préfacée par Stéphane Nadaud) : « Guattari y esquisse deux scénarios possibles pour un proche avenir : la consolidation et la stabilisation de ce qu’il appelle le “Capitalisme mondial intégré” d’une part et, d’autre part, une perte de contrôle progressive de la situation par les pouvoirs en place (ces tendances opposées pouvant d’ailleurs coexister de façon temporaire ou durable). La première hypothèse […] aboutirait […] au développement incessant de nouvelles catégories de “non garantis” (immigrés surexploités ou sans papiers, travailleurs précaires, chômeurs, etc.) et à l’apparition de zones de plus en plus vastes de sous-développement au sein de celles qui furent autrefois des grandes puissances, phénomènes qui iront de pair avec des revendications régionalistes, nationalistes, droitières de plus en plus radicalisées […] La seconde hypothèse prend en compte l’incapacité absolue du Capitalisme mondial d’apporter des solutions aux problèmes fondamentaux de la planète (dont la crise écologique et la nécessité de réorienter globalement les modalités et les finalités de la consommation-production) ; de la désillusion et de la colère contre cette “gestion” des intérêts de la planète […] naîtront (sont en train de naître…) des micro-révolutions susceptibles d’aboutir un jour à une vraie révolution, vouées à remettre en question les finalités du travail, des loisirs et de la culture, les rapports à l’environnement, entre les sexes et les générations, qui ne seront pas centrées sur une quelconque “avant-garde”, mais toujours polycentrées. »
Dans ce numéro, nous avons souhaité interroger la dimension contemporaine de la bêtise, à la croisée des textes de Deleuze et Guattari d’une part, et, d’autre part, de la réflexion autour de la souveraineté, de l’animalité et des figures animales du pouvoir développées par Jacques Derrida dans les textes, parus de façon posthume, réunis dans L’Animal que donc je suis et dans les deux tomes où ont été publiés les séminaires qu’il a consacrés à La Bête et le souverain. Derrida y interroge des auteurs de référence classiques et contemporains comme Lacan, Foucault, Agamben, notamment sur l’opposition entre l’homme et l’animal, et reprend la question de la bêtise chez Deleuze-Guattari tout en la poursuivant : « Ce que les textes que nous avons lus appellent, c’est au moins une plus grande vigilance à l’endroit de notre irrépressible désir du seuil, d’un seuil qui soit un seuil, un seul et solide seuil. Peut-être qu’il n’y en a jamais, du seuil, un tel seuil. C’est peut-être pourquoi nous y restons et risquons d’y demeurer à jamais, sur le seuil. L’abîme, ce n’est pas le fond […] ni la profondeur sans fond […] de quelque fond dérobé. L’abîme, s’il y en a, c’est qu’il y ait plus d’un sol, plus d’un solide, et plus d’un seul seuil. » (1)

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Comment déconstruire notre rapport à l’animal ? Manola Antonioli dans son article Animots, reprend les analyses de Derrida et rappelle que « la violence faite à l’animal commence au nom du langage et par le langage. […] Derrida forge ainsi un mot “chimérique” (l’animot) pour s’insurger contre l’animal utilisé comme “singulier général”. […] Remettre en cause ce partage signifie d’emblée remettre en cause la définition de l’animalité et de l’humain, et les rapports qui les lient, étendre le domaine de l’humain en direction du non humain, mouvement qui chez Derrida (tout comme Deleuze et Guattari) accompagne un désir de redéfinition des rapports de l’humain avec d’autres déclinaisons du non humain (les artefacts, les produits de la technique). »
Et la pensée de Derrida, pour suivre la perspective de Patrick Llored qui met en évidence le lien entre bêtise et souveraineté, tout en dénonçant le sacrifice logocentrique sur lequel reposent nos productions de subjectivités, ouvrirait la voie à une autre démocratie qui ferait une place à la bêtise des bêtes : « Ces institutions humanistes sont nées de leur incapacité fondatrice à penser la bêtise animale comme forme ultime et suprême de toute subjectivité. C’est pourquoi elles sont sacrificielles et le partage de souveraineté entre vivants humains et vivants animaux que Derrida nous permet de penser devrait pouvoir passer par des transferts de souveraineté qui ne peuvent être que des transferts de bêtise comme reconnaissance du phantasme de propriété de tout vivant chez tout vivant » (Du droit des bêtes à la bêtise).
Nous avons souhaité éclaircir les stratégies employées par Deleuze-Guattari et Derrida en interrogeant le philosophe Jean-Clet Martin (Deleuze et Derrida, ce n’est pas le même mouvement…) : « […] dans une sémiotique asignifiante comme celle de Deleuze ou dans les signes “animots” de Derrida, il y a bien sûr de quoi concevoir une éthique, une éthologie où  est en jeu l’idée d’une humanité qui ne se limite pas au “fait” humain, à l’anthropologie structurale capable d’en relever les signifiants universels. Tout se projette en direction d’une hybridation où se croisent en “droit” l’animal autant que la machine selon une technique dont Deleuze comme Derrida ont eu le souci. De ce côté-là, ça n’a pas de sens de séparer théorie et pratique, de les répartir en un couple d’oppositions nettement tranchées. »
L’article d’Elias Jabre, Le collectif commence seul, c’est-à-dire à plusieurs, tente de développer le geste de Derrida qui interroge Deleuze-Guattari, lorsque les deux philosophes s’en prennent aux bêtises que disent les psychanalystes qui rabattent les sujets sur Œdipe en ratant les devenir-animaux de l’homme. À travers sa critique, Derrida viserait certaines stratégies qui s’attaqueraient à l’ensemble d’un champ qu’il estime perfectible. Par sa politique de l’auto-immunité, il préfère partir d’une situation existante qu’il s’agirait d’endurer dans le cadre formel tel qu’il est institué (encore une fois, s’il semble perfectible, ce qui exclut Al-Qaïda et le régime nazi, par exemple), le temps de le faire dévier et de transformer les rapports de force jusqu’à les faire basculer dans un nouveau jeu. Il tient en même temps deux positions : d’une part, il tente d’assouplir un cadre qui prépare un possible changement de coordonnées ; de l’autre et dans le même mouvement, il se prononce au profit d’un nouveau pacte à venir (par exemple, en se prononçant pour le mariage homosexuel tout en défendant un autre pacte civil).
Il ne s’agit pas d’une résistance molle qui, en négociant avec le cadre existant, tiendrait de l’impuissance politique ou d’un mouvement qui ne mettrait pas en question les catégories sur lesquelles il repose, se contentant de protester dans une logique confortable.
Dans son article Assises citoyennes, Christophe Scudéry analyse la façon dont le Collectif des 39 (2) a organisé aux assises citoyennes pour la psychiatrie et dans le médico-social  l’hétérogénéité des discours pour laisser circuler la parole entre « le psychiatre, le psychanalyste, le psychologue, l’interne, l’infirmier, le professeur, le politique mais aussi la mère de malade, “l’usager”, le malade pour ne pas dire le fou, etc. ». Mais de cette façon, chaque discours a été « assigné à résidence d’un représentant patenté ». Malgré les différentes tentatives d’assurer un contre-pouvoir, l’auteur explique que le dispositif reste problématique : « Parmi ceux qui avaient la parole se distinguait, par ailleurs, celui qui, du haut de son magister, tenait un propos souverain articulant un vouloir-dire déterminé avec des effets poursuivis, de ceux qui, rangés en rang d’oignon, alimentaient le débat d’une table ronde à coup d’énoncés spontanés, réagissant sous la forme d’une critique, d’un témoignage, d’une association libre, d’un développement, d’une opposition, etc. Comme s’il revenait à ces derniers d’exprimer la parole ôtée au public. N’y-a-t-il pas là la plus éclatante des mises en scène du Maître et de ses affidés ? N’y aurait-il pas quelques paradoxes à ce que des “assises citoyennes” qui se veulent espace d’épreuve d’une démocratie en train de se faire au moment même où elle s’exerce, ne soient au final que la répétition insidieuse d’une structure aristo-monarchique d’essence théologique ? »

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Christiane Vollaire nous rappelle qu’une psychiatrie coloniale sévissait encore en Algérie après la deuxième guerre mondiale, et que Frantz Fanon, psychiatre formé à la psychothérapie institutionnelle et dont la vision politique dépassait le cadre de sa pratique, contribua à la démanteler en attaquant violemment ses présupposés racistes (Jungle, basse-cour, labo zoologique) : « Au cœur de ce dispositif, la médecine coloniale, comme outil “scientifique” de représentation du colonisé en animal de laboratoire. Fanon montre que tout le montage en repose sur une tautologie, première faute logique : l’indigène est bête parce qu’il est bête, animal sauvage dont le mieux qu’on puisse en faire est de le transformer en objet d’observation ou, mieux, d’expérimentation. Fanon, psychiatre cultivé d’origine antillaise épousant la cause du FLN, ne va pas simplement dénoncer la barbarie physique infligée aux colonisés par ceux-là même qui les traitent de barbares, mais la profonde bêtise de ces Bouvard et Pécuchet de la médecine positiviste que sont les médecins-chercheurs coloniaux. […] S’occuper d’un débat d’experts psychiatres et de neurologues en pleine guerre d’Algérie, est-ce bien nécessaire ? Fanon montre que c’est précisément là, au sens propre, le nerf de la guerre.  »
Dans l’esprit du combat de Fanon, en conjuguant d’autres approches à partir de Deleuze-Guattari et Derrida par exemple, on pourrait imaginer l’articulation d’autres discours dans les mouvements de la psychiatrie actuelle, qui rompraient avec les hiérarchies corporatistes, mettraient en question les partages entre folie et raison, multiplieraient les pratiques alternatives. Philippe Roy décrit dans Trouer la membrane, Penser et vivre la politique par des gestes, ouvrage recensé par Christiane Vollaire, le processus d’ « une percée au sens stratégique du terme qui fait pénétrer une bouffée d’air dans le confinement social. […] La communauté politique est la membrane que peut activer le geste de résistance, dans cette interaction des corps les uns sur les autres […]. Et cette interaction des corps dans la communauté sociale, avec ses effets politiques en chaîne, produit moins un cycle que ce que Philippe Roy appelle une boucle. […] C’est la boucle insécable que constitue le cycle du désir et de la possession. Mais devenir actif n’est pas s’impliquer dans ce bouclage du désir et de l’acte. C’est bien plutôt “devenir cause adéquate d’un geste”. […] un geste tel que celui par lequel a pu se constituer ”la psychothérapie institutionnelle, comme trou dans la membrane de l’institution psychiatrique”. »
Annie Vacelet, quant à elle, dans son texte Qu’importe le langage ?, évoque l’hôpital psychiatrique comme un lieu qui « accueille aussi des groupes d’artistes débutants qu’il héberge dans des pavillons désaffectés qui puent. Il laisse se développer ici ou là des pratiques non-quantifiables. (La Sécurité sociale ne parle que d’acte “médical” parce qu’elle a réussi à le quantifier mais elle est incapable de dire quoique ce soit du geste, de l’accompagnement, de l’intersubjectivité.) […] L’hôpital a besoin de ces danseurs de l’existence, de leurs lumières, de leur rêveries, de leur capacité à passer de la médecine à la poésie, de l’audace qui les conduit à enjamber le gouffre de la création en clamant : “La folie nous concerne, la folie est partout, la folie est en nous. Il n’y a aucune raison de la faire porter entièrement par les malades”. »
Peut-être le psychanalyste cherche-t-il lui aussi à construire d’autres passerelles, notamment avec les patients dits psychotiques, des façons de toucher des êtres reclus dans des mondes peu accessibles, de trouver la transverse qui permettra de modifier leur position subjective, de changer les rôles et d’ouvrir l’espace d’un nouveau jeu, comme l’écrit Jean-Claude Polack dans son article Du pense bête au corps-à-corps qui excède largement la simple vignette clinique.

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Quant à la psychanalyse, elle pourrait être ou devenir une des meilleures façons de lutter contre les excès de la souveraineté, micro-politique qui bénéficierait au sujet et à son entourage. René Major, dans La bêtise est sans nom, reprend l’ensemble de l’argumentation sur la bêtise que tient Derrida dans le séminaire sur La Bête et le souverain, présentant une pratique qui consisterait dans « la possibilité de dire, en cours d’analyse, toutes les bêtises que l’on veut ou que l’on peut […] Cette liberté a pour but de réduire la “liberté indéterminée” […] afin que le sujet soit moins assujetti et moins assujettissant. – Il devrait donc, par la suite, dire moins de bêtises et en faire d’autant moins. Mais cette expérience ne peut avoir lieu que dans certaines conditions, celles où le tenant lieu d’analyste se sera abstenu de tout jugement en n’étant, tout bêtement si je puis dire, que le révélateur du savoir inconscient du sujet. »
La psychanalyse ne nous permettrait-elle pas également de mieux comprendre le sens d’une politique de l’auto-immunité par la manière dont elle rencontre la résistance ? Tout discours contestataire (et logocentrique) qui s’opposerait simplement aux discours qui tiennent la place ne générerait-il pas un surcroît de bêtise (de part et d’autre) ?
Cette politique de l’auto-immunité est illustrée dans l’article Autonomie, auto-immunité et stretch-limousine de Michael Naas qui s’appuie sur la fiction de De Lillo, Cosmopolis, où le sujet principal du roman est un milliardaire en limousine, un souverain dans son automobile, celle-ci renvoyant à toutes les figures classiques de l’autos et de la souveraineté. Dans cette fable de la déconstruction, on se rend compte que les puissants peuvent eux-aussi s’effondrer en une seule journée. Elle annonce peut-être l’effondrement de tout un monde, non plus à cause d’un ennemi qui serait plus fort que lui, mais par la démolition de ses propres défenses immunitaires. En effet, le héros tout puissant et insomniaque semble en quête d’un évènement qui le sortirait de son royaume numérique saturé de calcul : « Car l’auto, l’automobile, est ce qui nous protège, nous donne un sentiment d’identité et de plénitude, d’autonomie et d’indépendance, mais aussi ce qui nous empêche de faire l’expérience des événements – et l’événement c’est, à mon avis, cette chose qui interrompt la répétition du même, et que recherche en définitive Eric Packer. » Dans ce voyage d’une seule journée, on observe l’auto-immunité au travail, le sentiment d’appropriation et de maitrise du héros ayant atteint un degré tel, que le corps doit retourner ses défenses contre lui-même, s’exposer afin de sortir de sa pétrification, la bêtise n’étant peut-être que le devenir-chose du vivant.*
D’une autre manière, Marc Perrin nous fait voyager dans la tête de son héros spinoziste Ernesto (Spinoza in China – 3 journées dans la vie d’Ernesto) à qui il arrive de « […] comprendre comment nous sommes nous-mêmes les producteurs de l’enfermement dont nous affirmons subir l’oppression, et, comprendre, oui, comprendre : qu’une libération durable ne passe pas par une action qui nous permettrait de sortir de, mais : passe par une décision très simple : cesser la production de l’enfermement. Alors évidemment, cesser une production ça fait toujours un petit peu mal. Et pourquoi ça fait toujours un petit peu mal ? Ça fait toujours un petit peu mal, parce que produire, ça fait toujours un petit peu jouir. Même si c’est une toute petite jouissance qui est produite, c’est une jouissance qui est produite. Et cesser de jouir. Oui. Cesser de jouir même d’une toute petite jouissance ça fait toujours un petit peu mal. »
Contre le devenir chose, comme nous le montre Flore Garcin-Marrou (Pas si bête la marionnette !), le théâtre nous apprend plutôt à jouer des répétitions qui nous agissent, s’écartant de la bêtise de croire à notre liberté souveraine : « Schönbein (3) apparaît en sirène, femme-poisson où l’humain, la bête, la marionnette inter-agissent sans qu’aucun ne conserve bien longtemps le pouvoir. À la limite de l’humain, Schönbein se fait aussi mécaniques, lignes, matériaux, créature mécanomorphe : il ne s’agit plus d’un pouvoir souverain exerçant une domination sur un objet, mais d’un effet-retour constant entre la marionnette et son corps. »
Le devenir chose du vivant aurait ainsi partie liée avec la problématique de la souveraineté qui entraîne également la pétrification des êtres qui passent sous son joug, sorte de « modèle autopsique » mettant en jeu la curiosité d’après Derrida, et qui mêlerait voir, savoir, pouvoir, et structure théorico-théâtrale : « l’inspection objectivante d’un savoir qui précisément inspecte, voit, regarde l’aspect zôon dont la vie et la force ont été neutralisés. » (4)
Nous avons choisi pour ce numéro une image de l’artiste Lydie Jean-Dit-Pannel, portant dans ses bras un loup empaillé, symbole pétrifié de la bête souveraine. Figé tout en étant paradoxalement dans une posture de puissance, l’animal semble marcher tête haute, tout en étant porté par une humaine (quant à elle, bien vivante), qui marche pour de bon et tête haute également, l’arrogance pointant jusque dans le reflet de ses lunettes de soleil. Et cette espèce de double posture, comme deux puissances qui s’étagent, un mort sur une vivante, donne cet effet grotesque où la souveraineté parait aussi bête que comique.

5 cosmopolis

Maude Felbabel, jeune artiste plasticienne, a nourri une fascination pour les animaux qui oriente depuis quelques années son travail par des Rencontres avec un taxidermiste, dont l’activité quotidienne interroge ces mêmes représentations entre le mort et le vivant.
Ces rapports avec les animaux nous rappellent que nous les avons mis sous notre tutelle, et que notre mode de vie technique les menace de façon permanente. Heureusement, quelques voix se sont levées dès l’Antiquité contre le sacrifice rituel et l’alimentation carnée pour « la coexistence illimitée, surmontant l’amour préférentiel et l’empathie ciblée, en vue de s’initier à une forme surhumaine de solidarité inter-animale. […] seul le droit, et non plus seulement les sentiments d’empathie, peut garantir une forme de protection aux êtres vivants pris dans le processus de marchandisation », voix dont le philosophe allemand Peter Sloterdijk se fait l’écho dans l’article qui ouvre le numéro (Des voix en faveur des animaux), traduit de l’allemand par le philosophe spécialiste de l’écologie et de la question animale Stéphane Hicham Afeissa.
Ce nœud complexe de concepts philosophiques et de propositions politiques originé par la réflexion autour des bêtes et de la bêtise, s’est compliqué ultérieurement dans le cours de l’élaboration du numéro, d’une part, par une réflexion sur l’esthétique, et, d’autre part, par l’irruption de multiples animaux, de « bêtes » dont la réalité déborde de tous côtés les concepts, « bêtes » présentes de plus en plus dans l’art, dans le design, dans les recherches de terrain. Dans son article sur Les Ambassadeurs, qui commente le travail artistique de Lydie Jean-Dit-Pannel, et l’inscrit dans le bestiaire fabuleux des édifices de la ville de Dijon, l’historienne et critique Martine Le Gac fait ainsi défiler devant les yeux des lecteurs une chouette, une chauve-souris, des loups et des perroquets, des animaux domestiques, sauvages et fantastiques, des animaux culturels et des animaux ambassadeurs, que l’art n’a jamais cessé d’interroger, de représenter et d’utiliser pour nourrir l’imaginaire collectif à travers les siècles, même quand le discours philosophique s’efforçait (de façon sacrificielle, comme nous l’a si bien montré Derrida) de les exclure pour laisser la place à l’humain et aux puissances prétendument exclusives du logos.
Dans Toujours la vie invente…, Manola Antonioli évoque la question du biomimétisme. Si les  designers, les architectes et les artistes se sont toujours tournés vers la nature pour imiter la beauté de ses formes et s’en inspirer, le biomimétisme cherche aujourd’hui à observer la nature pour inventer des solutions écologiques aux problèmes qui se posent dans les domaines les plus divers (l’agriculture, l’informatique, la science des matériaux, l’industrie) et pour développer des nouvelles interactions entre l’homme et ses environnements, animaux, végétaux et techniques.
Toujours dans le domaine du design, Marie-Haude Caraës et Claire Lemarchand présentent leur travail autour des animaux qui a donné lieu à l’exposition « Les Androïdes rêvent-ils de cochons électriques ? » dans le cadre de l’édition 2013 de la Biennale internationale de design de Saint-Etienne 2 : animaux qui vivent sur les terres contaminées dans la zone interdite autour de Fukushima, production d’animaux mécaniques et inquiétants, propositions d’interventions numériques susceptibles d’adoucir les conditions cruelles de l’élevage industriel, autant de pistes pour imaginer de nouvelles relations entre l’homme et le vivant (Porcs en parcs). Virginie Mézan-Muxart et Gaëlle Caublot nous présentent la figure méconnue du Médiateur Faune sauvage, qui sert de « passeur » entre les humains et des animaux (« intrus-artistes ») qui demandent à partager les maisons et les territoires, suscitant des craintes ou des rejets ou, à l’inverse, en poussant les habitants à aménager leur espace pour accueillir ces nouveaux hôtes.
Jean-Philippe Cazier en faisant la recension de l’ouvrage Le parti-pris des animaux raconte la démarche de l’auteur Jean-Christophe Bailly : « Il s’agit d’ouvrir des perspectives à l’intérieur du monde et de la pensée qui incluent les animaux comme des intercesseurs pour un monde tel que nous ne le voyons pas et une pensée telle que nous ne l’éprouvons pas. Bailly regarde les animaux au plus près de l’expérience : le silence des animaux, leur sommeil, leur vol, la respiration des animaux, leur façon de suivre une piste, de se dissimuler, de construire un territoire. Par cette approche empirique, il s’agit de “suivre leurs lignes et d’élargir par là même notre propre appréhension et nos propres modalités d’approche”, c’est-à-dire de trouver avec les animaux les conditions d’une pensée autre, d’une autre façon d’être au monde, avec le monde. »
Tous ces parcours entre les bêtes et la bêtise, la philosophie et la politique, l’homme et les animaux, nous embarquent (comme l’écrivent Marie-Haude Caraës et Claire Lemarchand dans leur article) « dans une mise en cause profonde de ce qui fait les contours et la substance du contemporain. Une révolution copernicienne de la pensée qui vous oblige simultanément à regarder derrière vous et à vous projeter, inquiets, vers le monde qui se profile. »
Manola Antonioli et Elias Jabre
Qu’ils sont bêtes ! / 2014
Édito de Chimères n°81 : Bêt(is)es

* Photos : Cosmopolis de David Cronenberg d’après Tom DeLillo

Chimères 81 - 1

1 Jacques Derrida, Séminaire La Bête et le souverain, volume I (2001-2002), Paris, Galilée, 2008, p. 442-443.
2 http://www.collectifpsychiatrie.fr/: En 2009, trente neuf professionnels de plusieurs horizons, ont lancé un appel face à la violence de l’Etat et au projet de rétention de sûreté et au dépistage, dès l’enfance, des futurs délinquants.
3 Marionnettiste, comédienne et danseuse allemande, la fondatrice du Theater Meschugge.
4 J. Derrida, La Bête et le souverain, volume I (2001-2002), Ibid., p. 395.

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