Archive pour le Tag 'elias jabre'

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Confrontation Deleuze – Derrida / l’Anti-Œdipe en question / Désir et plaisir / Deleuze – Foucault

Précédemment, nous avions suivi une la confrontation entre Derrida et Deleuze sur le thème de la bêtise.
Dans cet épisode, nous revenons cette fois sur l’étrange opposition entre Foucault et Deleuze, entre « désir » et « plaisir », à une période où Foucault semblait s’interroger sur « le désir de révolution » et la notion de « répression », pour nous demander si la pulsion de pouvoir interprétée par Derrida ne déborderait pas leurs deux positions respectives. Proposerait-elle une autre voie ?

http://antioedipe.unblog.fr/2014/08/01/confrontation-deleuze-derrida-fragments-groupe-facebook-1607-au-01082014/

À lire sur le Silence qui parle :
Désir et Plaisir, lettre de Gilles Deleuze à Michel Foucault
Bêtise, marasme de la gauche et déni de la pulsion de pouvoir

Maurizio-Cattelan-2

Bêtise, marasme de la gauche et déni de la pulsion de pouvoir / Préambule / Elias Jabre / L’Anti-Oedipe en question

J’avais été prévenu, j’allais être contaminé (c’est déjà je qui parle, ça promet).

A travailler sur la bêtise, combien d’illustres prédécesseurs en avaient fait l’expérience, l’avaient ressenti et même formulé, à commencer par Flaubert victime de son célèbre duo qu’il avait répandu dans le décor : « Bouvard et Pécuchet m’emplissent à tel point que je suis devenu eux ! Leur bêtise est mienne, et j’en crève ! », menace destinée aux imprudents qui oseraient retenter l’aventure.

Se jeter à corps perdu dans la bataille (cette drôle de manie de vouloir en découdre tout le temps), ouvrir les questions du fond et du sans-fond, heureusement accompagné par des guides chevronnés, les plus audacieux et les plus solides (Deleuze et Derrida donc), deux guides qui ont laissé des traces de leur pas et de nombreuses balises sur ce territoire au sol incertain, où se dissimulent tant d’abîmes et de sables mouvants, et qu’ils ont parcouru de long en large (et bien sûr en travers).

Et une fois de retour (étais-je vraiment parti ? en revient-on jamais ?), se sentir détenteur d’un savoir en plus, d’un petit bout de clarté attrapé en plein cœur des ténèbres (mon petit côté fin XIXème), avance ô combien dérisoire, et qu’on insiste à balader dans le décor comme une luciole fragile cachée entre nos mains, qu’on découvre à quelques compagnons pressentis, à s’assurer que leurs yeux reflètent cette même lueur minuscule, inestimable vérité, comme si cette métaphore lumineuse n’était pas aussi usée que la croyance en ce pas décisif vers une résolution.

Et une fois l’énigme résolue (voyez comme la bêtise insiste), c’est un souffle qui renouvelle le paysage. Regarde bien, ne sens-tu pas cette douce fraîcheur qui glisse sur tes joues ? Avoue ! Ose me dire que tu ne respires pas mieux ! (eh oui, jusque-là encore, et toujours la même violence démonstrative)

Ne fallait-il pas profondément être bête (mais qui est bête, dirait l’autre, ça ou moi ?), ne fallait-il pas profondément être bête et plus bête encore à vouloir transformer cette aventure en thèse ? D’autant que ce supposé savoir (en plus ? de trop ?) invalidait jusqu’à la forme tranchée de ce mode d’affirmation.

Préalable, frapper à la porte des institutions, des écoles doctorales en philosophie, où les budgets s’amenuisent d’année en année, et où les rares directeurs de thèse croulent sous la charge magistrale des travaux de tous ces échoués du temps qui misent leur vie sur cette perversion défraîchie.

Une fois que deux ou trois interlocuteurs dûment habilités vous proposent leur accompagnement dans le cadre de l’université, cette vieille dame sérieuse et digne qui détient le pouvoir de légitimer vos recherches,  plusieurs cas de figures se dessinent. (…)

Trouver le moyen de les (de se faire) éconduire, de signifier la mise au rancart d’une institution délabrée dont les murs risquent de vous tomber sur la tête.

Quelle inspiration perfide m’a donc traversé et transi (Heidegger, sors de ce corps !), que je me sente dévolu à ce délire messianique partagé par tous ces prophètes ratés (tous les apprentis thésards sans doute) qui se croyaient élus, et que l’histoire (enfin, ce qu’il en reste, bref des décombres) a fort heureusement balayé pour leur plus grand nombre sans laisser la moindre trace (quant aux autres, nous ne les aimons plus qu’en fragments pour leur plus grande chance, et même la nôtre).

J’ai fait du porte à porte, dénichant des interlocuteurs potentiels, des spécialistes du champ que j’investissais, et après un premier mail timide qui demandait l’autorisation d’ouvrir le jeu, je dévoilais ce que j’appelais « mon intuition » :

L’intuition de ce travail serait de cet ordre : il y aurait un lien entre le marasme de la gauche actuelle et le déni de la pulsion de pouvoir. Or la psychanalyse, et notamment Deleuze-Guattari et Derrida (plutôt que les institutions psychanalytiques elles-mêmes dupes de cette pulsion de pouvoir), auraient dû conduire à des traductions de ses concepts dans le domaine juridico-politique afin de déconstruire la vieille souveraineté qui encadre encore l’Etat Nation et la notion de sujet juridique aujourd’hui. Il n’existerait pourtant pas de courant, à ma connaissance, qui travaillerait autour de cette problématique.

Il s’agirait d’interroger les positions politiques en termes de pulsion de pouvoir, de résistance et d’auto-immunité en partant d’un cas précis : la résistance de la psychanalyse à la critique deleuzo-guattarienne avec en parallèle, la résistance deleuzo-guattarienne à la pulsion de pouvoir (tel que je l’analyse à partir du dernier séminaire de Derrida sur la question de la bêtise, La bête et le souverain, Galilée, 2008). 

En essayant d’éclaircir des résistances dans des champs ou chez des auteurs qui n’auraient pas dû être dupes des jeux de l’inconscient pourtant au cœur de leurs pensées, l’objectif serait peut-être de proposer d’autres machinations politiques qui prendraient en compte la pulsion de pouvoir.

Elias Jabre
Bêtise, marasme de la gauche et déni de la pulsion de pouvoir /Préambule / 2014
l’Anti-Oedipe en question

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Photo : Lydie Jean-Dit Pannel

Le collectif commence seul, c’est-à-dire à plusieurs – Une tentative de compliquer le jeu des oppositions politiques / Elias Jabre / Chimères n°81 / Bêt(is)es

Politique crépusculaire. Les hommes se sont dissous dans la consommation. Divisés par le règne des micro-différences, ils sont tous interchangeables dans un monde dédié au commerce, individus fantômes soumis au règne de l’argent roi.
Les salauds sont des salauds. Indignation générale. Nous ne cèderons pas. Nous prendrons les armes, s’il le faut. De nouveau être ensemble ! Mes amis, retrouvons forme humaine, tous ensemble, rassemblons-nous !
Deux types d’énoncés qui parlent respectivement de décomposition et de résistance. Derrida, que certains militants prennent souvent de haut  – théorie aussi sibylline qu’éloignée de toute pratique politique, disent-ils –, Derrida serait peut-être l’un de ceux qui a frayé une des plus fortes pensées politiques en lien étroit avec la psychanalyse et notre temps fragmentaire.

La déliaison sociale et la nostalgie du collectif dans un temps disjoint
Sa proposition ? Prendre le contrepied des formules consacrées, et insister sur la déliaison sociale qui conditionne toute forme de collectif, les religions elles-mêmes et les communautés.
« […] Il n’y a pas opposition – fondamentale – entre “lien social” et  “déliaison sociale”. Une certaine déliaison interruptive est la condition du “lien social”, la respiration même de toute « communauté ». Il  n‘y a même pas là le nœud d’une condition réciproque, plutôt la possibilité ouverte au dénouement de tout nœud, à la coupure ou à l’interruption. Là s’ouvrirait le socius ou le rapport à l’autre comme secret de l’expérience testimoniale – donc d’une certaine foi. Si la croyance est l’éther de l’adresse et du rapport au tout autre, c’est dans l’expérience même du non-rapport ou de l’interruption absolue. […]
Cette dis-jonction interruptive enjoint une sorte d’égalité incommensurable dans la dissymétrie absolue. […] Rien ne paraît donc plus risqué, plus difficile à tenir, rien ne paraît ici ou là plus imprudent qu’un discours assuré sur l’époque du désenchantement, l’ère de la sécularisation, le temps de la laïcité, etc. » (1)
Rassemblement… Ce cri nostalgique d’un monde désenchanté, il suffit d’aller voir un blockbuster pour l’entendre repris dans un produit de masse. Par exemple, Pacific Rim. (Qu’est-ce qui m’a pris d’aller voir un film aussi stupide ? Peut-être bien Télérama : « Qui, à part Guillermo del Toro, pouvait ainsi fusionner blockbuster et film d’auteur et célébrer les noces monstrueuses de Freud et Godzilla ? ») (2).
Des super dinosaures jaillissent périodiquement d’une faille dans le Pacifique pour se la jouer Godzilla entre les gratte-ciels jusqu’à ce qu’on invente des robots géants pour les combattre. Des robots à forme humaine dirigés par des duos d’humains connectés psychiquement entre eux, ce qui crée un lien fusionnel entre les protagonistes qui partagent leurs souvenirs-écrans, réalisant le phantasme d’une compréhension parfaite et d’une communication transparente entre individus (enfin ne plus être seul et incompris sur Terre…). Les deux pilotes calent leurs gestes l’un sur l’autre à l’intérieur du crâne-cockpit, et ces mêmes gestes sont reproduits par la prothèse géante à l’extérieur : elle se déplace, réagit, combat en lien direct avec leurs corps. On pourrait se demander si ces robots encombrants et anthropocentriques sont des armes très adaptées, et si le film ne procède pas par une logique assez sommaire : les dinosaures sont très gros, il faut donc des très grosses armes, et qui permettent le combat au corps à corps, histoire de retrouver quelques sensations perdues chez les humains (alors qu’on aurait pu très bien inoculer à ces dinosaures un poison mortel et fulgurant avec une petite seringue, se débarrasser discrètement des corps au fond de l’océan, et éviter de dépenser des millions dans un film).  Nostalgie donc, pour nos corps dépossédés par la technologie (de même, conduire un drone et pulvériser des bédouins à la manette, c’est ludique, mais on y perd en adrénaline, et le jour où le pilotage sera entièrement automatique, que nous restera-t-il ?), et où le remède consiste à incarner la technologie par la reproduction de la forme du corps humain et le branchement homme/machine.
La rengaine nostalgique sur le collectif apparaît au moment du discours vibrant du colonel à l’adresse des membres de la base juste avant l’attaque finale : « Alors que la fin du monde approche, aujourd’hui, nous avons choisi de croire en nous-mêmes… et en nous tous ! » Si cet énoncé court dans plus de films qu’il n’y a de sable dans le désert, je ne l’avais jamais entendu formuler de façon aussi directe et plate.
Dans notre solitude postmoderne, nous rêverions d’unité et d’héroïsme dans un combat commun. Heureusement, loin de notre Occident décadent, dépolitisé et vérolé par le capitalisme, il existe encore sur Terre des groupes qui vivent passionnément cette fièvre de l’héroïsme collectif et viril qui peut autant nourrir la résistance que faire le jeu d’une crispation identitaire (par exemple, les combattants du Hezbollah vivent ces sensations tous les jours, alors que nous devons aller au cinéma. Ne pas donner tort à ces derniers de résister à Israël qui a déclenché les hostilités, sauf que désormais cette opposition alimente une machine communautaire et théologique de part et d’autre).
La fascination ou la nostalgie pour ces luttes viennent de l’intensité que procurent ces déchaînements machiniques au niveau collectif. Etre attaqué en raison d’une différence essentialise cette dernière. Les membres visés se durcissent autour de cette « propriété commune » avec une intensité qui les lie entre eux jusqu’à la mort (même automatisme que l’érection phallique ?). L’agression permet de mettre toutes ses forces en branle automatiquement dans un temps unifié. Lorsqu’un collectif se forme de cette façon, comment  défaire les oppositions qui lui donnent consistance ? On peut se demander pourquoi donc rechercher un collectif qui vous rabote en tant qu’être singulier en dehors d’un cas aussi extrême qu’un réflexe de survie ? Peut-être pour retrouver l’intensité machinique que le collectif procure, et qui s’ajoute au lien social entre les membres de la communauté qu’il renforce…
En Europe, nos corps ne seraient plus traversés par ces intensités passionnelles en lien avec des formes collectives du passé pour lesquelles nous nous étions battus, ce qui pourrait nous faire regretter une bonne vieille guerre bien bandante à l’heure de la low life, où la vie capitaliste post-moderne a défait les identités, les traditions, et les particules élémentaires un peu perdues que nous serions, s’agiteraient sans direction ni désir très affirmé, en mal de retrouver une forme connue. Mais si cette nostalgie persiste, notre temps est disjoint. La chronologie est une supercherie révélée par tous ces dispositifs techniques qui brisent le rythme unitaire. Y revenir ? Ces luttes sont sans avenir, comme l’affirme Derrida dans Spectres de Marx :
« Dans l’espace virtuel de toutes les télé-technosciences, dans la dis-location générale à laquelle notre temps est voué, comme le sont désormais les lieux des amants, des familles, des nations, le messianique tremble au bord de cet événement même. Il est cette hésitation […]  comment donner lieu, encore, le rendre, ce lieu, le rendre habitable, mais sans tuer l’avenir au nom de vieilles frontières ? Comme ceux du sang, les nationalismes du sol ne sèment pas seulement la haine, ils ne commettent pas seulement le crime, ils n’ont aucun avenir, ils ne promettent rien, même s’ils gardent, comme la bêtise ou l’inconscient, la vie dure. » (3)
Elias Jabre
Le collectif commence seul, c’est-à-dire à plusieurs – Une tentative de compliquer le jeu des oppositions politiques / 2014
Extrait du texte publié dans Chimères n°81 / Bêt(is)es

À lire sur le Silence qui parle :
entretien de Jacques Derrida avec les Inrocks / avril 2004 / Spectres de Marx

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1 Jacques Derrida, Foi et Savoir, Points, essais, Editions du Seuil / Editions Laterza 1996, p. 98, 99.
2 Guillermo del Toro, Pacific Rim, Warner Brothers, 2013. A son crédit, Del Toro a également réalisé le conte magnifique « Le labyrinthe de Pan ». Le blockbuster pourrait-il aller à l’encontre du talent et le brider ?
3 Jacques Derrida, Spectres de Marx, Galilée, 1993,  p. 268, 269.

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